Introduction par Emmanuel Laurentin : Premier temps d’une semaine raccourcie de « La Fabrique de l’Histoire » pour cause d’Ascension, il n’y aura pas d’émission le jeudi. Une semaine consacrée à l’« Histoire des dictionnaires », qui nous a été inspirée par la parution toute récente ces derrières semaines, d’un « Dictionnaire amoureux des dictionnaires », chez Plon, signé bien évidemment par Alain Rey. Il sera donc notre invité dans quelques minutes pour nous parler de son itinéraire de fabriquant de dictionnaire et ce depuis qu’il a été embauché pour seconder Paul Robert dans l’entreprise d’un dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, c’était en 1952. Demain, votre documentaire du mardi, signé Séverine Liatard et Véronique Samouiloff, sera consacré au dictionnaire de Félibrige, acte de militantisme pour la langue provençale, il y a d’ailleurs une ouverture dans le « Dictionnaire amoureux des dictionnaires » d’Alain Rey sur ce dictionnaire de Félibrige. Mercredi nous débattrons, avec Jean Pruvost, François Gaudin et Jean-Yves Boriaud, des différentes façons dont nos ancêtres, qu’ils soient Grecs, d’Alexandrie ou Français, des XVIIème et XIXème siècles ont envisagé la forme du dictionnaire et sa fonction. Ce matin nous avons le plaisir, je vous l’ai dit, de recevoir, Alain Rey. Mais auparavant, comme chaque lundi, nous débutons cette émission par le feuilleton la « Ballade des Archives Nationales », concocté chaque semaine par Séverine Liatard et Renaud Dalmar.
[Cet épisode du feuilleton la « Ballade des Archives Nationales », ainsi que des éléments d’annonces sur ce feuilleton ne sont pas transcrits ici.]
Bonjour Alain Rey.
Alain Rey : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Merci d’être avec nous pour ouvrir cette émission consacrée à l’histoire des dictionnaires. Vos archives, elles sont où, vous, d’ailleurs ?
Alain Rey : Oh, j’en détruis beaucoup mais j’en garde aussi, toujours trop d’ailleurs, en particulier toutes les notes que j’avais rédigées pour les interventions que je faisais à France Inter autrefois, parce qu’à chaque fois j’arrivais avec un texte et très souvent je disais autre chose que ce qu’il y avait sur le papier, parce que les circonstances immédiates faisaient que le coup de projecteur avait été sur un autre mot que celui que j’avais prévu.
Emmanuel Laurentin : Cela veut dire que le service des archives écrites, qui pourtant est tout à fait compétent ici même, n’est pas venu vous solliciter pour que vous leur donniez vos archives écrites ?
Alain Rey : Je dois dire que c’est assez difficile de se débarrasser de ses propres archives, et de ses livres d’ailleurs, parce que j’avais essayé de donner à la grande université, que je ne nommerai pas, une assez grosse bibliothèque concernant la linguistique et son histoire, et on m’a dit oui à condition que je les classe, que je les transporte. Quasiment il fallait que j’achète les bibliothèques pour les mettre dedans, donc je les ai gardées chez moi.
Emmanuel Laurentin : Il faut dire que vous devez avoir des livres, des dictionnaires et des travaux lexicaux…
Alain Rey : Pas seulement. J’ai beaucoup d’ouvrages sur la linguistique bien sûr, j’ai beaucoup de dictionnaires, de dictionnaires anciens, le premier que j’ai, chronologiquement, c’est un exemplaire de Calapino, le grand calepin avec son latin, son italien et toutes les autres langues d’Europe. Il date de 1515 ou de 1516, publié à Venise. J’ai un autre de Paris, à la fin du XVIème siècle, puis j’ai à peu près la série complète des dictionnaires, pas trop énormes, parce que ceux-là je les laisse aux bibliothèques, même l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, heureusement on peut la consulter maintenant sur Internet, pratiquement il faut acheter une pièce supplémentaire pour la mettre, ce n’est pas à ma portée. Puis, comme je suis bibliophile, j’ai beaucoup, beaucoup d’ouvrages littéraires, en français, pas mal en anglais aussi. Donc, cela fait une bibliothèque que j’ai toutes les peines du monde à rassembler puisqu’elle est un peu dispersée dans divers lieux.
Emmanuel Laurentin : C’est à partir de cette bibliothèque que vous avez composé toutes ces notices pour ce « Dictionnaire amoureux des dictionnaires », ou vous avez été obligé de vous rendre tout de même en bibliothèque ?
