Philippe Petit : L’un des articles les plus caractéristiques du style de Georges Canguilhem est sans doute son assaut contre la psychologie. Selon Pascal Engel dans son livre « Psychologie et philosophie » paru en 1996, toute une génération de philosophes et d’étudiants de philosophie en France a été détourné de l’étude de la psychologie par la fin de cette conférence qui fut prononcée en 1956 et qui explique que « lorsque l’on sort de la Sorbonne par l’Institut de psychologie, rue Saint-Jacques, on a plus de chance de descendre vers la Préfecture de police que de monter vers le Panthéon »
Cette critique de la psychologie et de la société de contrôle est aujourd’hui reprise par nombre de philosophes et psychanalystes. Elle s’appliquait dans les années 1930 autant à la psychologie scientifique qu’à l’introspection outrancière des jeunes filles en fleurs. Elle s’applique aujourd’hui à la science de l’esprit aux neurosciences. Doit-on l’entériner sans broncher ? La question mérite d’être examinée. Il existe en effet une tradition de pensée radicalement naturaliste qui de Charles Darwin à William James considère la psychologie comme une connaissance à part entière. Elle tente de décrire les émotions et d’avoir accès à l’automatisme psychique.
Cette tradition est aujourd’hui relayée par les sciences neurales et les approches cognitives de l’émotion. Il existe aussi une tradition de la psychologie expérimentale qui se défend d’encourager le réductionnisme naturaliste et le comportementalisme. Elle ne nous conduit pas forcément à la Préfecture de Police.
Pourquoi et comment cette psychologie tente-t-elle de domestiquer nos émotions en laboratoire ? Ce sera la question du jour.
Pour que nous aider à l’élucider, nous avons invité Monique de Bonis, directrice de recherche au CNRS, qui est l’auteur de nombreuses publications et ouvrages concernant l’émotion. Elle a publié, sur ce sujet, « Connaître les émotions humaines », chez Mardaga, en 1996, et plus récemment, en octobre 2006, « Domestiquer les émotions », aux éditions, Les Empêcheurs de penser en rond.
Bonjour Monique de Bonis.
Monique de Bonis : Bonjour.
Philippe Petit : Comme vous l’avez entendu, dans ma présentation, les amis et les ennemis de la psychologie sont nombreux. Dans votre livre, vous donnez tout de suite la couleur, dès le début, et peut-être pourrait-on, pour préciser la tonalité de votre ouvrage, signaler, quelles sont pour vous, les véritables ancêtres de la psychologie expérimentale, que vous défendez, avec nuances, et dont vous avez le mérite surtout de nous expliquer les tenants et les aboutissants au travers d’expériences de laboratoire très précises, même si parfois, vous avez un certain humour sur certaines de ces expériences, comme on le verra. Alors, Charles Darwin et William James sont tous deux, si j’ai bien lu, et si j’ai bien compris, des personnalités théoriques que vous revendiquez ?
Monique de Bonis : Oui, bien entendu, bien qu’ils soient assez différents l’un de l’autre en ce qui concerne les émotions. James a entretenu une correspondance avec Darwin, il épousait quand même un certain nombre des ses idées. Il n’y avait pas, à ce moment-là, de sectarisme entre une approche biologique et une approche psychologique des émotions.
Philippe Petit : Il se trouve que William James est réédité chez votre éditeur, puisque « Domestiquer les émotions » paraît aux Empêcheurs de penser en rond, et que le « Précis de psychologie », de William James, se trouve déjà en vente est que la maison annonce pour février, « Philosophie de l’expérience et univers pluraliste », accompagné d’une étude sur William James de David Lapoujade, qui s’intitulera, « William James : Empirisme et pragmatisme ». Quelques mots quand même sur la méthode Darwin, d’abord, et la méthode James. Le livre de Darwin sur les émotions, n’est pas le plus connu, n’est pas le plus lu bien qu’il soit assez cité. Comment peut-on l’approcher ?
Monique de Bonis : Je pense qu’il faut d’abord faire une distinction. Darwin s’est intéressé essentiellement à la question de l’expression des émotions, notamment l’expression faciale des émotions. Tandis que William James s’est intéressé à l’expérience des émotions. C’est-à-dire une expérience que l’on appelait à une époque « subjective », relative à l’introspection. Donc, ces deux grands penseurs apportent des éclairages différents au phénomène émotion : l’un l’expression, l’autre l’expérience.
Philippe Petit : William James effectivement peut être dit philosophe de l’expérience. Ce qu’il y a d’étonnant chez James, on remarque toujours cela, c’est qu’il inverse en quelque sorte l’intuition que nous avons de nos propres émotions en disant : si nous avons peur, nous avons peur parce que nous tremblons, nous sommes affligés parce que nous pleurons et fâchés parce que nous frappons. C’est-à-dire que l’émotion est première ?
