Roland Gori : Roland Gori, je suis professeur de psychopathologie à l’Université d’Aix-Marseille et psychanalyste, puisque personne n’étant parfait, j’ai ce défaut.
Marie-Pierre Vérot : Et initiateur, inventeur, créateur, je ne sais comment le dire, de l’Appel des appels.
Roland Gori : On dira initiateur, c’est un concept, qui est parti un petit peu du constat suivant : je signe depuis déjà plusieurs années des pétitions, je suis à l’initiative de plusieurs pétitions comme par exemple « Sauvons la clinique » qui essaie de défendre un petit peu la place de la psychopathologie et de la psychanalyse à l’Université, en particulier comme vous le savez en ce moment, pour la définition des conditions d’accès au titre de psychothérapeute, avec également cette espèce de vague de l’évaluation très contraignante, bibliométrique, qui finalement condamne tout un pan des recherches, notamment dans les secteurs Lettres et Sciences Humaines et Sociales c’est-à-dire les Humanités pour aller vite. Je suis aussi un des initiateurs de « Pas de zéro de conduite », vous vous souvenez de cette réaction citoyenne à l’égard d’une expertise INSERM dans le champ de la Santé Mentale qui visait à dépister finalement les bébés délinquants quoi, les délinquants en couches-culottes. J’ai signé la pétition bien sûr « Sauvons la Recherche », « Sauvons l’Université », « Sauvons l’hôpital », « Sauvons les RASED ». Enfin, on n’arrête pas de sauver, alors bon, finalement, toutes ces pétitions elles sont quand même le signe, l’indice, le symptôme de malaises profonds dans notre société actuelle. Je dirais même, elles sont plutôt les symptômes d’une maladie de civilisation. Alors finalement, quelle était un peu la maladie de cette civilisation ? Ben, il convenait peut-être de se rencontrer, de partager nos expériences. C’est la raison pour laquelle ça part aussi de milieux professionnels. Vous nous avez dit « Ce sont des professionnels, est-ce que ça veut dire pour autant que ça ne concerne pas les citoyens ? » Bien sûr que ça concerne les citoyens mais je crois que à notre époque alors que justement la profession c’est quand même un peu ce qui reste pour fonder individuellement le lien social. Je veux dire que avec l’urbanisation on a un rapport différent à la terre, on a un rapport différent à la nature, on a un rapport différent aux autres. Je pense que, bien évidemment, avec, si vous voulez, l’évolution de l’industrialisation, du capitalisme, de la rationalisation des conduites, on a aussi un rapport social différent à soi-même et à l’autre, ce que Michel Foucault appelle « un sujet éthique ». Donc, la profession c’est un peu ce qui reste pourrait-on dire, pour arrimer chacun dans la culture. C’est un point important puisque si vous prenez la famille c’est pareil. La famille s’est réduite de manière tout à fait nucléaire au couple finalement avec 1, 2, 3 enfants. Y a là quelque chose d’extrêmement important du côté du professionnel et, finalement ce sont les professionnels toutes ces dernières années qui ont réagi pourrait-on dire à une espèce de formatage qui nous paraît d’ailleurs beaucoup plus idéologique que, pourrait-on dire réaliste. Pour aller très, très vite et faire très simple, finalement, si vous prenez le milieu de l’information que vous connaissez bien, si vous prenez le milieu de la justice, si vous prenez le milieu de la culture, si vous prenez le milieu de la médecine, le milieu du soin psychique, le milieu de la prévention, le milieu de l’éducation, le milieu de la recherche, de l’enseignement supérieur, on a l’impression que ce que l’on tend à nous imposer c’est une conception managériale qui définit finalement une culture des résultats avec des idéaux de concurrence, de compétition, de performance, de profit à court terme, de rentabilité, et, il semblerait, c’est ce qui s’est produit le 31 janvier finalement quand nous avons partagé nos expériences, ce qui est très frappant si vous voulez, c’est que chacun se plaint de voir un petit peu sa pratique professionnelle, finalement sa culture du métier, à l’heure actuelle instrumentalisée, décomposée, recomposée ou modifiée simplement pour nous faire, pourrait-on dire incorporer une nouvelle façon de penser, une nouvelle façon de parler, une nouvelle façon de se conduire totalement, finalement, empreinte d’une idéologie de l’homme économique. Alors, je dis idéologie c’est un point très important, c’est-à-dire idéologie au sens très fort du terme. Qu’est-ce que c’est qu’une idéologie ? Une idéologie c’est finalement une description soi-disant scientifique de la réalité qui accomplit une prescription sociale. Si vous voulez c’est un petit peu l’impression qu’on a, si on prend l’hôpital par exemple, si on prend la recherche on a l’impression que c’est davantage idéologique c’est-à-dire que ça nous amène finalement à une espèce de contrôle social, de servitude sociale, plus que réellement une performance. C’est pas parce que finalement, on va inculquer une culture managériale aux directeurs d’hôpitaux, c’est pas parce qu’on va obliger finalement les médecins à penser et à parler en termes de client, de prestations de services rendus, de tarification à l’activité qu’ils vont être à la fois, efficaces sur un plan thérapeutique et même, économiques sur le plan du coût de la santé. Rien ne garantit à l’heure actuelle que cette idéologie ne soit pas elle-même contreproductive et coûteuse.