Alain Rey : Non, je m’étais beaucoup rendu en bibliothèque quand j’ai fait mon premier livre chez Gallimard sur Littré, qui est une biographie. Je passais dans l’ancienne Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, tous mes samedis, parce que le reste de la semaine je travaillais comme tout le monde, et je rédigeais tous les dimanches, donc cela a fait une année très, très laborieuse. Mais cela marchait bien puisque j’ai trouvé à la Nationale (Bibliothèque nationale) plus que des livres, j’ai trouvé les cahiers de classe du jeune élève Émile Littré, au Lycée impérial, à l’époque, Louis Le Grand, et cela m’a permis de dessiner une psychologie pour cet homme qui allait devenir une référence pour l’histoire de la langue française, quand il avait entre 7 et 12-13 ans, et c’est très, très révélateur.
Emmanuel Laurentin : Une question que l’on se pose avec vous, Alain Rey, c’est de savoir si c’est le cours de votre carrière qui vous a conduit là où vous êtes, c’est-à-dire à devenir vous aussi une référence pour la langue française, ou si au bout du compte c’était déjà écrit ? Est-ce qu’en 1952 quand vous écrivez à Paul Robert pour pouvoir participer à son dictionnaire, qu’il n’a pas commencé de faire …
Alain Rey : Il vient juste de commencer de faire, il est à la fin de la lettre A.
Emmanuel Laurentin : Est-ce que justement à ce moment-là vous savez que cela va être votre carrière, que vous vous destinez à cela ?
Alain Rey : Pas du tout !
Emmanuel Laurentin : Ou est-ce que c’est un hasard au bout du compte ?
Alain Rey : C’est un hasard sur une sorte de destin que je n’avais pas perçu qui était là dès mon enfance parce que mes études ne me portaient pas particulièrement vers la linguistique, beaucoup plus à l’histoire, en particulier à l’histoire de l’art, j’ai beaucoup travaillé sur l’art médiéval, mais aussi à la littérature, sous deux formes, la littérature d’ancien français, c’est Gustave Cohen, qui était un grand médiéviste à cette époque, qui m’avait convaincu qu’il y avait des chefs-d’œuvre qui passaient inaperçus en France parce que c’était du français et ce n’était pas du français. Le résultat est que ces chefs-d’œuvre, comme par exemple les grands romans poétiques de Chrétien de Troyes, qui font partie pour moi du patrimoine européen, c’est probablement parmi les plus grands auteurs que l’Europe a produit, sont tombés dans le vide, ils sont connus par les spécialistes, ils sont connus par la narration parce que tout le monde a entendu parler du Graal, en particulier à cause des Anglo-Saxons et de la légende celtique, mais la version française de Chrétien…
Emmanuel Laurentin : Du « Chevalier de la charrette »….
Alain Rey : Est absolument sublime, poétiquement, narrativement, sur le plan épique, etc., et sur le plan des mots. Comme dans mon enfance, dès que j’ai su lire, j’ai été fasciné par l’usage des mots, j’ai appris le peu de science que je connaissais dans Jules Verne et pas du tout dans les mathématiques, et ainsi de suite, cela me paraissait finalement quelque chose qui était enfoui en moi et qui ne s’exprimait pas, je m’intéressais à autre chose. Et quand j’ai rencontré Paul Robert alors-là cela s’est mis en place parce que suivre l’ordre alphabétique, qui est l’ordre le pus désordonné que l’on puisse imaginer qui n’a aucune logique, aucune raison, mais qui justement fait apparaître de manière inattendue des choses dans tous les domaines, m’a fait comprendre qu’il y avait un lien à tout ce qui m’avait passionné, qui était finalement la philosophie du signe dans l’histoire. Et dans les signes, il a évidemment les signes du langage qui sont les plus puissants de tous, et cela m’a conduit progressivement à la linguistique. Je n’ai pas du tout fait des études de linguistique, je les ai faites en autodidacte et en travaillant aux côtés de Paul Robert.
Emmanuel Laurentin : On a l’impression, en vous écoutant, qu’il y a toujours de la surprise chez vous, d’abord parce que vous aimez la surprise, vous aimez vous surprendre vous-même ou être surpris par les mots, mais que tout compte fait cette carrière, qui est la vôtre, déjà très longue évidemment depuis 1952, qui a laissé la place, la porte ouverte à la surprise.
Alain Rey : C’est vrai et c’est heureux parce que c’est la surprise qui fait que je ne m’ennuie jamais. On me dit souvent : tu fais des dictionnaires depuis 50 ans, cela doit être chiant à la longue ? Pas du tout, parce que cela pose des problèmes nouveaux sans arrêt. Non seulement la langue est un objet très mouvant, qui est très difficile à dépeindre d’une manière relativement fixe et relativement figée, c’est-à-dire l’écriture, l’écriture imprimée, le passage à l’informatique fait que la mobilité du texte devient plus grande et que l’on peut mettre à jour, renouveler, corriger, pratiquement en continu, il n’en reste pas moins que quand on aboutit à une œuvre équilibrée et hiérarchisée, qui n’est pas une simple accumulation, comme c’est un peu la cas de ce que l’on trouve sur Internet, je sais qu’en ce moment on fait une publicité extraordinaire via les médias populaires à ce qui est informatisé par rapport à ce qui est imprimé, je pense qu’on se trompe. Je pense que c’est important, que cela apporte du nouveau dans la consultation mais qu’il faut garder à l’écriture sa nature primitive, qui date de plus de cinq millénaire avant nous, et qui est la mémoire.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs c’est à la main que vous vous écrivez, peut-être encore les notices, au départ en tout cas c’était à la main ?
