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Édgar Morin : Histoire du futur

Édgar Morin : Histoire du futur, 20 janvier 1985, un entretien avec Michel Gonzalès, sur les ondes de France Culture, transcrit par Laurent Nadot.

Michel Gonzalès : Edgar Morin, membre du groupe des 10, qui a lancé la réflexion systémique dans les années 70, auteur de « La nature de la nature » et « La vie de la vie » parle ici du futur, notre futur tel qu’il le pense.

Edgar Morin : Je traiterai de façon interrogative les interrogations que vous me posez, car je veux bien préciser dès le départ que dans ce genre de problème, c’est-à-dire le problème du futur, il n’y a pas de place pour ces futurologies qui ont régné pendant les années 60 et dans lesquelles des spécialistes patentés du futur (comme si le futur pouvait faire l’objet d’une spécialité) nous donnaient des courbes d’évolution générale des techniques et de la société. Alors pourquoi répudier ce type de prédiction ou de prévision ?

Première raison : pour parler du futur de façon assurée, il faut évidemment supposer qu’il y ait en gros un déterminisme qui fasse que l’on puisse au moins induire le futur du présent. Or sur le plan du déterminisme nous savons qu’il y a des bifurcations, il y a des moments où l’histoire hésite, choisit un chemin, ou bien défaille. Du reste c’est pour ça que personne n’avait prévu la révolution d’octobre de 1917 en 1915. Et même en 1917 le leader de cette révolution Lénine n’aurait jamais prévu que 10 ou 15 ans après ce serait un pouvoir totalitaire stalinien qui règnerait sur l’URSS. Nous nous rendons bien compte que dans toute l’histoire humaine tout ce qui est apparu d’important était imprévisible sinon totalement du moins seuls quelques déviants anormaux pouvaient le prévoir. Par exemple vous vous rappelez très bien dans l’Illiade que la malheureuse Cassandre qui prévoit les malheurs de Troie se fait rabrouer par tout le monde on dit « c’est une folle, c’est une démente », effectivement : toute vision qui ne correspond pas avec le sens commun apparaît comme un délire. Bien entendu il y a des déterminismes en marche, il y a des processus en marche, mais y a rien de fatal.

La deuxième chose : pour prédire le futur, il faut voir l’avenir à partir d’un présent. Or il faut supposer que notre présent est connu. A mon avis c’est une illusion totale : l’illusion que nous connaissons le présent. Pourquoi ? Pour deux raisons : la première c’est que nous n’avons pas le sens du relief et de la véritable importance des événements, puisque ce relief et cette importance seront donnés dans le futur. Prenez par exemple la révolution française. Il y a une petite loi parmi d’autres qui s’appelle la loi Le Chapelier. Nul ne pense à l’époque que c’est à partir de cette loi que pourra se faire le libre développement des forces économiques capitalistes libérales. Mais on peut même dire que les hommes de 89 ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ils savaient ce qu’ils voulaient, ils savaient ce qu’ils espéraient. Donc c’est après qu’on voit le sens des événements passés. Nous comprenons toujours trop tard ce qui s’est passé dans le passé. Et nous le réinterprétons justement en fonction d’un nouveau présent qui est l’ancien futur. J’ajoute que dans le présent aussi, nous ne percevons pas des réalités microscopiques, parce qu’elles échappent à notre regard, à notre presse, à nos media. Ça, c’est toujours passé ainsi : une grande invention met un certain temps avant de franchir la rampe, et de passer dans le domaine public. Par exemple quand en 1950 Watson et Crick sont en train de découvrir la structure du message génétique dans l’ADN, des chromosomes : personne ne sait que c’est une découverte révolutionnaire qui porte déjà en elle cette bio-industrie qui est en train de démarrer aujourd’hui. Et peut-être que dans 20 ans cette bio-industrie prendra une importance capitale... Regardez, Jésus : aucun contemporain ne parle de Jésus. Flavius Josèphe dans la Guerre des Juifs n’en parle pas ce qui fait que beaucoup d’historiens ont dit « peut-être que Jésus n’a pas existé, puisque aucun contemporain vivant n’en parle ». Regardez Marx : personne ne parle de Marx en 1848 où le devant de la scène est occupé par des mouvements tout à fait autres alors que c’est l’année où parait le manifeste communiste. Qui nous dit qu’un texte capital n’est pas en train de paraître ou n’a pas déjà paru maintenant, qu’une oeuvre capitale qui va changer les choses n’est pas déjà faite mais peut-être est en train de moisir dans les caves d’un éditeur qui s’apprête à la mettre au pilon. Donc si vous voulez y a cette ignorance du présent, des germes et des ferments qui sont dans le présent. Ca c’est des raisons capitales qui nous incitent à la prudence.

Michel Gonzalès : Il me semble au passage que la plate-forme de savoirs, cette plate-forme nouvelle, cette interconnexion nouvelle transdisciplinaire que vous avez tenté de mettre au point est peut-être une base.

Edgar Morin : C’est une base qui dans le problème qui nous concerne, évite sans doute de dire bien des imbécillités simplifiantes, en disant « il n’y a qu’à faire ceci » ou « il va se passer ceci ». C’est une base qui nous montre que tous les problèmes, que toutes les réalités sont intersolidaires, et qu’on ne peut pas concevoir isolément le développement de telle ou telle variable ou de tel ou tel facteur. Quand on voit par exemple avec cette idée de complexité se développer un processus puissant, nous pouvons penser que ce processus à un moment donné déclenchera le contre-processus. Par exemple le processus d’urbanisation, d’industrialisation, de bureaucratisation, qui déferle dans notre société dans les années 50-60, commence à préparer de lui-même sa réponse, sa première réponse qui consiste à ce que les gens essaient d’avoir une vie privée, d’aller en week-end, loisirs, vacances etc, c’est-à-dire de se créer une réserve de vie naturelle par rapport au déferlement de la vie chronométrée bureaucratisée aliénée. Et puis c’est l’explosion écologique qui montre que l’industrialisation à un moment donné a dépassé certaines limites et que ses bienfaits deviennent des produits secondaires alors que ses effets nocifs deviennent principaux. Donc ces idées, ce que je peux appeler la méthode de complexité, nous aide à voir la complexité, mais justement cela ne nous incite pas à faire des prophéties assurées. Cela nous aide à lutter contre les optimismes niais et éventuellement les pessimismes niais, si vous voulez...