Marie-Pierre Vérot : Pourquoi ? Parce que ce sont des professions particulières ?
Roland Gori : Alors, si, certainement, il y a certainement de cela, c’est-à-dire que se sont des professions qui, toutes, s’intéressent finalement, au Bien Public, qui s’intéressent au souci de l’autre, qui s’intéressent si vous voulez, on va dire aux Services Sociaux davantage que, finalement, la production d’une espèce de plus-value. Je crois qu’il y a de cela. C’est certainement ce qui explique si vous voulez en tous les cas que ce sont ces professions-là, ces professionnels-là qui ont réagi. Mais je crois aussi qu’ils sont un peu les témoins d’une casse pourrait-on dire, sociale. Ils sont les témoins si vous voulez, d’une nouvelle tentative de nous civiliser. Si on reprend par exemple, moi je trouve très intéressant la distinction que fait Norbert Elias entre la civilisation et la culture. Il nous dit, finalement la civilisation c’est une manière de dire, une manière de parler, les bonnes manières, c’est finalement ce qui avait trait en Allemagne au XVIIe et au XIXe siècle du côté de la courtoisie, des signes de distinction presque au sens de Bourdieu. La culture c’est autre chose, c’est la formation intellectuelle, c’est l’esprit. Je crois si vous voulez qu’à l’heure actuelle on essaie de formater notre culture et nos esprits selon une civilisation néolibérale c’est-à-dire qui nous oblige à incorporer des idéaux et des valeurs de potentiel, de flexibilité, de mobilité, de réactivité immédiate, de rentabilité à court terme. C’est un autre rapport au temps, un autre rapport à l’autre, c’est-à-dire que l’autre n’est plus si vous voulez, mon partenaire, mon équipier, il devient mon concurrent finalement. Donc, je crois qu’il y a quelque chose de ce côté-là et alors, effectivement, ça se produit quand même en France il faut bien le dire à un moment où la crise financière vient attester de la nocivité de ces valeurs et de ces idéaux qui proviennent du marché, pour aller vite. Et donc ces valeurs qui proviennent du marché, qui ont montré d’une certaine façon quand même leur imposture, leur inefficacité dans ce domaine dont elles sont issues, les incorporer dans des professions, dans des pratiques professionnelles, dans des milieux qui ne sont pas de toute façon, habitués il faut bien le dire, habitués à penser comme ça, c’est aussi ce qui explique si vous voulez, le rejet de cette espèce de greffe néolibérale. Je crois que c’est le greffon néolibéral qu’on a rejeté.
Marie-Pierre Vérot : Et vous pensez donc qu’on est dans une crise de civilisation ou que c’est une volonté politique qui tente de modifier une certaine chose ?