Alain Rey : Au départ, c’est à la main. J’avoue qu’aujourd’hui, c’est encore à la main parce que je préfère me corriger sur un texte graphique plutôt que de m’auto-corriger sur un texte tapé. Je comparerai l’écriture traditionnelle, qui est une danse de la main, à quelque chose de musical, c’est un peu comme le passage au clavier, clavier de l’ordinateur et d’abord le clavier de la machine à écrire avant. Le clavier, disons que les lettres sont préparées, après à l’écrivain ou à l’écrivant de combiner des mots, d’en faire du sens, ça c’est vrai. Mais, disons que s’il le fait avec sa graphie, il y implique tout son corps. Et ça, c’est irremplaçable. Parce que si du côté graphique on est un peu comme le violoniste ou le musicien qui utilise un instrument à corde, c’est-à-dire qu’il est obligé de créer es propres notes, quand on est devant un clavier, les notes sont toutes préparées, on est dans la situation du pianiste. Alors, je ne veux pas dire que le pianiste est inférieur en inventivité au violoniste, en musique, mais on voit bien que ce n’est pas le même code, ce n’est pas la même façon d’aborder la combinaison. Pour le pianiste il s’agit évidemment de redonner de la vitalité à quelque chose qui est technique alors que le violoniste finalement se sert de la technique qui est complètement inféodée et c’est lui-même qui parle à travers son violon. Donc, moi je continue à écrire à la main d’autant qu’il y a des gens qui saisissent mes textes de manière parfaite, bien mieux que moi, bien plus vite que moi, et que je vais deux à trois fois plus vite quand j’écris graphiquement que quand je tape, parce que je sais quand même envoyer un message sur ordinateur, comme tout le monde.
Emmanuel Laurentin : Quand on vous lit, quand on lit le « Dictionnaire amoureux des dictionnaires », chez Plon et dont vous êtes l’auteur Alain Rey, on s’aperçoit quand même qu’il y a une forte part de hasard, d’improvisation, pour tous ceux qui sont auteurs des dictionnaires au bout du compte. C’est-à-dire qu’à moins que vous n’ayez avec votre regard d’historien des mots, d’historien des dictionnaires accentué cette façon de voir, on a l’impression que tout le monde y entre un peu par hasard, sans vraiment avoir de but tout à fait affirmé au départ et puis que cela va s’affirmer au fur et à mesure.
Alain Rey : Je crois que c’est la leçon de l’histoire. Dès que l’on approfondit un petit peu la démarche de gens comme Antoine Furetière, au XVIIème siècle, ou comme Émile Littré, au XIXème siècle,…
Emmanuel Laurentin : Ils n’étaient pas faits pour cela, ils n’étaient pas programmés pour cela…
Alain Rey : Ils n’étaient pas faits pour cela ou ils n’étaient pas faits que pour cela…
Emmanuel Laurentin : Voilà, c’est cela.
Alain Rey : En fait ils s’aperçoivent progressivement que c’est une manière de s’affirmer qui malgré ses difficultés, son côté humble, modeste, répétitif, anonyme le plus souvent, parce qu’on ne sait jamais quand on fait un dictionnaire si votre nom va être retenu, il y a des gens remarquables qui ont travaillé depuis 1905 au Petit Larousse, qui travaillaient avant aux côtés de Pierre Larousse dans son dictionnaire complet, qui était l’ancêtre du Petit Larousse, on est incapable d’en citer un seul, à part le créateur de l’idée du dictionnaire même, qui est Pierre Larousse.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs vous-même, Alain Rey, vous dites qu’il a fallu un certain temps pour que je sorte moi-même, ainsi que Josette Rey-Debove, de cet anonymat qui était le lot commun de ceux qui rédigeaient un dictionnaire.
Alain Rey : Absolument !
Emmanuel Laurentin : Il y avait l’initiateur, l’entrepreneur et puis il y avait ceux qui travaillaient avec lui.
