Philippe Petit : Bonsoir, bienvenue dans « La fabrique de l’humain », une nouvelle émission hebdomadaire de France Culture. « La fabrique de l’humain » prend la suite de « Science et conscience » qui était diffusée l’an passé à 14 heures, le jeudi. Nous en garderons l’esprit mais en outrepassant le domaine de la culture scientifique et technique à proprement parler. Nous ferons parfois appel aux sciences dures mais dans la limite du raisonnable. Le titre de l’émission d’abord : « La fabrique de l’humain ». Cela renvoie aussi à la fois au livre de Vésale « La fabrique du corps humain » qui était paru en 1543 et à celui de Pierre Legendre « La fabrique de l’homme occidental » paru en 1996. Ces références sont purement indicatives, surtout pas restrictives. Elles renvoient à l’idée de fondation, de structure, de charpente. Il s’agira donc dans « La fabrique de l’humain » de s’assurer du bâti de notre civilisation, et de la constitution physique et morale de l’homme contemporain comme on disait au temps du progressisme triomphant.
Pour soutenir ce projet ayant trait à toutes les formes de savoir et à tous les régimes de pensée, deux simples règles pour la direction de l’esprit suffiront. Elles tiennent en deux questions :
– qu’est-ce qu’une vie humaine mutilée ?
– Qu’est-ce qui permet à l’homme de tenir debout ?
Ces deux entrées nous serviront de viatique pour interroger les nombreux malaises de notre société et, ce, dans tous les domaines : de la santé, du soin, de l’éducation, du droit, de l’économie, de la politique, de la science, de la philosophie sociale, de la psychanalyse. Ce sera ainsi l’occasion de dessiner, espérons-le, durant cette année, un panorama exhaustif, complet, de la pensée contemporaine.
Pour commencer cette année, nous allons traiter aujourd’hui, en ce jour de rentrée scolaire, à la fois d’éducation et du délicat problème du dépistage précoce de la délinquance, car, comme on le sait, il existe aujourd’hui de nombreuses recherches consacrées aux bases neuronales de la morale et au dépistage du comportement antisocial. Elles tentent, ces recherches, de nous faire accroire que l’instinct meurtrier, les troubles de l’humeur, l’hyperactivité, le manque d’attention, sont, pour une part essentielle d’origine génétique et qu’il serait vain de vouloir en chercher la cause ailleurs que dans l’hérédité ou le fonctionnement de notre cerveau. Alors quel crédit apporter à ces approches expérimentales et scientifiques qui entendent dépister la violence dès la petite enfance et même parfois chez les bébés ? Ce sera la question du jour.
[… Extrait sonore…]
Nous avons écouté, des gamins, des p’tis gars et pour parler de ces p’tits gars et de ces p’tites filles, de ces problèmes d’éducation, de soin et parfois de la confusion qui peut s’exercer entre ces deux postures, j’ai invité Sylviane Giampino, psychanalyste et psychologue de la petite enfance. Bonjour Sylviane Giampino.
Sylviane Giampino : Bonjour !
Philippe Petit : Vous venez de publier, avec Catherine Vidal, qui est en face de vous, qui est neurobiologiste, directrice de recherche à l’Institut Pasteur, bonjour Catherine Vidal...
Catherine Vidal : Bonjour.
Philippe Petit : Vous venez de publier donc, « Nos enfants sous su… » [ il se reprend…] « sous haute », pardon, « surveillance », sous-titré, « Évaluation, dépistage, médicaments », et c’est paru chez Albin Michel. C’est un livre tout entier consacré comme le sous-titre l’indique aux abus de l’évaluation, aux abus du dépistage des troubles du comportement, aux abus de la prescription médicamenteuse et ce, dès la petite enfance, Sylviane Giampino. Alors, d’abord, vous vous étonnez vous-même, Sylviane Giampino d’être obligée en quelque sorte de lancer ce cri d’alarme mais peut-être avant de répondre à cette question, - le pourquoi de cette obligation -, pouvons-nous rappeler aux auditeurs que vous êtes une des instigatrices du collectif « Pas de zéro de conduite ». Et vous allez nous rappeler un peu l’histoire de ce collectif qui avait justement réagi à une étude de l’INSERM qui portait déjà sur le dépistage précoce de la délinquance, Sylviane Giampino.
Sylviane Giampino : Oui, le collectif « Pas de zéro de conduite » pour les enfants de 3 ans s’est constitué lors de la parution, effectivement, d’un rapport INSERM qui est l’Institut National de la Recherche Médicale, qui visait à laisser croire que nous pourrions dépister des troubles dans la personnalité, le comportement des très jeunes enfants, lesquels troubles seraient prédicteurs d’une évolution vers la délinquance. Les pédiatres de Protection Maternelle et Infantile, Pierre Suessert et Christine Bellas-Cabane ont été les premiers à réagir fortement et nous nous sommes réunis en collectif qui a rassemblé l’ensemble, on peut le dire, des professions de l’enfance, du soin, de la prévention, de la santé mentale, et des métiers de l’éducation ainsi que des citoyens et des familles. En six mois 200 000 personnes nous avaient rejoints et l’ennui, si vous voulez c’est que ce rapport INSERM a servi de caution scientifique aussi à un projet politique du ministre de l’intérieur d’alors, qui, dans sa loi de prévention de la délinquance, avait inscrit un dépistage systématique à 36 mois, de ces fameux troubles des conduites. Évidemment, ce dépistage, vu le tollé que cela a suscité…
Philippe Petit : Ah oui, oui, parce que vous dites 200 000, mais je crois qu’après, c’était même, 300 000, hein…
Sylviane Giampino : Non, non on est arrivé jusqu’à 200 000 mais… il n’empêche que l’article de loi a été retiré du projet de loi et de prévention de la délinquance, que en plus, le gouvernement a renoncé à cette idée d’installer un carnet de comportement dès l’école maternelle qui accompagnerait les enfants pendant toute leur scolarité et enfin, l’INSERM a fait son « mea culpa » quelques mois plus tard et a pris l’engagement de réviser ses méthodes d’expertise en Santé Mentale, ce qui à ce jour n’est pas démontré.
