Antoine Mercier : Nous sommes dans la cours du musée Fabre, pour « D’autres regards sur la crise », en direct, dans le cadre de ces XXIVème Rencontres de Pétrarque, autour du thème « Après la crise quelle(s) révolution (s) ? », mais la question du jour, du débat du jour, ce sir, c’est « Demain la guerre ? ». Jean-François Bayard, bonjour.
Jean-François Bayart : Bonjour.
Antoine Mercier : Vous êtes politiste, spécialiste de politique comparée. Vous avez publié, il y a quelques années déjà, chez Fayard, un livre qui s’intitulait « Le gouvernement du monde » et qui était sous-titré « Un critique politique de la globalisation ». On a assez peu abordé, dans cette série, l’aspect géopolitique de la crise, ma première question est assez simple : Est-ce que, selon vous, une crise de la mondialisation, de la globalisation ?
Jean-François Bayart : C’est une crise dans la globalisation. Ses origines sont globales ou mondiales, peut importe le terme, et ses conséquences seront globales ou mondiales. Je ne crois pas du tout que cette crise, soit une crise de déconnection par rapport à la globalisation. Je pense qu’en réalité, la crise va radicaliser la logique du néolibéralisme. Je ne pense pas que nous soyons dans une perspective de sortie du néolibéralisme. Si l’on accepte cette idée peut-être un petit peu paradoxale que, contrairement à ce que l’on dit souvent, l’État n’est pas la victime de la globalisation, l’État est l’enfant de la globalisation. Et cela, on le voit très bien depuis la crise, strictement géopolitique, de septembre 2001 où l’on a vu un retour en force de l’État dans le domaine sécuritaire : l’État s’est ingéré policièrement dans les flux de capitaux, dans le transport de voyageurs, mais pour autant, l’État n’a pas remis en cause la privatisation du marché des capitaux ou la privatisation des transports aériens. Et la privatisation de l’État peut aller de pair avec le renforcement de ses prérogatives sécuritaires. C’est quelque chose que nous connaissons d’ailleurs très bien en France. Sous l’Ancien Régime, l’absolutisme, la monarchie absolutiste était relayait par les opérateurs privés, notamment par les fermiers généraux qui prélevaient l’impôt avec la douceur qu’on leur connaît bien historiquement.
Antoine Mercier : Est-ce que vous diriez, pour être un peu idéologue, le système tente de se sauver par une radicalisation de l’État, de la sécurité, des mesures qui sont prises pour des contrôles en général ?
Jean-François Bayart : Je ne pense pas que tous les matins, Nicolas Sarkozy, en se rasant, se dise, comment je vais renforcer, de manière intentionnaliste, les pouvoirs de l’État ? Je pense que ce sont des logiques qui dépassent très largement la volonté et le programme des hommes. Même si Nicolas Sarkozy en France, incarne très bien ce que l’on appelle parfois le néolibéralisme, que personnellement je préfère qualifier de national libéralisme. Le libéralisme, puisque vous m’avez demandé d’être idéologue, pour les richesses est le nationalisme ou le national pour les pauvres.
Antoine Mercier : Alors, c’est cela effectivement ce nouveau concept de national libéralisme. Tout cela est un peu inquiétant et je reviens à a question de ce soir, « Demain la guerre ? », on évoque souvent le parallèle avec la crise de 29, qui a débouché sur la seconde guerre mondiale, une dizaine d’années après, est-ce que notre crise aujourd’hui renforce les risques de guerre ? Et si, oui, de quel genre de guerre ?