Alain Rey : Et quand l’initiateur est un initiateur purement intellectuel, un éditeur, au sens disons intellectuel du terme, tout va relativement bien, mais il y a un parasitage qui se fait obligatoirement qui est que très souvent l’initiateur est un éditeur, un éditeur au sens commercial du terme. Donc, à ce moment-là, il prend la notoriété, on voit le passage par exemple de l’anonymat complet, qui est tout à fait la règle aussi bien pour la peinture que la sculpture, au Moyen-Âge, on sort de l’anonymat à la Renaissance, puis ce sont des créateurs de dictionnaire à ce moment-là qui sont retenus, et puis peu de temps après ce sont les éditeurs qui arrivent en leurs noms et qui à cause de leur puissance économique on dit « Le Larousse », en ne faisant pas du tout allusion au génie lexicographique de Pierre Larousse mais à son habilité d’éditeur et au fait que l’entreprise qu’il a fondée fonctionne, même si maintenant elle n’est plus indépendante au point de vue des actionnaires, ce qui est le cas aussi du Robert, ce qui est aussi le cas de pratiquement tous les éditeurs individualisés. Au XIXème siècle, des gens comme Louis Hachette ou Hetzel sont aussi importants. Le dictionnaire de Littré n’existerait pas sans Louis Hachette. Il se trouve que c’était un ami personnel, qu’il avait les mêmes idées politiques et qu’ils s’étaient battus ensemble pendant la Révolution de 1830, en tirant au fusil devant l’église Saint-Gervais. Ils étaient trois et le troisième a été tué par un balle, ce n’était pas de la rigolade, c’était vraiment une implication politique républicaine totale. C’est probablement à cause de ce type de relations que Hachette a passé à Littré ses retards infinis, qui sont tout à fait normaux d’ailleurs parce que l’éditeur veut toujours que ça aille vite et que l’auteur du dictionnaire sait très bien que si cela va vite, c’est loupé. Donc, il met du temps. Le dictionnaire des frères Grimm en Allemagne, entre parenthèses, voilà un très bel effet de surprise, parce qu’on s’aperçoit que les auteurs des contes populaires les plus connus en Europe avec ceux d’Andersen, qui sont les Grimm, puis il y a Hoffmann aussi bien sûr, enfin les Grimm c’est quand même quelque chose de fondamental pour toute l’Europe, avec Blanche-neige, quelque chose de ce genre qui n’est pas du tout celle de Disney…
Emmanuel Laurentin : Bien sûr…
Alain Rey : Voilà des gens qui ont associé l’anthropologie, le folklore, les contes et la description de la langue qui rendait cela possible, qui était l’allemand, qui n’était pas encore décrit de manière systématique alors que les théoriciens de la langue en Allemagne étaient très en avance sur les autres pour définir ce qu’est un dictionnaire, notamment un qui est extrêmement connu mais sur le pan philosophique, qu’est Leibnitz.
Emmanuel Laurentin : Quand on lance un dictionnaire, vous en avez sûrement discuté avec Paul Robert puisqu’il était en train de le lancer lorsque vous avez commencé à travailler avec lui en 1952, on le fait parce qu’on a une envie particulière, envie de dire quelque chose ? Parce qu’il y a une notion d’auteur très forte, il faudra en discuter avec vous, Alain Rey de cette notion d’auteur. On a envie de dire quelque chose et puis on s’aperçoit qu’il y a des manques, c’est-à-dire qu’en gros on construit son objet par ce qui existe déjà et par une sorte d’insatisfaction chronique de ce qui peut exister déjà ?
Alain Rey : Oui, parce que ce qui existe déjà est toujours soumis à critique si on fait un dictionnaire...
Emmanuel Laurentin : Il y a d’ailleurs une entrée critique du dictionnaire dans ce « Dictionnaire amoureux des dictionnaires ».
Alain Rey : Critique qui est assez faible quand elle est faite de l’extérieur. Les seuls bons critiques des dictionnaires, il y en a deux espèces. Les uns sont les auteurs de dictionnaires eux-mêmes, comme Furetière dans ses factums, quand il critique l’Académie qui l’avait viré, il y avait aussi un élément affectif là-dedans. Et l’autre catégorie de bons critiques de dictionnaires, ce sont les écrivains. Les écrivains peuvent dire quelque chose parce que les dictionnaires, comme disait Cocteau dans une phrase, fautive mais admirable, qui est : « Un chef-d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre », pour moi c’est tout le contraire : un dictionnaire, c’est la mise en désordre du chef-d’œuvre. Il n’en demeure pas moins que le rapport entre les deux est établi et qu’il est très fort.
Emmanuel Laurentin : Les auteurs qui se sont exprimés sur les dictionnaires vous les citez souvent, il y a d’ailleurs des entrées, y compris pour Raymond Queneau, le fameux « Alpha décédé » (orthographe incertaine), il invente effectivement cette notion pour dire en fait que les mots sont morts dans un dictionnaire. Il y a aussi Vialatte : le dictionnaire, « C’est l’univers en pièces détachées. Dieu lui-même, qu’est-ce, au fond, qu’un Larousse plus complet ? », ça c’est une phrase absolument extraordinaire…
Alain Rey : À l’époque de Vialatte, le Larousse avait le monopole du dictionnaire, je pense qu’il aurait dit le Robert plus tard.
