Alain Veinstein : Du Jour au lendemain avec Édouard Glissant, qui publie « Une nouvelle région du monde / esthétique 1 », chez Gallimard.
« Nous avons rendez-vous où les océans se rencontrent. »
Vous êtes né en 1928, Édouard Glissant, à Bezaudin, sur les hauteurs du centre de la Martinique. Vous avez été au lycée là-bas, brillant élève paraît-il. Élève d’Aimé Césaire…
Édouard Glissant : Ça, c’est une distorsion légitime de l’histoire. Je n’ai jamais été élève de Césaire.
Alain Veinstein : Vous auriez aimé ?
Édouard Glissant : Oui, j’aurais aimé mais j’étais trop jeune. Il enseignait, en 1941-42, au lycée Schœlcher, aux élèves de terminale et moi, à cette époque, j’étais en quatrième-troisième. Donc, je n’ai pas été son élève mais j’ai connu tout de suite ses poèmes, à cette époque-là. Nous les récitions la nuit dans les hauts du Lamentin. Nous les déclamions.
Alain Veinstein : Vous avez quitté la Martinique pour venir à Paris faire des études d’ethnologie et de philosophie, sans doute que cela a contribué à développer chez vous cette vision globale du monde, qui est présente, et on peut même peut-être dire de plus en plus présente, dans les livres que vous publiez.
Édouard Glissant : Oui, à ceci près que j’estime et j’apprécie le terme de vision globale mais je n’aime pas le mot globale parce que le mot globale peut avoir quelque chose d’irréparable et fixe, qui peut être à l’opposé de mes idées. Mais la vision globale… Disons qu’il n’y a pratiquement pas de terme satisfaisant, c’est pour cela que j’emploie l’expression « tout monde », ce qui porte parfois à confusion. Les gens me disent : « ah, j’aime bien votre idée de tout le monde ». Le « tout monde », c’est le monde global, le monde total, mais c’est aussi le monde qui ne se fixe pas, je tiens beaucoup à cela. C’est aussi le monde qui est imprédictible, imprévisible.
Alain Veinstein : Vous n’aimez pas les figures imposées.
Édouard Glissant : Non.
Alain Veinstein : Et c’est la raison d’ailleurs pour laquelle il est difficile aussi de classer vos livres, qui appartiennent à des gens différents. Il y a des poèmes, des romans, des essais, du théâtre, quelquefois la poésie est très présente dans le roman et le roman peut ne pas être absent de la poésie.
Édouard Glissant : Oui. Je crois que les genres ont été une prodigieuse conquête des cultures et des civilisations occidentales, qui ont bien nettement marqué, au fur et à mesure de leur déroulement, la spécificité du récit du réel, du roman, de l’énergie du monde, la poésie, de la conscience de soi, le théâtre et la philosophie. Les cultures occidentales ont bien marqué cela. Mas je crois qu’aujourd’hui, dans ce que j’appelle justement « le tout monde », avec cet inextricable et cet imprédictible, la parole littéraire n’est pas tenue de passer par des genres fixes. Elle peut passer par des genres fixes mais elle n’est pas tenue.
Alain Veinstein : « Tout monde », C’est un titre que vous avez donné à un livre, publié il y a quelques années chez Gallimard et qui a été repris en poche dans la collection Folio.
Édouard Glissant : Oui, un roman, là du coup assez global, comme vous aviez dit, mais qui délivrait tellement de sorties, de possibilités de sorties sur le monde que j’ai éprouvé le besoin de faire suivre cela par un essai, quelques années après qui s’appelle, « Traité du tout monde », quoi que là encore le terme de traité a quelque chose qui peut paraître trop figé. Ce « Traité du tout monde » j’aurais pu le publier à la fin du roman. Il y a des exemples célèbres. Les 100 dernières pages de « Guerre et paix » de Tolstoï sont presque un traité du roman lui-même.
Alain Veinstein : Le « Tout monde », Édouard Glissant est encore à l’horizon de ce nouveau livre : « Une nouvelle région du monde ». Vous faites très souvent allusion, il fait partie désormais de votre vocabulaire.