Jean-François Bayart : La crise, c’est une modalité de l’histoire et l’histoire a ses contingences. Donc il y a une part d’incertitude très grande. La crise va offrir des opportunités à toute une série d’acteurs. Cela peut être des acteurs nationaux, des acteurs transnationaux, comme par exemple des réseaux terroristes, mais je crois qu’il est extrêmement difficile de savoir quelles vont être les perspectives, d’autant plus que vous avez des temps de latence. Ce qui est certain, c’est que la crise provoque une redistribution des cartes, enclenche toute une série de dynamiques, voire de stratégies, et que tout cela va porter ses fruits dans cinq, dix, vingt, parfois trente ans. Alors, un parallèle non pas avec la crise de 1929, qui certes a débouché sur 1939, là, vous voyez qu’il y a une latence de dix ans, mais je voudrais plutôt faire allusion à la Grande Guerre de 1914, dont certains historiens économiques suggèrent qu’elle s’est enclenchée en réalité dans les années 1880, lorsque la crise économique mondiale a provoqué un retour au protectionnisme et une poursuite de l’intégration du marché mondiale des capitaux et simultanément une fermeture progressive aux flux migratoires. Cela a commencé aux États-Unis, cela s’est étendu à l’Europe. Il faut, ici, à Montpellier, se souvenir que, si mes souvenirs sont bons, dans les années 1890, il y avait des pogroms anti-italiens, à Aigues-Mortes, qui ce sont traduits par des morts. Et ces historiens montrent que l’exacerbation des nationalismes, notamment à travers cette fermeture des flux migratoires, les conséquences économiques aussi de l’interruption des flux migratoires, par exemple l’interruption des envois d’argent par les immigrés dans leurs pays d’origine, tout cela a contribué à la radicalisation des contradictions qui ont débouchées sur 1914. Je crois qu’aujourd’hui, nous sommes dans une configuration très comparable, d’un côté nous avons une intégration croissante du marché des capitaux à laquelle la crise actuelle ne change strictement rien, à mon avis, il y a une intégration bien poussée, bien que moindre, du marché international des biens, le commerce, l’Organisation mondiale du commerce, et simultanément, vous avez un cloisonnement coercitif, de plus en plus militarisé du marché international de la force du travail. Croire que les gens qui sont exclus du magasin de la globalisation vont regarder sa vitrine indéfiniment sans pourvoir entrer dans le magasin, c’est naturellement se leurrer. Un jour ou l’autre, ces personnes vont casser la vitrine du magasin dont on leur interdit l’accès. Je crois qu’aujourd’hui, les politiques très malthusiennes dans le domaine migratoire constituent un véritable risque de conflictualité. La crise, naturellement, accentue le caractère malthusien. Par exemple, l’idée de l’Europe forteresse, puisque crise, chômage, donc moins de travailleurs immigrés, ou plu exactement des travailleurs immigrés clandestins, il faut savoir que toute notre économie néolibérale repose sur la surexploitation d’une force de travail clandestine dont la législation malthusienne accentue l’importance. L’objectif, si vous voulez, des législations malthusiennes dans le domaine migratoire, ce n’est pas l’immigration zéro, c’est la production d’une immigration clandestine sur laquelle repose la compétitivité de nos entreprises.
Antoine Mercier : Prenons, pour terminer, l’hypothèse plus favorable, dont on parle souvent, la crise comme facteur de création d’un gouvernement mondial, d’une gouvernance mondiale qui permettrait précisément d’en sortir, on va dire, par le haut, régler les problèmes généraux dans des instances appropriées mondiales, est-ce que vous croyez à ce scénario ?
Jean-François Bayart : Ce gouvernement mondial existe depuis la fin du XIXe siècle. L’union postale universelle, l’Union télégraphique universelle et il y aura naturellement aujourd’hui la poursuite de cette concertation mondiale sur des sujets très techniques, y compris d’ailleurs les sujets de sante, on voit bien aujourd’hui que la grippe A appelle des réponses mondiales, mais ce ne sont pas ces instances régulatrices indépendantes qui vont contrarier des contradictions géopolitiques, politiques ou économiques fondamentales. Ce n’est pas l’Union postale universelle qui a empêché la Guerre de 1914. Je crois qu’aujourd’hui nous sommes dans une configuration similaire. Regardez, par exemple, du côté de l’Asie orientale, l’une des questions que l’on peut se poser du côté de la guerre, c’est de savoir si la crise, qui a déjà considérablement affaibli le Japon et qui peut à tout moment ébranler la Chine, ne va pas se traduire par un conflit interétatique majeur et là, je crois que le mirage de la gouvernance mondiale malheureusement ne servira pas çà grand-chose, pour contrarier cette évolution.