Emmanuel Laurentin : Ou alors Voltaire qui dit : « Un dictionnaire sans exemple est un squelette », et là vous rajoutez en tant qu’auteur du dictionnaire : non, c’est lui qui se trompe parce que sans squelette le plus beau corps ne serait qu’une immense méduse.
Alain Rey : Oui, parce qu’un squelette ce n’est pas un ossuaire, cela a une forme, cela a une stature…
Emmanuel Laurentin : Ça soutient.
Alain Rey : Et cela soutient le corps vivant et on en a foutrement besoin. Mais Voltaire, il faut dire qu’on a sorti la phrase de son contexte. C’était une lettre à Duclos, qui était secrétaire perpétuel à l’Académie français, dans laquelle Voltaire explique que c’est dommage que l’Académie donne des exemples qui ne soient pas signés par des auteurs. Et l’Académie avait cela pour ménager l’amour-propre des uns et des autres en disant que si quelqu’un avait plus des citations que les autres il allait se formaliser et s’il n’en avait pas du tout cela allait être un drame.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs il y a certains auteurs de dictionnaire qui vont promouvoir leurs propres œuvres ou les œuvres de leurs amis, c’est le cas de Richelet par exemple, en créant des notices de dictionnaire dans lesquelles on va citer les œuvres en question, cela va permettre une sorte de notoriété.
Alain Rey : Voilà. Et c’est intéressant parce qu’au-delà des problèmes personnels ça ménage le goût personnel et l’histoire du goût littéraire pour les auteurs de dictionnaires parce que leur choix n’est jamais indifférent, jamais insignifiant, il trahit son époque. Je m’en suis aperçu in vivo quand j’ai travaillé avec Paul Robert. Entre le goût de Paul Robert, le mien, celui de Josette Rey ou celui d’Henri Cottez,...
Emmanuel Laurentin : Vous dites qu’il y avait beaucoup de Pierre Loti chez Paul Robert, en citations...
Alain Rey : Pierre Loti, il y avait un peu de Pierre Benoit, ce que nous n’approuvions que relativement, encore que c’étaient des auteurs qui étaient très lus à l’époque, donc il y avait une raison...
Emmanuel Laurentin : Et puis qui étaient des auteurs de l’Académie française à l’époque...
Alain Rey : Il y avait l’Académie française et nous, aussi bien Josette, Cottez que moi, on a fait intervenir les surréalistes, Jean Genet, Raymond Queneau, Céline qui n’était absolument pas traité, pour des raisons idéologiques...
Emmanuel Laurentin : Vous étiez après la Seconde Guerre mondiale.
Alain Rey : Après la Seconde Guerre mondiale Paul Robert n’avait pas envie de citer quelqu’un qui était aussi controversé par son antisémitisme, etc.
Emmanuel Laurentin : Et pourtant, quel inventeur de mots en même temps !
Alain Rey : Je lui répondais : c’est un immense écrivain, il n’y a qu’à sélectionner des phrases qui ne sont pas trop contestables. Alors que par ailleurs on n’hésitait pas à citer des phrases absolument contestables des grands prédicateurs du XVIIème, qui étaient antisémites comme des cochons et qui l’exprimaient sans aucune gêne parce que c’était l’opinion dominante à l’époque.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs c’est étrange, on voit bien la difficulté à aimer les dictionnaires, à aimer es dictionnaires dans leurs temporalité...
Alain Rey : Absolument !
Emmanuel Laurentin : C’est vrai que l’on a vu réapparaître chez de petits éditeurs par exemple les notices de Pierre Larousse sur le noir, le nègre, la négritude, etc., on n’appelait cela négritude à l’époque, et on se dit : comment ce républicain farouche qu’était Larousse a-t-il pu écrire des choses comme cela ?
Alain Rey : Cela éclaire sur l’idéologie de l’époque.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs vous dites dans les notices sur les crétins par exemple, dans Larousse, avec une théorie supposée scientifique de l’époque on classait les gens en crétins, semi-crétins, crétins complets, et lui, dans la notice du Larousse...
Alain Rey : Ce n’est pas lui.
Emmanuel Laurentin : Quelqu’un d’autre ?