Michel Gonzalès : ...mais placent l’économique dans le champ beaucoup plus général du psychologique, de l’anthropologique. Ce n’est pas rien à l’époque où l’on croit que l‘homme est une petite molécule qui fonctionne selon des lois, qu’elles soient Keynésiennes ou autres.

Edgar Morin : On le croit... de moins en moins… Mais vous me parlez d’économique, je veux vous parler d’un deuxième facteur d’incertitude, qui est la crise ou peut-être disons les crises. Il faut bien savoir ce que veut dire le mot crise. Le mot crise signifie, tout d’abord, dans le domaine économique, social, politique, la progression des incertitudes. Une société c’est quelque chose qui est... régulé. Et une régulation c’est ce qui évite les déviances, les événements qui perturbent la société. Or la crise est un dérèglement, et à ce moment là des facteurs de complémentarité deviennent antagonistes, des solidarités se brisent, et des petits mouvements déviants peuvent prendre une énorme importance. Tout à l’heure je parlais des crises politiques, on voit bien comment un tout petit mouvement déviant comme l’était le mouvement bolchevique dans la Russie Tsariste, tout petit mouvement parmi les autres mouvements révolutionnaires (il y avait les socialistes révolutionnaires, il y avait les menchevicks, il y avait les anarchistes etc), au cours d’une crise a pris un développement énorme. Donc une crise est quelque chose d’incertain. Or nous sommes dans une crise, je dirais une polycrise. Tout d’abord c’est une erreur de considérer seulement le caractère économique de la crise dans laquelle nous sommes entrés depuis 73. Je veux rappeler quelque chose que l’on tend à oublier, c’est qu’avant cette crise économique il y a eu dans nos pays occidentaux une crise culturelle profonde, qui s’est manifestée par différentes éruptions disons dans le secteur le plus fragile de la société qui était la jeunesse, et par l’aspiration à un autre type de vie, à une autre culture, à d’autres rapports humains. Autrement dit il y a eu une insatisfaction profonde de cette vie qui semblait être très prometteuse, et que du moins les prophètes patentés de la société industrielle annonçaient comme la meilleure des vies qui jamais aurait pu apparaître dans une société.

Michel Gonzalès : Le progrès continu...