Philippe Petit : Alors, Sylviane Giampino, cette prévention normative, - enfin la question s’adresse aussi à Catherine Vidal -, ça signerait selon vous le retour en force des idées déterministes. Alors peut-être plutôt Catherine Vidal, effectivement ! Alors, pourquoi, vous qui travaillez spécifiquement justement, sur la plasticité cérébrale, comment… de quel œil voyez-vous ce retour en force des idées déterministes ?
Catherine Vidal : Oui, ce qui est important de constater c’est qu’on en est toujours à vouloir mettre en avant l’idée que le destin d’un enfant pourrait être inscrit dès son plus jeune âge dans son cerveau ou dans sa personnalité. Le fait de vouloir détecter très précocement un enfant qui présente des comportements turbulents, sous prétexte qu’il pourrait plus tard devenir un délinquant ou une personne avec des comportements antisocial ou antisociaux, - ça c’est le terme anglais antisocial, enfin disons mal adapté socialement -, c’est une vision effectivement déterministe qui laisse penser qu’il existerait dans le cerveau des circuits de neurones qui seraient présents dès le plus jeune âge et qui resteraient dans ce cerveau d’enfant jusqu’à la maturité. Or, cette vision déterministe du fonctionnement du cerveau est en complète contradiction avec les progrès de nos connaissances sur le fonctionnement du cerveau et il faut bien se rendre compte que malgré toutes ces connaissances exceptionnelles qui sont les nôtres maintenant, grâce à l’imagerie cérébrale, grâce à l’IRM, qui est une approche qui désormais permet d’étudier un cerveau humain d’une personne vivante et on voit le cerveau à l’œuvre, en train de fonctionner…
Philippe Petit : En acte.
Catherine Vidal : En acte. C’est vraiment pour nous une révolution conceptuelle puisque auparavant on ne pouvait voir que des cerveaux conservés dans le formol. Donc, il y a eu à la fois ce bouleversement méthodologique et ce bouleversement conceptuel.
Philippe Petit : Et expérimental.
Catherine Vidal : Voilà… qui a révélé cette propriété extraordinaire du cerveau qui est celle de la plasticité. On la soupçonnait, mais pouvoir la démontrer à ce point, c’est quelque chose, c’est une avancée considérable, et donc face à cette plasticité, il est bien évident que les théories qui laissaient penser que tout était déjà joué à l’âge de 3 ans ou de 6 ans, toutes ces théories sont désormais caduques.
Philippe Petit : Alors, Sylviane Giampino, on voit au travers de cet exemple, effectivement que ces études tendent plutôt vers une sorte de conditionnement et qu’on s’éloigne du souci éducatif à proprement parler mais j’aimerais qu’on précise quand même d’entrée de jeu la différence que vous établissez Sylviane Giampino, entre éduquer et soigner puisque vous dites que l’étiquette « troubles des conduites » ne colle pas à nos enfants et la définition de ce trouble établit une confusion très souvent entre éduquer et soigner. Alors c’est quoi la différence justement parce que parfois on a l’impression que, - malheureusement ou heureusement, ça c’est à vous peut-être de le préciser -, que les deux se confondent, tant l’accompagnement disons, est devenu un peu le maître mot de la direction éducative.
Sylviane Giampino : On voit arriver en France actuellement des méthodes qui confondent prévention, prise en charge, conditionnement des comportements des enfants et soins psychologiques voire santé mentale. Pourquoi elles introduisent une confusion ? C’est parce que elles partent du principe qu’il y aurait trois troubles entre guillemets qui sont, le trouble des conduites, le trouble d’hyperactivité avec ou sans déficit de l’attention, et puis le trouble opposition avec provocation, lesquels troubles font partie de la nosographie psychiatrique américaine le DSM IV…
Philippe Petit : La nosographie, l’étude des signes de la maladie dans son ensemble hein ?
Sylviane Giampino : Voilà. Et à partir de ces trois troubles on devrait pouvoir en dépister des signes avant-coureurs avant même qu’ils ne soient là, lesquels signes avant-coureurs seraient également prédicteurs que l’enfant évoluerait vers des difficultés d’intégration sociale d’agressivité, de violence, de transgression, de délinquance. Il y a une maldonne à penser comme cela…
Philippe Petit : C’est comme si on faisait une étude épidémiologique, hein vous dites ? Un peu le même…
Sylviane Giampino : C’est-à-dire que…
Philippe Petit : On s’aligne disons, sur cette… Non ?
Sylviane Giampino : Tout ceci repose sur une espèce de mécanisme en balancement, on venait de parler des déterminismes biologiques, mais on se promène dans cette problématique, entre les déterminismes biologiques, le fatalisme du biologique dénoncé dans notre livre par Catherine Vidal, les déterminismes psychologiques, c’est un autre fatalisme que de dire que tout se joue avant six ans, avant trois ans, voire avant la naissance puisque aujourd’hui il est question de faire un accompagnement spécifique de mères enceintes en ciblant des populations, qui sont censées être des populations à risque plus élevé que d’autres. C’est là qu’on rejoint le problème de l’épidémiologie. On a besoin…
Philippe Petit : D’accord…
Sylviane Giampino : de l’épidémiologie en santé publique…
Philippe Petit : Oui, bien sûr, oui…
Sylviane Giampino : Mais on ne peut pas aborder la santé mentale, le développement de la personnalité d’un être qui est en interférence en permanence avec le social, avec la famille, avec la culture, comme on aborderait les problèmes de vaccination hein ! Et puis, il y a un troisième déterminisme qui est à l’œuvre dans ces formes de pensée qui nous emmènent aussi vers un fatalisme, c’est ce fatalisme sociologique qui est celui que j’évoquais des populations cibles. Il y aurait comme ça, des milieux qui produiraient, entre guillemets, plus de troubles, qui seraient des troubles associés à de la délinquance. Là aussi il y a un dérapage. Qu’est-ce que c’est que cette idée saugrenue que d’imaginer que des difficultés psychologiques pourraient être reliés directement à des problèmes de délinquance. On sait très bien que les plus grands délinquants, les plus efficaces, sont des gens parfaitement adaptés socialement.