Monique de Bonis : L’émotion première, et surtout la perception de ses propres changements corporels, est fondatrice de l’expérience émotionnelle. Ce n’est pas, comme chez Darwin, le stimulus, l’environnement extérieur qui provoque de façon absolument obligatoire une émotion mais c’est la prise en compte de ce qui se passe dans notre corps qui est la véritable cause des émotions. Comme vous venez de le souligner, cette thèse, parce qu’il s’agit là d’une thèse, a heurté le sens commun. Elle a heurté aussi les psycho-physiologistes de l’époque, comme Walter Cannon, qui n’admettait pas que l’on puisse faire reposer l’émotion sur un sentiment subjectif. Pendant toute la durée fin XIXe – début du XXe siècle, on s’est acharné à démontrer qu’elle était fausse, cette théorie. Malheureusement, on n’y est pas tout à fait parvenu, c’est pourquoi elle reste encore d’actualité à tel point qu’un des spécialistes des émotions les mieux reconnus, comme Antonio Damasio, a puisé ses sources théoriques chez James. Il n’est pas le seul, il y a d’autres descendants de cette lignée jamesienne qui ont exploité et développé l’idée que les perceptions sont en fait les causes internes fondatrices de nos émotions.
Philippe Petit : L’émotion est inséparable d’une réaction corporelle mais quelle distinction établissez-vous entre émotion et sentiment ?
Monique de Bonis : Cette distinction recoupe finalement la distinction entre expression et expérience émotionnelle. Ce que l’on appelle sentiment, c’est la prise en compte, je ne dis pas la prise de conscience, parce que quelquefois cela ne peut pas être conscient, de ses modifications internes, internes du milieu. C’est l’idée que reprend Damasio, l’émotion, c’est d’abord une perturbation de l’homéostasie, c’est-à-dire l’équilibre biologique de notre organisme.
Philippe Petit : Vous, votre domaine, pour être précis, c’est la psychologie expérimentale. Comme les autres sciences, la psychologie expérimentale progresse grâce au cumul des expériences et vous nous dites que le grand public ignore presque tout des avancées de la science des émotions. Surtout, il ignore les expériences réalisées sur les émotions, en laboratoire. C’est effectivement l’intérêt de votre ouvrage, on va le voir, non seulement de décliner des thèmes qui ont trait à l’expérience émotionnelle, que cela soit l’expressivité du visage, le problème de la décision, et d’autres, mais vous traduisez, vous rendez compte des expériences qui permettent d’aboutir à un début de conclusion ou à des conclusions sur l’expérience émotionnelle. Alors, est-ce que cela veut dire que la psychologie expérimentale, comme son nom l’indique, est purement expérimentale ?
Monique de Bonis : Je crois qu’il n’y a pas à proprement parler de psychologie expérimentale, on doit parler de méthode expérimentale.
Philippe Petit : D’accord.
Monique de Bonis : C’est cela qui distingue finalement ceux qui acceptent de soumettre leurs hypothèses à l’épreuve de ceux qui veulent s’affranchir de toute expérimentation et de toute mise à l’épreuve de leurs idées. Donc, c’est plus une méthode qu’un domaine. Dans un certain sens, si j’ai intitulé ce livre « Domestiquer les émotions », c’est bien pour montrer qu’il y a un moyen d’accéder à des connaissances sur les émotions en les captant, en les capturant, en les mettant en cage en quelque sorte, dans le laboratoire, en les provoquant en laboratoire, en les faisant évoluer en laboratoire avec les limites que cela comporte parce que, comme je le dis dans mon livre, l’exploration des émotions ne dure que le temps de l’expérience, on met un petit peu entre parenthèses ce qui se passe avant, c’est-à-dire ce avec quoi le sujet arrive dans le laboratoire, et ce qui se passe après, c’est-à-dire l’impact de cette situation sur le devenir du sujet. La méthode expérimentale découpe les faits d’une façon assez artificielle.
Philippe Petit : Ce qui veut dire que vous auriez pu mettre un point d’interrogation à votre livre ?
Monique de Bonis : Peut-être.
Philippe Petit : Premier thème abordé, c’est celui des expressions faciales des émotions et leurs rapports avec le visage. C’est vrai que la littérature sur les expressions faciales est énorme, et remonte à loin d’ailleurs.
Monique de Bonis : Sur la perception véritablement, elle est relativement récente. On parle depuis peu d’une science du visage en invoquant les règles, les lois qui font que nous sommes capables de percevoir sur le visage d’autrui des expressions qui relèvent ou qui évoquent des sentiments, des émotions qu’il aurait pu ou qu’il pourrait éprouver.
Philippe Petit : Prenons le mimétisme facial, l’idée de contagion, selon laquelle nos émotions seraient contagieuses, quelqu’un rit, tout le monde se met à rire, c’est un thème que l’on trouve aussi en sociologie. La contagion chez Gabriel Tarde, pour l’étude des foules, joue un rôle important, puisqu’elle a un lien avec le mimétisme, et là, le mimétisme facial, sur quoi il porte précisément ?
Monique de Bonis : Là, je m’appuie sur des expériences dans lesquelles on a étudié les réactions à la présentation de visages de colère ou de tristesse, que se passe-t-il ? Lorsqu’un sujet est confronté à ces visages, il mime à son insu, il reproduit à son insu cette expression. Pour le visage de colère il va froncer le sourcil, pour un visage exprimant de la joie, il va écarter ses lèvres et faire jouer son zygomatique, donc il y a, je ne parlerais pas de contagion, je pense que c’est un abus de langage de la part des psycho-sociologues, simplement une copie. Est-ce que c’est une copie conforme de l’émotion ? Ça, ce n’est pas encore démontré et on a biens des raisons de penser que le cortège des réactions émotionnelles, neurovégétatifs notamment, n’est pas accompagné dans cette expression mimétique.