Edgar Morin : ...et en plus le progrès continu... Donc vous avez une crise culturelle profonde où on interroge vraiment le fondement même de notre vie, du mode de vie des gens. Et aussitôt après arrive la crise économique. Mais cette crise économique elle n’est pas venue par un pur et simple dérèglement économique. Ce qui l’a déclenché c’était un événement de nature géo-politico-militaire, qui était la guerre du moyen-orient. Et très rapidement cette crise s’est engrenée dans ce qu’on peut appeler la crise planétaire. Alors là je crois qu’il faut aussi bien bien voir que nous sommes dans un univers convulsif, et si je dis crise planétaire, ça veut dire que quelque chose s’est passé au cours du XXème siècle. Disons si vous voulez en gros qu’à partir de la découverte de l’Amérique, les parties disjointes de l’humanité, séparées par les religions par les langues par les croyances par tout ce que vous voulez, par les rites, par les cultures se trouvent plus ou moins en communication, d’une façon du reste atroce, c’est à travers le colonialisme, à travers l’impérialisme, à travers les guerres. Et finalement les seuls facteurs de planétarisation qui surgissent au XXème siècle, ce sont les guerres : 2 guerres mondiales. Alors ces deux guerres mondiales donnent les régimes totalitaires, donnent la crise de 29. Ya un circuit de crise qui semble parfois s’atténuer, se calmer, mais à vrai dire ce sont de pures illusions : l’idée qu’au cours des années disons 50-60 on sortait du bruit et de la fureur historique ; qu’on entrait vers un nouveau monde, que les recettes du développement industriel allaient résoudre tous les problèmes ; que l’URSS allait perdre le totalitarisme ; que les pays du tiers monde allaient suivre ce merveilleux modèle... Tout ceci s’est complètement effondré : nous sommes dans un monde convulsif. Alors le fond de cette crise planétaire veut dire qu’on ne peut pas prévoir. Parce que ce qui va se passer en France, ne peut pas être isolé de ce qui va se passer dans les autres pays occidentaux, qui ne peut pas être isolé des rapports grosso-modo Est/Ouest, URSS/États-Unis, qui ne peut pas être isolé de ce qui va se passer en URSS, si cette puissance militaire énorme va devenir brusquement agressive ou belliqueuse ou si au contraire elle va entrer dans un cycle de pacification. Nous avons des facteurs d’incertitude formidable à tous les niveaux. Et en plus s’ajoute une nouvelle incertitude à toutes celles qui existaient auparavant : nous ne savons pas si l’humanité n’est pas menacée d’anéantissement vu que des armes capables de le faire existent. Alors dans cette crise si vous voulez, dans un sens nous perdons tout avenir, car nous ne pouvons pas prévoir ce qui va se passer. Si vous pouvez prévoir ce qui va se passer dans une France supposée en vase clos, eh bien l’idée même de ce vase clos qui vous permet de faire une prédiction est fausse, et il faut la supprimer. Donc il y a tellement d’interactions, d’interrétroactions, de jeux divers, sans parler de ce que je vous ai dit tout à l’heure c’est à dire l’irruption du nouveau qui va s’effectuer comme toujours dans l’histoire et qui va modifier, créer des bifurcations nouvelles, que nous sommes condamnés à être comme ces navigateurs dans nuit et brouillard qui doivent être d’une extrême vigilance, qui doivent sonder tous les signes qui apparaissent, tous les bruits, toutes les formes, et qui courent un risque énorme. Dans un sens nous avons perdu l’avenir, et dans un sens cela est vécu par les gens. Je crois qu’effectivement nous vivons dans une sorte de somnambulisme au jour le jour. Je pense que les gens sont tellement conscients des menaces énormes et apocalyptiques qui pèsent sur eux, des risques de régression atroce qui existent, qu’ils préfèrent s’accrocher au jour le jour à ce qu’ils ont, à consommer, à jouir un petit peu si on le peut, en attendant la suite. Moi j’ai un peu connu d’une autre façon ceci, au moment où la deuxième guerre mondiale montait on sentait qu’elle montait : il y avait Hitler qui avait menacé la Tchécoslovaquie, qui avait récupéré les Sudètes, qui avait anschlussé l’Autriche, qui commençait à revendiquer Dantzig. Et les gens dans ce climat là dans le fond ils préféraient ne pas y penser, ils pensaient à continuer à vivre jusqu’à la fin. Donc nous sommes un peu comme ça. Ca ne veut pas dire dans mon esprit que je prévois une 3ème guerre mondiale, pas du tout : je diagnostique un certain état d’esprit, qui est un mélange de réalisme lucide et de somnambulisme hagard. Parce que quand on est réaliste on se rend compte de notre impuissance totale devant ces développements, et cette impuissance nous rend somnambule. Nous devons dans ces moments là essayer de nous réveiller mais c’est très difficile. Bien. Alors dans un sens je dis nous n’avons pas d’avenir. Mais je veux aussitôt ajouter à cette proposition une proposition absolument contraire : en même temps nous avons trop d’avenirs. Qu’est-ce que ça veut dire ? Si limitée que soit notre connaissance du présent et des processus qui se sont fait jour dans notre siècle, il y’en a trop. Prenez par exemple la technique, ce qu’on appelle les nouvelles techniques : informatique, computique, robotique, bio-industrie, etc. Rien qu’en considérant de façon isolée ce qui a surgi, depuis qu’est née en gros la cybernétique dans les années 40-50, eh bien on a tout de suite deux futurs opposés qui s’offrent sur le marché. Vous avez le futur apocalyptico-pessimiste du type Orwell, c’est-à-dire le 1984 informatique. Et vous avez le futur euphorico-optimiste du type Alvin Toffler : l’un est l’autre sont fondés ! L’un et l’autre sont fondés, parce que par exemple grâce aujourd’hui aux computers, aux terminaux, aux modems, grâce à ces choses qui déjà existent sur le marché, on prévoit très bien qu’un individu sera capable d’aller à toute source d’information, culturelle, scientifique, qu’il pourra disposer de ressources artistiques dont il a besoin, qu’il pourra télécommuniquer avec qui il veut dans le monde. On voit la possibilité d’une sorte de décentralisation fantastique de l’univers culturel psychologique et je dirais intellectuel. Et puis en plus la perspective que l’homme se voie débarrassé de ses tâches physiques pénibles par la machine, mais que grâce à la machine intelligente il soit débarrassé de ses taches intellectuelles fastidieuses, comme ça se passe déjà pour le calcul avec les machines à calculer, et comme ça pourra se passer pour toute une série d’opérations logiques, de recherche, de scanning etc. Donc on voit très bien que l’ordinateur finalement c’est quoi : ce n’est pas un cerveau rival du cerveau humain, mais c’est un cerveau auxiliaire qui est capable de faire des opérations que nous ne pouvons pas faire, et nous gardons la possibilité de rêve d’imagination de folie et de création, qui sont les nôtres. Perspective absolument euphorique ! Enfin grâce à ceci l’humanité débarrassée de la malédiction du travail fatigant et pénible, capable d’affronter son destin, de se penser elle-même, de réfléchir elle même, nous capables enfin de mener notre vie en nous consacrant à l’amitié et à l’amour, et à la curiosité et au savoir. Bien entendu nous ne sommes pas tous près à ça, malheureusement vous savez que devant le loisir brusquement des gens ressentent un certain vertige et ils ont très peur. Mais enfin quand même on peut supposer qu’ils pourraient surmonter ce vide et découvrir qu’en effet la liquidation du travail asservissant n’est pas le loisir vide : ce sont des possibilités aujourd’hui atrophiées qui pourront se réveiller. Ça c’est la vision euphorique : elle est fondée. Mais l’autre vision est non moins fondée, malheureusement. Il est vrai qu’aujourd’hui un état central peut disposer sur un individu, sur un de ses ressortissants, d’un nombre d’informations et d’un contrôle informationnel que notre cerveau n’a jamais eu sur la moindre des cellules de notre organisme. Parce que non seulement il y a un fichier central où sont accumulées toutes les informations, mais à chaque instant de sa vie cet individu peut être écouté par des micros invisibles, tout ce qu’il fait peut être détecté. Et j’ajoute de plus que grâce au développement, des techniques bio-cérébrales permettront de faire chimiquement ce qu’on réussit à faire si mal par la propagande et le bourrage de crâne ordinaire, c’est à dire créer des états d’euphorie, d’acceptation de la servitude ou du mensonge. Donc si vous voulez on se rend compte que tous ces développements risquent de nous déposséder totalement de nos libertés. Et même sur le développement du savoir : vous avez un processus fatal qui est en marche : de plus en plus avec l’hyperspécialisation disciplinaire des sciences, le savoir cesse d’être fait pour être médité, réfléchi et discuté, il est fait pour être accumulé dans des banques anonymes, et tout ceci en but de manipulation des firmes, des états etc. Et dès que quelqu’un s’efforce de réfléchir, vous avez aussitôt une levée n’est-ce pas de protestations en disant « mais comment ! Il ose, il a le droit ? Ce n’est pas possible, Il est fou, il faut l’enfermer etc.... »

Michel Gonzalès (se marre) : c’est ça oui mais c’est amusant, vous avez un sourire là, parce qu’on a dit ça d’Edgar Morin, et pas n’importe qui.. Je vois que vous vous vengez puisque dans votre dernier bouquin Sociologie, je vois un chapitre que vous avez appelé « De la paupérisation des idées générales en milieu spécialisé » Vous réglez, vous faites quelques mises au point là...