Roland Gori : Alors, je ne pourrai pas donner une réponse bien évidemment démonstrative en tout cas des choses, mais mon sentiment personnel c’est que nous sommes dans une crise de civilisation c’est-à-dire que à l’heure actuelle, après pour aller vite, le mercantilisme, après le capitalisme des manufactures, après le capitalisme industriel on est entré dans un capitalisme financier qui produit une nouvelle culture faisant en quelque sorte de tout individu une espèce de micro-entreprise libérale que l’on doit gérer et que l’on doit aider finalement à produire des comportements rentables, conformes etc. Je crois que nous sommes effectivement dans une crise de civilisation où les valeurs du néolibéralisme et du capitalisme financier ont essayé de coloniser et de conformer on va dire, la manière de penser le monde, la manière de se penser soi-même, la manière de penser le rapport à l’autre, la manière de penser le rapport aussi à son travail, à son métier, si vous voulez, et là, effectivement, y a une crise et y a une crise qui, encore une fois est d’autant plus importante que ces valeurs que l’on nous fait gober, elles ont montré leur inaptitude, leur incompétence pourrait-on dire, dans le marché même dont elles sont issues. Alors, une volonté politique : je crois que… bon, moi j’ai souvent dit que finalement, chaque société a un peu les dirigeants qu’elle mérite. Donc, si vous voulez, pour moi le Président de la République, pour moi le gouvernement ne sont que les symptômes d’une civilisation c’est-à-dire qu’ils se sont retrouvés dans le leadership d’une opinion qui était prête à gober ce type de valeurs.
Marie-Pierre Vérot : Alors vous dites, ce sont des symptômes, c’est-à-dire ?
Roland Gori : Ce sont des symptômes en tant que… enfin, y a plusieurs choses. En tant que d’abord, ils sont le signe d’un choix que la société est disposée à faire à un moment donné. C’est-à-dire ce sont les indices de la fabrique de l’opinion. Depuis, on va dire pour faire vite, la fin du XVIIIe siècle, à partir du moment où se sont effondrés les grands récits, les grands messages, à partir du moment où on n’a plus fondé l’autorité sur une valeur souverainiste, à partir du moment où on est sorti un petit peu d’une société très disciplinaire, très de droit divin, encore une fois de légitimité royale, c’est du côté des sciences qu’on s’est tourné pour essayer de contrôler socialement les populations et les individus. Donc on comprend bien qu’à l’heure actuelle on a vu l’instrumentalisation des sciences qui n’est que l’étape actuelle de quelque chose qui a commencé à la fin du XVIIIe siècle et qui est la médicalisation de l’existence dont Foucault avait déjà parlé. Mais en même temps que l’on utilise finalement les sciences comme des guides normatifs visant à dire aux individus comment ils doivent se comporter pour bien se porter par exemple, c’est le cas de la médecine, de l’hygiène publique, de l’hygiène sociale et aussi de l’hygiène psychique, en même temps il faut que les gens adhèrent librement, consentent librement à leurs propres solutions sociales. Pour ça, y a une fabrique de l’opinion. Alors d’un côté les économistes, de l’autre les publicistes et vous avez si j’ose dire les deux mamelles de notre démocratie, du mode de gouvernance de nos démocraties occidentales.
Marie-Pierre Vérot : Donc, quand vous dites, « les valeurs qu’on veut nous inculquer » c’est à ces professions-là que vous pensez, parce que qui est ce « on » ?
Roland Gori : Je crois que, depuis, on va dire, c’est facile à dater hein, depuis les années 80, c’est pas seulement le gouvernement Blair, c’est pas seulement le gouvernement Thatcher auparavant, c’est pas seulement la politique Reagan etc., même si c’est Reagan et Thatcher essentiellement, ce ne sont encore une fois, que des incarnations, à un moment donné, d’un changement, on pourrait presque dire de paradigme politique. C’est-à-dire qu’on va lever un certain nombre d’inhibitions éthiques comme celles qui avaient prévalu on va dire après 68, dans les années 70, on va lever ces inhibitions éthiques et on va considérer que finalement l’humain ça peut s’exploiter, se produire, se contrôler comme une chose. On est dans la politique des choses pour aller très vite. Alors, ce « on », moi je