Édouard Glissant : Oui. Ce que je voudrais dire c’est que ce n’est pas une région physique, une région délimitée, une région ponctuelle, une région avec des limites et des frontières. C’est la région dans laquelle nous devons tous entrer ensemble. Par conséquent, c’est la région qui se refuserait à des explorateurs solitaires, audacieux et qui s’y risqueraient pou découvrir des choses inconnues. C’est la région que nous devons partager. Je dis cela, à cause de mon origine. Je pense que c’est la région dans laquelle les descendants des anciens colonisés et les descendants des anciens colonisateurs doivent entrer ensemble aujourd’hui. Par conséquent c’est la région qui doit être précédée d’une mise en commun des mémoires, de nos mémoires parce que la colonisation a quand même été un fondement du mouvement du monde pendant trois ou quatre siècle. C’est elle a qui a permis les accumulations des plus-values qui ont donné l’industrialisation en Europe et dans les sociétés européennes. La colonisation a été importante. Il faut mettre en commun nos mémoires sur ce phénomène pour pouvoir entrer ensemble dans ce « tout monde » dont je parle.
Alain Veinstein : Une nouvelle région du monde ouvre donc une nouvelle ère ?
Édouard Glissant : À mon avis, une nouvelle ère, oui.
Alain Veinstein : Et aussi une nouvelle ère dans votre bibliographie car le livre vient avec un sous-titre, je le disais tout à l’heure, qui est « Esthétique I », il vient après cinq volumes de « Poétique », vous disiez à ce moment-là que c’était le genre que vous donniez aux ouvrages que vous avez publié de « Soleil de la conscience » à « La cohée du Lamentin », en passant par « Poétique III », « Poétique de la relation », le livre qui d’ailleurs a reçu le Prix Roger Caillot en 1999. Donc, voici l’ère de l’esthétique. Évidemment, on a envie de vous demander comment vous entendez ce mot. On suppose que si vous l’avez placé là, c’est pour vous référer à autre chose qu’à l’étude du beau.
Édouard Glissant : Précisément, je crois que l’une des aspirations des humanités, c’est la beauté. Mais je crois que la beauté n’a rien à voir avec le beau. Le beau qui n’est pas à négliger. Le beau peut répondre à des règles, à des codes. Le beau peut-être manifeste. Il peut être éclatant, mais la beauté c’est la passion et la pulsion du monde. Ce n’est pas la même chose. Si je mets esthétique, c’est parce que je crois aujourd’hui que cette recherche de la beauté, passion et pulsion du monde, est au centre, devrait être au centre de toutes nos pensées et politiques. C’est-à-dire de toutes nos pensées concrètes d’organisation des sociétés, de ce qui nous entoure. Je suis frappé par exemple que dans ce que nous pouvons savoir des sciences qui deviennent extrêmement complexe et difficile à aborder pour des non spécialistes, nous comprenons aujourd’hui que, tant en mathématique qu’en physique, les structures étudiés et les raisonnements effectués sont pour les savants d’autant plus probants qu’ils mènent à une certaine forme de beauté. Et cela, c’est très évident dans les sciences du chaos, pour les mathématiques où les représentations graphiques e certains théorèmes sont devenues vraiment objet de beauté, non pas de beau mais de beauté réelle, c’est-à-dire quelque chose qui frémit en avant de la connaissance. Par conséquent, en ce qui me concerne, j’essaye d’ouvrir une nouvelle ère qui est de dire que cette recherche tâtonnante de la beauté, c’est peut-être aussi la recherche d’autre chose, la recherche d’un équilibre, la recherche d’une justice et la recherche d’un règlement pacifique d’un problème entre les hommes et entre les humanités.
Alain Veinstein : Il y a une dimension éthique dans cette recherche esthétique ?
Édouard Glissant : Je dis non, parce que c’est une dimension vraiment esthétique. Je crois que l’esthétique précède l’éthique. Je crois que la beauté du monde, qui ne nous fait pas oublier les malheurs du monde, relève d’une esthétique avant de relever d’une éthique. L’éthique est livrée, comment on pourrait dire cela, non pas à notre arbitraire, mais à notre intuition subjective tandis que l’esthétique est livrée à notre intuition, reprenant votre mot, globale. Par conséquent, pour moi, l’esthétique précède l’éthique. Il est temps de voir si nous pouvons arriver, non pas à codifier, ce qui serait terrifiant, mais à approcher d’une manière tremblante bien sûr, ces espaces de beautés, de beauté du monde, qui peuvent nos permettre de mieux comprendre ce que nous sommes et où nous allons. Autrement dit, je crois que la beauté est un objet de poésie et de philosophie.