Edgar Morin : Oui ben c’est pas régler des comptes enfin écoutez c’est quand même s’indigner pour une chose absolument élémentaire : c’est la première fois dans l’histoire que quand quelqu’un dit « je vais essayer de réfléchir sur la culture dont je dispose », on lui dit « vous n’avez pas le droit ! » . Je crois qu’il y a une sorte de barbarie incluse dans nos croyances techno-bureaucratiques, techno-scientifico-spécialisées qui règnent, et contre lesquelles il faut réagir. Et quand je réagis pour moi je réagis pour tous : le droit à la pensée et à la réflexion du citoyen est un des droits démocratiques n’est-ce pas, comme les autres. Mais ceci était à titre d’exemple pour nous indiquer les risques de barbarie qui sont inclus dans notre développement technoscientifique même. Et ce que j’ai dit pour l’informatique, pour les biotechnologies etc, tout ceci vaut pour la science elle-même. Comme je l’ai écrit à maintes reprises, je ne suis pas de ceux qui ne voient qu’une bonne science qui apporte ses bienfaits sur l’humanité, grâce à laquelle la connaissance des virus, des bactéries la chirurgie etc bref une science bienfaitrice qui apporte le bonheur à l’humanité, et une science méchante, la science mauvaise, qui apporte la bombe atomique, la destruction, l’asservissement. J’ai toujours écrit et dit qu’il y a une dialogique entre ces deux potentialités, qui jouent sans trêve et que les choses ne sont pas encore décidées. Le jour effectivement où un certain nombre de bombes thermonucléaires éclateront sur l’humanité et qu’il y en aura plus du moins pour un certain temps, nous aurons compris qu’effectivement à ce moment là ce sont les mauvaises potentialités de la science qui auront vaincu, mais pour le moment il y a un jeu. Mais j’ajoute : je viens de parler de bombes thermonucléaires. La aussi nous avons deux avenirs absolument antinomiques qui sont sur le marché, deux possibilités : la première je viens d’en parler, c’est ce risque d’anéantissement thermonucléaire. Bon, on n’en parle plus parce que ça devient bateau, mais quand même : le stock des bombes thermonucléaires s’accroît sans cesse. Le nombre de pays qui peut en posséder ou en fabriquer s’accroît sans cesse. La possibilité de miniaturiser ces bombes, de les rendre de plus en plus maniables, s’accroît sans cesse. J’ai entendu dernièrement parler de la bombe sac au dos, ce qui fait qu’un fantassin n’est-ce-pas, peut emporter sa petite bombe atomique non pas dans sa musette mais enfin dans son sac. Il devient de plus en plus statistiquement possible que quelque chose éclate. La chose si vous voulez qui est de plus en plus possible c’est un conflit thermonucléaire localisé, ou une erreur, ou un accident, ou un attentat, lui-même localisé, mais même si je dis localisé, ça veut dire quoi : des dizaines de milliers ou des centaines de milliers de morts, d’infirmes etc. C’est déjà une perspective épouvantable. Ceci plane sur nous, c’est notre épée de Damoclès. Epée de Damoclès jusqu’à présent très très ambivalente, puisque effectivement c’est cette menace terrible qui joue un rôle régulateur auprès des gouvernements des deux grands ensembles, des deux grands empires, et jusqu’à présent cette terreur nous fait gagner du temps. La question est de savoir si elle ne nous fait pas perdre du temps aussi, et j’ai l’impression que malheureusement le danger s’accroît mais il est invisible. Il faudrait que le danger soit encore plus grand et brusquement très présent pour que le sursaut biologique et vital de l’humanité nous vienne. Actuellement malheureusement nous sommes dans l’inconscience, ou nous voulons rester plutôt dans une zone de subconscience. Ces bombes s’accumulent dans les silos, dans les sous-marins, dans les super-bombardiers, elles se multiplient, et après tout on fait comme si ça n’existait pas. Donc voici un premier futur, il existe, il peut être prédit, il peut être quantifié etc. Deuxième futur, c’est celui je dirais, de la solution du drame planétaire. Je ne veux pas dire par la : solution miraculeuse où l’humanité trouve le bonheur, non. Mais je veux dire ceci : étant donné que toutes les parties de l’humanité se trouvent aujourd’hui en état de communication multiple : économique, et surtout de télécommunication immédiate. Aujourd’hui la planète Terre est 1000 fois plus facile à gouverner que l’était la France du temps de Louis XIV, où il fallait plusieurs jours pour qu’un émissaire royal aille de Paris à Marseille. Aujourd’hui ça serait enfantin du point de vue technique, du point de vue pratique, que de fédérer l’humanité. Aujourd’hui y a assez d’idées universalistes fondées qui existent disant que les hommes sont tous des homo sapiens ayant tous les mêmes caractères fondamentaux et les mêmes aptitudes intellectuelles statistiquement quelles que soient les races les ethnies etc.

Michel Gonzalès : C’est là où la découverte du code génétique, l’unité du code génétique, a du jouer un rôle unificateur puissant.

Edgar Morin : Elle aurait du, elle devrait, elle n’a pas joué...

Michel Gonzalès : pas encore...

