Journal de 12h 30, du samedi 3 juillet 2010, sur France Culture : Mais avant de développer ces titres, la mort de Laurent Terzieff, l’acteur et metteur est mort hier soir à l’âge de 75 ans, à l’hôpital de la Salpêtrière. C’était un immense acteur, un véritable autodidacte. Il a fait tous les métiers au théâtre. Il a commencé, comme machiniste, puis souffleur, figurant, doublure et enfin acteur. Et son premier rôle lui a été offert par Jean-Marie Serreau, en 1952, dans Tous contre tous d’Adamov. Au cinéma, il avait tourné avec les plus grands : Buñuel, Henri-Georges Clouzot et Pasolini. Joëlle Gayot, bonjour. Vous êtes productrice à France Culture des Mercredis du théâtre, pour Laurent Terzieff le théâtre c’était quasiment un sacerdoce, écoutez ce qu’il en disait juste après avoir reçu deux Molières, le 25 avril dernier.
Laurent Terzieff : « Je remercie profondément la profession, en particulier ceux que j’ai toujours senti près de moi, même et surtout dans les moments difficiles, dans ma recherche d’un théâtre qui se force de refuser à la fois l’imposture intellectuelle et la facilité comme une tentative de trouver un espace entre le divertissement pur et l’élitisme où l’homme puisse s’interroger à la fois sur lui-même et la société dans laquelle il vit et qui lui donne accès à une perception du monde non réductible à la rationalité, et cela par l’expérience du langage. Oui, j’ai toujours œuvré pour une mixité entre un certain théâtre privé et l’aide publique dont je dispose en tant que Compagnie indépendante. J’espère pouvoir continuer à le faire quelques temps encore, car le théâtre ne se laisse pas enfermer dans des clivages et les étiquettes. Il est avant tout projet de liberté. Et encore une fois, le théâtre n’est pas ceci ou cela mais ceci et cela. »
Son exigence, le refus de toute facilité, c’était bien, Joëlle, à votre avis, la marque de son théâtre ?
Oui, s’il y a bien un acteur qui était un artiste au sens plein du terme, c’était effectivement Laurent Terzieff. Vous le disiez Véronique, c’était une figure familière du cinéma d’auteur : Pasolini, Jacques Demy, Philippe Garrel ou Jean-Luc Godard,… Il n’a jamais lâché le cinéma qu’il a démarré très jeune, comme le théâtre, à 23 ans en 58. Il fait partie de ces rares acteurs en France qui ont su naviguer sans jamais se contredire, de la caméra aux planches des théâtres, et c’est vertigineux sur ce qu’il a accompli tout au long de sa vie parce qu’il y a plus de 60 films au cinéma et encore davantage d’apparition en tant qu’acteur ou metteur en scène au théâtre. C’est quasiment une boulimie que manifestait Laurent Terzieff. Et la clef de cette boulimie résidait à la fois dans le travail et aussi dans l’exigence. Du côté du théâtre il était une sorte de grand maître pour tout le monde, avec lui on savait qu’on aurait le meilleur. Ses choix étaient dictés par la nécessité et la conviction. Il n’est jamais allé vers la facilité. Il a démarré donc avec Serreau, il a croisé très vite Jean-Louis Barrault puis il est allé immédiatement vers les grands auteurs : Paul Claudel, Pirandello, Brecht, Adamov et les poètes qu’il plaçait au-dessus de tout. Puis, il y a aussi le Terzieff metteur en scène, qui a révélé un certain nombre d’auteurs de langue anglaise, parce qu’il aimait énormément les dramaturgies anglaises, au public français.
Alors, c’est cette exigence qui lui permet de passer du privé au public, du théâtre au cinéma et qui surtout, lui permet d’avoir un statut très particulier, au sein de la profession ?
En fait son travail de mise en scène a éloigné Terzieff des planches du théâtre public. Puis, il y a eu un grand retour, opéré sur les planches de l’Odéon, à l’automne 2009, avec la mise en scène de Christian Schiaretti, qui l’a dirigé dans le Philoctète de Sophocle. Ce qui s’est passé alors, c’est une véritable communion entre les spectateurs et Terzieff parce qu’en tant qu’acteur, Terzieff sur les planches, c’était la garantie d’un engagement absolu sans économie, sans retenue et d’une densité exceptionnelle. Et ce talent-là, qui lui a valu plusieurs Molières, l’élevait effectivement au-dessus des chapelles et fait qu’il avait la reconnaissance du public, il avait aussi la reconnaissance des ses pairs qui découlait tout naturellement de son immense talent. Du coup, chaque fois qu’il prenait la parole, ce qu’il faisait à chaque fois qu’il avait un Molière, il en a eu plusieurs, il était écouté avec beaucoup d’intérêt parce qu’il ne parlait jamais pour ne rien dire. C’est quelqu’un qui réellement va beaucoup manquer au théâtre français.