Antoine Mercier : On en revient avec vous finalement aux fondamentaux de la géopolitique apparemment.
Jean-François Bayart : Oui, je crois que tout cela reste assez classique.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, Jean-François Bayard. On vous retrouve ce soir dans la cour Soulage du rectorat en compagnie de Cécile Duflot et de Susan George, autour de la question de « Demain la guerre ? ».
[Suite, « Bonus » hors antenne]
Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », On se retrouve avec Jean-François Bayard pour parler des aspects géopolitiques. Vous nous avez pris un peu à rebrousse-poil, tout à l’heure, puisque vous nous avez expliqué que cette crise n’était finalement pas une crise du libéralisme ou en tout cas n’allait pas forcément remettre en cause le système libéral tel qu’il se développe et au contraire même que ça allait même accentuer ou aggraver ou rendre encore plus contrastés les conséquences du libéralisme. Est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi, en faisant peut-être un détour historique parce qu’il faut que vous nous disiez en quoi le libéralisme serait lié à ce qui pourrait être l’État-nation, notamment ?
Jean-François Bayard : C’est une crise dans le néolibéralisme. Ses origines sont très clairement néolibérales. Ses conséquences s’inscriront dans la globalisation néolibérale. Et je ne pense pas qu’il y aura une déconnection par rapport à la globalisation néolibérale que provoquerait cette crise. Simplement, il faut bien savoir que…
Antoine Mercier : Attendez, est-ce que cela veut dire que pour vous, le néolibéralisme est un système qui est pour l’instant encore donné, qu’il n’y a pas d’issue ? Est-ce que l’on peut imaginer une crise du libéralisme ?
Jean-François Bayard : La globalisation néolibérale, c’est de l’histoire. Je ne partage absolument pas la vision de Fukuyama, selon laquelle cela serait la fin de l’histoire. Nous sommes dans l’histoire mais l’histoire est un animal à sang froid qui évolue par décennies, par décades. Je crois que nous restons dans un moment néolibéral mais ce moment néolibéral, nous ne pouvons le comprendre qu’à l’aune des deux derniers siècles. Contrairement à beaucoup d’analystes, je n’associe pas la globalisation à une séquence courte qui commencerait par exemple en 1989, avec la chute du mur de Berlin, ni même en 1980, avec le triomphe précisément du néolibéralisme, Reagan-Thatcher. Je crois qu’en réalité, ce moment néolibéral dans lequel nous vivons, nous ne pouvons le comprendre qu’à l’aune des deux derniers siècles qui se sont écoulés, que le XIXe siècle reste fondateur. Au fond nous ne sommes pas véritablement sortis du XIXe siècle. Pour quoi, du point de vue de votre question ? Parce qu’en réalité, l’État-nation, n’est pas la victime de la globalisation, comme on le dit souvent, il est l’enfant de la globalisation. À partir du XIXe siècle, on voit s’enclencher une espèce de combinatoire, entre d’une part la globalisation de l’économie capitalisme, avec notamment le libre échange, et d’autre part l’universalisation de l’État-nation, comme mode d’organisation politique.
Antoine Mercier : Quand même, il faut souligner cela. Selon vous, avant le XIXe siècle, avant ce processus, la notion d’État n’était pas la même que celle que l’on connaît aujourd’hui ?