Edgar Morin : Elle n’a pas joué, mais voici quelque chose effectivement : nous sommes mieux renseignés sur l’unité de l’espèce humaine, mais avant même le code génétique, la plupart des humanistes, la plupart des penseurs, sentaient profondément cela. Que les hommes formaient finalement une espèce. Il n’y pas simplement ce sentiment d’espèce que du reste ont voulu exprimer, et c’est là leur beauté et leur grandeur, les grandes internationales. Rappelez vous qu’il y en a eu 4, internationales, n’est-ce pas, dans notre histoire depuis le XIXème siècle. Malheureusement elles ont toutes mal tournées c’est-à-dire qu’elles ont toutes mal tourné c’est- à-dire qu’elles se sont fait bouffer par les hyper-nationalismes. Nous avons donc une situation, nous avons tous les facteurs pour que l’humanité se réconcilie, et d’autant plus qu’elle veut vivre. Et autrement dit pour survivre aujourd’hui, comme disait déjà Jaspers, il faut évoluer. Je dirais même qu’il faudrait une révolution, si le mot de révolution n’était pas devenu aussi souillé aussi horrible et aussi réactionnaire, car il est évident que maintenant, il faut vous dire que tous les plus beaux mots, tous les plus grands mots ont été absolument souillés parce qu’ils ont servi de paravent ou de mensonge. Mais il est évident qu’il nous faut une transformation très profonde dans les rapports humains, et que ce type de transformation, du reste dont on va parler tout à l’heure au moment de l’utopie, nécessite une transformation multidimensionnelle. C’est pas seulement les rapports entre les nations, entre les cultures, entre les ethnies, mais entre les groupes, et je dirais même entre les individus, et pour chacun entre soi et soi. Il faut qu’il y ait une transformation profonde : c’est une possibilité. Il n’y a aucune impossibilité technique, pratique. La seule impossibilité disons c’est le côté borné de l’homme, c’est sa folie, c’est le délire, c’est l’hypertrophie des pouvoirs nationaux etc. C’est les ambitions, la puissance. Mais y a aucune impossibilité. Donc voici deux éventualités : l’une si vous voulez, qui nous permettrait une nouvelle naissance de l’humanité. Et je dis nouvelle naissance de l’humanité à dessein, puisque nous savons aujourd’hui que l’humanité n’est pas née une fois. Nous devons abandonner ce mythe ridicule qui règne encore dans beaucoup d’universités françaises, que Homo Sapiens surgit brusquement, et qu’il apporte la culture, qu’il apporte l’outil, qu’il apporte l’intelligence, qu’il apporte le mythe, et c’est une rupture avec tout le monde naturel et le monde animal. Non. L’humanité est née plusieurs fois. Elle est née au moins une fois quelque part en Afrique australe ou un petit bipède s’est lancé dans la savane, et qu’il a déjà commencé à fabriquer des outils, à se faire des abris et à être un chasseur chasé par d’autres animaux rapaces comme lui. Et puis nous savons qu’il y a eu une autre naissance sans doute avec Homo Érectus où à se moment là l’usage du feu a été introduit et déjà peut-être notre langage à nous. Et puis la troisième grande apparition, troisième naissance si vous voulez, c’est Homo Sapiens c’est à dire nous l’homme au gros cerveau, avec le surgissement de la conscience, et en même temps de l’inconscience, de la mythologie de la mort, du refus de la mort, et des croyances mythologiques. Et je dirais même qu’après Homo Sapiens il y a eu une autre naissance, ce sont les sociétés historiques, parce qu’Homo Sapiens s’est répandu dans le globe avec des petites sociétés de quelques centaines d’habitants. Et un jour, enfin à un moment donné, nue fois ou deux, trois fois, dans certains lieux, se sont créés de grands groupements avec l’agriculture, avec les villes, avec les armées, avec les états, et l’humanité a redémarré une nouvelle aventure il y a quelques milliers d’années seulement. Or aujourd’hui, à mon avis, pourrait recommencer une nouvelle aventure, une nouvelle naissance, c’est que l’humanité en tant que telle l’humanité diasporée depuis ses origines se retrouve et se fédère. Alors voici les deux possibilités limites. Mais entre les deux, il y a beaucoup de possibilités. Et je dirais que tout continue cahin-caha. Avec des conflits locaux ici, qu’on réussit à éteindre plus ou moins là. Que tout continue en se payant par des milliers de morts de famine, comme ça se passe aujourd’hui en Abyssinie, en Éthiopie, dans les pays du Sahel, etc. Et encore, il y a le Bengale, il y a d’autres régions en Amérique Latine. Tout pourrait donc continuer, et je dirais même régresser, et qu’on entre dans ce qu’on pourrait appeler une sorte de moyen-âge planétaire, dans une sorte de régression planétaire. La aussi ce sont des phénomènes qui ont existé dans l’histoire. L’empire romain s’est désintégré pas seulement en tant qu’empire : il s’est désintégré en tant que civilisation. Les circulations se sont arrêtées, la Méditerranée a cessé d’être nue voie de communication. Tout s’est recroquevillé, tout s’est embouteillé, et on est entré dans l’époque dite du moyen-âge. Bon, nous pouvons entrer dans un moyen-âge typique. Déjà dans beaucoup d’endroits, il y a une sorte de médiévalisation de la vie. Vous vous rappelez que dans la vie, les gens circulaient par convois de ville en ville à cause des brigands. Aujourd’hui, c’est pas de ville en ville à cause des brigands, c’est peut-être de ville en ville à cause des guérilleros dans telle ou telle région du monde, mais dans nos régions en Amérique etc, il y a des heures où il faut pas sortir seul la nuit, ou même le jour. Y a des précautions. Je viens de voir dans le métro, dans 7 sur 7, apparaître les bérets rouges, ces sortes de milices volontaires, qui mettent de l’ordre dans le métro de New-York. La substitution d’une force de justice privée, et des règlements de compte, et de la vendetta, et le châtiment par soi-même, la légitime défense comme on dit, ce sont des phénomènes de médiévalisation, tout ça.

Michel Gonzalès : alors, la carte magnétique, la clé magnétique, pour rentrer chez soi. Le pauvre est dehors et il reste dehors : le pauvre est le dangereux.

Edgar Morin : Mais bien sur, il se crée des ségrégations sociales avec l’absence de contact entre les castes sociales. Y a toute une série de phénomènes, et c’est ce que je vous disais : tous ces futurs sont là. Déjà présents. Aussi bien le futur euphorique de la libération du travail, que le futur de l’asservissement informatique, que le futur du nouveau moyen-âge planétaire.

Si vous voulez moi je dirais, pour conclure ce premier, pour pas dire ce tour d’horizon, parce que c’est bien prétentieux, ce que je veux dire, je crois, je reviendrais sur l’idée de départ, qui est l’idée de présent. Bien entendu nous ne connaissons pas bien notre présent, nous ne connaissons pas le présent, mais nous le connaissons d’une certaine façon, et surtout nous pouvons mieux le connaître si nous essayons de le situer quand même dans l’évolution. Or je crois qu’il y a eu une erreur d’optique totale qui a régné et qui régnait encore peut-être il y a 10 ans, ou 15 ans. Quelle était cette erreur d’optique ? Elle régnait et je dirais même qu’elle continue dans pas mal de secteurs poussiéreux de l’esprit, à régner : on était persuadés que notre science allait vers son accomplissement. Pourquoi, bien c’était évident : on voyait les progrès de le microphysique, on voyait les progrès de la cosmophysique, on voyait les découvertes fantastiques des sciences physiques. On voyait ces grandes découvertes des sciences biologiques, le code génétique etc. On avait l’impression que même notre inconscient était désormais sondé et éclairé par des torches et des explorateurs qui s’appelaient les psychanalystes. On avait l’impression donc que la sociologie même était une science qui commençait à connaître les mécanismes de la société. On avait l’impression que notre connaissance était arrivée à maturité. Et complémentairement il y avait ce mythe de la société industrielle. On n’en parle plus beaucoup : on parle de société post-industrielle, post-moderne etc. Ça voulait dire à l’époque que le développement de nos sociétés, avec la production industrielle, allait créer du bien être, du bonheur, et que finalement la société humaine avait trouvé sa meilleure formule. Qu’on pouvait pas la dépasser. Il y avait une sorte de fin de l’histoire. Bien entendu, nous on arrivait presque au terminus, il fallait attendre que ces braves gens du tiers-monde engrossent un peu moins leurs femmes et améliorent un peu leurs récoltes, pour nous atteindre dans 10, 20 ans, enfin au moment des grandes retrouvailles de l’an 2000. C’était un peu ça le mythe qui régnait.

Michel Gonzalès : il fallait aussi attendre que le prolétariat en sorte... Y’avait que le prolétariat c’était fait pour en sortir, j’ai beaucoup entendu ça par la bourgeoisie de l’époque.