Joëlle Gayot, merci. Je rappelle que vous êtes productrice à France Culture du Mercredis du théâtre.
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Journal de 18h, du samedi 3 juillet 2010, sur France Culture, présenté par Anne Coudin : Bonsoir. Le théâtre comme sacerdoce, les hommages se multiplient après l’annonce de la mort de Laurent Terzieff. Acteur et metteur en scène, Laurent Terzieff avait tourné avec les plus grands au cinéma mais c’était le théâtre qu’il préférait, nous rappellera Joëlle Gayot, au début de cette édition. […] Les hommages se multiplient après la disparition de Laurent Terzieff, grande figure du théâtre, acteur et metteur en scène. Laurent Tazieff qui est décédé hier soir à Paris, de complications pulmonaires, il avait 75 ans. Autodidacte, passionné de poésie et de philosophie, « il était l’âme du théâtre » estimait tout à l’heure Pierre Arditi, « un homme complètement désintéressé, loin des prix et des hochets », pour Robert Hossein ; pour Fabrice Luchini, qui a joué à ses côtés et sous sa direction, « Laurent Terzieff symbolisait le théâtre de la fraternité » : « On peut tout dire sur Laurent Terzieff, on peut dire qu’après Les tricheurs, il aurait pu avoir la même carrière qu’Alain Delon, car Terzieff était fait pour être une star. On peut dire que c’était un héros dostoïevskien, que sa silhouette était somptueuse, que ça a été le plus grand serviteur de théâtre que l’on ait eu depuis très, très longtemps. On peut dire beaucoup de choses. On peut dire qu’il a apporté énormément d’œuvres, d’adaptations de grands auteurs, qu’il a fait connaître en France. On peut dire qu’il vivait sans argent, qu’il n’était pas un homme d’argent, que sa troupe n’a jamais bénéficié de subventions, il était héroïque. On peut dire tout cela, on peut mélanger Terzieff avec la légende, mais moi qui était proche à un moment de lui, moi qui était proche de lui, il n’y a qu’un mot qui me vient : c’est la lumière de la fraternité. Sa douceur, sa puissance faisaient de lui cette illustration de Louis Jouvet, qu’il adorait : « il n’y a pas de théâtre sans fraternité ». Laurent Terzieff, c’est le frère de tous les acteurs. Des propos recueillis par Gregory Philipps.
Au cinéma, Laurent Terzieff avait donc était révélé par Marcel Carné dans les Tricheurs, à la fin des années 50, il avait tourné aussi avec Clouzot, Buñuel ou Pasolini, une soixantaine de films en tout mais sa préférence allait au théâtre. Le théâtre, disait encore Jouvet, que Terzieff aimait tant, le théâtre inventé par des hommes condamnés à expliquer le mystère de leur vie, le théâtre qui semble un instant nous promettre le secret du monde. Joëlle Gayot, bonsoir. / Bonsoir Anne. / Vous êtes productrice des Mercredis du théâtre à France Culture, Laurent Terzieff était un homme au-delà des chapelles, sur scène, que cela soit la scène d’un théâtre public ou privé, avec sa voix grave et son jeu saisissant, Laurent Terzieff était un homme qui donnait vraiment tout. / Oui, c’est tout à fait juste ce que vous dites. Lorsqu’il a joué à l’automne dernier dans Philoctète de Sophocle, sous la direction de Christian Schiaretti, sur les planches de l’Odéon, Terzieff a opéré son grand retour sur la scène du théâtre public et c’était tout un symbole. L’Odéon, il y avait joué mais c’était il y a bien longtemps, en 1959, lorsque Jean-Louis Barrault l’avait dirigé dans Tête d’or de Claudel. Cet immense acteur, on le sait, avait fait très vite le choix de mettre en scène lui-même la plupart des pièces qu’il jouait, des auteurs de préférence britanniques ou bien aussi Rilke ou Brecht. Au fond, il s’occupait de lui tout seul comme un grand. Et c’est peut-être pour cela qu’il est passé d’une certaine manière à côté de ses contemporains, comme eux aussi sont passés à côté de lui. Ni Antoine Vitez, ni Patrice Chéreau, ni Alain Françon, pour ne citer que ces derniers, n’ont fait appel à son talent. On ne l’a vu ni à Chaillot, ni à la Comédie française, très peu à Avignon, et pourtant Terzieff a dépassé les clivages qui minent de l’intérieur la famille du théâtre. Il jouissait, auprès du public mais surtout dans la profession, d’une rare estime. Cela, il le devait à son jeu, cette façon étonnante, exemplaire même, qu’il avait de s’engager dans les rôles, de tout donner, de tout lâcher, de se laisser consumer par les personnages. C’est vraiment son talent qui a fait de Laurent Terzieff un homme qui a pu échapper au cloisonnement et s’élevait au-dessus de la masse.