Jean-François Bayard : Bien sûr, avant le XIXe siècle, nous étions dans l’Ancien Régime, par exemple en France, et nous étions également souvent dans des Empires, par exemple l’Empire des Habsbourg. Donc, nous passons d’un monde impérial ou de monarchie absolue à un monde d’État-nation dont la Révolution française par exemple a été la vectrice. Bien entendu, Tocqueville nous a montré que de l’Ancien Régime, de l’État absolutiste de l’Ancien Régime à l’État-nation républicain, il n’y a pas une rupture radical, nous sommes plutôt dans un enchainement. C’est un petit peu de ce point de vue que je dis que nous restons dans le XIXe siècle. Non pas bien entendu que rien n’ait changé depuis le XIXe siècle, ne serait-ce que par exemple l’irruption de l’arme atomique qui a complètement transformé la donne de la globalisation, à partir de 1945. Mais, nous ne sommes pas dans une situation de rupture absolue et les dynamiques contemporaines nous ne pouvons les comprendre que dans cette perspective d’enchaînement. Le grand enchainement dont nous restons prisonniers, ou peut-être qui continue à nous libérer, je n’en sais rien, c’est d’une part l’universalisation de l’économie capitaliste que l’on voit par exemple dans les années 1830-40, avec le triomphe du libre échange, mais que nous voyions depuis les années 1990, avec la chute de l’Union-soviétique, à partir même de 1978, la conversion progressive de la Chine au capitalisme, et pour autant, de même qu’en 1848 nous avons vu le triomphe du nationalisme et de l’idée de l’État-nation, qui va se concrétiser ultérieurement par, par exemple, l’unité italienne ou l’unité allemande, eh bien l’entrée de l’Union-soviétique, ou de la Yougoslavie, dans l’économie capitaliste mondiale, elle s’est effectué à travers l’adoption de l’État-nation. L’URSS donne naissance à une diversité d’État-nation, en Asie-centrale, dans les Pays-baltes, l’Ukraine, le Caucase et la Yougoslavie, de la même manière, explose sous la forme d’États-nations.
Antoine Mercier : Avec ce parallèle, on peut se poser la question de savoir s’il n’y a pas un rapport de cause-à-effet entre les deux, c’est-à-dire que cette globalisation entrainerait, causerait la naissance des États ? Ou est-ce que ce n’est pas aussi simple que cela ?
Jean-François Bayard : Aujourd’hui en sciences sociales on a un peu de la peine à raisonner en termes de causalités mais il y a une concomitance, une corrélation qui est assez évidente. On voit, par exemple, comment les idéologies particularistes, le nationalisme ou les identitarismes communautaires, comme on les appelle parfois, ethno-confessionnels, ethniques, confessionnels, out cela n’est pas la négation ou le contraire de la globalisation, c’est engendré par la globalisation. En France, l’idée même des terroirs, avec l’exhalation par exemple de nos 300 et quelques fromages, c’est un produit de l’industrie, de l’économie capitaliste au XIXe siècle, c’est le chemin de fer qui a permit l’invention du Livarot, le Camembert, parce qu’il a pu apporter ses fromages à Paris. Les identités régionales ont été en quelque sorte une conséquence, elles ont été rendues, notamment dans le domaine économique, par l’industrialisation et par le capitalisme.
Antoine Mercier : On revient à la crise maintenant, qu’est-ce que la crise - on a compris votre théorie générale – change dans ces rapports entre le libéralisme et l’État ?
Jean-François Bayard : Cela va changer quelque chose, ça c’est clair. La crise, c’est une espèce d’énorme marmite, le problème c’est que, ne serait que parce qu’on ne sait pas exactement quels sont les ingrédients que l’on a mis dans la marmite, l’on ne sait pas trop ce qui va en sortir. Il faut bien voir qu’entre 1929 et 1939, par exemple, il y a une dizaine d’années qui se sont écoulées, 1880 à 1914, retour en force du protectionnisme, ce sont trois grosses décennies qui se sont affirmées. Aujourd’hui, on ne sait pas exactement ce que nous prépare la crise à l’horizon de cinq, dix, voir vingt ou trente ans. Mais il est certain qu’il y a toute une série de dynamiques qui s’enclenchent, simplement, je ne pense pas que ces dynamiques provoqueront une déconnection par rapport à la globalisation. En revanche, ce que l’on voit assez bien aujourd’hui, c’est que la crise va radicaliser cette combinatoire entre d’une part l’intégration économique et financière à l’échelle globale et d’autre part le renforcement de l’État-nation. Et ce renforcement, l’État-nation, paradoxalement, il passe par l’économie néolibérale, notamment par la privatisation.