suis très foucaldien, pour moi Foucault est aussi important que Freud ou Lacan ou Winnicott, je pense que le pouvoir ne se possède pas, il s’exerce. C’est-à-dire que nous sommes sans arrêt dans des réseaux de micro-pouvoir dont nous sommes tout autant les acteurs, les opérateurs, que les produits. Donc, c’est là où pour moi, les hommes politiques sont des produits de ce moment-là d’une société, de cette culture-là, simplement, il est vrai, on va dire les choses très simplement, il est vrai que depuis quelques années et en particulier, très incarnés par le Président de la République actuel et son gouvernement, il est vrai que les textes n’hésitent plus de manière on va dire obscène au sens étymologique du terme, à mettre en avant cette civilisation-là, alors que jusque là on était dans quelque chose de beaucoup plus on va dire de compromis entre notre manière un peu républicaine de penser et puis, en même temps, les sirènes de la démocratie libérale. Donc je crois que ce qui se produit c’est que nous avons un Président de la République, nous avons un gouvernement qui, jusqu’à ces dernières crises, ces dernières turbulences sociales, en tout cas, n’hésitaient pas à se déclarer ouvertement pour une démocratie libérale, donc peut-être à distance de nos valeurs républicaines. C’est aussi pour ça que « l’Appel des appels » fait référence aux Lumières ou fait référence au Conseil National de la Résistance, c’est pas seulement pour trouver des ancêtres quelque part de nos formes d’opposition sociale, civile et politique. C’est pour dire, y a eu des valeurs par exemple, au moment de la Révolution Française, y a eu des valeurs aussi qui ont été confirmées au moment du Conseil National de la Résistance, des valeurs par exemple d’unité, d’union nationale qui donnent une certaine conception de la solidarité nationale pour fonder par exemple la Sécurité Sociale, qui à l’heure actuelle sont quand même très violemment attaquées puisqu’on est davantage dans une pensée assurentielle, dans une pensée du risque, des compagnies d’assurances, on est davantage dans une pensée on va dire d’un espèce de chèque santé ou de chèque éducation donc quelque chose qui n’est plus du tout du même esprit, de la même philosophie que celle qui a pu produire et installer les grandes réformes gaullistes juste après la Libération.
Marie-Pierre Vérot : Alors, dans ce contexte que faut-il faire ? Que peut-on faire ?
Roland Gori : Alors, je crois qu’il est très difficile de savoir ce que l’on peut faire. On peut constater en tout cas que ça se passe pas si bien. Alors, est-ce que c’est simplement les derniers soubresauts de la culture républicaine, qui va laisser place finalement à une démocratie on va dire anglo-américaine ? Encore que si on regarde les derniers événements, ce n’est pas du tout évident. Nous avons tous été touchés quand même par l’élection de Barack Obama. Y a quelque chose d’extrêmement important qui s’est produit pour nous là puisqu’on n’attendait que le pire des Etats-Unis et finalement nous en avons reçu une leçon de démocratie. Bon alors, jusqu’à quel point ? C’est la grande inconnue de ce côté-là. Ou bien, ce serait peut-être un petit peu l’espoir de l’Appel des appels, peut-être du côté de nos traditions, du côté du sens de notre histoire, du côté un peu de nos manières de penser le monde, de se penser soi-même, de penser la relation aux autres, peut-être qu’il y a un message qui pourrait passer au niveau de l’Europe. Et bon, moi je reviens d’Italie où j’ai rencontré des collègues, j’ai discuté avec d’autres collègues dans d’autres pays européens, la Belgique ou autre, enfin peu importe. Il semble bien quand même qu’il y ait aussi ce sentiment que on casse nos métiers et que, encore une fois on les casse davantage pour les orienter toujours plus vers le contrôle social et que donc par conséquent, on les pervertit, dans les finalités mêmes qui fondaient nos pratiques que ça soit le soin, la culture, la justice, etc.
Marie-Pierre Vérot : Je vous demandais « Que peut-on faire ? » parce que finalement quel est le sens de « l’Appel des appels » ? De réveiller les gens ? De leur faire prendre conscience ? De les amener dans l’action ? Est-ce qu’il y a une finalité politique ? Est-ce c’est uniquement philosophique ?