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« Les retours du dimanche »de 9h, du dimanche 4 juillet 2010, sur France Culture : Caroline Broué : […] Dernière séquence de cette émission, Pascal Picq, qui va être consacrée à la figure d’un homme exceptionnel, qui vient de nous quitter, Laurent Terzieff, dont toute la vie a été portée par une quête d’absolu et peut-être même une exigence très forte, à savoir que le texte, la langue, via le théâtre, soit un miroir tendu à notre époque. Écoutons-le, pour commencer.
« Et vous, vous appelez ? / Laurent Terzieff. / Que font vos parents ? / Sculpteur et peintre. / Alors, ils n’ont fait aucune difficulté à ce que vous soyez acteur ? / Ah, non, absolument aucune ! / Et vous n’aviez pas envie d’être sculpteur ou peintre ? / Si, si, j’avais bien envie mais… / Mais ? / Je n’y suis pas arrivé. / Pourquoi, vous aviez trouvé que vous n’aviez pas de talent ? / Non, non, du tout. / Et si vous n’étiez pas comédien, qu’est-ce que vous auriez voulu être ? / Eh bien, j’écrivais dans le temps et puis j’aurais bien aimé composer de la musique. / Qu’est-ce que vous trouvez de plus important dans la vie ? / Eh bien, c’est d’être conscient de soi-même par rapport à son époque. C’est très difficile.
Caroline Broué : Alors, on l’entendait là dans la toute première interview qu’il a donnée à la télévision en 1958. C’était un homme qui avait un sens aigu et pur de l’engagement artistique et qui pensait le théâtre comme le reflet le plus immédiat de la vie des hommes. À tel point que le JDD, le Journal du dimanche, titre aujourd’hui « Mort d’une légende ». Je vous propose d’écouter le témoignage d’un autre de ses amis, le comédien Claude Aufaure qui lui donnait la réplique dans l’une des ses dernières mise en scène, L’habilleur, en 2009, au micro avec vous Hervé Gardette.
Claude Aufaure : Je dirais que c’est avant tout une espèce de personnalité singulière. Je ne peux employer ni le terme de comédien ni même le terme d’acteur. C’est une espèce d’étrange chose fascinante. On ne pouvait pas échapper, quand il était sur une scène, à cette fascination, cette attraction qu’on avait sur son visage, sur ce qu’il était. C’est comme ça que j’explique les choses. Il avait une espèce de figure comme ça, une espèce de chose qui échappait au commun des mortels. Il nous échappait, c’était une espèce de saint, comme ça, pour les gens, pour le public.
Hervé Gardette : Cette personnalité singulière, vous l’avez vu évoluer dans son jeu au cours de ces 40 années ? Où est-ce qu’il était toujours resté le même ?
Claude Aufaure : Il est resté le même. Il est resté fidèle à cette espèce de rigueur, de dramatisation des choses. Il y avait une douleur chez lui, qui n’était pas feinte, qui n’était pas une manière, qui était là chaque jour, je crois. Il y avait une douleur qui transparaissait, qu’il le veuille ou non dans son jeu. La joie n’était pas présente dans son jeu. Elle pouvait l’être dans la vie, il était capable de rire surtout quand je disais des bêtises mais dans son jeu il y avait une espèce de difficulté d’être, etc. Il fallait rendre une copie, tirer une locomotive, c’était douloureux et c’était en même temps nécessaire.
Hervé Gardette : Est-ce que vous diriez malgré tout qu’il y avait du plaisir dans cette douleur ?
Claude Aufaure : Je pense qu’il y avait plus une habitude. Vous savez, Virginia Woolf écrivait en ayant des maux de tête abominables mais elle ne pouvait pas ne pas écrire. Puis, il y avait cette histoire de Pablo Casals, qui, quand il a 18 ans, fait de la montagne, fait de la varappe, et glisse le long d’un rocher et s’abîme les mains énormément et pendant sa chute il dit : oh, quelle chance, je ne ferai plus de violoncelle ! Alors, c’est un peu ça l’histoire. on ne peut pas échapper à son propre destin, il était fait pour le théâtre, c’était comme ça. Il était entré là et il ne pouvait pas en sortir.