Antoine Mercier : C’est ce que l’on voit finalement aujourd’hui.
Jean-François Bayard : Cela s’exacerbe aujourd’hui.
Antoine Mercier : Prenons des exemples de ce qui se passe.
Jean-François Bayard : Exemple très précis, avant même la crise, mais on voit très bien comment la crise va accentuer cette orientation sécuritaire de l’économie mondiale et de l’État-nation simultanément, le 11 septembre, il y a quelques années, a renforcé les préoccupations et les prérogatives sécuritaires de l’État sans remettre en cause la libéralisation du marché des capitaux ou du marché des services et des biens. Par exemple, l’État a effectué un retour en force dans la surveillance des flux des capitaux, des flux des voyageurs. Les services secrets américains, par exemple, « screenent », contrôlent très attentivement les voyageurs transatlantiques. Nous-mêmes nous examinons très attentivement, en Europe, les voyageurs qui nous viennent d’Asie, d’Afrique ou des pays arabes. Mais, ce screening, ce contrôle, cette surveillance coercitive des voyageurs, s’effectue par le biais de compagnies privées de transport qui elles-mêmes demandent à des compagnies privées de sécurité de vérifier, par exemple, les titres de séjour ou les visas de leurs passagers à l’embarquement. Là, on a une très belle forme de renforcement des pouvoirs policiers par le biais de la privatisation, par le bais de la compagnie privée, qui est extrêmement intéressant politiquement puisque, par exemple, si vous aviez dû supprimer le droit constitutionnel d’asile, en modifiant la Constitution de la Vème République, cela aurait suscité, dans l’opinion française, un émoi considérable. Le droit d’asile a été évidé, jour après jour, par cette délégation à des opérateurs privés, compagnies aériennes et compagnies privées de sécurité, du droit de contrôler les passeports et de refuser ou d’accepter des passagers. De la même manière, la privatisation de la guerre aux États-Unis a permis à l’administration Clinton, avant même l’administration Bush, de faire échapper l’intervention américaine, sur des théâtres de guerre à l’étranger, au contrôle du Congrès puisque ce sont des personnels privés qui interviennent en Colombie contre la drogue, en Yougoslavie pour renforcer la main de la Croatie contre la Serbie, aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan. Ces personnels privés peuvent être engagés sur les théâtres des opérations, sans approbation du Congrès alors même que ce sont naturellement des faux-nez du Pentagone et de l’Armée américaine.
Antoine Mercier : Ce sont des États effectivement d’avantage privatisés dans leurs actions, est-ce cela ça va impliquer un changement dans la conduite des politiques nationales ? Est-ce que l’on peut imaginer que sur le plan international les choses changent aussi du fait précisément que l’on ait ce facteur de privatisation ?