Alain Rey : C’est certainement un psychiatre ou un connaisseur de la psychiatrie, on y sent l’influence évidente d’Esquirol, un des créateurs de la psychiatrie en France, qui subissait tous les préjugés et toutes les ignorances de son temps. On savait très, très peu de choses en ce qui concerne la psychiatrie. On en savait déjà beaucoup plus grâce à Claude Bernard et quelques autres pour la médecine, ou à Laënnec, mais ce n’était pas le cas en psychiatrie. Donc, si vous voulez, les rapports entre les connaissances d’une époque, la manière de les rendre, les choix aussi bien dans les goûts littéraires que dans les théories scientifiques ou autres, sont toujours révélateurs d’un état d’esprit. Et je dis toujours que si l’on est historien et que l’on veut entrer dans la tête d’un Français ou d’une Française du XVIIème siècle, sous Louis XIV, la première démarche à faire, ce n’est pas de lire des tonnes de livres d’histoire sur le XVIIème,…
Emmanuel Laurentin : C’est de lire Furetière…
Alain Rey : C’est de lire le dictionnaire de Furetière parce que comme il est obligé de traiter tous les mots courants, évidemment qu’il est obligé de prendre position sur tous les sujets. Et ça, c’est extraordinairement éclairant, parfois c’est très scandaleux pour nous mais c’est comme ça que les gens pensaient. Parce que ce n’est pas un extrémiste, de plus c’est un type qui a de l’esprit, donc c’est une lecture agréable, parfois un petit peu scandaleuse, les articles éternellement commentés que sont : femme, nègre, ou esclave, sont là pour le montrer.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs si l’on veut entrer dans la tête d’un républicain de la fin du XIXème siècle, on peut lire le Pierre Larousse, le Grand Larousse parce qu’il y a cette dimension-là aussi des préjugés, des idées reçues sur le monde et sur les gens.
Alain Rey : Bien sûr. Un très fort critique de la société à tendance anarchiste, qu’est Lachâtre, qui a eu beaucoup de succès vers 1900, il faut s’attacher à lire le dictionnaire de Lachâtre, ce que fait mon ami Gaudin à l’Université de Rouen. Ça, c’est des choses précieuses.
Emmanuel Laurentin : Il sera notre invité mercredi, puisque nous n’avons pas démission, jeudi. Un petit point tout de même, vous qualifiez vous-même, Alain Rey, le travail que vous avez mené, avec tous ceux qui étaient autour de lui, Paul Robert, de « révolution tranquille » dans le domaine des dictionnaires. Cela fait référence à un autre type de révolution qui avait lieu dans ces années 60, au Québec par exemple, la Révolution tranquille au Québec. Pourquoi donc qualifier ce travail de « révolution », Alain Rey ?
Alain Rey : Parce que l’ensemble des doctrines qui présidaient à l’établissement d’un dictionnaire du français répondaient à un ensemble idéologique mis en place à partir de Richelieu, XVIIème siècle, qui était dans le sens de la centralisation, de l’unification et du filtrage, au nom du bon usage, défini par Vaugelas. Le bon usage, cela veut dire que l’on se passe des mots scientifiques et techniques qui ne sont pas jolis, qui évoluent très vite. Je me souviens de diatribes épouvantables contre le mot kilogrammes, qui est mal formé en grec. Il faudrait dire chiliogramme et écrire « ch ». Il y a des tas de types au XIXème qui disent : qu’est-ce que c’est que ce jargon ignoble alors que la lieu c’était si beau et si bien exprimé. Vous voyez, il y a des réactions de ce type et contre cette idée puriste du vocabulaire français, puriste et limité parce que c’est le vocabulaire des gens biens, qui parlent bien, qui écrivent bien et qui sont d’Île-de-France, ou qui font comme s’ils étaient d’Île-de-France quand ils viennent des provinces françaises. Donc, on élimine tout ce qui se dit spontanément, on élimine le discours des classes « inférieures », inférieures entre guillemets dans l’idéologie de l’époque, on élimine les régions et leurs manières de parler, qui est très différente de celle de d’Île-de-France, on ne parle pas à Lille comme on parle à Marseille, et tout ceci conduit à une réflexion qui est un peu infirme sur le français et qui lui donne une définition partielle.
Emmanuel Laurentin : Donc, l’idée, c’est d’ouvrir ?
Alain Rey : La révolution, c’est une ouverture non seulement aux différentes manières de parler en France, socialement et géographiquement, mais aussi hors de France en se rappelant que la français est une langue parlée dans les cinq continents et qu’on a le droit de refléter dans un dictionnaire générale la manière de parler non seulement des Québécois, des Belges, des Suisses, dont on parle à juste raison, mais aussi des Antillais, qui sont bilingues avec le créole, des Africains, qui sont bilingues, trilingues ou quadrilingues avec les langues africaines, et parfois entre le français et l’anglais, avec les Néocalédoniens, avec les Polynésiens de langue française, etc. Cela fait un univers dont j’ai essayé de montrer dans le « Dictionnaire historique de la langue française », la nouvelle édition, qu’à mesure que l’on envisage les variétés de la langue française on s’aperçoit qu’il y a une unité profonde, on ne va pas vers un clivage et une séparation mais au contraire vers des possibilités et des virtualités plus grandes que par le passé. Ça, c’est quand même révolutionnaire mais c’est tranquille dans la mesure ou les techniques traditionnelles du dictionnaire, qui ont été amenées à leur quasi perfection je dirais au XVIIIème siècle avec l’Anglais Samuel Johnson, puis…
Emmanuel Laurentin : Il y a une entrée Samuel Johnson dans votre dictionnaire.