Hervé Gardette : Quand on évoque Laurent Terzieff, on parle beaucoup d’intégrité, de rigueur,…
Claude Aufaure : Oui, oui
Hervé Gardette : À la fois comme comédien et comme metteur en scène, est-ce qu’il n’y avait pas aussi parfois de la rigidité ? Est-ce que c’était facile de travailler avec lui ?
Claude Aufaure : Ce n’était pas du tout facile, il y avait beaucoup de rigidité, beaucoup de choses un petit peu définitives. Il n’écoutait que lui-même en définitif. Mais Laurent ne pouvait pas faire autrement, il ne faut pas lui en vouloir, surtout maintenant. Il ne pouvait pas faire autrement.
Hervé Gardette : Claude Aufaure, une dernière question, l’image que vous retiendrez de Laurent Terzieff, s’’il ne devait y en avoir qu’une ?
Claude Aufaure : Une étrange beauté. Une étrange beauté. Une inexplicable étrange beauté.
Caroline Broué : Bonjour Christian Schiaretti.
Christian Schiaretti : Bonjour.
Caroline Broué : Merci d’être avec nous. Vous êtes metteur en scène, vous avez dirigé, si tant est qu’on put le diriger, Laurent Terzieff, dans la dernière pièce qu’il a joué à l’Odéon, l’année dernière, Philoctète, et pour laquelle il a reçu un Molière de la « Meilleure interprétation », une étrange beauté, c’est aussi l’image qui vous viendrait, pour caractériser… ?
Christian Schiaretti : Eh bien, oui, c’est clair ! C’est très clair, surtout dans l’entrée en scène. C’est quelqu’un qui arrivait… Vous savez, vous avez des bons acteurs et vous avez des grands acteurs. Vous avez des gens qui sont traversés. Quand Laurent arrivait en scène, à l’Odéon, il y avait un silence d’une qualité particulière. Il était capable de susciter du silence dans le silence.
Caroline Broué : Oui, c’est frappant, quand on lit tous les témoignages, il y a un mot qui revient très souvent dans la bouche des ses amis, des gens qui ont travaillé avec lui, c’est le mot magnétisme. Il dégageait un magnétisme.
Christian Schiaretti : Oui, il en rigolait d’ailleurs. Mais, oui, oui. Oui, je ne sais pas quoi en dire parce que le propre du magnétisme, c’est de ne pas s’expliquer, on le subi, qu’est-ce que vous voulez dire en face de ça ? Oui, ça existait, après il ne faut pas mystifier non plus l’affaire, c’était aussi un travailleur. Cela ne suffisait pas, ce n’était pas la condition suffisante à son travail. Pour Philoctète, il a appris le texte un an avant de commencer les répétitions. Et dans cet apprentissage, ce n’était pas du bachotage, ce n’était pas simplement une défiance vis-à-vis de ses capacités mémorielles. Il se faisait une partition. Si vous voulez, oui magnétisme, bien sûr, mais surtout et avant tout pour moi en tout cas, metteur en scène, une science du dire, de la langue, du travail, qui dépassait tout cela, permettait en tout cas que ce magnétisme ne soit pas la condition suffisante d’une distribution de Laurent Tazieff dans un spectacle.
Hervé Gardette : On aimerait beaucoup vous entendre parler davantage de Laurent Terzieff, Christian Schiaretti, ce qui tombe bien parce que dans une heure, vous serez à nouveau sur cette antenne avec Blandine Masson. Bonsoir Blandine.
Blandine Masson : Bonsoir,
Hervé Gardette : Vous êtes la responsable des Fictions à France Culture, un mot peut-être des hommages qui vont être rendus à Laurent Terzieff sur notre chaine.
Blandine Masson : Alors, on a essayé de faire quelque chose d’important et de faire exister la mémoire de Laurent Terzieff sur la chaine, effectivement, ce soir, je recevrai Christian Schiaretti et Jean-Pierre Siméon au téléphone et Jean-Pierre Jourdain jusqu’à 20h, et surtout je rediffuserai un magnifique entretien de Laurent Terzieff avec Francesca Isidori, réalisé en 2004. Puis, toute cette semaine, tous les soirs, à 20h 30, nous rediffuserons des entretiens « À voix nue ». Puis nous rediffuserons Philoctète, d’après la mise en scène de Christian Schiaretti, qui avait été enregistré en studio, en janvier 2010, nous rediffuserons Philoctète le 13 juillet, à 20h. Puis Marc Voinchet, demain matin et Arnaud Laporte « Tout arrive ! »</em, rendront aussi hommage à Laurent Terzieff.