Philippe Petit : [Pause musicale, annonce du contexte de l’émission] Nous étions en train de parler des expression faciales et de l’idée que l’homme copie son voisin parfois sans savoir même qu’il le copie, mais c’est justement peut-être là la question. Lorsque l’on essaye, non pas de mesurer forcément l’émotion mais de la connaître, nous sommes obligés de passer par des indicateurs de l’émotion. Ces indicateurs, cela peut être aussi bien le rythme cardiaque, les réponses électrodermales, la manière dont notre peau réagit, mais c’est quand même une différence notoire que de copier sans savoir que l’on copie ou copier, tel le comédien, par exemple, en sachant que l’on copie ?
Monique de Bonis : C’est certain. Ce qui est important c’est que les expressions faciales qui sont mimées ne sont pas des copies conformes. Ce sont des simulacres d’émotion, pour prendre une expression de Damasio. Ce qui est intéressant, c’est que ces expressions, d’après Darwin, sont tout à fait universelles, innées. Darwin l’a démontré en utilisant non pas une méthode qui n’est pas expérimentale mais simplement une enquête sociologique. Il s’est intéressé à la façon dont les expressions, dans différents continents, s’exprimaient. Il a envoyé dans plusieurs continents, l’Afrique, l’Inde, l’Australie, des questionnaires, il en a reçus pas mal, il s’adressait essentiellement à des missionnaires et sa question était : Est-ce que la surprise s’exprime par une ouverture des yeux ? Est-ce que la honte s’exprime par la rougeur du visage, même lorsque la peau n’est pas aussi claire que chez les peuples caucasiens ? Il en a déduit qu’il y avait une universalité des expressions. Cette universalité s’exerce non seulement dans l’espèce humaine mais aussi dans certaines espèces animales. On pourrait dire à certains égards que finalement les animaux supérieurs et les humains partagent ces mêmes règles expressives. Ce qui est important, c’est de savoir comment l’expression s’accorde avec l’expérience. Là, je pense que s’il s’agissait de parler de ce qui est le propre de l’homme, en matière d’émotions. Il faudrait insister sur le fait que chez l’homme, je pense chez l’homme seulement, il peut y avoir un décalage entre ce qui est exprimé, ce qui est montré au public, et ce qui est vécu du point de vue intime et personnel.
Philippe Petit : Ce décalage, dont vous dites qu’il est le propre de l’homme, voudrait dire qu’il indique la rupture entre l’animal et l’homme ? C’est ce décalage qui est la preuve de la rupture ? Parce que si l’on est purement dans la continuité animal-homme, on va insister surtout sur la théorie de l’instinct ou sur les émotions primordiales, comme le livre de Derek Denton, en parle, sur ces émotions qui sont à l’origine du cri, de la colère etc. mais que l’on peut retrouver chez les animaux, et là, vous semblez dire qu’il y a une rupture de continuité.
Monique de Bonis : Certainement. C’est l’un des facteurs qui distinguent, les émotions humaines et les émotions animales, mais il y en sûrement d’autres. Disons que certaines émotions, extrêmement complexes, ne se rencontrent pas, à mon avis, n’ont pu être démontrées chez l’animal. Je ne connais pas de chien portugais qui exprime la saudade, et je ne connais pas non plus de berger allemand qui exprime du plaisir devant la misère des autres. Deux émotions qui sont culturellement bien délimitées et bien définies dans l’espèce humaine.
Philippe Petit : Moi non plus. Mais vous remarquez toutefois que concernant certaines expressions, les mouvements faciaux, par exemple, il y a aussi un décalage, des réactions disons vasculaires distinctes. Prenez un exemple très simple, si je lis une BD avec le sourire elle va me paraître plus drôle, c’est comme si je disais, je commence par rire et je trouve cela drôle après.
Monique de Bonis : Oui, bien sûr.
Philippe Petit : Donc, il y a aussi l’expression l’émotion est première.
Monique de Bonis : L’expression est un facteur, peut-être pas qui gouverne l’expérience mais qui y contribue. Là aussi, il ne faudrait pas dire que l’émotion expérimentée se résume à une expression. Même si les animaux sont tout à fait compétents pour détecter, sur un visage humain, des expressions faciales émotionnelles, y compris des expressions, des émotions chimériques, qui ne sont pas naturelles. On peut apprendre à des pigeons, par exemple, à reconnaître la joie, sur un visage humain, reconnaître la colère, utiliser même des indicateurs qui permettent de distinguer ces deux émotions. Vous voyez que l’on est là, à une échelle animale, assez élémentaire.
Philippe Petit : Autre question, les émotions ont-elles un siège ? Où se logent-elles ? Là, vous parlez en tant que psychologue expérimentale mais vous rencontrez aussi tous les neurobiologistes sur votre chemin ?
Monique de Bonis : Bien sûr, d’ailleurs, les neurobiologistes utilisent la méthode expérimentale pour mettre en place leur dispositif d’analyse des activations cérébrales.
Philippe Petit : Ce n’était pas prévu que les psychologues s’appuieraient sur l’imagerie cérébrale, comme vous le faites ?
Monique de Bonis : Ce n’est peut-être pas tout à fait vrai puisque…
Philippe Petit : Ah bon !
Monique de Bonis : Puisque c’est William James, comme je le rappelle dans mon livre, qui a imaginé que l’on pouvait…
Philippe Petit : C’est vrai, il a parlé d’une science psychologique.
Monique de Bonis : On pouvait avoir une idée du fonctionnement natale à travers les modifications de la vascularisation cérébrale, bien avant l’émergence de ces techniques d’imageries.