Alain Veinstein : Cette nouvelle région d monde, Édouard Glissant, pour reprendre le titre du livre que vous publiez chez Gallimard, vous disiez tout à l’heure qu’elle devait être celle du partage, de l’échange, du dialogue aussi bien et de la rencontre. D’ailleurs, c’est sous le signe de la rencontre que ce livre est placé, puisqu’au tout début, il y a cette petite phrase que j’ai lue, pour commencer l’émission, « Nous avons rendez-vous où les océans se rencontrent »
Édouard Glissant : Parce que je pense, c’est clair, c’est devenu un lieu commun, mais il faut le dire et le répéter pour que nous en tirions les conclusions esthétiques, je pense que la terre a le plus souvent été considérée dans sa généralité comme une série de continents. Quand on parlait de la terre on disait : cinq continents, l’Amérique, l’Afrique, l’Europe, l’Asie et l’Océanie. Je doute que l’Océanie soit un continent, par exemple, je dirais plutôt que l’Océanie c’est un archipel. Et la puissance des mers, source et origine de toutes vies, était complètement passée sous silence, du moins dans nos inconscients. Les mers se rappellent à nous par toutes sortes d’éléments terrifiants : les naufrages, tempêtes, tsunamis, etc., qui sont souvent suscités par des agitations de la terre et des volcans etc. Mais il faut renouveler la poétique des mers et es océans. Aussi parce que les mers et les océans sont des incarnations de nos frontières. Les hommes et les sociétés ont toujours essayé de faire des mers une sorte de frontière mais les mers résistent à cette vocation.
Alain Veinstein : Il y a les eaux territoriales.
Édouard Glissant : Oui, c’est cela, on essaye de mettre des barrières, des limites mais les mers résistent à cette vocation. Et les mers, à mon avis, ouvrent des systèmes de relation qui sont absolument impressionnants. Je pense que l’imaginaire des humanités, qui était surtout un imaginaire terrien, en rêvait, on imaginait la mer, c’était un produit de l’imagination pas de l’imaginaire, aujourd’hui on a un imaginaire des mers et des océans. Je pense que c’est une dimension qui est extrêmement favorable à ce que nous appelons l’échange.
Alain Veinstein : Si on voulait essayer un peu de définir ce livre, « Une nouvelle région du monde », Édouard Glissant, vous qui êtes le poète du « tout monde », vous êtes aussi l’écrivain du « tout livre ». On peut dire que ces livres représentent toutes les formes possibles de livre.
Édouard Glissant : Oui parce que vous savez, nous sommes à une époque, à une période de la vie des humanités où nous ne savons pas, heureusement, quelles formes prendront les nouvelles modalités d’expression de ces imaginaires, d’expression des cultures. Nous ne savons pas si du roman au poème au théâtre à la vidéo au film etc., tout sorte de fantasmes mis en images et toutes sortes de rêves mis en musiques en même temps, quelle forme prendra l’objet d’art demain, nous ne pouvons pas le savoir. Si nous savions d’ailleurs, nous serions paralysés, nous ne pourrions pas le réaliser. Ceux qui le réaliseront ne sauront pas au moment où ils essayeront de le réaliser. Par conséquent, ce que nous pouvons déjà faire, sinon de créer ces nouvelles formes, c’est de créer des objets qui présagent ce mélange, cet inexplicable, cet imprédictible avec les moyens dont nous disposons. Nous ne disposons pas encore des moyens absolument incroyables dont les humanités disposeront sans doute dans cinquante ou cent ans mais il faut, non pas prévoir cet imprédictible mais en avoir une intuition prophétique. Je pense que c’est cela qui fait que nous écrivons des livres, nous peignions, faisons de la musique, de la musique qui peut être un poème et des tableaux qui peuvent être des romans, etc., etc., etc.
Alain Veinstein : Ce sont des objets mosaïques un peu ?
Édouard Glissant : Oui, avec une unité, quand même, organique, ce n’est pas des simples dispersements.
Alain Veinstein : Et cela induit une relation particulière au temps car on est simultanément dans le passé, le présent et dans le futur, pour ainsi dire.