Hervé Gardette : Voilà, programme complet et copieux. Merci Blandine Masson.
Caroline Broué : Les obsèques de Laurent Terzieff se dérouleront mercredi, une messe sera célébrée à 10h 30 en l’église Saint-Germain-des-Prés, à Paris et sera suivie d’une inhumation au cimetière de Montparnasse.
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Matin de France Culture, du lundi 5 juillet 2010, Marc Voinchet : Laurent Terzieff. On va écouter, dans un instant, Lucien Attoun nous parlait de Laurent Terzieff. Mais d’abord la voix de Laurent Terzieff, lui-même. France Culture va consacrer de nombreux hommages, je vous donnerai tout cela à la fin de cette séquence mais souvenez-vous, par exemple il rappelait, c’était en 97, c’était dans « À voix nue » sur France Culture, sa découverte tout simplement du théâtre à l’âge de 15 ans.
« Bernard Bonaldi : Vous vous souvenez de votre première rencontre avec le théâtre, avec votre première émotion théâtrale ?
Laurent Terzieff : Oui, je crois que je la dois à Roger Blin aussi. Je crois que c’est quand j’ai vu La Sonate des spectres de Strindberg. J’avais une idée, disons conventionnelle du théâtre jusque là, mais quand j’ai vu ce spectacle mis en scène par Blin, et joué par lui d’ailleurs, je me suis rendu compte que le théâtre pouvait être plus que l’idée conventionnelle que j’en avais. C’était peut-être le lieu où se rencontrent le monde visible et le monde invisible. Je pensais, je le pense toujours d’ailleurs, que le monde visible n’est qu’une infime partie de la réalité. Comme pour l’iceberg, tout ce qui nous apparaît de l’univers n’est qu’une infime partie de la réalité. Il y a une autre réalité, le monde invisible. C’est ce monde invisible que dans La Sonate des spectres j’ai entraperçu.
Bernard Bonaldi : Vous aviez quel âge, quand vous avez vu cette pièce ?
Laurent Terzieff : Une quinzaine d’années. »
Marc Voinchet : Lucien Attoun, bonjour. Lucien Attoun, au téléphone, pour nous parler de Laurent Terzieff. Bonjour à vous.
Lucien Attoun : Bonjour.
Marc Voinchet : Laurent Terzieff, la presse est unanime, souvent des articles de confrères extrêmement émus de la disparition de ce que d’aucuns appellent une grande voix, une figure emblématique, une beauté, beauté hélas mortelle, Laurent Terzieff est mort à l’âge de 75 ans, avec une carrière, comment diriez-vous, vous ? Irréprochable ? Pour quelles raisons ?
Lucien Attoun : Écoutez, d’abord je voudrais vous dire, je ne sais pas, je ne peux parler à sa place, mais je crois qu’il préférait plutôt la Vodka, et puis surtout, il ne mangeait pas beaucoup. Il mangeait beaucoup des fruits secs. Il a été un jour traumatisé, nous a-t-il raconté, parce qu’il a vu un animal le regarder en train de manger, peut-être que c’est là le Terzieff, c’est qu’il est dans le paradoxe. On essaye de l’inclure dans un mot, vous voyez là vous parlez de nourriture, alors je dis ça tout simplement mais lui, c’est vrai que son mentor c’était Roger Blin mais c’était aussi Jean-Marie Serreau, parce qu’il a voulu faire du théâtre et je crois qu’il était impressionné par les cours de Tania Balachova notamment, il était étudiant et il a plongé comme ça un jour et il a joué cette pièce d’Arthur Adamov, que Jean-Marie Serreau a montée aux Mardis de l’œuvre, qui s’appelle Tous contre tous, que d’ailleurs je vous suggère de lire, parce que c’est une pièce d’une terrible actualité. Enfin, pour revenir à Terzieff, pour moi Terzieff, c’était un ensemble de contradictions mais aussi d’unité et de fidélité. C’était quelqu’un qui aimait, qui aimait les gens, qui aimait son travail, qui le faisait avec passion. Tout à l’heure je crois que Cécile Ladjali parlait de la Guerre d’Algérie. Écoutez, pour la Guerre l’Algérie, il était tellement fidèle à ses convictions que lorsqu’il a créé Tête d’or, c’était donc en 1959, le général de Gaulle voulait qu’on ait un grand Théâtre national et Malraux a baptisé l’Odéon, Théâtre de France, Tête d’or, Claudel. Eh bien, le soir de la première, il jouait Cébès, et il a appris que le général de Gaulle, comme toujours, le président de la République allait saluer les comédiens à la fin du spectacle. Eh bien, Laurent Terzieff a osé quitter le théâtre à l’entracte pour ne pas avoir à saluer, à serrer la main du général de Gaulle, parce qu’il était contre la guerre d’Algérie.