Philippe Petit : Parfaitement adaptés. Alors, nous allons écouter Françoise Dolto, en 1965. Alors c’est un petit peu peut-être l’envers paradoxal de ce que vous venez de décrire. On pourrait appeler ça le culte de la réussite scolaire, le culte de l’excellence, qui est un peu l’horizon unanimiste mais qui parfois peut créer du tort, des torts, chez certains enfants. Voilà comment Françoise Dolto en parlait en 1965.
[… Archive sonore… ]
« La réussite scolaire, sur laquelle on juge parfois de la valeur d’un enfant, c’est parfois le signe qu’il lutte avec ce seul moyen, contre un désarroi beaucoup plus grand et il s’enferme dans la réussite scolaire. Je crois qu’il y a là un mythe de la réussite scolaire chez nous. Il est certain que un enfant doit être créatif et que la réussite scolaire moyenne ou supérieure si l’enfant est très intelligent, peut être un signe de cette créativité, mais alors il faut qu’elle soit reliée à une imagination qui continue d’exister, à une créativité libre, à une possibilité de jouer, de s’amuser, de rire, de mentir, car le mensonge est un signe de la liberté de parole et d’esprit d’un enfant. Il y a tout un jeu culturel, toute une adaptation à la nature humaine, dont l’école n’est qu’un aspect. Et le considérer comme seul aspect de réussite c’est parfois enferrer l’enfant dans une névrose. »
Philippe Petit : France Culture, vous écoutez « La fabrique de l’humain », à propos du livre de Sylviane Giampino et Catherine Vidal, « Nos enfants sous haute surveillance » qui vient de paraître chez Albin Michel et à l’instant nous écoutions Françoise Dolto en 1965. Sylviane Giampino, alors ce paradoxe de la réussite scolaire, de ce culte de l’excellence, Françoise Dolto défendant là le mensonge à l’heure de la transparence généralisée, c’est aussi paradoxal, non ?
Sylviane Giampino : Oui…
Philippe Petit : J’allais vous appeler Françoise Dolto… Je me suis arrêté à temps…
[… Rires… ]
Sylviane Giampino : Merci de vous être arrêté.
Philippe Petit : Vous avez vu hein…
Sylviane Giampino : Je respecte tellement le travail de Françoise Dolto. Je crois qu’effectivement, on assiste aujourd’hui à une sorte de… d’injonction d’excellence qui pèse en cascade sur les familles, qui les font… la font porter également sur les enfants. Il me semble que cette pression d’excellence a à voir avec un désir de compensation des désenchantements de notre société moderne. Les parents qui élèvent des enfants aujourd’hui sont l’une des premières générations qui doit faire avec ce constat, voire ce deuil, que les progrès de la technologie, que les progrès de la science ne nous ont pas garanti un mieux-être du corps, de l’esprit, de la civilisation, de la culture, de la santé. Et aujourd’hui on a une sorte de… d’angoisse dépressive quant au futur de la planète, de la société, des finances publiques qui…
Philippe Petit : Même de l’école…
Sylviane Giampino : Même de l’école, bien sûr… qui fait qu’il y a une sorte de désir trop fort de voir les enfants réussir leur scolarité comme si on pouvait leur garantir que du coup ils réussiraient leur vie. Le problème c’est que cette logique de la réussite s’applique de plus en plus tôt – on voit comment il y a des soutiens scolaires aujourd’hui en primaire, dès le CP, comment en maternelle y a du périscolaire éducatif, etc. – que ça place les enfants trop précocement, dans leur inconscient, dans la peur de l’échec. On élève aujourd’hui des enfants, c’est un vrai paradoxe, en ayant peur du monde extérieur et du futur. Comment voulez-vous qu’ils soient sécurisés pour grandir en confiance ?
Philippe Petit : Catherine Vidal, alors vous apportez, néanmoins un complément scientifique mais qui ne va pas dans le sens de la désespérance puisque au contraire, vous insistez bien sûr sur la plasticité cérébrale dont vous avez déjà parlé, donc, le développement du cerveau, l’importance des interconnexions et, surtout, Catherine Vidal, des stimulations de l’environnement.
Catherine Vidal : Oui, c’est également un point très important, qui a été bien étayé par les études faites grâce à l’imagerie cérébrale. En fait l’IRM qui permet donc de voir le cerveau vivant en train de fonctionner, cette méthodologie peut produire, et le meilleur et le pire. C’est-à-dire qu’elle produit le meilleur quand elle montre la plasticité cérébrale. Elle produit le pire quand elle prétend qu’on va pouvoir lire à travers la boîte crânienne les pensées d’un sujet, qu’on va pouvoir détecter s’il dit ou non la vérité, qu’on va pouvoir localiser les zones de la violence ou les zones...
Philippe Petit : Donc anticiper le devenir du sujet…
Catherine Vidal : Exactement, ou localiser les zones du bien et du mal, du jugement moral. Il y a tout un courant qui considère le fonctionnement du cerveau d’une façon assez fixiste finalement comme au XIXe siècle, à la grande époque de la phrénologie et malgré tous les progrès et les nouveaux concepts associés à plasticité cérébrale, il reste toujours des débats très vifs, chez nous neurobiologistes, entre ces deux tendances et bon, c’est difficile de vivre ça aussi au quotidien. Bon, quand je vois des études où…
Philippe Petit : Quand vous dites « ces deux tendances »c’est-à-dire une tendance d’un côté qui a, c’est le cas de le dire, tendance de réduire le mental au cérébral et une tendance que vous incarnez plutôt qui, justement tente à la fois, disons de tenir compte des résultats évidemment scientifiques mais de ne pas vous laisser emporter par des interprétations hâtives concernant la nature du développement cérébral.