Edgar Morin : Non, y avait l’idée que justement le prolétariat serait intégré. D’abord y’aurait plus de prolétariat, tout entrerait dans l’univers salarial. Tout le monde serait content, tout le monde gravirait les échelons, aurait un statut, personne ne mourrait de fin. On acceptait l’idée de l’état providence. Bref on avait une formule de société idéale, et de leur coté du reste, les tenants disons du mythe du salut incarné en URSS d’abord puis en Chine après, et voire même au Viêt-Nam et ailleurs, disait ben voila, maintenant y’a plus que, encore quelques efforts. Vous vous rappelez que Krouchtchëv disait en 60 : « en 1980, nous arriverons enfin au communisme, on aura dépassé les États-Unis, a chacun selon ses besoins ». L’idée que c’était installée en URSS sous une forme peut-être encore rudimentaire, encore barbare, la forme définitive de la société libérée, était une idée qui régnait encore dans beaucoup de couches intellectuelles en France et en Europe, et dans certains secteurs, pas seulement de la classe ouvrière, mais aussi bien des paysans, des petits-bourgeois, des petits fonctionnaires, qui votaient communiste. Donc on avait deux mythes de salut, deux grandes promesses et tous les deux qui assuraient que l’an 2000 verrait que tout s’arrangerait etc. Peut-être qu’il fallait payer le prix, peut-être qu’il fallait une grande révolution, fallait que le sang coule... Mais enfin, la valeur du sang coulé était toujours une valeur bénéfique, c’est le côté expiatoire. Parce que les gens qui font couler le sang aujourd’hui par des bombes etc, ils le font couler dans un but purificateur. C’est le but salvateur : il faut payer par un sacrifice l’arrivée à une ère meilleure. Or ce dont il faut se rendre compte, c’est que le premier mythe, celui de la société industrielle, il a craqué de toutes parts. On l’a mis au grenier, à la cave au garage à la poubelle, enfin on n’en parle plus. Et le deuxième mythe est très malade : on doute que le Viêt-Nam aujourd’hui n’est-ce-pas, soit le modèle de l’émancipation humaine, après ce qui se passe dans les procès d’Ho-chi-minh ville, après ce qui se passe au Cambodge, après le départ de boat-people etc. Même le petit paradis de poche de l’île de Cuba se révèle être un petit enfer tropical. Autrement dit, fini non seulement le salut par la société industrielle, non seulement le salut par la révolution communiste, mais fini aussi le salut tiers-mondiste. Parce qu’on avait pu croire que en effet le salut, bon c’était pourri à l’ouest, c’était pourri à l’est, mais au moins y avait le Sud, y avait cet univers nouveau, qui recommencerait pas la même aventure et les mêmes erreurs. Et on se rend compte là aussi que ces malheureux pays du tiers-monde sont pris dans des contradictions terribles, avec en plus des problèmes gravissimes, comme ceux de la faim, de la démographie. Bien entendu quand je dis fini le salut tiers-mondiste, ça veut pas dire fini le tiers-monde, car malheureusement beaucoup de gens pensent que, abandonnant leur mythe du tiers-mondisme, ils ne veulent plus en entendre parler, et disent ces gens n’ont qu’à se débrouiller tout seuls, et tout au plus s’ils ont trop faim on leur envoie un peu de lait en poudre. Alors il est évident qu’au contraire nous devons penser que le monde c’est pas seulement les pays techniquement évolués de l’Ouest et de l’Est, le monde, le plus gros de l’humanité, ce sont ces pays là, et du reste même le mot tiers-monde est un mot mauvais, car il unifie un monde totalement hétérogène. Mais où voulais-je en venir ? Je voulais en venir à cette idée : finie l’idée d’un salut sociologique terrestre, qui dans le fond avait été apportée, avait été inoculée dans l’idée socialiste sans doute déjà dès le XIXème siècle, qui avait pris une forme virulente à travers le Stalinisme en URSS, puisque à l’époque on avait parlé même de paradis socialiste. Finie l’idée d’une société harmonieuse, heureuse, réglant les problèmes fondamentaux de l’homme et de la femme. Et cette idée-là qui avait joué un rôle certes moins exalté, certes moins messianique, parce que c’était un mythe pour technocrate avant tout, mais qui avait joué un rôle dans le mythe de la société industrielle de l’ouest, s’effondre aussi. Donc l’an 2000 ce n’est plus l’aurore de l’humanité qui va se lever ? Ce n’est pas vrai. Alors quoi ? Mais ça veut dire qu’il faut changer entièrement notre vision : je vous disais tout à l’heure nous ne sommes pas à l’accomplissement de notre science. A mon avis, nous sommes comme à la fin d’une préhistoire de l’ère scientifique, et peut-être une nouvelle science plus riche, plus complexe, moins mutilante, plus consciente va naître. Du moins je l’espère et le souhaite. Nous ne sommes pas dans l’ère de l’accomplissement subtil de l’intelligence et des idées. Quand on voit nos idéologies, elles sont barbares. Pourquoi est-ce que je prône la complexité ? C’est pour dire que nos façons de penser, nos systèmes d’idées, nos structures mentales, sont extrêmement mutilées et mutilantes, et nous empêchent de voir la multidimensionnalité du réel. Vous parliez tout à l’heure de transdisciplinarité. Transdisciplinarité ça veut dire quoi ? Ca veut dire que toute chose est multidimensionnelle, et qu’il faut essayer de la saisir en tant que telle, ou si on ne la saisit pas en tant que telle, savoir que nous n’en saisissons qu’une partie. Donc nous sommes dans la préhistoire de l’esprit humain. J’en suis persuadé. C’est à dire que les capacités qui se trouvaient dans le cerveau, dans l’esprit d’Homo Sapiens, ces capacités sont encore sous-exploitées. Vous savez qu’Einstein disait que nous n’utilisons que 10 ou 15% des possibilités cérébrales. C’est une idée juste avec une formulation fausse puisqu’on ne peut pas quantifier même en pourcentage nos capacités. D’autant plus qu’il s’agit de qualités. Je suis absolument persuadé que nous sommes encore des barbares, avec nos cerveaux, avec notre esprit, avec nos idéologies. Et ce n’est pas un hasard si nous sommes en même temps à l’âge de fer planétaire et dans la préhistoire et dans la barbarie de l’esprit humain. C’est à dire que nous ne pouvons en sortir je crois, que s’il y a simultanément une transformation sur tous les plans, y compris dans notre structure et dans notre mode de pensée. Et alors c’est ici qu’on peut aborder le problème des utopies. Y a deux utopies à mon avis, deux types d’utopies, qui se mélangent, mais qui en réalité sont d’essences absolument