Jean-François Bayard : Je pense que cela va profondément transformer la teneur même de nos systèmes politiques, faut-il encore parler de la démocratie ? On peut en douter. Par exemple, la privatisation de la télévision ou de la radio ne va pas nécessairement de pair avec le désengagement du contrôle des autorités politiques de l’information. Et cela, naturellement on le voit en Italie, avec le phénomène Berlusconi, mais on le voit également en France où l’on ne peut pas dire qu’aujourd’hui que l’Élysée est moins présent dans le paysage médiatique qu’il ne l’était par exemple il ya quelques années ou même dans les années 1960, à l’époque de l’ORTF. Donc, la privatisation peut aller de pair avec une remise en cause de la démocratie. Je crois, par exemple, que le vocabulaire sur ce plan est intéressant. On parle de moins en moins de démocratie et de plus en plus de gouvernance. Mais la gouvernance, c’est quelque chose qu’extraordinairement technocratique. On parle de régulation, on ne parle plus de pouvoir, on ne parle plus de dimension politique. Si vous voulez, la gouvernance, c’est un peu Foucault sans le pouvoir. C’est un peu surréaliste comme concept. De plus en plus on nous parlera par exemple à propos de l’Afrique sub-saharienne de la nécessité de la bonne gouvernance. Mais on ne parlera pas de l’impératif catégorique de la démocratie, de la souveraineté nationale, de la liberté. Donc, je crois que la teneur même de nos sociétés politiques est en train d’évoluer et que sous couvert de dépolitisation, on va naturellement avoir des démocratisations et l’on va avoir l’émergence des pouvoirs autoritaires, des pouvoirs qui en réalité échapperont de plus en plus non seulement au contrôle du peuple mais même à la délibération des peuples. Et cela, je crois que c’est une évolution qui est extraordinairement préoccupante et liberticide.
Antoine Mercier : La crise porte atteinte en partie à la démocratie par les processus que vous venez de dire ? On sait très bien, dans l’histoire, que la démocratie vacillant c’est quand même des risques de guerres supplémentaires qui se présentent, est-ce qu’on faire un petit tableau général de ces risques, qui seraient, encore une fois, dans la logique de ce que vous décrivez, des conséquences de la crise ?
Jean-François Bayard : La crise d’abord va aggraver l’inégalité sociale et la pauvreté sociale. La réponse du néolibéralisme à la pauvreté sociale, c’est la prison. La prison, tout le monde sait que ce n’est pas une fabrique de rédemption sociale, que c’est une fabrique du crime. L’accroissement de la population carcérale singulièrement, dans les conditions inhumaines que nous connaissons aujourd’hui en France, qui sont régulièrement condamnées par les instances européennes par exemple, fabriquera de la délinquance et de la criminalité plutôt qu’elle n’endiguera ces phénomènes. Donc, on va avoir une croissance de la délinquance, que d’ailleurs nous connaissons déjà en Amérique latine ou en Afrique sub-saharienne. On sait très bien comment les politiques néolibérales d’ajustements structurels, dans les années 1980-1990, se sont soldées par une explosion de formes de délinquance, qui sont au fond des formes presque guerrières. On connaît la guerre des gangs au Brésil, en Amérique centrale et si vous vous promenez à Légos ( ?), ce n’est pas franchement mieux que ce que l’on peut voir à Brasilia ou ailleurs, en Amérique latine. Donc, exacerbation de la délinquance, exacerbation naturellement de cet habitat cloisonné, fortifié, de toutes ces « gated communities » que l’on voit déjà à l’œuvre en Californie, qui constituent un petit peu la forme néolibérale de l’architecture et de l’urbanisme dont le mur est une expression, non seulement ces murs de ces communautés gardées, ces espèces de forteresses dans lesquelles les riches se protègent mais aussi bien le mur qui sépare la Palestine d’Israël, par exemple. Ensuite, il y a la grande question du terrorisme. Aujourd’hui, nous avons un discours sécuritaire qui nous empêche d’entendre la dimension politique de ce que l’on appelle le terrorisme et la guerre contre le terrorisme international. Monsieur Ben Laden, d’abord, est un produit de la globalisation. Il sait très bien utiliser les techniques de la globalisation, il sait très bien utiliser le transport aérien, comme on l’a vu le 11 septembre 2001, et il sait très bien utiliser Internet. Il est également un produit de la globalisation en ce sens, souvenons en, qu’il est un allié, un ancien allié