Philippe Petit : Le siège des émotions, pour quelqu’un comme Joseph Ledoux, que vous semblez apprécier, dont le livre avait été traduit aux éditions Odile Jacob, sous le titre « Le cerveau des émotions », c’est dans le cerveau paléomammalien, ou le cerveau viscéral que les émotions prendraient naissance. Vous en pensez quoi, vous ?
Monique de Bonis : Je pense qu’il faut être très prudent…
Philippe Petit : C’est quoi, ce cerveau viscéral d’abord ?
Monique de Bonis : Le cerveau viscéral, c’est le cerveau paléomammalien, un cerveau qui gouverne nos réactions corporelles périphériques.
Philippe Petit : C’est le plus vieux ?
Monique de Bonis : Non. Ce n’est pas le plus vieux, il y a le cerveau reptilien, qui est bien plus vieux.
Philippe Petit : D’accord, excusez-moi, grosse erreur.
Monique de Bonis : Je crois que la question n’est pas tant de chercher un siège, même si certains néo-darwiniens s’attachent à le faire, un siège particulier, localisation cérébrale de telle ou telle émotion, mais plutôt d’envisager le traitement des émotions dans le cadre d’un circuit dynamique. Je crois que ce que l’on appelle la nouvelle phrénologie, celle qui envisage que pour chaque émotion il y aurait un module cérébral, il y aurait un endroit très particulier, bien délimité, est abandonnée. Les techniques nouvelles d’analyse en imagerie qui permettent d’étudier la connectivité entre des aires cérébrales nous démontrent qu’il est possible maintenant de poser le problème en des termes plus dynamiques et moins localisationnistes qu’au début des travaux sur l’imagerie.
Philippe Petit : Est-ce que cela veut dire que l’on a fini avec cette vieille rengaine selon laquelle l’hémisphère gauche est dépositaire du langage et de la pensée rationnelle et l’hémisphère droit du cerveau des fonctions émotionnelles ? Vous dites d’ailleurs, avec ironie, un cerveau pour la raison, un cerveau pour les passions, c’est un peu dépassé.
Monique de Bonis : C’est un peu dépassé mais il reste une certaine vérité. Tout dépend de la façon dont nous appréhendons, dans l’expérimentation, l’émotion. S’il s’agit d’expressions faciales par exemple, on sait très bien que le cerveau droit et le cerveau gauche n’ont pas le même rôle au niveau de l’expression. Ce n’est peut-être pas tout à fait le cas au niveau de l’expérience émotionnelle. Et là encore, l’avantage de la méthode expérimentale, c’est que cela nous permet finalement de partir de définitions qui ne sont pas des définitions du dictionnaire mais de définitions que l’on appelle opérationnelles. C’est-à-dire des définitions qui sont cadrées dans le cadre d’une expérience et qui finalement ont leurs limites hors de ce cadre. Par exemple les travaux sur l’amour et les localisations cérébrales de l’amour, ils sont fondés sur la présentation de photographies de l’objet aimé et de photographie de l’ami, le partenaire…
Philippe Petit : Les enfants, l’amoureuse, l’amoureux…
Monique de Bonis : Évidemment, on ne va pas dire que l’amour se résume à la présentation de photographies. C’est en ce sens que parfois le sens commun ou les lecteurs, un petit rapides, de la psychologie expérimentales se révoltent contre un tel réductionnisme. Mais ce que répond la psychologie expérimentale, c’est tout simplement : moi j’ai défini l’amour de cette façon, dans cette expérience, si vous avez une autre idée sur la définition de l’amour, il vous reste à démontrer avec cette autre opérationnalisation qu’il en va autrement.
Philippe Petit : Oui, mais la preuve, puisque vous avez parlé de preuves au début de l’émission, c’est toujours une preuve expérimentale, à savoir, est-ce qu’il y a des régions du cerveau activées ou pas ? C’est vrai que d’un côté vous quittez la localisation du fait de l’introduction de cette nouvelle visualisation des aires cérébrales, ces images dynamiques du flux cérébral, et puis parce que vous soulignez aussi cela, à juste titre, que nous devons nous faire à l’idée que chaque structure cérébrale possède un don d’ubiquité, est polyvalente, couvre plusieurs fonctions, donc on étudie les choses dans leur dynamique cérébrale mais en même temps on est quand même en train d’observer l’activation des zones, fussent-elles des zones dynamiques. On ne peut pas se passer de l’observation, c’est cela que je veux dire, notamment en imagerie médicale. Ce que je n’ai pas bien compris, j’aimerais une petite explication là-dessus, vous dites : « le cerveau serait capable de secréter ses propres émotions », comme s’il y avait un décalage entre l’automatisme cérébrale, il réfléchit tout simplement, et l’expressivité émotionnelle, plus ou moins réfléchie. Est-ce que ce que l’on voit à l’image, ma question est peut-être idiote, c’est la part irréfléchie ou la part plutôt consciente des émotions ? Vous voyez ce que je veux dire ?
Monique de Bonis : Dans votre question, il y a plusieurs questions qui s’imbriquent.
Philippe Petit : Oui.
Monique de Bonis : Dans votre question, il y a plusieurs questions qui s’imbriquent. La première est que les zones cérébrales sont équipotentielles. En fonction de ce caractère équipotentiel, il n’est possible d’affirmer que telle région cérébrale, prenons l’amygdale puisque c’est la région la plus étudiée dans le cadre des émotions et de la peur, que cette région est dépositaire uniquement du traitement de la peur. Elle a aussi d’autres fonctions. D’ailleurs, dans le livre de Denton, l’amygdale ça empêche d’uriner, donc cela ne peut pas être la signification, l’activation de l’amygdale ne peut pas être la cause de l’émotion…
Philippe Petit : Il n’y a pas de cause suffisante.