Catherine Vidal : Oui, la question n’est pas du mental et du cérébral, bon bien sûr que c’est le cerveau, le cerveau est l’organe de la pensée, il est… ça c’est bien évident, mais il faut considérer non pas un cerveau qui pense mais la personne qui possède ce cerveau, c’est ça qui compte parce que un cerveau tout seul ça n’existe pas. Ce qui compte c’est l’histoire du sujet qui possède ce cerveau et qui va faire que un certain nombre de modes de fonctionnement vont être le reflet de l’histoire de cette personne, des événements que cette personne a traversés dans sa vie, qui vont contribuer à façonner, à fabriquer son cerveau et cette fabrication du cerveau, à savoir la mise en connexion des neurones les uns avec les autres, se fait en permanence c’est-à-dire que il y a pas des âges à partir desquels il n’y aurait plus de plasticité cérébrale. La plasticité cérébrale elle continue tout le long de la vie. Elle peut être plus ou moins marquée à certaines… dans certaines phases, mais cette propr… [elle ne termine pas] c’est vraiment une propriété intrinsèque du fonctionnement du cerveau qui est absolument indiscutable.
Philippe Petit : Catherine Vidal, sauf dans le cas, quand même de graves traumatismes ou de maladies dégénérescentes. Les grands traumatisés du Vietnam perdent leur plasticité cérébrale non ?
Catherine Vidal : Bon il faut… il faut…
Philippe Petit : du Vietnam ou les grandes… ou des catastrophes…
Catherine Vidal : Les grandes pathologies avec des lésions majeures dans le cerveau, bien sûr, vont faire qu’il peut y avoir ensuite des handicaps insurmontables mais y a par exemple ces cas absolument fantastiques d’enfants qui souffrent d’épilepsie intraitable, intraitable ça veut dire qu’on ne peut pas soigner par les médicaments et parfois les crises sont tellement fréquentes, - ça peut arriver toutes les 10 minutes -, que la seule façon de soulager un enfant en souffrance à ce point-là, c’est carrément d’enlever l’hémisphère cérébral dans lequel se trouve le foyer épileptique et on dispose à l’heure actuelle de quelques centaines de cas d’enfants qui ont été opérés, auxquels on a enlevé entre les âges de 5 et 10 ans un hémisphère et ces enfants récupèrent complètement.
Philippe Petit : Mm mm !
Catherine Vidal : Ces enfants, si vous les croisez dans la rue, une fois qu’ils sont devenus grands, qu’ils ont réussi à faire… à suivre une scolarité normale, à vivre une vie normale, à se marier, à avoir des enfants vous ne vous rendez… vous ne vous pouvez pas savoir qu’ils n’ont qu’un seul hémisphère.
Philippe Petit : C’est-à-dire que même dans le cas d’une anomalie cérébrale on ne peut pas prédire le devenir de quelqu’un ?
Catherine Vidal : En aucun cas !
Philippe Petit : Avec cet exemple-là, en aucun cas.
Catherine Vidal : En aucun cas.
Philippe Petit : En aucun cas. Alors Sylviane Giampino, prévenir n’est pas prédire, mais ce qui est étonnant quand même, ce qu’on découvre dans votre livre, c’est que malgré tout, ceux qui tendent vers une prévention-prédiction occupent quand même malgré tout, le terrain parce que alors certes ça vient du Canada, vous parlez de certaines expériences concernant le développement des habiletés sociales dans certaines classes mais vous nous parlez aussi dans le cas de l’Ile de France et de la région PACA de certains dispositifs qui passent d’ailleurs très souvent par l’intermédiaire de tests psychologiques qui sont pas de la grande psych… [ … il ne termine pas… ]
Sylviane Giampino : Ce ne sont pas des tests psychologiques… il ne faut vraiment pas confondre.
Philippe Petit : Voilà, voilà…
Sylviane Giampino : Il ne faut pas confondre, ce sont des questionnaires de comportement, ça n’a rien à voir.
Philippe Petit : Alors, des questionnaires de comportement. Alors parlez-nous un peu de… justement, ce qui s’est passé, de ce qui risque parfois de se passer si on ne prend pas garde.
Sylviane Giampino : Oui, c’est tout à fait notre objectif hein… c’est d’informer les parents, les professionnels de l’enfance, les éducateurs, les enseignants de ce qui est en train de s’installer en France sous couvert de recherches, d’études, d’expériences pilotes et qui reposent en gros sur deux types de démarche. La première consisterait à essayer de… la première consiste, oui, effectivement, à lancer comme ça, dans les lieux de vie des enfants, des questionnaires de comportement qui sont évidemment très inspirés de cette fameuse classification américaine des troubles et qui seraient remplis par des professionnels non qualifiés en psychologie, en psychiatrie etc., des enseignants, les parents eux-mêmes. On voit même arriver entre guillemets, sur le marché, des autoquestionnaires remplis par les enfants eux-mêmes. Alors, ces outils nous arrivent d’Outre-Atlantique évidemment, ils ont le défaut majeur de cibler des comportements d’enfants dont, pour certains, on pourrait dire qu’ils font partie de la panoplie normale de la vie d’un enfant. Quand dans un questionnaire qui s’adresse à des enfants de 3 ans on doit cocher si l’enfant a des difficultés à se séparer d’un objet familier, on croit rêver ! C’est normal à cet âge-là d’être attaché à un objet, à un objet transitionnel et d’en avoir besoin pour partir à l’école. Quand on voit qu’il faut cocher si l’enfant ment souvent à 4 ans, ça fait partie d’une étape normale du développement psychique d’un enfant que d’en passer par des mensonges qui permettent…
Philippe Petit : Comme le rappelait Françoise Dolto…
Sylviane Giampino : Bien sûr… qui permettent à l’enfant de constituer son enveloppe psychique, son monde intérieur, séparé du monde extérieur, il faut en passer par là. Ça ne veut pas dire que les parents doivent encourager ça mais au moins… on a des aberrations comme ça et dans ces… ces… par exemple cet autoquestionnaire qui s’appelle le « Dominique interactif » et qui s’adresse à des enfants à partir de 6 an, ça se fait sous forme d’espèces de jeux vidéos, les enfants cliquent oui, non, à des questions invraisemblables.