Lucien Attoun : Totalement !
Marc Voinchet : Il était de toute façon contre tous types de récupération. Il n’a pas serré la main à beaucoup, beaucoup de gens. Il a fini par accepter au fond que le Théâtre lui donne ses honneurs télévisuels avec les Molières, il l’a fait d’ailleurs avec beaucoup de grâce et de profondeur. Écoutez Laurent Terzieff, c’était cette fois le 12 janvier 95 chez nos confrères de France-Inter, il parle de « faire du théâtre ».
« Laurent Terzieff : Faire du théâtre, être acteur, c’est exploiter, sous une forme artistique bien sûr, l’instinct ludique qui existe chez chacun de nous. On ne serait pas un homme s’il n’y avait pas le ludisme. Le ludisme qu’est-ce qu’il nous apprend ? C’est l’apprentissage. Pour les animaux aussi d’ailleurs. Si les animaux ne jouaient pas ils ne sauraient pas trouver de quoi se nourrir, se défendre dans la nature. Mais, je crois que pour moi, c’était surtout au départ se mettre à l’écoute du monde.
Jean-Luc Hess : C’est un instinct ? C’est instinctif ?
Laurent Terzieff : Je ne sais pas, c’est un élan en tout cas. Oui, parce que j’étais peut-être très introverti, pour ça, c’était une façon de me guérir de mon introversion, mais pas seulement. Pas seulement parce que ce métier, attention, ce métier ce n’est pas une thérapie. Il y a des jeunes qui viennent en me disant : vous comprenez, il faut que je m’exprime. Je leur dis : écoutez, le théâtre ce n’est pas la sécurité sociale, c’est autre chose. Il ne faut pas se dire est-ce que j’ai la vocation, est-ce que je dois m’exprimer, il faut se regarder dans une glace et se dire : est-ce que je suis fait pour ça ? Es-ce que je suis doué pour ça ? Est-ce que je peux apporter quelque chose aux gens ? C’est ça la grande question. Maintenant, si l’on répond oui à cette question-là, eh bien c’est se mettre à l’écoute du monde. Moi, j’ai accepté, si vous voulez, l’image d’un monde hostile qui se présentait à moi quand j’ai connu Michel, par exemple.
Jean-Luc Hess : Michel Polac.
Laurent Terzieff : J’étais adolescent, le monde me faisait peur, j’ai accepté cette image en l’intériorisant en même temps que j’extériorisais ce monde intérieur qui m’habitait et qui me pesait très fortement. »
« Laurent Terzieff : Est-ce que tu ramènes ton armée avec toi ? / Alain Cuny : Oui, elle me suit. / Tu as remporté la victoire. Tu as su commander à tous ces hommes et ils t’ont obéi. / Oui, parce que je voyais et je savais. / Quoi ? / Ce qui est convenable et le saisir. L’œil et la raison disent en même temps : il faut, mon dû me doit être payé./ Et moi, je ne vois pas ! Et je ne sais pas ! Qu’aurais-je pu faire ? Cependant, je suis savant en une chose toute seule. / En quelle chose ? / À me donner. Mais à qui me donner ? Non pas à celui qui est aussi faible que moi ! Rien d’imparfait ne peut me suffire puisque je ne me suffis à moi-même. »
Marc Voinchet : Lucien Attoun, un extrait, là, de Tête d’or, créée et mise en scène par Jean-Louis Barrault, avec notamment Alain Cuny, qui donnait la réplique à Laurent Terzieff. Lucien Attoun, comment comprendre au fond ce que Laurent Terzieff finalement n’aimait que l’on dise de lui ? On parlait de lui comme quelqu’un d’exigeant, qui avait une sorte de rectitude, de probité, contre l’imposture intellectuelle et dans le même temps, quand on lui posait toutes ces questions, on a entendu ça dans de très nombreuses archives hier, il dit : Non, non. Tout ce qu’il faisait lui paraissait naturel. Pas de posture.