Monique de Bonis : Voilà, elle participe à l’émotion. Ça, c’est une première réponse. Mais c’est un principe, l’équipotentialité, qui est fondamental et qui nous permet d’échapper à ce que l’on appelé la « High-tech phrenology », c’est-à-dire la nouvelle phrénologie de haute technicité qui est introduite avec l’imagerie cérébrale.
Philippe Petit : Florian Delorme, aujourd’hui, vous avez choisi de nous parler de l’intelligence émotionnelle.
Florian Delorme : Bonjour Philippe Petit, bonjour Monique de Bonis, bonjour à toutes et à tous.
Effectivement, l’idée selon laquelle le quotient intellectuel n’est pas le seul responsable des capacités, des compétences de chacun n’est pas nouvelle. Une étude américaine réalisée dans les années 1970, pour le ministère des affaires étrangères américaines, a montré en effet très clairement que le QI ne suffisait pas à expliquer les différences de performance entre les personnes. Ces différences s’expliquaient par des facteurs qui n’avaient rien à voir avec les éléments rationnels mesurés par le QI. Plus en amont encore, le psychologue Édouard Lee Thorndike avait défini l’intelligence sociale comme étant la capacité de comprendre les autres et d’agir d’une façon appropriée dans nos relations interpersonnelles. Il avait proposé que cette intelligence sociale intervienne dans le quotient intellectuel d’une personne. Puis n’oublions pas les progrès énormes fait par la neurologie qui a apporté la preuve, grâce aux technologies d’imageries médicales, de l’existence d’un cerveau dit rationnel et d’un cerveau dit émotionnel, qui ne sont pas localisés dans les mêmes zones, le cerveau rationnel siège dans les lobes frontaux, il contrôle les impulsions de l’amygdale qui, elle, est en quelque sorte une banque de données émotionnelles. Mais lorsqu’on se trouve dans un état d’urgence, dans un état de danger, lorsqu’on éprouve de la colère ou de l’angoisse, le cerveau émotionnel inhibe le cerveau rationnel. De ce fait, cet équilibre de tendance opposée entre le cerveau rationnel et le cerveau émotionnel, régule non seulement nos comportements mais aussi conditionne la qualité de nos pensées et de nos décisions.
Philippe Petit : Ce concept d’intelligence émotionnelle est-il sérieux ? Quand est-il apparu ?
Florian Delorme : C’est au début des années 1990 que sont apparues les premières études sur l’intelligence émotionnelle. L’expression intelligence émotionnelle a été utilisée pour la première fois par John Mayer et Peter Salovey, qui la définissaient comme étant une forme d’intelligence qui suppose la capacité à contrôler ses sentiments et émotions et ceux des autres, à faire la distinction entre eux et à utiliser cette information pour orienter ses pensées et ses gestes. Mayer et Salovey avaient par la suite quelque peu révisé cette définition de l’intelligence émotionnelle pour lui en donner une nouvelle, qui est aujourd’hui celle la plus généralement acceptée. L’intelligence émotionnelle désigne donc l’habilité à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres. C’est Daniel Goleman qui va populariser le sujet à travers son ouvrage, « Emotional Intelligence », paru en 1995. Ce livre reprenait une multitude de choses écrites sur les émotions et leurs relations avec le cerveau et les comportements sociaux. Goleman, soulignait, dans son livre, l’importance de l’intelligence émotionnel sur le plan de nos relations avec notre entourage mais aussi dans le domaine de la réussite professionnelle. Cet ouvrage fut un véritable best-seller, plus de trois millions d’exemplaires vendus, avec en outre des répercussions médiatiques qui furent considérables. Une journaliste du magazine Times, Nancy Gibbs déclarait à la suite de la publication du livre de Goleman, je cite, « Ce n’est pas votre QI. Ce n’est même pas un nombre. Mais l’intelligence émotionnelle peut être le meilleur prédicteur du succès dans la vie, redéfinissant ce que c’est que d’être intelligent. »
Philippe Petit : Florian, là, c’est un peu marketing mais bon, je ne vais pas vous titiller tout de suite. Est-ce qu’il existe des tests qui permettent de mesurer l’intelligence émotionnelle ?
