Entendez-vous gens du Viêt-Nam…
Entendez-vousEntendez-vous gens du Viêt-Namentendez-vous dans vos campagnesdans vos rizières dans vos montagnes...
Oui nous les entendons
Ces êtres inférieursarchitectes danseurs pêcheurs et mineursjardiniers et sculpteurs tisserands ou chasseurspaysans et pasteurs artisans et dockerscoolies navigateurs
Ces êtres inférieursne savaient haïr que la hainene méprisaient que le mépris
Ces êtres inférieursne craignaient guère la morttant ils aimaient l’amourtant ils vivaient la vieet leur vie quelquefois était belle comme le jouret le sang de la lune courait sur les rizièreset le jour lui aussi était beau comme la nuit
Il y avait aussi la faim et la misèreles très mauvaise fièvres et le trop dur labeur
Mais le jour était beau comme la nuitle soleil fou dansait dans les yeux des jeunes filleset la nuit était belle comme le jourla lune folle dansait seule sur la merla misère se faisait une beauté pour l’amour
Et les enfants en fête malgré le Mauvais Tempsjouaient avec les bêtes en pourchassant le vent
Maisil y avait aussi et venant de très loinles Monopolitainsceux de la Métropole et de l’appât du gainNégociants trafiquants notables résidents avec les légionnaires les expéditionnaires et les concessionnaireset les hauts commissairesEt puis les missionnaires et les confessionnairesvenus là pour soigner leurs frères inférieursvenus pour les guérir de l’amour de la viecette vieille et folle honteuse maladieEt cela depuis fort longtempsbien avant la mort de Louis XVIbien avant l’exploitation et l’exportationde la Marseillaise
Et la misère était cotée en Boursesous le couvertet dans les plis et replis du pavillon tricolore
Et puis une dernière fois ce fut encore la Grande Guerreses nouvelles financières et ses hauts faits diversComme elle était mondialedes Français déclassés grands caïds du Viêt-Namavec les chefs du gang de l’empire du Milieuse partageaient déjà comme barons en foireles morceaux du gâteaudes lambeaux de paysavec l’assentiment de S.M. Bao-Daï
Soudain sont emportés dans les rapides de l’Histoireleurs bateaux de papier-monnaieet comme dans les livres d’histoire importés de la métropoleon proclame au Viêt-Namles Droits de l’homme
Quoices gens qui crient famine sous prétexte qu’ils n’ont pas grand-chose à mangeret qui s’ils étaient mieux nourris crieraient encore que c’est mauvaisnous savons très bien qui les mèneet où on veut les emmener
Et les Grands Planteurs d’Hévéas les Seigneurs de la Banque d’Indochine et les Grands Charbonniers du Tonkinen appellent sans plus tarder à la Quatrième République empirique apostolique et néo-démocratiqueAlorsla fille aînée de l’Égliseson sang ne fait qu’un tour
Un pauvre capucin et grand amiral des Galèresarrive à fond de train par la meret après avoir fait les sommations d’usageCeci est mon corps expéditionnaireCeci est votre sangà coup de droit canon il sermonne Haiphongdes anges exterminateurs accomplissent leur missionet déciment la populationSimple petit carnageprésages dans le cielsévère mais salutaire leçonEt vogue la galèreaprès avoir bien joué son beau rôle dans l’Histoirel’Amiral se retire dans sa capucinièreen dédaignant la gloire
Et le temps fait semblant seulement de passerle temps du halte-là reste là l’arme au piedles temps des cerisiers en fleurs arrachés à la terre et volatilisés
Et malgré d’inquiétantes menaces de paixles gens du trafic des piastresfêtent toutes les fêtes et sans en oublieret l’on réveillonne à Noël comme au bon vieux paysà Saïgon à Hanoïet l’on fête l’Armistice et la Libérationcomme le Quatorze Juillet et la prise de la Bastillesans façon
Cependant que très loin on allume des lampionsdes lampions au napalm sur de pauvres pailloteset des femmes et des hommes des enfants du Viêt-Namdorment les yeux grands ouverts sur la terre brûléeet c’est comme Oradourc’est comme Madagascar et comme Guernicaet c’est en plus modeste tout comme Hiroshima