différentes. La première utopie, que moi j’appelle la bonne utopie, c’est le mythe. C’est le mythe qui nous fait profondément, qui exprime nos aspirations à une société je dirais meilleure. Quand je dis société meilleure, je dirais des rapports moins ignobles entre les êtres, entre les individus, entre les groupes. J’avoue que je ne m’habitue absolument pas au racisme, au mépris d’autrui, au mépris de sa rationalité, de sa peau, de toutes ces choses là, ça reste pour moi quelque chose de fondamentalement ignoble, encore que ça soit de plus en plus courant. Nous sommes capables de dépasser ceci. Donc le mythe c’est croire qu’on peut avoir une société où l’homme soit moins un loup pour l’homme, une société fraternelle, une humanité solidaire. Mais je ne crois pas pour autant, et là c’est le mauvais mythe, à une société totalement réconciliée, et qui serait une sorte d’ersatz du paradis qu’on n’aurait pas pu avoir au ciel pour les gens qui ne sont pas croyants. Non, une société c’est une réalité où continuent à exister les différences, les antagonismes, les concurrences, les problèmes, les angoisses, le problème de la mort, le problème de l’amour, le problème du chagrin, le problème de la perte d’être chers, les difficultés de la recherche intellectuelle etc. Autrement dit une meilleure société un meilleure humanité doivent supprimer les maux les plus ignobles qui existent encore dans notre monde, mais ne va pas être le salut. Je crois qu’il faut faire le deuil et abandonner radicalement l’idée de salut terrestre, car c’est elle qui a conduit aux pires atrocités et qui aujourd’hui contribue à cette barbarie de l’histoire. Parce que ce n’est pas un hasard si aujourd’hui ce sont les systèmes qui promettent le salut, qui disent qu’ils parlent au nom de l’homme nouveau, qui font le plus froidement et le plus cyniquement les plus grandes cruautés. C’est pas un hasard si l’exaltation de croire qu’on travaille pour la nouvelle société fait qu’impunément on puisse lancer une bombe sur n’importe qui. Donc il faut abandonner cette idée de salut qui rend fou politiquement. Et alors c’est ici si vous voulez que je crois qu’on arrive à un problème nucléaire pour chacun, c’est que si nous nous rendons compte qu’il y a un échec, une faillite des utopies rationalisatrices, c’est à dire celles qui proposaient une société rationnelle : tout le monde s’entendrait, harmonie etc. Il est évident que ce n’est pas la rationalité mais la rationalisation, qui est le contraire de la rationalité c’est à dire le délire logique, de croire qu’on est dans un monde où la perfection est possible. Or croire si vous voulez, que l’on puisse avoir une formule de société qui fonctionne toute seule dans l’euphorie. Une société doit toujours se régénérer elle-même elle court toujours le risque de sa propre décadence de sa propre mort. Et plus une société est complexe, plus elle court le risque de sa désintégration mais plus en même temps elle permet aux initiatives individuelles, à la créativité, aux initiatives collectives, de trouver les réponses imaginatives pour justement pallier aux risques qui y apparaissent. Donc je crois que l’échec de ces systèmes rationalisateurs, de nature techno-économistique comme le mythe de la société industrielle, de nature je dirais mythologico-philosophique comme le mythe du communisme issu de Marx, toutes ces utopies effectivement ont fait faillite, pourquoi ? Parce qu’il y avait un défaut dans la structure mentale qui les avait fabriquées. Ça veut dire qu’aujourd’hui on ne peut pas redémarrer avec la même structure mentale. Ca veut dire que les gens qui avec ces croyances hallucinaient ne sont plus hallucinés, mais ils vont avoir la même structure mentale cette fois dans les toutes petites choses, dans leur façon de concevoir leur petite vie au jour le jour technobureaucratique. C’est la structure mentale qu’il faut changer. Et c’est ici que le problème est absolument capital, parce que rien ne peut être changé sans changement de la structure mentale. Mais il est évident que comment changer la structure mentale. On a compris qu’aujourd’hui il ne suffit pas de faire des injonctions pieuses. Moi je dis « il faut penser complexe », mais ça ne veut pas dire un mot d’ordre « ah maintenant soyons tous complexes ». C’est extrêmement difficile de penser complexe, parce qu’il faut réfléchir sur les principes qui commandent notre esprit. Et d’autre part il y a une question que Marx avait posée très justement dans une de ses thèses sur Feuerbach. Parce que Feuerbach n’est-ce pas, pensait que l’humanité allait s’améliorer et progresser grâce à l’éducation. Mais Marx disait « mais qui va éduquer les éducateurs ? ». Et c’est une question très juste, et maintenant qu’on peut poser à tous les niveaux. Puisqu’on dit que la réponse va être non pas dans l’éducation mais au contraire dans la révolution qui va exproprier la classe exploiteuse. Oui mais si un nouvelle classe exploiteuse se crée et la remplace et parfois est pire parce qu’elle n’a plus les garde-fous ou les barrières que lui opposaient justement les prolétaires et les exploités dans l’ancien système ? Alors aucun facteur unilatéral aujourd’hui ne peut changer l’humanité. On dit On va faire des accord. Des accords à Genève. Très bien, très bien, mais c’est pas ça qui va tout régler. Encore qu’il faille passer par des accords entre états. Il faut dépasser l’omnipotence des états. Oui mais comment ? Autrement dit nous arrivons à une sorte de mur. Changement nécessaire qui doit être multidimensionnel. Autrement dit le changement de la structure de pensée détermine les autres changements, mais il ne peut lui-même être déterminé que par d’autres changements. Comment faire ? Logiquement, réponse zéro, incertitude totale. Je n’ai pas plus de réponse mais je peux quand même ajouter ceci : peut-être deux choses. La première chose c’est que les grands changements, les grandes transformations, les grandes révolutions, quand on les considère, imaginons nous un peu avant : c’est impensable. Bon. Imaginez un observateur extra-terrestre venu sur terre il y a 4 milliard d’années. Imaginons-nous cette planète très jeune, très tourmentée, des orages terribles, des convulsions, une agitation formidable de molécules dans l’eau, des tourbillons, des turbulences. L’observateur dit « mais c’est une planète en plein chaos, en plein bordel, rien ne peut en sortir ». Et pourtant c’est à travers cette agitation et ces turbulences que se sont