Florian Delorme : Et bien, oui, depuis 1998 plusieurs échelles de personnalité ont été proposées pour mesurer le niveau d’intelligence émotionnelle. Monique de Bonis, vous en donnez deux exemples, dans votre livre : l’échelle de Bar-On, qui évalue l’intelligence émotionnelle, à travers 133 questions, en mesurant quinze de ses aspects tel que la conscience de ses propres émotions, la capacité de réaliser son propre potentiel, l’indépendance, l’empathie, la tolérance au stress etc. Le deuxième exemple, que vous donnez, est le MSCEIT, pour « Mayer, Salovey, et Caruso Emotional Intelligence Test ». Ce test comporte 143 items et s’avère le test de mesure de compétences de l’intelligence émotionnelle le plus couramment utilisé par les chercheurs. Les auteurs de ce test qui sont, rappelons le, les prometteurs du concept d’intelligence émotionnelle, définissent l’intelligence émotionnelle comme étant la combinaison de quatre composantes : la première est l’habilité à percevoir les émotions, la deuxième réside dans l’habilité à utiliser l’information émotionnelle pour faciliter la pensée, la troisième composante est la capacité de comprendre les émotions et les significations qui y sont associées et enfin la dernière est la capacité à dompter, gérer ses émotions. Certains ont dénoncé un certain nombre de défauts liés à ce test, il apparaîtrait notamment que le fait d’être un homme ou une femme ainsi que l’origine culturelle du sujet testé influe sur le résultat final, il semblerait toutefois que la dernière version de ce test soit satisfaisante pour mesurer l’intelligence émotionnelle. Il convient quand même de reconnaître qu’il reste encore beaucoup de travail pour montrer, avec certitude, qu’il existe une relation causale directe entre l’intelligence émotionnelle et la réussite sociale et professionnelle. Vous dites à ce sujet d’ailleurs, Monique de Bonis, et je terminerai là-dessus, que la promotion du concept d’intelligence émotionnelle, une intelligence parmi d’autres, est une chose, la mise en avant d’un QE, réplique d’un QI en set une autre.
Philippe Petit : Monique de Bonis, vous êtes prudente sur l’intelligence émotionnelle ? Vous êtes comme le professeur Jacob, l’intelligence ne se mesure pas, un peu quand même ?
Monique de Bonis : D’abord, il faut faire un point d’histoire. Ce n’est pas Goleman, qui est à la fois docteur en psychologie et un journaliste brillant, qui a inventé cette idée qu’il pouvait y avoir des formes d’intelligences différentes. Bien avant lui, Thorndike, en 1920, avait proposé l’idée qu’il y avait une forme d’intelligence sociale qui n’était pas nécessairement relié ou corrélée, comme on dit, avec l’intelligence académique. Plus récemment encore, Howard Gardner, qui est un professeur de psychologie, américain, a répertorié des formes différentes d’intelligence, parmi lesquelles figure l’intelligence émotionnelle. Il est certain que l’intelligence académique n’est qu’une dimension très, très générale et qu’on peut imaginer à côté de l’intelligence dite académique, ou abstraite, des formes d’intelligence qui sont, comme l’intelligence générale, des formes d’adaptation à la société. De là à parler, avancer la notion de quotient émotionnel, je suis nettement plus réservée, pour la raison suivante : les méthodologies sur lesquelles s’appuient la mesure de l’intelligence émotionnelle ou la mesure de l’intelligence académique, sont assez différentes. Tandis que, je précise dans le livre, l’intelligence académique est dérivée de l’idée d’un âge mental, l’idée aussi qu’il y a une progression, qu’il y a un début et une fin, qu’il y a une évolution de cette intelligence en fonction de l’âge, on ne connaît pas très bien, en matière d’émotion, l’existence d’une dimension générale qui aurait une évolution, on n’en connaît pas le début et on n’en connaît pas la fin. Donc, je pense que c’est un abus de langage de parler de quotient émotionnel. Il n’en reste pas moins qu’il y a des tentatives de mesurer, d’estimer l’intelligence émotionnelle, encore faut-il montrer que les dimensions qui ressortent des différents tests sont des dimensions originales qui n’existent pas ou ne préexistent pas dans la plupart des questionnaires bien connus et bien étalonnés, comme on dit dans notre jargon, dans la panoplie des tests psychométrique. Je crois que l’intelligence émotionnelle a souffert d’une promotion un petit peu trop rapide, c’est un petit peu dommage. Je pense que dire, par exemple, que votre quotient intellectuel vous permet d’être recruter mais c’est grâce à votre intelligence émotionnelle que vous allez être promu, est une expression séduisante encore faut-il la mettre à l’épreuve des faits.
Philippe Petit : Monique de Bonis, est-ce que les femmes sont plus émotives, plus expressives que les hommes ?
Monique de Bonis : C’est une question classique.
Philippe Petit : Pour le moins !
Monique de Bonis : Tout à fait classique. Comme je l’explique dans ce livre, tout dépend de là où l’on regarde finalement. Si l’on s’intéresse à l’expression et notamment à l’expression faciale des émotions, ou l’expression verbale, on va trouver effectivement que les femmes manifestent ou rapportent des émotions de façon plus intense que ne le font les hommes. En revanche, si l’on mesure des indicateurs physiologiques dans des situations bien déterminées, encore une fois, la psychologie expérimentale intervient, dans ces situations là, on ne trouve pas de grandes différences entre les deux.
Philippe Petit : L’expérience consiste en quoi, par exemple, pour mesurer, entre guillemets, l’expressivité ? Par exemple, vous dites, c’est à propos de films sentimentaux ou pas, des films d’horreurs que l’on regarde ou pas, on mesure la réponse électrodermale essentiellement ?
Monique de Bonis : On présente des films avec des qualités affectives différentes, des films effrayants, des films menaçants ou des films gais, et pendant la projection on enregistre un certain nombre de paramètres physiologiques, comme le rythme cardiaque, le tonus musculaire, la réponse électrodermale, qui correspond à une activité vasomotrice, chez des hommes et chez des femmes. À la fin, on fait des bilans, des comparaisons statistiques. Tous les indicateurs ne vont pas dans le même sens, tout au moins dans cette expérience, qui est quand même était très bien menée, reproduite. On ne trouve pas de très grandes différences dans les aspects biologiques.