Édouard Glissant : Au temps et aussi à l’espace-temps, car on peut être simultanément à la pointe de Madagascar ou sur les côtes du Maine etc., etc. donc, cet espace-temps, c’est l’espace temps de « tout monde » où nous devons entrer ensemble.
Alain Veinstein : « Le tout monde » appelle « le tout temps ».
Édouard Glissant : Oui.
Alain Veinstein : Dans le votre livre, on retrouve évidemment vos thèmes de prédilections, pas seulement « le tout monde » mais la relation, la complexité, le langage, la différence.
Édouard Glissant : Surtout la différence. J’insiste sur ce point parce que tout ce qui s’est fait comme expression de la recherche du beau ou de la recherche de la beauté a été secrété par l’idée que l’identique, le même, le semblable est fécond. Et moi, je crois que la différence est féconde et qu’il est temps que nous prenions conscience que les différents ne mènent pas forcément à des meurtrissures et à des neutralisations de toutes choses. Je crois que la particule élémentaire du vivant ce n’est pas le semblable, c’est le différent parce que le semblable qui se reproduit lui-même tend à un tissu neutre et aseptisé, les différences tendent à un tissu vivant, bouillant, tremblant peut-être mais continument exhalant.
Alain Veinstein : Il n’y a pas que des thèmes poétiques ou philosophiques dans ce livre. Vous abordez des sujets sensibles, souvent, et actuels, dans l’air du temps. Vous parlez de la colonisation, de l’esclavage, par exemple. Vous parlez de la mémoire, aussi.
Édouard Glissant : Quand nous avons commencé cet entretien, j’ai dit que cette nouvelle région du monde, c’est la région où nous devons entrer tous ensemble, où il ne doit pas y avoir la moindre parcelle d’humanité éloignée de l’entrée dans cette région, personne, ni une vérité, ni une sensibilité, ni une parole ne doit être éloignée, mise à part. Par conséquent, j’ai dit aussi, pour cela il nous faut avoir voir, non pas du même œil, mais d’un œil égal le passé. Parce que nos passés se rejoignent maintenant. Et si nous n’essayons pas de les voir d’un œil égal, nous continuons les anciens errements. Ces anciens errements avaient leurs justifications, ont produits aussi du beau, mais ce n’est plus, dans le monde actuel, ce qu’il faut faire. Dans le monde actuel, ce qu’il faut faire c’est voir du même œil nos passés différents pour non pas devenir semblables, ce qui serait terrifiant, mais pour accorder et harmoniser nos différents et nos différences et en tirer quelque chose d’autre et de nouveau.
Alain Veinstein : Parmi les sujets sensibles que vous abordez dans le livre, Édouard Glissant, il y a aussi celui de l’immigration. Immigration choisie, vous dites que ce n’est pas quelque chose que la France peut décider unilatéralement.
Édouard Glissant : D’abord, je pense qu’un pays qui, comment dire,… [manque] ces immigrations seraient rapidement un pays neutre, sûrement comme n’est pas la Suisse, mais comme on pourrait penser que pourrait être la Suisse, un pays neutre, je crois que la France ne peut pas se permettre. L’immigration a quelque chose de tragique. L’immigration, c’est les grandes tragédies des déplacements des peuples et un pays ne peut pas filtrer cela. Le risque de l’immigration est pris par les gens qui immigrent et aussi par les gens qui reçoivent les immigrés. Et si on ne prend pas de risque dans le monde actuel, on n’est opus un pays vivant. On est un pays corseté, un pays qui a des principes rigides, etc. Et ce pays-là, ne produit plus rien. Je suis tout à fait sûr de cette vérité. Toute immigration est à la fois un risque et un avantage pour ceux qui immigrent et pour ceux qui les reçoivent. Ça, c’est la chose principale. Deuxièmement, la France veut avoir un rôle dans le monde, en partie, mais en partie seulement, elle fonde ce rôle sur ce que l’on appelle la francophonie. Quel que soit la proportion de cette partie-là, que cela soit 10, 20 ou 30% de la volonté d’action de la France dans le monde, on ne peut pas régler les rapports entre la France et l’extérieur, en particulier avec les pays d’Afrique, sans consulter ce qui constitue la francophonie. La France ne peut pas prendre des arrêts arbitraires, même s’il s’agit de l’entrée sur son territoire, en ignorant les composantes de ce qu’elle veut mettre en train dans le monde pour son action. Il faut donc que les problèmes de l’immigration soient abordés collectivement par tous les gens intéressés. Il y a une autre chose que je tiens à dire. Je tiens à dire que je ne crois pas du tout, en ce qui concerne la colonisation, d’une part aux flagellations, il ne s’agit pas du tout de cela, d’autre part aux indemnisations, réparations. Tout cela est un jeu assez stupide. Mais je dois dire qu’il y a une dimension qui est absolument irréfutable, c’est que tout un continent, et là nous pouvons parler de continent, l’Afrique, a été, dès le départ, enfoncée dans les ténèbres par l’action de la traite et par l’action des colonisations et qu’il est absolument certain que le monde doit quelque chose à l’Afrique. Il faut par conséquent, dans ces conditions, quoique je répugne fondamentalement à parler de réparation, il faut que le monde considère que l’Afrique a subi un dommage pratiquement irréparable. L’Afrique a droit, je dirais les Afriques, parce qu’il y a plusieurs Afriques, ont droit à des mesures absolument nécessaires de redressement et d’organisation et de libération, de même.