Philippe Petit : Par exemple…
Sylviane Giampino : Ben, on voit mises sous le même… vraiment alignées comme ça « Est-ce que… est-ce que tu as peur de ne pas être bon en sport ? » et puis juste à côté « Est-ce que tu as déjà mis le feu à la grange ? » Vous comprenez que c’est complètement désemparant pour un enfant. Alors, à la suite de ça, c’est informatisé…
Philippe Petit : Sans compter qu’ils n’ont pas tous vu une grange…
Sylviane Giampino : C’est pour ça que…
Philippe Petit : Non ?
Sylviane Giampino : D’où le fait que ce test a été étalonné pour la France puisqu’il nous arrive du Canada et l’ennui c’est que l’ordinateur vous livre – la passation prend 20 minutes – et l’ordinateur vous livre un profil diagnostique et des préconisations de traitement. Vous voyez bien qu’on est là quand même en train de marcher sur la tête, c’est le cas de le dire, l’ennui c’est qu’on est en train de marcher sur la tête des enfants.
[…Pause musicale…]
Philippe Petit : France Culture pour « La fabrique de l’humain » pour le livre « Nos enfants sous haute surveillance » de Sylviane Giampino et Catherine Vidal, qui vient de paraître chez Albin Michel. Nous parlons d’évaluation, de dépistage, de médicaments et nous parlons surtout de prévention et de prédiction. Sylviane Giampino, nous évoquions à l’instant les fameuses habilités sociales, le carnet de comportement, les tests qui parfois… les tests interactifs qui servent parfois justement à détecter les troubles des conduites mais aussi d’autres troubles puisque parfois on débouche aussi sur des prescriptions médicamenteuses qui peuvent aller jusqu’à… jusqu’à la Ritaline, dont on sait qu’aux Etats-Unis elle a eu un rôle extrêmement important justement pour les enfants dits hyperactifs. Alors Sylviane Giampino, cette prévention radicale, donc effectivement elle prend quand même de l’extension.
Sylviane Giampino : Oui, on voit aussi par exemple, arriver sur le terrain des programmes dits de prévention psychologique qui sont des programmes appelés des programmes de développement des habiletés sociales. Alors ces programmes sont des programmes à base de marionnettes où se sont des petits chiens qui expliquent – c’est intéressant d’ailleurs que ce soient des petits chiens – qui expliquent aux enfants de deux ans à quatre ans, six ans, comme dit le programme, on leur enseigne, - le petit chien leur enseigne - les bons comportements, hein ! C’est évocateur quand même ! Pourquoi doit-on en passer par des marionnettes, par des animaux, pour expliquer aux enfants les bons comportements dans des programmes comme ça, alors que, heureusement, nos professionnels des crèches, nos assistantes maternelles, nos enseignants d’école maternelle, ont toujours enseigné, expliqué aux enfants comment se comporter avec les autres, comment prendre en compte la sensibilité d’autrui et comment acquérir des attitudes entre guillemets socialement adaptées. Voilà ! ça pose question puisque derrière y a l’idée que plus on enseignerait tôt aux enfants des comportements normés, plus on serait à l’abri de passages à l’acte ultérieurs, or on fait exactement l’inverse puisque on apprend aux enfants à ne pas en passer par la pensée, la réflexion, la compréhension de leurs sentiments et de leurs actions, si on les conditionne très tôt on leur apprend à se comporter sans réfléchir à ce qu’ils font. C’est exactement ce que fait quelqu’un qui passe à l’acte plus tard. C’est très étonnant de voir comment derrière ces méthodes il y a une véritable ambivalence à l’égard de ce que représentent les enfants, l’enfance, à savoir, la promesse de quelque chose qui va advenir mais qu’on ne connaît pas et qu’on ne maîtrise pas.
Philippe Petit : Qu’on ne connaît pas et qu’on ne maîtrise pas, Catherine Vidal, la question du passage à l’acte donc de la violence, la question éventuellement du crime, vous l’évoquez dans le livre, donc il est clair selon vous que aucune connaissance génétique, neuronale ne peut nous donner une vision de ce qui pourrait arriver.
Catherine Vidal : La quête d’une origine biologique à des comportements qui s’inscrivent en dehors des normes sociales n’est pas nouvelle. Déjà au XIXe siècle on expliquait que… comme Lombroso par exemple, que c’étaient certaines malformations des… de la morphologie du crâne qui étaient à l’origine d’attitudes violentes et criminelles.
Philippe Petit : Alors Lombroso c’est l’école positiviste italienne…
Catherine Vidal : Oui
Philippe Petit : … criminologique hein !
Catherine Vidal : Voilà ! Et puis aussi le poids et le volume du cerveau avaient été utilisés pour prétendre que c’est ça qui expliquait que les hommes étaient supérieurs aux femmes, les blancs aux noirs et les patrons aux ouvriers. Donc on est toujours dans cette même idée du déterminisme biologique qui ferait que, justement, il existerait une base naturelle qui serait là pour expliquer l’ordre social.
Philippe Petit : Comme s’il existait, - vous employez l’expression je crois -, une « zone cérébrale du crime » ?