Philippe Petit : Monique de Bonis, qu’est-ce qui se passe s’il n’y a rien à mesurer, si je suis complètement zen, je ne ris pas, je ne pleure pas, je ne suis pas en colère, je suis totalement indifférent au film que je vois ?
Monique de Bonis : Alors, là, c’est possible mais disons que vous possédez peut-être soit une capacité à contrôler vos émotions, qui est extraordinaire, soit que par nature, disons que vous n’êtes pas très sensible aux modifications de l’environnement.
Philippe Petit : Donc, je repasse pour l’intelligence émotionnelle ?
[Rires, complices, des deux]
Philippe Petit : Monique de Bonis, les hommes sont-ils plus sensibles à l’infidélité sexuelle et les femmes à la sensibilité amoureuse ? D’après certaines expériences, que vous prenez avec précaution, vous semblez dire que oui.
Monique de Bonis : Il faut replacer cette expérience dans le courant de la psychologie évolutionniste qui s’inspire de Darwin et de la psychologie cognitive et qui a comme principe fondamental, d’explorer dans les comportements ce qui est adaptatif pour l’espèce et ce qui ne l’est pas. Et c’est cette idée générale qui a permis d’engendrer des hypothèses sur la fait que les hommes sont plus jaloux d’une infidélité sexuelle parce qu’il y a un risque de procréation, dans ce cas là qui est évident, qui fait qu’ils vont perdre finalement leur pool de gènes qu’ils auront à partager dans une descendance qui n’est pas la leur.
Philippe Petit : Légitimité paternelle.
Monique de Bonis : Plus que la légitimité, la transmission des gènes…
Philippe Petit : C’est la pièce de Strindberg, « Le père ».
[Rires, complices, des deux]
Monique de Bonis : En ce qui concerne les femmes, ce n’est pas tout à fait le cas puisqu’elles sont tout à fait maitresses de leur progéniture, elles savent qui a engendré l’enfant, mais en revanche elles seraient plus sensibles aux aspects psychosociaux qui font que l’infidélité amoureuse va amener à un partage des richesses et qu’elles seront perdantes s’il y a des enfants nés d’un autre mariage.
[Pause musicale]
Philippe Petit : [annonce rappelant le contexte] Les émotions interviennent également dans le processus d’anticipation d’une réponse de choix. Autrement dit, elles interviendraient dans notre manière de décider. C’est une véritable théorie de la décision que vous faites là ?
Monique de Bonis : Ce n’est pas moi qui la fais. Ce que je peux dire, c’est que cette idée que les émotions participent à la décision et au raisonnement, n’est pas totalement nouvelle bien qu’elle ait été remise au goût du jour dans les travaux de Damasio. Je pense qu’elle a beaucoup bénéficié d’une espèce de révolution dans l’étude du raisonnement qui a permit de distinguer les raisonnements, on va dire, académiques, logiques, des raisonnements naturels, c’est-à-dire de tout ce que nous faisons dans la vie de tous les jours. Et dans le cadre de cette rationalité limitée, il y a une place évidemment pour les comportements émotionnels qui nous permettent d’anticiper une punition, de redouter et de réagir à une perte, donc qui régulent en fait notre comportement pour notre plus grande satisfaction.
Philippe Petit : Damasio dit effectivement, il explique, « nous décidons avec nos tripes », est-ce que c’est une manière de signifier que sans être affecté, sans avoir la capacité d’être affecté par une situation ou par un être, on est coupé de ce processus d’anticipation et de décision ? Et, est-ce que ce n’est pas un autre nom du désir ? Autrement dit, quelle différence établissez-vous exactement entre le terme émotion et celui de désir, qui est plutôt nommé par la psychanalyse ?
Monique de Bonis : C’est une question difficile que vous me posez. Je crois que l’idée que nous décidons en fonction de nos modifications physiologiques internes qui nous préviennent, qui nous mettent en garde, qui nous alertent, finalement est tout à fait juste. Que les décisions que nous prenons sous l’effet des émotions soient les plus adaptatives ou les plus rationnelles, c’est une autre affaire. Je ne pense pas qu’il puisse être possible de traiter des rapports entre émotion et décision sans faire intervenir le caractère plus ou moins adapté des décisions. Regardez, par exemple, quand Roberto Alagna, à quitté la scène récemment sous l’emprise des sifflets de son public qui avaient généré en lui de la honte, du mépris ou de la colère, je ne sais pas, peut-être les trois émotions, et bien, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une décision rationnelle bien qu’elle ait été faite sous l’emprise d’une émotion. Donc, il faut raison garder dans cette affaire et ne pas affirmer que les émotions sont toujours de très bonnes conseillères.
Philippe Petit : Il y a également des décisions plus ou moins nobles, plus ou moins triviales. Vous faites une petite allusion à la publicité et à certaines règles ou conseils de marketing, cela paraît un peu naïf. S je suis de bonne humeur, j’achète plus spontanément ?
Monique de Bonis : Malheureusement cela semble vrai tout au moins dans le cadre restreint de l’expérience de laboratoire. Mais, il y a tout de même des idées qui ont été exploitées par les économistes ou les spécialistes du marketing.
Philippe Petit : C’est pour cela qu’il y a de la musique dans les supermarchés ?
Monique de Bonis : Évidemment. C’est pour cela qu’il y a des odeurs suaves qui sortent de certaines boulangeries, c’est qu’il y a une participation de certaines émotions positives dans le déclenchement de l’action. D’ailleurs, décision-action, je pense qu’on aurait pu aussi évoquer le rôle des émotions dans l’action.