Lucien Attoun : Je crois par exemple, je vais vous raconter une anecdote, vous savez que Terzieff s’est fait connaître par Les Tricheurs, le film mythique. Je suis allé aux studios Billancourt, ils recrutaient des figurants. Tout d’un coup je vois quelqu’un, qui a un cartable, dans un coin, qui sort un petit sandwich et qui commence à le manger. C’était lui. Alors que de l’autre côté, Charlier, Belmondo, qui allaient se faire remarquer dans la fameuse scène de Surprise party, etc. étaient là éblouissants. C’est quelqu’un qui était à la fois à l’écart et en lumière. Il aimait bien sûr être en lumière mais il prenait son temps. Vous savez que par exemple, Terzieff, chaque spectacle, il passait des mois à le répéter, d’où la difficulté de trouver des théâtres qui l’accueillent pour ce travail. Vous parliez tout à l’heure de cette magnifique interprétation, qui ne s’entend pas très bien, me semble-t-il, à la radio. Mais au théâtre, le jour où il joue Tête d’or, et c’est là Terzieff, c’est-à-dire cette complicité qu’il y avait entre Cuny, qui était donc en quelque sorte son maître en théâtre, et lui le jeune Terzieff. Le jeune Terzieff se laissait tirer, réellement tirer, par Cuny. Et Cuny savait qu’il était en train de tirer, donc il y avait un partage. Pour, je crois, Terzieff, c’était cette idée de partage. Ce qui est émouvant lorsqu’il monte, lorsqu’il rejoue en quelque sorte une forme de Tête d’or, à l’Odéon, sous la direction de Christian Schiaretti, mais là il s’agit de Philoctète, les rôles sont inversés, et c’est lui qui tire le jeune comédien. Donc, Terzieff pour moi, c’est toujours rompre le pain.
Marc Voinchet : Jean-Robert Pitte.
Jean-Robert Pitte : Il y a quelques mois, Terzieff avait donné une interview à l’Express, que je trouve très passionnante, d’abord parce qu’il parle un tout petit peu de sa formation, il dit à un moment : « à 13 ans, je lisais Dostoïevski, j’écrivais des poèmes. » Je trouve que c’est une belle chose. Puis, on lui demande, question classique, c’est une vocation, quelque chose d’irrépressible, le théâtre pour vous ? Il répond : « Je n’aime pas l’idée de passion et de vocation. Bien sûr, si on n’est pas prêt à tout pour jouer mieux vaut faire autre chose. Mais ça, c’est très important, parce que cela peut s’appliquer à tous les métiers. Il faut simplement se regarder dans une glace et se dire : est-ce que j’ai un don ? Que puis-je apporter aux autres ? » Eh bien quelque soit le métier que l’on veut exercer, je crois qu’il faut être dans cette démarche « Qu’est-ce que je peux apporter aux autres ? »
Marc Voinchet : Alexandre Adler, vous l’avez bien connu, Laurent Terzieff ?
Alexandre Adler : Je l’ai un peu connu mais je l’ai beaucoup apprécié et nous avons parlé de beaucoup de choses. La première chose…
Marc Voinchet : La Russie,…
Alexandre Adler : C’est ce que j’allais dire.
Marc Voinchet : Il était d’origine russe, incontournable, un homme de Dostoïevski, Terzieff ?
Alexandre Adler : Tchekhov aussi parce que c’était un homme beaucoup plus doux que ce style dostoïevskien qu’on lui a reconnu le laissait penser. C’est un homme qui est né dans le théâtre en fait par la culture qui était la sienne…
Marc Voinchet : De parentss artistes : sculpteur, peintre…
Alexandre Adler : Absolument ! Et qui avait cette chose extraordinaire et sympathique, il était plus exigeant à l’égard de lui-même qu’à l’égard des autres, et qu’en fait, une partie de sa sévérité apparente était essentiellement une espèce de tension qu’il se donnait pour se réaliser et ceci dans cette espèce de religion de la littérature et du théâtre qui était typiquement celle de l’intelligentsia russe depuis le début du XXème siècle. Et ça, c’était une chose qui le rendait à mes yeux extrêmement précieux, je crois, et original dans notre culture.
Marc Voinchet : Laurent Terzieff, en 73, au micro de Jacques Chancel, il a 37 ans. Le théâtre, toujours le théâtre.
« Jacques Chancel : Pour vous le théâtre, c’est un divertissement ? C’est quelque chose que vous offrez ? C’est un cadeau au public ? Ce public que vous considérez, ou c’est simplement la manière de vous faire plaisir ?
Laurent Terzieff : C’est une somme de choses. Évidemment, si on n’est pas heureux on ne fera pas plaisir aux gens, on ne leur apportera rien. Moi je sais, je n’aime pas beaucoup parler de moi, mais évidemment si l’on n’a pas de vie, si on devient une machine à jouer, il y a des moments où j’ai envie de m’arrêter de jouer parce que sans ça, on ne devient plus qu’un pantin. Il faut épouser une certaine somme de sentiments et de passion dans l’existence. Remarquez, en faisant ce métier, on vit déjà dans un climat très passionnel ne serais-ce qu’avec les gens qui le font avec vous.
