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Entendez-vous gens du Viêt-Nam…

Jacques Prévert – poème de 1952 in : La pluie et le beau temps, Collection Folio n°90, 1991

Entendez-vous gens du Viêt-Nam…

Entendez-vous
Entendez-vous gens du Viêt-Nam
entendez-vous dans vos campagnes
dans vos rizières dans vos montagnes...
Oui nous les entendons
Ces êtres inférieurs
architectes danseurs pêcheurs et mineurs
jardiniers et sculpteurs tisserands ou chasseurs
paysans et pasteurs artisans et dockers
coolies navigateurs
Ces êtres inférieurs
ne savaient haïr que la haine
ne méprisaient que le mépris
Ces êtres inférieurs
ne craignaient guère la mort
tant ils aimaient l’amour
tant ils vivaient la vie
et leur vie quelquefois était belle comme le jour
et le sang de la lune courait sur les rizières
et le jour lui aussi était beau comme la nuit
Il y avait aussi la faim et la misère
les très mauvaise fièvres et le trop dur labeur
Mais le jour était beau comme la nuit
le soleil fou dansait dans les yeux des jeunes filles
et la nuit était belle comme le jour
la lune folle dansait seule sur la mer
la misère se faisait une beauté pour l’amour
Et les enfants en fête malgré le Mauvais Temps
jouaient avec les bêtes en pourchassant le vent
Mais
il y avait aussi et venant de très loin
les Monopolitains
ceux de la Métropole et de l’appât du gain
Négociants trafiquants notables résidents avec les légionnaires les expéditionnaires et les concessionnaires
et les hauts commissaires
Et puis les missionnaires et les confessionnaires
venus là pour soigner leurs frères inférieurs
venus pour les guérir de l’amour de la vie
cette vieille et folle honteuse maladie
Et cela depuis fort longtemps
bien avant la mort de Louis XVI
bien avant l’exploitation et l’exportation
de la Marseillaise
Et la misère était cotée en Bourse
sous le couvert
et dans les plis et replis du pavillon tricolore
Et puis une dernière fois ce fut encore la Grande Guerre
ses nouvelles financières et ses hauts faits divers
Comme elle était mondiale
des Français déclassés grands caïds du Viêt-Nam
avec les chefs du gang de l’empire du Milieu
se partageaient déjà comme barons en foire
les morceaux du gâteau
des lambeaux de pays
avec l’assentiment de S.M. Bao-Daï
Soudain sont emportés dans les rapides de l’Histoire
leurs bateaux de papier-monnaie
et comme dans les livres d’histoire importés de la métropole
on proclame au Viêt-Nam
les Droits de l’homme
Quoi
ces gens qui crient famine sous prétexte qu’ils n’ont pas grand-chose à manger
et qui s’ils étaient mieux nourris crieraient encore que c’est mauvais
nous savons très bien qui les mène
et où on veut les emmener
Et les Grands Planteurs d’Hévéas les Seigneurs de la Banque d’Indochine et les Grands Charbonniers du Tonkin
en appellent sans plus tarder à la Quatrième République empirique apostolique et néo-démocratique
Alors
la fille aînée de l’Église
son sang ne fait qu’un tour
Un pauvre capucin et grand amiral des Galères
arrive à fond de train par la mer
et après avoir fait les sommations d’usage
Ceci est mon corps expéditionnaire
Ceci est votre sang
à coup de droit canon il sermonne Haiphong
des anges exterminateurs accomplissent leur mission
et déciment la population
Simple petit carnage
présages dans le ciel
sévère mais salutaire leçon
Et vogue la galère
après avoir bien joué son beau rôle dans l’Histoire
l’Amiral se retire dans sa capucinière
en dédaignant la gloire
Et le temps fait semblant seulement de passer
le temps du halte-là reste là l’arme au pied
les temps des cerisiers en fleurs arrachés à la terre et volatilisés
Et malgré d’inquiétantes menaces de paix
les gens du trafic des piastres
fêtent toutes les fêtes et sans en oublier
et l’on réveillonne à Noël comme au bon vieux pays
à Saïgon à Hanoï
et l’on fête l’Armistice et la Libération
comme le Quatorze Juillet et la prise de la Bastille
sans façon
Cependant que très loin on allume des lampions
des lampions au napalm sur de pauvres paillotes
et des femmes et des hommes des enfants du Viêt-Nam
dorment les yeux grands ouverts sur la terre brûlée
et c’est comme Oradour
c’est comme Madagascar et comme Guernica
et c’est en plus modeste tout comme Hiroshima
Des voix chantent
Nous n’aimions pas notre misère
mais avec elle nous pouvions lutter
et quand parfois elle touchait terre
sur cette pauvre terre nous pouvions respirer
Vous
qu’en avez-vous fait
Elle était lourde notre misère
vous le saviez
vous en avez déjà tiré plus que son pesant d’or
Fous que vous êtes
que voulez-vous encore
Aux voix de la main d’œuvre jaune
répondait une voix d’or
une voix menaçante et radiodiffusée
et la main-d’œuvre se serrait
la mort mécanique avançait
Sourdes mais claires
des voix chantaient
Si la petite main-d’œuvre jaune
et la très grande main d’or blanc
coudes sur table et poings serrés
se rencontraient
elle ne tiendrait pas longtemps en l’air
la blême menotte d’acier
tachée de sang caillé
Longtemps en l’air
c’est une façon de parler
Et la voix d’or hurlait
sur un ton aphonique délicat cultivé
Feu à volonté
Et les hommes de main d’or
recrutés et parqués et fraîchement débarqués
venant rétablir l’Ordre
mitraillaient
incendiaient
Mais
la main-d’œuvre jaune elle aussi
se mé-ca-ni-sait
Tristes et graves
mais résignées des voix chantaient
Que voulez-vous
on nous attaque à la machine
se défendre à la main
ne serait pas civilisé
on nous traiterait encore de sauvages
et d’arriérés
on nous blâmerait
Et l’empereur Bao-Daï
partait « en permission »
sur la Côte d’Azur
C’est comme cela que les journaux annonçaient ses visites fébriles et affairées
Là-bas
sur le théâtre des Opérations Bancaires
le corps expéditionnaire
n’avait plus les mêmes succès
et dans de merveilleux décors
tombaient les pauvres figurants de la mort
Seuls les gens du trafic des piastres
criaient bis et applaudissaient
Ici on criait Encore
ailleurs on criait Assez
plus loin on criait La Paix
et des messieurs du meilleur monde fort discrètement s’éclipsaient
Tout cela n’était pas une petite affaire
les grandes compagnies internationales des Monopolitains
alertaient leurs meilleurs experts
leurs plus subtils tacticiens
L’un d’eux
un trépidant infatigable petit mégalomane d’une étourdissante et opiniâtre médiocrité
et qui s’était couvert de la gloire fiduciaire pendant la seconde guerre mondiale sur la route coupée du fer dans la plaie
atterrit en coup de vent au Viêt-Nam
Et en moins de temps qu’il ne mit un peu plus tard à l’écrire
trouva la solution de cet interminable conflit