Alain Rey : Puis à l’époque romantique avec les frères Grimm, dont je parlais tout à l’heure, puis à la fin du XIXème siècle le grand dictionnaire anglais d’Oxford, et en France le rôle très important mais plus discret d’un logicien qui s’appelait Hatzfeld, qui n’est malheureusement pas connu du tout, et d’un linguiste un eu plus connu, qui est Arsène Darmesteter, qui est mort très jeune, qui était un spécialiste de l’hébreu. Il a passé son enfance dans une école rabbinique, son père qui était rabbin aurait voulu qu’il soit le premier rabbin diplômé de la Sorbonne. Il a été diplômé de la Sorbonne mais il n’a pas été rabbin, il a fait de la linguistique. C’est quelqu’un d’admirable, vraiment admirable sur tous les plans. On le connaît très bien parce que son frère lui a survécu, c’était aussi un très bon linguiste, James Darmesteter. Voilà, ce sont des gens comme ça a qui j’ai donné une place relativement importante dans mon « Dictionnaire amoureux des dictionnaires », pour montrer qu’à côté des célébrités de la littérature…
Emmanuel Laurentin : À côté des Bailly et des Gaffiot...
Alain Rey : Bailly et Gaffiot qui sont restés là à cause des habitudes des étudiants français mais en plus on est surpris. Parce que Gaffiot que moi j’imaginais comme étant un type sinistre…
Emmanuel Laurentin : Vous dites que c’est un joyeux luron qui travaillait avec ses étudiants, qui était…
Alain Rey : Qui était charmant, je le compare, cela m’a vraiment fait penser à cela, aux instituteurs de Pagnol, avec le canotier, la barbiche, la lavallière. Finalement ce monsieur Gaffiot a trouvé la mort dans une virée en voiture, comme on disait à l’époque, avec ses étudiants. On sourit mais c’est tragique. En même temps, il avait révolutionné l’enseignement du latin en France. Voilà quelqu’un qui est à redécouvrir.
Emmanuel Laurentin : On peut avoir la volonté, celle de Paul Robert, la vôtre après lui, de renouveler, de révolutionner tranquillement ce domaine des dictionnaires mais on se heurte tout de même tout le temps, là je parlais d’ouverture et de portes ouvertes, à des portes fermées, à des murs, à des difficultés qui ne tiennent pas simplement à la réception des ouvrages, qui ont été toujours facilement salués, la percée du Robert au milieu des dictionnaires a été assez formidable, mais qui tiennent simplement à la mise en œuvre de ce genre d’ouvrages. Vous expliquez que dans des ouvrages savants, il y a eu des colloques qui ont été faits autour de vous, en particulier à l’université de Bari, où des gens suivent votre œuvre, comme Giovanni Dotoli, en particulier, et ces personnages qui travaillent sur la façon dont vous avez travaillé vous-même, Alain Rey, explique que la question de la définition cela reste impossible à régler d’une certaine façon.
Alain Rey : Elle est réglable d’une manière empirique. On peut progresser dans une direction qui est finalement la didactique, il s’agit de faire passer la définition d’un mot, la manière de l’employer par rapport à tous les autres qui lui ressemblent, il s’agit de faire passer cela à un très grand nombre d’utilisateurs et de lecteurs. Donc, c’est améliorable comme est améliorable l’école de manière indéfinie et ce n’est jamais parfait bien entendu.
Emmanuel Laurentin : Vous dites d’ailleurs que c’est un des écueils dans le « Dictionnaire amoureux des dictionnaires » auquel celui qui veut se livrer en démiurge à la question du dictionnaire va se trouver confronter immédiatement, c’est la perfection, le tout, l’unique d’une certaine façon, le côté holiste de son travail. Vous, vous dites on travail dans le presque.
Alain Rey : C’est une illusion, on travaille dans le presque, on travaille dans le choix, c’est ça. La nature profonde d’un bon dictionnaire, c’est que le choix est bien fait. J’avais dit, sous forme de boutade, que pour juger un dictionnaire, le mieux était d’examiner ce qu’il n’avait pas traité. Et si l’on examine ce qu’il n’a pas traité, on s’aperçoit qu’il a fait un choix.
Emmanuel Laurentin : Une sorte de dictionnaire en creux.