Roland Gori : C’est une grande question, puisque je ne vous cacherai pas qu’il y a à l’intérieur même de ce mouvement de « l’Appel des appels », bon, qui est parti on va dire de quelques dizaines d’amis qui se connaissaient, qui travaillaient dans des milieux différents, enfin, d’un réseau, pour aller très vite, et puis qui a constitué 190 premiers signataires, qui ont donné leur caution au texte que j’ai rédigé avec Stefan Chedri. Ensuite, il y a eu 71 000 et quelques signataires, des gens qui ont voulu reconnaître un signe en tout dans « l’Appel des appels » comme étant un signe de résistance à cette forme, quand même de colonisation sociale et culturelle qui était en train de se diffuser en France, comme elle s’est diffusée d’ailleurs dans d’autres pays européens, en venant, il faut bien le dire quand même de la culture, du modèle néolibéral américain, Étatsuniens, c’est-à-dire une certaine façon de refuser la colonisation de la culture par cette civilisation-là. Alors, l’idée d’abord c’est finalement de réfléchir aussi ensemble et d’analyser ce qui se passe. Pour ça il faut que chacun puisse écouter l’autre. Moi je connais bien le milieu de la recherche, j’ai des responsabilités dans ce domaine-là, dans l’enseignement supérieur, je connais un peu le domaine du soin, quand même, donc cela m’étonne pas que les gens réagissent par rapport à la tarification à l’activité, qu’ils réagissent par rapport à une espèce de recomposition des pôles médico-chirurgicaux sur le modèle de l’entreprise, qu’ils réagissent face à une espèce de novlangue qui va parler non pas de patients mais de clients, face au rapport de Guy Valenciennes, qui, finalement prône un modèle d’entreprise dans les services médico-chirurgicaux, ou le rapport Larcher, où finalement les directeurs d’hôpitaux seraient recrutés par des cabinets privés chasseurs de tête des grands managers, bon, je comprends qu’au niveau du soin, au niveau de l’hôpital, au niveau de l’Université avec ces espèces d’escroqueries et d’impostures, que constituent l’ARS, l’ANR, les différentes agences d’évaluation qui font les « impacts factors » ou le classement de Shanghai comme on s’aperçoit que c’est quand même aussi monté de façon tout à fait idéologique, commerciale, enfin bon… Ça, c’est un domaine que je connais. Donc ça m’étonne pas d’entendre un certain nombre de réactions de ce côté-là, mais je constate aussi qu’il y a des réactions dans le milieu de la Justice, que les magistrats se plaignent, qu’ils ont l’impression de perdre leur indépendance, mais j’ai été invité par vos collègues au théâtre du Chatelet de la presse libre et indépendante et de constater effectivement que nous sommes dans une politique du fait divers, c’est-à-dire que finalement, les rédactions elles sont centrées sur la cas Cécilia, sur qui est le père de l’enfant de Rachida Dati, etc., c’est-à-dire vraiment les chiens écrasés quoi ! On est dans l’information de faits divers, une information de faits divers elle ne prône pas ni l’analyse, ni la réflexion et elle n’invite pas… Elle fait perdre finalement à l’information son caractère véritablement éducatif et culturel. On reconnaît finalement le même chagrin, la même colère, la même souffrance, la même douleur. Dire qu’il y a peut-être une maladie qui produit tous ces symptômes-là. Que cette maladie c’est finalement le néolibéralisme étatsunien pour aller très, très vite avec toutes les valeurs du capitalisme financier dont on a déjà parlé, c’est déjà très important. Vous me posiez la question « Est-ce qu’on va se contenter finalement d’une réflexion philosophique ? » C’est vrai que la dimension philosophique est de mon point de vue, très prévalente, c’est vrai aussi qu’à l’intérieur du mouvement, et je ne vous cache pas que y a des débats, y a des discussions, y a des désaccords, déjà, voyez, c’est un mouvement tout jeune, y a déjà des désaccords, il y a d’autres personnes qui souhaitent davantage des actions sociales et politiques. De mon point de vue, mais de mon point de vue, ça n’engage que moi pour autant que pour l’instant en tout cas, si vous voulez comme vous dites, je suis à l’initiative de ce mouvement avec Stefan Chedri, il faut bien le dire et quelques autres quand même, si vous voulez, il est évident qu’on devrait d’abord être un observatoire citoyen qui puisse par exemple, dire ben ces actions sociales sont légitimes, elles sont à soutenir, celles-là sur un plan éthique elles sont très importantes, non celles-là nous ne sommes pas d’accord. Bon on a dit, on a élaboré une charte, vous l’avez lue, il suffit d’aller sur le site de « l’Appel des appels » point org, pour lire la charte, vous avez vu que nous n’acceptions pas par exemple, les formes d’action violentes. Nous ne pouvons pas soutenir cet type d’action. Je crois que c’est très important aussi, de le dire.