Catherine Vidal : Voilà ! Donc on a cherché dans les gènes, on n’a rien trouvé. Y a eu la grande époque du chromosome Y qui était censé être le chromosome du crime. Bon, toutes ces études-là ont été évidemment invalidées. Il y a eu plus récemment un gène qui a été qualifié comme gène de la délinquance et à nouveau ces études-là n’ont pas du tout été confirmées. Alors quand on… c’est vrai que maintenant la génétique a moins la faveur qu’elle avait auparavant, on sait très bien que un gène ne peut en aucun cas présider à UN comportement. La génétique c’est bien plus complexe que ça, donc c’est toujours des raisons multifactorielles, polygéniques, en interaction avec des facteurs de l’environnement, quand il y a une composante génétique.
Philippe Petit : Alors Catherine Vidal, pourquoi ceux qui se sont particulièrement intéressés à cette idée de zone cérébrale du crime se sont penchés sur les neurones miroirs ? Pourquoi il y a eu à un moment une sorte d’engouement pour les neurones miroirs ?
Catherine Vidal : Alors ce qui est important de voir, ce que j’étais en train de tenter de faire comprendre, c’est la progression des idées pour toujours trouver cette base biologique. Bon, maintenant le gène… bon ce n’est pas tellement là qu’on va chercher une origine biologique puisqu’on est devant ce constat : on a décrypté le génome humain, on a à peine 30 000 gènes, c’est-à-dire à peine plus qu’un petit ver de terre d’un millimètre de long donc ce n’est pas les gènes qui vont nous donner des explications. Alors, les explications on va les chercher dans le cerveau. Donc le cerveau maintenant, grâce à l’IRM, va permettre de chercher… de répondre à toutes les questions finalement, on va… c’est dans le cerveau qu’on va chercher les origines du coup de foudre, les origines des pensées politiques, les origines du sentiment religieux et bien sûr qu’on va chercher les origines de la violence, de la délinquance et du comportement antisocial. Et d’ailleurs beaucoup de ces études qui paraissent dans des grands revues scientifiques comme « Nature et Sciences » sont signées par des scientifiques réputés dont certains font partie du FBI, parce que il y a une certaine logique à essayer de comprendre le cerveau d’un terroriste par exemple. Peut-être que finalement, pour expliquer le terrorisme, il suffit d’aller voir dans le cerveau et de se rendre compte que y a certaines zones qui sont pas exactement comme on pourrait s’y attendre. Donc c’est toujours cette quête d’une base matérielle, cérébrale, d’un comportement qui ne s’inscrit pas dans les normes de la société et c’est valable aussi bien pour le mensonge puisque maintenant dans les Cours de justice on fait aussi venir des spécialistes de l’IRM qui vont peut-être pouvoir dire « Ah mais la personne a un cortex frontal un petit peu moins épais et donc il n’est peut-être pas complètement responsable. »
Philippe Petit : Alors, selon vous Catherine Vidal, cette quête est vouée à l’échec ? Mais en même temps quand vous dites « On peut voir lorsque un pianiste joue du piano, on peut voir disons de plus près le fonctionnement de son cerveau », la question est un petit peu idiote mais vous voyez là où je vais en venir, un criminel en acte, on pourrait voir alors ce qui se passe dans le cerveau avec l’IRM ?
Catherine Vidal : Non…
Philippe Petit : Voyez… Est-ce que ce type d’analogie qui est évidemment un peu aberrante parce que les conditions expérimentales ne sont… par définition ne pourraient pas être reproductibles mais qu’est-ce qu’on dit quand on voit ? Qu’est-ce qui se passe quand un pianiste joue par exemple ?
Catherine Vidal : Donc y a deux choses. L’IRM en tant que technologie permet d’obtenir un cliché instantané de l’état du cerveau d’une personne à un moment donné, un point c’est tout, c’est-à-dire que l’IRM ne permet pas d’avoir des informations sur l’histoire de cette personne, sur ses motivations, ni sur ses intentions. Donc si on prétend que l’IRM d’un criminel en Cour de justice va permettre d’expliquer le comportement de la personne au moment où il a commis son acte c’est-à-dire peut-être plusieurs années auparavant ? c’est un leurre total. Il ne faut pas faire dire à l‘IRM ce que l’IRM ne peut pas dire, mais hélas c’est la tendance actuelle à vouloir extrapoler les résultats obtenus par l’IRM. Par contre quand l’IRM montre la réalité de la plasticité cérébrale pour en revenir par exemple à l’exemple des… des… des pianistes, chez les pianistes on peut observer un épaississement du cortex cérébral dans les régions qui contrôlent la vison et la motricité des mains et là où les choses sont particulièrement intéressantes c’est que ce phénomène d’épaississement qui correspond en fait à davantage de connexions entre les neurones, non pas à l’émerg… [elle ne termine pas…] non pas à la naissance de nouveaux neurones mais à davantage de connexions, ce phénomène d’épaississement est proportionnel au temps consacré à l’apprentissage du piano pendant l’enfance.
Philippe Petit : Ah oui !
Catherine Vidal : Alors, là, on a une donnée intéressante parce que il y a l’idée que l’apprentissage - et on a pu quantifier cet apprentissage -, va pouvoir se traduire dans la fa… […elle ne termine pas…] de la façon dont le cerveau va se façonner. Mais on va même encore plus loin c’est-à-dire que si vous prenez des sujets, de jeunes étudiants, vous leur demandez d’apprendre à jongler avec 3 balles, au bout de 3 mois ils arrivent un petit peu à réussir à jongler, on s’aperçoit qu’en 3 mois il y a eu un épaississement là aussi des régions qui contrôlent la motricité des mains et la vision et si les apprentis jongleurs cessent de s’entraîner les régions qui étaient épaissies vont rétrécir. C’est-à-dire que si par exemple, on voit des différences cérébrales dans l’épaisseur du cortex par exemple, entre un enfant hyperactif et un enfant qui ne l’est pas, on ne peut pas savoir si ce qu’on a observé comme différence est la cause du comportement agité ou bien si c’est la conséquence du comportement agité. Voyez, il est absolument nécessaire d’être extrêmement prudent dans l’interprétation de l’imagerie en IRM et c’est cette démarche-là qui est la nôtre avec Sylviane Giampino. Nous on veut vraiment qu’il y ait une prudence dans les interprétations, qu’il s’agisse des expériences qui sont liées au fonctionnement du cerveau ou qui sont liées aux tests de dépistage, aux tests psychologiques.