Jacques Chancel : Laurent Terzieff, vous dites, je n’aime pas parler de moi. C’est parce que vous avez peur de…
Laurent Terzieff : Ce n’est pas parce que j’ai peur, ce n’est pas parce que je ne veux pas…
Jacques Chancel : La pudeur ?
Laurent Terzieff : Je ne sais pas. Vous savez, un de mes derniers orgueils, c’est de ne pas avoir été chez un psychanalyste. Je crois que, le théâtre, vous savez, c’est une somme de choses : c’est un auteur d’abord qui a imaginé quelque chose. Il y a une médiation entre le monde qu’il a inventé et les personnages qui font partie de ce monde. Il y a des rapports entre eux et des rapports de chacun des personnages avec les objets de l’univers de la pièce et puis il y a le rapport entre cette projection globale et le public. Et entre ce rapport, il y a la médiation du metteur en scène quelquefois.
Jacques Chancel : On rejoint la mise en scène ?
Laurent Terzieff : Je crois qu’on fait partie de cette espèce de grande machinerie de création. Je ne crois pas qu’on fasse du théâtre pour se faire plaisir. Oui, ça aussi mais on se fait plaisir en faisant plaisir aux gens. »
« Laurent Terzieff, Philoctète : J’entends Héraclès dans ta voix. Hier lointain, le jeune, hier, qui me revient. Et c’est un baume, cela, sur ma vieille douleur. Le rebelle en moi à ta voix se soumet. À la vertu et à ta loi, Héraclès, oui, je me soumets le cœur léger. / David Mambouch, Néoptolème : Je m’y soumets aussi. / Héraclès : Ne tardez plus à présent. Les vents vous sont favorables. Il est temps de prendre la mer. Laurent Terzieff, Philoctète : Adieu, enfin terre de Lemnos ! Rochers qui furent ma demeure. Herbes que les vents épuisent. Et vous, meutes hurlantes des vagues, adieu ! Adieu ! Enfin, adieu, prison sur la falaise, que la bourrasque mord ! Et vous, ô terre pierreuse où chaque jour heurtait l’écho de ma plainte ! Et toi, source frêle et pleureuse, adieu ! Maintenant, je vous laisse à votre solitude. Maintenant je vous quitte. »
Marc Voinchet : Voilà, ce sont les derniers mots de Philoctète, qui avaient valu d’ailleurs le Molière du « Meilleur comédien », en 2010. Philoctète, une pièce de Jean-Pierre Siméon d’après Sophocle, mise en scène par Christian Schiaretti. C’était à Avignon, puis au Théâtre de l’Odéon et ici, dans les studios de France Culture, puisque d’après la mise en scène de Christian Schiaretti, Terzieff avait enregistré ce Philoctète, que France Culture rediffusera le mardi 13 juillet à 20h.
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Journal de 9h, du lundi 5 juillet 2010, sur France Culture : De nombreux hommages seront rendus à Lurent Terzieff, aujourd’hui et dans les prochains jours. L’acteur et metteur en scène est mort vendredi soir à l’âge de 75 ans, à l’hôpital de Salpetrière. En avril dernier, pour la sixième fois, il avait reçu les Molières pour deux spectacles : l’un du théâtre privé, L’habilleur, l’autre pour Philoctète, du théâtre public. Comme le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, tous ceux lui rendent hommage soulignent le caractère passionné de ce travailleur infatigable, pour qui le théâtre était un véritable sacerdoce. Laurent Terzieff a évoqué, au micro de Vincent Josse, la première rencontre avec la poésie, c’était l’année dernière dans un Esprit critique diffusé sur France Inter : « On peut dire que je suis né un petit peu par les livres. Je sais quelle est ma première émotion. J’avais lu Rimbaud, je devais avoir 11-12 ans. Et je me souviens très bien du jour où j’ai été chez Gibert, me procurer un recueil des poèmes de Rimbaud. Je me vois encore traverser les quais pour aller la Seine, j’avais l’impression que je possédais le monde quoi. C’est l’âge de l’adolescence. Je me souviens quand j’ai découvert Dostoïevski, le sentiment profond que j’avais, c’était qu’on me promettait le secret du monde. » C’est une poque précise de votre vie visiblement ? « Je me sens encore plus enfant qu’à cette époque-là finalement. D’ailleurs, je ne voulais pas grandir quand j’étais petit. J’étais un garçon plutôt introverti et le théâtre m’a en parte guéri en me faisant accepter le monde qui me semblait hostile en même temps que j’extérioriser un monde intérieur qui pesait un peu trop fortement sur ma poitrine, comme chez la plupart des adolescents d’ailleurs. »