Marie-Pierre Vérot : Alors toutes ces inquiétudes, elles traversent toutes ces professions. Si ça continue comme ça, si rien n’est fait, si cette logique se poursuit, dans quel type de société, dans quelle sorte d’état est-ce que vous pensez qu’on se retrouverait dans 10 ans, disons, à quoi ressemblerait cette société ?
Roland Gori : Oui, alors, on résiste quand même à une civilisation qui nous mène peu ou prou vers un totalitarisme light, un totalitarisme mou. Alors, j’entends par totalitarisme une conception totalitaire de l’humain c’est-à-dire finalement la différence, si vous voulez, la différence entre le néolibéralisme allemand, n’est-ce pas des années 20 pour aller vite et puis le néolibéralisme américain c’est que finalement le néolibéralisme allemand juge qu’il y a certains secteurs dont on ne peut pas leur demander de fonctionner et de penser selon les mêmes valeurs et avec les mêmes critères que dans les secteurs industriels et économiques. Le néolibéralisme américain dit que tout secteur n’est-ce pas, y compris l’homme, – on parle de capital humain n’est-ce pas, de ressources humaines, c’est quelque chose d’épouvantable de parler de ressources humaines par exemple, n’est-ce pas, si vous voulez ou de plan social ce qui veut dire licenciement, enfin y a une novlangue comme vous le savez n’est-ce pas, dans ce milieu-là – eh ben peut tout à fait être modelé, analysé, travaillé et conduit avec les modèles économiques. Donc, je crois que le danger est là. Et finalement vous savez y a quelqu’un qui avait un peu anticipé ça, y a Foucault bien sûr, y a quelqu’un qui était son maître, Canguilhem. Canguilhem dit : « mais finalement, une société parfaitement fonctionnelle » puisque c’est un peu vers ça, que tendant pourrait-on dire les civilisations actuelles, « une société parfaitement fonctionnelle ce n’est pas une société archaïque », il dit : « c’est une société animale. » Chacun est adapté à sa fonction, donc je pense que c’est cela le risque, je crois que c’est aussi à ça que les gens résistent, ils ont pas du tout envie en quelque sorte d’être si vous voulez, assignés à résidence toute leur vie à une fonction, à une place purement instrumentale. Y a quelque chose là qui est de l’ordre de la chosification, y a un terme comme vous savez, il est très important de Georges Foucas ( ?), qui a été repris par Axel Onet ( ?), qui est le terme de réification, c’est l’aliénation ultime. Cette aliénation-là, les gens ne veulent pas, et c’est pas un hasard certainement si les réactions sont venues des milieux du soin, sont venues des milieux de l’information, de la culture, de la recherche, puisque c’est les milieux on va dire les plus sensibles, voyez, à ces dimensions de formatage, à cette dimension de contrôle social, à cette dimension de réification de l’humain.
Marie-Pierre Vérot : Et vous, vous vous considérez comment ? Vous vous voyez comment ? Je ne sais pas, une sentinelle, un militant, un prophète, enfin…
Roland Gori : Oh non, oh non alors, prophète, prophète sûrement pas, prophète sûrement pas, sentinelle je suis déjà trop âgé, avec quelques rhumatismes, bon, non c’est plus simple. Je suis quelqu’un de profondément attaché à notre culture républicaine. Je suis, si vous voulez, un produit de l’école républicaine, je suis attaché aux… à la méritocratie, je suis attaché à certaines choses, à certaines valeurs comme ça qui sont peut-être des vieilles lunes idéologiques mais je suis attaché à l’humanité dans l’homme etc., à la démocratie, je crois que la démocratie c’est d’abord et avant tout une redistribution de la parole qui fait que l’autre est mon égal même s’il n’est pas mon semblable et donc ça doit se parler. Les conflits aussi doivent se parler, je vous ai pas caché que dans le mouvement même de « l’Appel des appels », y a des conflits, y a des tendances vers l’action, y a des tendances vers la réflexion c’est pas la peine de se cacher, bien sûr ces désaccords-là, mais je crois que ça doit être justement exprimé, manifesté, et en quelque sorte réglé par la parole. Vous savez, les Grecs considéraient que tout mode de gouvernance, n’est-ce pas, dans une cité qui ne passait pas par le désir de persuader, de convaincre, c’est-à-dire par la pouvoir de la parole mais qui s’imposait de manière autoritaire était prépolitique. Est-ce que nous sommes aujourd’hui revenus vers des modes de gouvernance prépolitques ? C’est toute la question. Et là, ce n’est pas seulement, si vous voulez une question de personnes, ou de personnalités, c’est une question de culture, de civilisation.