Alain Veinstein : Il y a donc pas mal de fantômes qui rôdent du côté de la francophonie.
Édouard Glissant : Beaucoup, oui. Si l’on veut que la francophonie, pourquoi pas, soit une dimension réelle du monde actuel il faut que tous ces problèmes-là soient discutés franchement, complètement. Il ne faut pas que l’on continue les histoires des non-dits, que l’on prête des intentions à ceci, que l’on essaye de provoquer les autres par des insultes, non ! Il faut tout mettre dans notre espace, sur les tables des montagnes et des hauts-plateaux, discuter et essayer de trouver des solutions communes qui soient partagées.
Alain Veinstein : Vous parliez tout à l’heure des mers et de la beauté des mers par leur absence de frontières. Est-ce que la notion de frontière a encore un sens aujourd’hui ?
Édouard Glissant : Telle que la frontière était conçue, c’est-à-dire un enfermement et, disons, une protection contre l’ailleurs, je crois que la frontière n’a plus de sens aujourd’hui. Mais le mot frontière a d’autres dimensions. Je crois que la frontière c’est ce qui sépare, tout en les unissant, deux manifestations de l’être ou de l’existence. Ça, c’est simple. Quand je suis en Martinique et que je vais en Guadeloupe, deux pays pareils, quand j’arrive en Guadeloupe, je suis content. Je ne sais pas de quoi mais je suis content d’un changement. Pourquoi ? Parce que ce que j’ai en moi je le mets là en contact avec ce que l’autre a, lui. Pourquoi la frontière a un sens ? Parce que dans ce mélange du « tout monde », dans cet inextricable, nous ne sommes pas dilués, nous ne flottant pas dans l’air comme des zombis ou comme des esprits, non, nous avons notre propre identité mais nous ne l’enfermons pas, nous nous ouvrons à l’autre. De même, quand on est en France et qu’on arrive en Italie, en Toscane, quel plaisir ! N’est-ce pas ? Ou quand on est en Toscane et qu’on arrive en Beauce ou en Bourgogne, quel plaisir ! La frontière aujourd’hui, n’est plus ce qui est interdit, la frontière doit être pour tous ce qui ouvre, ce qui autorise, ce qui permet parce que la frontière contient votre identité qui n’est pas diluée dans l’air, qui n’est diluée dans l’autre mais qui peut changer au contact de l’autre, elle le contient et ne l’enferme pas. Nous devons avoir un autre sens du mot frontière, je dirais frontière non limite, la frontière qui n’est pas une limite. Vous vous souvenez du Manifeste du surréalisme, ou dans les œuvres de Breton, je crois qu’il y avait limite non frontière du surréalisme, mais moi je dirais frontière non limite. C’est une frontière parce qu’elle marque l’échange entre deux identités mais ce n’est pas une limite, elle n’empêche pas ces deux identités de se rencontrer et de s’échanger et de profiter l’une de l’autre.
Alain Veinstein : « Une nouvelle région du monde / Esthétique 1 » est publié chez Gallimard. « Du jour au lendemain », Juan Richard Dufour, Gaëlle Julan ( ?), François Poirié, Alain Veinstein. Bonsoir.