Philippe Petit : Mais, vous, vous en pensez quoi de ces études de marketing ou de cette utilisation de la psychologie expérimentale à des fins marchandes, qui ne sont pas d’ailleurs forcément contestables, il faut bien vivre, en l’occurrence cela peut parfois être instrumentalisé, comme on dit ?
Monique de Bonis : Comme je le dis dans mon livre, la première fois que j’ai vu la grande spécialiste américaine, distribuer des bonbons avant de faire sa conférence à l’École des ingénieurs en économie à Paris, j’ai été extrêmement surprise. Je crois qu’il faut avoir tout de même la notion que les effets que nous observons dans le cadre d’une expérience, aussi limitée, ne sont peut-être pas généralisables à l’ensemble des situations. C’est l’un des grands problèmes de la psychologie expérimentale. Les faits doivent être reproduits, à l’infini ou presque, pour que l’on puisse établir leur régularité et en faire la démonstration. Donc, si vous voulez, c’est vraisemblable qu’un état d’humeur plus positif va entrainer un déclenchement plus rapide des actes, des décisions mais cela dépend un tout petit peu de la nature de la décision, de l’intensité de l’état émotionnel induit et de son efficacité. Donc, là encore, il faut garder raison.
Philippe Petit : Vous en pensez quoi, Monique de Bonis, de la presse consacrée à la psychologie ? Vous la lisez ?
Monique de Bonis : Oui, je la lis. Je pense qu’il y a un problème par rapport à la vulgarisation. Je l’ai évoqué dans mon livre, d’ailleurs dans le début. Il y a des choses qui ne se vulgarisent pas, il y a des choses qui s’apprennent. La psychologie, c’est un peu comme les mathématiques, cela s’apprend, ce n’est pas en racontant quelques anecdotes que l’on peut en avoir une connaissance approfondie. Cette presse, je parle de la grande presse, présente un certain danger parce qu’elle veut nous faire croire à des chimères.
Philippe Petit : L’idéologie du bien être, entre autres ?
Monique de Bonis : L’idéologie du bien être notamment, la facilité avec laquelle nous pourrons contrôler nos émotions, apprendre à être intelligent émotionnellement pour pouvoir être promu plus rapidement… je crois qu’il y a des limites.
Philippe Petit : Il y a quand même quelques vertus que vous sauvez, heureusement, en tant que psychologue. Vous citez cette phrase, très belle et très courte, de Virginia Woolf, « Ce sont les gens sans mots qui sont heureux », et vous dites : c’est bien entendu une phrase d’écrivain, de quelqu’un qui se pose cette question du point de vue de la littérature et les psychologues ont une toute autre vision parce que mettre en mots ses émotions, c’est quelque chose d’essentiel. Vous pouvez nous expliquer pourquoi ?
Monique de Bonis : Oui, là aussi, il y a des preuves expérimentales.
Philippe Petit : J’entends bien.
Monique de Bonis : Disons que ce que l’on sait, c’est que des sujets que l’on désigne comme alexithymiques, qui ont une incapacité à verbaliser mais surtout à symboliser leurs émotions, à les élaborer du point de vu cognitif ne sont pas les plus heureux du monde. Le fait que l’on ne sache pas mettre en mot ses propres émotions peut constituer un désavantage. La seconde preuve expérimentale, qui repose sur des travaux, là aussi, à la limite de (manque un mot ?), qui consiste à faire écrire, mettre en mots les expériences de la vie quotidienne et de faire cela à des sujets à la suite de catastrophes, soit des catastrophes naturelles, soit l’assassinat de Kennedy, on s’est aperçu que les sujets qui étaient capables de mettre en mots, c’est-à-dire d’utiliser le niveau du langage pour rendre compte de ce qui s’est passé, pas nécessairement des émotions qu’ils avaient éprouvé, avaient moins de modifications physiologiques, consultaient moins les médecins dans l’année, faisaient moins d’arrêts de travail. C’est ce que j’appelle la vertu de la confession dans mon livre. Il y a bien des vertus de la parole, pas du langage.
Philippe Petit : Vertu de la profession ou cure par la parole. Un dernier mot, Monique de Bonis, nous avons commencé cette émission en évoquant les figures de Charles Darwin et William James et tout au long de cette émission nous avons cité beaucoup d’Anglo-saxons. Tradition empiriste, tradition pragmatique, traditions nobles mais il n’y a pas d’héritage de la psychologie française, que Georges Canguilhem critiquait tant, dans les années 30 ?
Monique de Bonis : Il y a peu d’héritage. Il y a bien sûr des psychologues Français, comme Georges Dumas, qui ont parlé des émotions, de façon extrêmement précises, mais je veux dire que la psychologie expérimentale est mal placée pour étudier les émotions dans la mesure où elle doit mettre en scène un certain nombre de procédures afin de pouvoir expérimenter et avant toute démonstration.
Philippe Petit : Merci beaucoup Monique de Bonis, nous ne rendrons pas à la préfecture de police, comme le signait Georges Canguilhem. Je vous remercie beaucoup pour ces précisions.
C’était « Sciences et conscience », une émission proposée par Philippe Petit. Les auditeurs qui voudraient approfondir ces réflexions trouveront sur le site de France Culture, les références de vos ouvrages.
A la réalisation, Nathalie Triandaffyllidès, au mixage Romain ( ?)