des États-Unis et que sa trajectoire s’est nourrie de l’appuie militaire que lui ont fourni les États-Unis mais également l’appuie financier que lui ont fourni non seulement les États-Unis mais les Émirats arabes unis à travers la « Bank of Credit and Commerce International », dans les années 1980. Donc, Ben Laden, est un pur produit de la globalisation. Ben Laden, c’est certainement un Monsieur pas très sympathique et assez dangereux, mais ce n’est pas quelqu’un d’irrationnel. Il a une revendication politique explicite, qui est le départ des troupes américaines de la Terre sainte et du Moyen-Orient. C’est une revendication nationaliste extrêmement classique, et là, on retrouve cette synergie et la revendication nationaliste. Alors, on peut se demander si l’accroissement de l’inégalité sociale, dans le contexte néolibéral et dans le contexte de crise que nous connaissons, on peut également se demander si le renforcement des barrières malthusienne, qui sont opposées à la circulation des migrants, au nom de la lutte contre le chômage, de l’autochtonie, tout ce discours sécuritaire que nous connaissons bien en Europe, par exemple en France à travers le discours du Front national, si tout cela ne va pas fabriquer une nouvelle catégorie sociale, celle des combattants, celle des djihadistes, que nous connaissons déjà. Bien entendu, nous connaissons le chaudron de ces combattants, par exemple la guerre perdue d’Afghanistan. Nous nous sommes engagées, l’année dernière, dans la guerre d’Afghanistan, tout le monde sait…
Antoine Mercier : Cette guerre est déjà perdue ?
Jean-François Bayard : Tout le monde sait que cette guerre est perdue et que derrière cette guerre d’Afghanistan, il y a cette guerre autrement plus importante du Pakistan. Donc, ça, c’est un cas de figure. Puis, troisième cas de figure de conflictualité, on peut penser que la crise va déstabiliser des États qui restent profondément habités par l’imaginaire nationaliste, comme le Japon ou la Chine, et on peut envisager des conflits très classiques, interétatiques, et internationalistes, non seulement en Asie orientale mais je crois qu’il faut regarder la Russie très attentivement, de ce point de vue.
Antoine Mercier : On est presque au terme de la séquence, mais j’ai envie de vous poser une question, je sais quand même que vous êtes un expert, vous n’allez pas forcément répondre, mais qu’est-ce qu’il faudrait faire aujourd’hui pour sortir un peu de cette mécanique que vous décrivez : le libéralisme, le renforcement de l’État, l’appauvrissement, etc., puis ces risques de conflits ?
Jean-François Bayard : De fait, les conseilleurs ne sont pas les payeurs mais ce qui me frappe, c’est que la dépolitisation des questions par le vocabulaire néolibéral : gouvernance, sortie de conflit, toute cette novlangue que nous entendons, soit en français, soit dans la version originale britannique, ou anglaise, ou américaine, tout cela nous interdit de penser la dimension politique des phénomènes. Et je crois que nous restons dans l’histoire, nous restons dans la politique et qu’il faut traiter politiquement des questions qui sont éminemment politiques. La pauvreté est une question politique, la revendication nationaliste est une question politique et nous avons des procédures très éprouvées, la diplomatie, la négociation politique. Et la reconnaissance du politique, c’est aussi la reconnaissance de la dignité des acteurs.
Antoine Mercier : Tout cela dans le cadre d’un État, malgré tout ?
Jean-François Bayard : Et tout cela dans le cadre d’un État. Je crois que le mirage de la globalisation, et de réponse globale à la globalisation, tout cela nous interdit de recourir à des procédures sommes tout assez classiques mais qui n’interdisent pas l’imagination. Je crois, par exemple, que face à ce que nous appelons pompeusement, et de manière très normative, la guerre contre le terrorisme international, il faut garder à l’esprit le vocabulaire que nous avions dans les années 1950, face à la revendication algérienne, nous les traitions de terroristes, nous les traitions de criminels et nous avons bien dû finir par négocier avec eux, ce que l’on appellerait aujourd’hui, une sortie de crise de manière extrêmement classique, reconnaître politiquement, la nature politique des problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, Jean-François Bayard. Je rappelle le titre de votre livre publié, il y a 4-5 ans, chez Fayard, « Le gouvernement du monde - Une critique politique de la globalisation ».