[…Pause musicale…]
Philippe Petit : France Culture « La fabrique de l’humain » en compagnie de Sylviane Giampino, Catherine Vidal pour leur livre « Nos enfants sous haute surveillance ». Alors je ne sais pas si en écoutant cette musique d’Aphex Twin on peut montrer les modifications du cortex cérébral lié à la pratique auditive très intensive… J’espère que ça n’aura pas trop dérangé les auditeurs, mais c’était une petite expérience, Catherine Vidal… vous pensez qu’on peut voir quelque chose là, dans ce qu’on entend ? Dans ce qu’on a entendu, pardon ?
Catherine Vidal : Admettons qu’on mette une personne dans une machine, en IRM et qu’on lui fasse écouter pour la première fois ce genre de musique, on verra très probablement que l’ensemble du cerveau s’active parce que c’est non seulement les régions de l’audition qui vont être stimulées mais aussi tout ce qui concerne la mise en question sur le plan émotionnel et sur le plan de l’imaginaire et des représentations mentales de qu’est-ce que cette musique signifie. Mais si on fait écouter cette musique pendant une semaine d’affilée et qu’on finit par s’y habituer, à ce moment-là, on verra simplement des zones bien circonscrites qui s’activeront parce qu’il y aura plus cet effet de surprise et de réflexion autour de cette musique.
Philippe Petit : Très bien, on a eu une explication en direct. Merci beaucoup, Catherine Vidal. Sylviane Giampino, revenons sur ces pauvres enfants élevés sur ordonnance. La Ritaline, je l’évoquais tout à l’heure, le trouble effectivement de l’hyperactivité, on ne peut pas nier tout à fait non plus la réalité. On sait qu’il est parfois, et même souvent, dans certains endroits, des classes plus agitées qu’auparavant, mais cela dit, c’est vrai que les enfants des « 400 coups » de François Truffaut étaient agités également, pratiquaient le mensonge et faisaient tout un tas d’espiègleries mais pourquoi tout d’un coup, enfin en tout cas depuis quelques décennies, s’est-on penché sur ce trouble de l’hyperactivité ? Les enfants d’aujourd’hui sont-ils vraiment plus hyperactifs ?
Sylviane Giampino : Je crois qu’il est juste de prendre en compte ce qu’observent les personnes qui s’occupent d’enfants toute la journée - les enseignants, les professionnels de l’accueil, de la petite enfance aussi - à savoir que les enfants qui ont besoin d’exprimer un mal-être lié à une situation familiale, sociale, liée à une étape de leur développement interne, qui sont aux prises avec des angoisses profondes, ont tendance probablement aujourd’hui à le signifier avec des symptômes plutôt sur le versant de l’agitation, de la nervosité, de la dispersion. Ça n’est pas étonnant puisqu’il suffit de regarder comment les enfants aujourd’hui sont élevés par des adultes et dans une société qui a un rapport très curieux par exemple au temps. On est dans une société d’accélération, du tout tout de suite, dans une société de simultanéité des tâches, on superpose les sphères de la vie familiale, professionnelle, les relations entre par exemple les parents et les enfants y compris les tout petits sont très souvent hachurées, entrecoupées parce qu’il y a une intervention, une pénétration du lien par des écrans, un téléphone qui sonne, l’audiovisuel est très présent dans les modes de vie…
Philippe Petit : C’est pourquoi vous insistez beaucoup sur l’idée de valoriser le présent !
Sylviane Giampino : Je trouve que les enfants sont élevés de façon contradictoire. On leur demande d’être assis sur une chaise à l’école, d’apprendre. Or, pour apprendre, il faut pouvoir être centré sur une tâche à la fois, répéter et aujourd’hui nous avons des enfants qui sont certes de plus en plus précoces, mais ce type de mode de vie et d’éducation très précoce qu’ils ont… - ils sont surstimulés quand ils sont bébés déjà, on pédagogise les relations aux très jeunes enfants et de plus en plus tôt dans tous les milieux -, font que ils sont capables d’apprendre très vite, de comprendre très vite, de saisir très vite, de capter une foule d’information mais ils sont totalement démunis quand il faut répéter plusieurs fois des choses similaires et c’est là qu’on dit qu’ils ont un trouble de l’attention, c’est pas vrai. Ils sont capables d’être attentifs à plusieurs choses à la fois mais ça n’est pas valorisé pour l’instant dans ce qui est évalué des performances et des attentes sociales à l’égard des enfants notamment à l’école, néanmoins on peut se demander si cette sorte d’activité, de suractivité des enfants n’est pas pour eux une façon de se préparer à vivre dans un monde qui est en train de changer.
Philippe Petit : En même temps vous avez une position que l’on pourrait qualifier de médiane parce que vous dites d’un côté il ne faut pas qu’il y ait trop de zèle éducatif, en quelque sorte trop d’accompagnement, vous insistez beaucoup sur l’idée que les enfants doivent pouvoir s’installer dans l’ici et maintenant et en même temps vous donnez aussi des conseils aux familles, aux gens qui ont des enfants réellement agités et qui ont besoin d’un soutien.