Pour arrêter ou améliorer la regrettable et nécessaire guerre du Viêt-Nam, il suffit, c’est tellement simple, de mettre le Viêt-Nam dans la guerre.

Et résumant cette solution en un slogan d’une indéniable efficacité
Virilité rapidité
il reprend l’avion
non sans avoir donné de très judicieuses précisions

Des Français et des Vietnamiens se faisaient tuer pour protéger la vie et la fortune des gens qui entassaient d’immenses richesses, pour ne parler que de Chinois de Saïgon ou de Vietnamiens d’Hanoï, et tout cela aux frais du contribuable français.

Dès lors, une seule solution : créer une armée proprement vietnamienne assez puissante pour rétablir l’ordre, puisque c’est au Viêt-Nam (Tonkin, Annam, Cochinchine), pays de vingt-cinq millions d’habitants, que se fait la guerre. C’est par la création de cette armée nationale que le peuple vietnamien prendra pleinement conscience de son indépendance. Il faut que cette guerre, où se jouent l’indépendance du Viêt-Nam, les libertés et la fortune de ses citoyens, soient considérée par lui comme sa guerre. Il faut que ses élites cessent d’être « attentistes », soucieuses de ne pas se compromettre dans l’hypothèse d’une victoire des communistes. Il faut que ce soit une guerre faite par le Viêt-Nam avec l’aide de la France, et non une guerre faite par la France avec l’aide du Viêt-Nam.

C’est d’abord un état d’esprit à créer, celui que ce vieux lion qu’est le président Syngman Rhee a su créer en Corée.

Et ce sont des réformes profondes à faire.
Pourquoi gardez-vous en prison
et depuis déjà plusieurs années
un marin qui s’appelle Henri Martin ?
1952


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