Des voix chantentNous n’aimions pas notre misèremais avec elle nous pouvions lutteret quand parfois elle touchait terresur cette pauvre terre nous pouvions respirerVousqu’en avez-vous faitElle était lourde notre misèrevous le saviezvous en avez déjà tiré plus que son pesant d’orFous que vous êtesque voulez-vous encore
Aux voix de la main d’œuvre jaunerépondait une voix d’orune voix menaçante et radiodiffuséeet la main-d’œuvre se serraitla mort mécanique avançait
Sourdes mais clairesdes voix chantaientSi la petite main-d’œuvre jauneet la très grande main d’or blanccoudes sur table et poings serrésse rencontraientelle ne tiendrait pas longtemps en l’airla blême menotte d’aciertachée de sang cailléLongtemps en l’airc’est une façon de parler
Et la voix d’or hurlaitsur un ton aphonique délicat cultivéFeu à volontéEt les hommes de main d’orrecrutés et parqués et fraîchement débarquésvenant rétablir l’Ordremitraillaientincendiaient
Maisla main-d’œuvre jaune elle aussise mé-ca-ni-saitTristes et gravesmais résignées des voix chantaient
Que voulez-vouson nous attaque à la machinese défendre à la mainne serait pas civiliséon nous traiterait encore de sauvageset d’arriéréson nous blâmerait
Et l’empereur Bao-Daïpartait « en permission »sur la Côte d’AzurC’est comme cela que les journaux annonçaient ses visites fébriles et affairées
Là-bassur le théâtre des Opérations Bancairesle corps expéditionnairen’avait plus les mêmes succèset dans de merveilleux décorstombaient les pauvres figurants de la mortSeuls les gens du trafic des piastrescriaient bis et applaudissaientIci on criait Encoreailleurs on criait Assezplus loin on criait La Paixet des messieurs du meilleur monde fort discrètement s’éclipsaient
Tout cela n’était pas une petite affaireles grandes compagnies internationales des Monopolitainsalertaient leurs meilleurs expertsleurs plus subtils tacticiensL’un d’euxun trépidant infatigable petit mégalomane d’une étourdissante et opiniâtre médiocritéet qui s’était couvert de la gloire fiduciaire pendant la seconde guerre mondiale sur la route coupée du fer dans la plaieatterrit en coup de vent au Viêt-NamEt en moins de temps qu’il ne mit un peu plus tard à l’écriretrouva la solution de cet interminable conflit
Pour arrêter ou améliorer la regrettable et nécessaire guerre du Viêt-Nam, il suffit, c’est tellement simple, de mettre le Viêt-Nam dans la guerre.
Et résumant cette solution en un slogan d’une indéniable efficacité
Virilité rapidité
il reprend l’avionnon sans avoir donné de très judicieuses précisions
Des Français et des Vietnamiens se faisaient tuer pour protéger la vie et la fortune des gens qui entassaient d’immenses richesses, pour ne parler que de Chinois de Saïgon ou de Vietnamiens d’Hanoï, et tout cela aux frais du contribuable français.
Dès lors, une seule solution : créer une armée proprement vietnamienne assez puissante pour rétablir l’ordre, puisque c’est au Viêt-Nam (Tonkin, Annam, Cochinchine), pays de vingt-cinq millions d’habitants, que se fait la guerre. C’est par la création de cette armée nationale que le peuple vietnamien prendra pleinement conscience de son indépendance. Il faut que cette guerre, où se jouent l’indépendance du Viêt-Nam, les libertés et la fortune de ses citoyens, soient considérée par lui comme sa guerre. Il faut que ses élites cessent d’être « attentistes », soucieuses de ne pas se compromettre dans l’hypothèse d’une victoire des communistes. Il faut que ce soit une guerre faite par le Viêt-Nam avec l’aide de la France, et non une guerre faite par la France avec l’aide du Viêt-Nam.
C’est d’abord un état d’esprit à créer, celui que ce vieux lion qu’est le président Syngman Rhee a su créer en Corée.
Et ce sont des réformes profondes à faire.
Pourquoi gardez-vous en prisonet depuis déjà plusieurs annéesun marin qui s’appelle Henri Martin ?