Sylviane Giampino : Oui, parce que on ne peut pas tout mélanger. Il y a effectivement des enfants qui sont en difficulté psychologique, - maintenant que le diagnostic s’appelle hyperactivité, trouble attentionnel selon le modèle américain ou que ça s’appelle autrement selon d’autres classifications psychiatriques -, quand un enfant a de réelles difficultés on doit s’en occuper spécifiquement, le soigner. Ce sur quoi j’attire l’attention c’est le risque qu’on rencontre aujourd’hui que trop d’enfants soient étiquetés comme ayant des troubles alors qu’ils n’en ont pas forcément mais que le niveau de tolérance de l’environnement diminue progressivement parce que il y a une sorte de durcissement des normes de comportement chez les enfants, qui s’accompagne d’un durcissement de plus en plus tôt. Or, il y a une petite enfance et une grande enfance et on ne peut pas aborder la petite enfance comme on aborde le comportement d’un enfant qui est passé déjà par l’âge de raison.
Philippe Petit : Parmi ces forçages éducatifs précoces, vous dites à un moment « on leur parle trop aux enfants » parfois… ce n’est pas une généralité mais vous le soulignez au passage.
Sylviane Giampino : Oui et vous remarquerez que venant d’une psychanalyste…
Philippe Petit : Eh oui, c’est pour ça que je vous pose la question…
[… Rires… ]
Sylviane Giampino : Oui, parce que aujourd’hui, sous prétexte qu’on a dit aux parents et aux éducateurs qu’il fallait parler aux enfants on finit par les faire tremper en permanence dans de la parole qui n’en est pas. On leur dit « Je vais te changer, tu vas aller à l’école tout à l’heure, tu vas être gardé par untel, tu verras papa samedi soir », on leur raconte bien sûr des tas de choses, et en même temps on essaie de glisser à chaque fois une information cognitive. Quand je dis qu’on leur parle trop je veux dire que c’est aujourd’hui une parole très éducative, très pédagogique. L’exemple que je donne c’est la promenade en voiture le dimanche où on dit à un enfant dans son baby relax…
Philippe Petit : Regarde comme c’est beau !
Sylviane Giampino : Au lieu de dire « Regarde comme c’est beau ! » on leur dit « Oh regarde la vache noire et blanche dans l’herbe verte ! » Vous comprenez que là on n’est plus dans de la parole adressée à l’enfant. Dire à un enfant « Oh regarde comme c’est beau ! »c’est un partage sensible entre les parents et les enfants et c’est déjà de l’éducation puisque c’est un transfert de sensibilité et d’ouverture au monde. Ce qui est tout autre chose que de blablater en permanence avec les enfants et de considérer qu’on a fait tout ce qu’il faut parce qu’on leur a dit tout, y compris que leur père a une maîtresse ou que leur mère est dépressive.
Philippe Petit : Catherine Vidal, alors vous avez éprouvé, visiblement du plaisir à ce compagnonnage avec Sylviane Giampino, alors quand vous quittez vos expérimentations à l’Institut Pasteur donc, vous aimez comme ça naviguer dans d’autres terrains ? Ça sera le mot de la fin parce que nous n’avons plus…
Catherine Vidal : Je crois que c’est très important que sur des questions tellement fondamentales, qui touchent à l’humain… euh… bon je m’intéresse aussi à lutter contre les idées reçues sur les cerveaux des hommes et des femmes, bon, là aussi, le fondement de l’humanité c’est ces grands questionnements : « Qu’est-ce qui fait qu’on est homme ? Qu’est-ce qui fait qu’on est femme ? Qu’est-ce que c’est que l’humain ? »et à mon sens pour répondre à cette question il faut que on convoque des biologistes mais également toutes les sciences humaines qui sont d’abord et avant tout les disciplines qui ont réfléchi à ce que c’est que l’humanité et en aucun cas, les biologistes seraient les seuls à avoir le monopole de l’explication de la pensée sous prétexte qu’ils étudient le cerveau.
Philippe Petit : Sylviane Giampino, pareil, même question !
Sylviane Giampino : Bien sûr que c’est tout à fait passionnant ces compagnonnages pluridisciplinaires, ces rencontres, mais je voudrais rebondir sur ce que vient de dire Catherine Vidal « qu’est-ce que l’humain ? » et je crois que nous devons nous réconcilier avec l’idée que la fragilité est aussi une caractéristique de l’humain et que notre société ne peut pas éradiquer le fragile au risque d’éradiquer la dimension humaine de l’être.
Philippe Petit : Merci beaucoup à toutes les deux d’avoir inauguré cette première émission donc, de « La fabrique de l’humain » qui tentera donc, chaque semaine d’explorer ce que je disais tout à l’heure à la fois les vies fragiles mais aussi les vies qui tentent de tenir debout. Merci beaucoup pour ces précisions. C’était donc « La fabrique de l’humain », une émission proposée par Philippe Petit. Les auditeurs qui voudraient approfondir ces réflexions trouveront sur le site de France Culture les références de vos ouvrages. La semaine prochaine nous recevrons le psychanalyste Christophe Dejours pour son livre sur les suicides au travail mais aussi pour d’autres ouvrages qui s’annoncent en octobre, donc l’auteur de « Souffrances en France ». À la réalisation Peiré Legras, attachée de production Claire Poinsignon, au mixage Alain Benoît.
Messages
1 Enfants agit ?s, hyperactifs, violents : les illusions du d ?pistage pr ?coce 13 novembre 2009, 11:19, par Thalie
Merci beaucoup ! !
Votre d ?marche est vraiment tr ?s utile
1 Enfants agit ?s, hyperactifs, violents : les illusions du d ?pistage pr ?coce 16 novembre 2009, 10:56, par http://arlequin.blogspirit.com/
Vraiment passionnant et hyper-utile votre site.
Merci ? Fabrice de vous recommander.
Je me suis permis de vous mettre en lien sur mon blog
amiti ?s
Arlequin
2 Enfants agités, hyperactifs, violents : les illusions du dépistage précoce 29 septembre 2011, 21:48, par Enyo
JE découvre le site et ce travail remarquable que vous avez fait sur la retranscription. Merci beaucoup