associées à un moment donné les macro-molécules, les unes de protéines les autres d’acides nucléiques, qui finalement allaient donner cette chose qu’est la première cellule ou proto-cellule vivante. Mais quand on réfléchit à cette première cellule vivante, les théoriciens n’y comprennent rien, ou plutôt ils ne peuvent pas l’élucider : ils se disent pour que l’ADN spécifie les protéines, c’est à dire puisse donner à son organisme de cette cellule la mission de s’organiser et de travailler, il faut effectivement que cette protéine lui permette cette spécification. Autrement dit il n’y avait pas un ADN qui était porteur d’un message qui est tombé dans des protéines, l’un et l’autre, l’union de l’un et de l’autre, a fait que l’un s’est spécialisé dans la mémoire et dans le message, et l’autre dans le travail. On ne comprend pas. De même l’œil. Le même observateur revient, voit les premiers êtres vivants : jamais il ne pense que va se développer chez eux l’oeil. Et pourtant l’œil apparaît dans l’évolution animale. Mais quand vous réfléchissez à l’œil, l’oœil est composé, nous le savons aujourd’hui, d’analyseurs ultra-spécialisés, de cellules analytiques ultra-spécialisées, c’est une machinerie extrêmement complexe. Donc la question se pose : est-ce qu’il y a d’abord l’œil en tant que système global qui a précédé les organes spécialisés, mais non puisqu’il faut que ces organes spécialisés existent pour que l’œilfonctionne en tant que système global. Dès qu’il y a un grand changement, on ne comprend pas. Je vous parlais tout à l’heure de l’avènement des sociétés historiques. Les historiens se disputent là-dessus. Parce qu’il y a un grand problème : à un moment donné les hommes étaient des chasseurs-ramasseurs. Ils se débrouillaient donc sans agriculture sans élevage. A un moment donné, l’agriculture se développe, en même temps les concentrations villageoises, en même temps sans doute les citadelles, les armées, les états. Alors on comprend bien qu’une fois qu’on a des récoltes il faut les engranger, il faut les protéger. Il faut une milice, une armée. Il y a des pillards qui peuvent arriver. Bon peut-être que les pillards réussissent à dominer ces agriculteurs donc ils demandent un tribu. L’un d’eux devient roi. On voit partiellement des mécanismes qui permettent l’apparition quasi simultanée de l’agriculture, du village, de la ville de l’état du pouvoir, de l’armée. Mais c’est très difficile à comprendre, vous comprenez. Et ça a eu lieu. Alors je me dis, et c’est là disons le message d’espoir, je veux dire d’espoir, pas d’euphorie, puisque dans le fond c’est une possibilité je le répète, et rien ne nous le garantit. C’est que jusqu’à présent jamais les grandes et heureuses transformations, qui sont arrivées dans l’histoire de la vie, dans l’histoire de l’humanité, ne pouvaient être prédites, conçues, avant qu’elles aient lieu. Nous ne pouvons prévoir et concevoir que des petites transformations, c’est à dire qui obéissent à une logique déjà en place. La création d’une autre logique, d’un autre système, elle, ne peut pas être prédite. Peut-être que certains prophètes peuvent le pressentir, mais c’est tout. Donc à mon avis à ce moment là qu’est-ce qui nous reste à faire ? Ben il nous reste à essayer de travailler plus ou moins mal pour ce que nous croyons. Et alors c’est ici que dans mon livre, à la fin de mon livre Pour sortir du Xxème siècle, j’ai donné l’allégorie des baleines de Michelet. Parce que agir, nous croyons souvent qu’agir c’est un peu quelque chose de mécanique. C’est comme quelqu’un qui va prendre un clou, un marteau, et qui va enfoncer : plus il donnera des coups de marteau, plus le clou va s’enfoncer et plus alors il pourra atteindre, créer l’objet ou le dispositif qu’il veut faire. Mais dans la réalité de la vie humaine, sociale, politique, ça se passe pas ainsi ou bien si on veut rester dans l’image du clou ou bien on tape à côté ou bien on tape sur sa propre tête, pourquoi ? C’est parce que l’action politique est très aléatoire. Les résultats ne dépendent absolument pas des intentions. Souvent les effets vont dans le sens contraire des intentions, c’est ce qu’on appelait les effets-boomerang qui reviennent sur la tête de ceux qui les ont lancés, ou les effets pervers, c’est à dire qui correspondent aux contraire de ce qu’on voulait. Alors la révolution française a commencé par une réaction aristocratique qui a déclenché sans le vouloir le processus révolutionnaire qui allait abolir les privilèges de l’aristocratie. Alors si nous voulons agir, il ne faut pas croire que nous pouvons comptabiliser nos actes, et que nous pouvons nous fier à nos intentions. Et c’est pour ça que j’ai repris l’image de l’accouplement des baleines de Michelet. Le génial Michelet avait imaginé (je dis qu’il avait imaginé parce qu’en fait ce que nous savons maintenant des baleines nous montre que c’est tout-à-fait faux) il avait imaginé donc que les baleines, pour s’accoupler, il fallait qu’elles s’élancent verticalement l’une et l’autre, le mâle et la femelle pour dans leur élan, à un moment donné se rencontrer. Se rencontrer très exactement de façon à ce qu’en un moment effectivement très court, le sexe du mâle puisse féconder celui de la femelle. Et alors le bon Michelet imaginait que les baleines faisaient des efforts considérables avant que de pouvoir se rencontrer. Eh bien moi je crois que dans nos vies, dans ce que nous voulons faire, dans notre action politique, sociale, je dirais même intellectuelle, par exemple dans mes efforts vains pour essayer de convaincre, eh bien nous devons penser que nous sommes comme ces baleines de Michelet. C’est à dire que, beaucoup d’efforts, beaucoup de semence, beaucoup de sève dispersée, dilapidée, ou perdue, gâchée... et pourtant, de temps en temps, un petit baleineau sort, n’est-ce pas. Les baleines, ce qui les anéantit, ce ne sont pas les difficultés de s’accoupler, ce sont les humains, qui les tuent et les massacrent. Autrement dit notre action, nos efforts, la quantité d’efforts, la quantité de travail qu’on fournit, ce n’est pas ça qui va nous récompenser. Y’aura une part de chance, un part de hasard, et puis c’est ça la vie. Nous sommes dans le fond nés nous mêmes par hasard, avec la contribution du hasard puisque dans le fond je suis le survivant de 180 millions de spermatozoïdes de mon père, eh bien nous vivons comme ça, en essayant de faire ce que nous pouvons.



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