Marie-Pierre Vérot : Ou est-ce que vous préconisez alors une république des philosophes puisque vous parliez d’une espèce d’observatoire qui validerait ou non certaines décisions ? Quelle serait sa légitimité ?
Roland Gori : Alors non, je crois que c’est ce qui est important, c’est que… Pour moi c’est de réhabiliter la valeur de la parole. C’est vrai que la philosophie s’y intéresse beaucoup, la psychanalyse aussi d’ailleurs, mais y a pas que la philosophie ou que la psychanalyse je dirais, c’est tout une question de culture. À l’heure actuelle on est dans une espèce de fétichisme du chiffre, on est dans une logique du chiffre où on nous fait passer la probabilité pour être la vérité. Ça c’est tout à fait, une manière tout à fait moderne de penser la vérité qui est peut-être fausse. Rien ne dit que le probable soit le vrai. Il y a une très belle phrase d’Heidegger qui dit quelque chose comme :« la vérité échappe à toute cette exactitude ». Ben je crois qu’il y a quelque chose de cet ordre-là.
Marie-Pierre Vérot : J’aurais voulu revenir avec vous sur cette expression, que vous employiez tout à l’heure, d’observatoire parce que finalement la question se pose de quelle doit être malgré tout la finalité de cet Appel donc…
Roland Gori : Alors, d’abord c’est un mouvement en émergence
Marie-Pierre Vérot : En référence à Platon comme vous rameniez…
Roland Gori : Oui, oui mais Platon chassait les poètes de sa république alors que moi je les mettrais au centre, au cœur même, si vous voulez, de la cité
Marie-Pierre Vérot : Alors, comme des personnes chargées de réveiller les consciences ? comme…
Roland Gori : Je pense comme des personnes qui nous montrent que la vie ne doit pas simplement obéir au principe d’utilité… Ce sont des pauses respiratoires. C’est essentiel. C’est comme l’oxygène la poésie, voyez, c’est-à-dire que si vous privez le corps humain de l’oxygène ben finalement vous le tuez. Ben si vous privez finalement la cité, si vous privez la culture et la civilisation, de cet oxygène que constitue la parole, de cet oxygène que constitue la poésie… Récemment on a entendu parler de la Princesse de Clèves, vous vous rendez compte quand même ! Enfin, alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Il faut avoir simplement… on a comme toute lecture, les modes d’emploi ? C’est-à-dire c’est ça ? C’est-à-dire que notre culture doit être une culture du mode d’emploi ? Alors il faut brûler les livres et peut-être les professeurs avec ? Voyez, alors qu’est-ce que va être le mouvement ? Je sais pas. Je ne sais pas. Je peux pas vous dire. Le mouvement est une émergence, on va voir ce qu’il devient. Pour ma part, pour l’instant, ça me convient. Peut-être qu’un jour ça ne me conviendra plus, selon l’allure que prendrait si vous voulez, ce mouvement, encore une fois pour moi, il ne doit pas se substituer aux partis, il ne doit pas se substituer aux syndicats. Il doit constituer une espèce de matière à penser, de matière à agir qui peut servir aux politiques, qui peut servir encore une fois, aux syndicats. Personnellement, vous parlez de légitimité, pour moi c’est celle de réhabiliter celle du citoyen, c’est-à-dire que nous sommes dans un déficit de la démocratie. Je crois que c’est pour ça que les gens… vous pouvez pas vous imaginer le 31 janvier, combien les gens souhaitaient prendre la parole. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien à l’heure actuelle on reçoit sans cesse des appels, des mails etc. de gens qui demandent à pouvoir prendre la parole, c’est-à-dire je crois qu’il y a véritablement... nous avons souffert d’une carence, si vous voulez, de parole.