Alain Rey : Un dictionnaire en creux. Il y a toujours un dictionnaire en creux derrière un dictionnaire effectif. Dans le dictionnaire de l’Académie française de 1932, il y a un creux gigantesque parce qu’il ne traite qu’une toute petite partie du vocabulaire, dans le dictionnaire de l’Académie française qui est en train de se faire aujourd’hui le creux s’est réduit considérablement parce que les tabous sont tombés, parce que l’Académie accepte tout en les condamnant des mots qu’elle déteste…
Emmanuel Laurentin : Elle les accepte mais il y a un jugement qui est porté sur ces mots d’une façon extraordinaire.
Alain Rey : Elle porte un jugement mais ça c’est assez agréable parce qu’on a le droit à une description objective assortie d’un jugement. Par exemple, c’est ce que nous avons fait au Robert quand il s’est agit de savoir si on faisait ou non disparaître, comme une partie de nos concurrents, les mots d’injures racistes. À mon avis pour combattre quelque chose que l’on déteste, il faut absolument traiter la question et non pas faire comme si elle n’existait pas. Donc, on a remplacé la marque péjorative, qui était la marque habituelle pour ce genre de choses, par tout à fait explicitement « injure raciste », cela veut dire bien sûr n’employez jamais ce mot.
Emmanuel Laurentin : Mais sachez qu’il existe et qu’il a été...
Alain Rey : Mais il a été employé, sachez qu’il existe. Si vous voulez, l’élargissement de la description a été dû en partie à notre volonté commune, en particulier à la mienne, de faire que les dictionnaires français s’adressent aussi à des gens dont le français n’était pas la langue maternelle. Parce qu’évidemment pour un Allemand, qui apprend le français, qui est déjà très avancé, il va se servir du Petit Robert et si dans le Petit Robert on ne lui donne pas les mots de la banlieue, si on ne lui donne pas « kiffer », « meuf », « keuf », etc., il aura toute une partie de la langue française qu’il va entendre en débarquant en France où que ce soit qui va lui échapper. Encore aujourd’hui, s’il débarque à Marseille, il va avoir une parte du vocabulaire qu’il ne pourra récupérer que par un dictionnaire du français de Marseille, qui existe et qui est très bien fait d’ailleurs, dans lequel il y a aussi des provencalismes qui sont employés dans toute la Provence et puis des mots qui sont spécifiques à la grande ville.
Emmanuel Laurentin : C’est ce qui explique que lorsque j’étais jeune élève mes parents me disaient : regarde le Larousse, ne regarde pas le Robert, parce que dans leRobert on trouvait « con », « conne », « couillon »...
Alain Rey : Il y a tous les vilains mots.
Emmanuel Laurentin : Tous les vilains mots, évidemment c’étaient les premiers mots sur lesquels on allait se jeter quand on avait une dizaine d’années, c’est ce qui expliquait cette sorte de dissensus, de séparation, entre le bon dictionnaire qui était distribuable à chaque élève de primaire.
Alain Rey : Absolument. Alors ça, disons que tous les éditeurs respectent ça quand ils sélectionnent leurs publics. Si l’on fait un dictionnaire pour les enfants…
Emmanuel Laurentin : C’est ce que vous dites dans l’entrée « dictionnaire pour les enfants ».
Alain Rey : Dans un dictionnaire pour les enfants, effectivement il n’y a pas ces mots-là, c’est vrai, parce qu’on estime qu’ils les connaissent très bien comme ça et qu’ils n’ont pas besoin d’un guide. Les mots de la sexualité iles étaient bien dans les dictionnaires classiques, ils sont bien dans le Littré, ils sont bien dans le Larousse mais vus quasiment d’une manière ou physiologique, il n’y a aucune allusion au plaisir sexuel, or le plaisir sexuel c’est une dimension de la vie qui est exprimée par le langage en abondance, il suffit de voir les dictionnaires d’argot. J’ai été coupable d’un dictionnaire que j’aime bien parce que j’ai eu un très grand plaisir à le faire, qui est le « Dictionnaire du français non conventionnel », que j’ai fait avec Jacques Cellard, nous nous sommes énormément amusés à aller chercher des attestations littéraires d’écrivains tout à fait honnêtes et bien vus, parfois des académiciens, à des mots qui étaient beaucoup moins appréciés, qui n’étaient pas académiques du tout.
Emmanuel Laurentin : Les mots du sexe cela peut aider un dictionnaire analogique parce que pour certains mots on a des dizaines et des dizaines d’occurrences très différentes, dans des registres de livres très différents, du sexe qu’il soit masculin ou féminin. .
Alain Rey : « Dictionnaire érotique » de Pierre Guiraud, qui pour moi est un modèle du genre, c’est une mine sur les manières d’exprimer et cela lui a servi de matériel pour construire une véritable sémiologie de la sexualité, il a publié un livre là-dessus. Je trouve que cela est plus intéressant que de faire des listes interminables de mots sales, ce qui peut être amusant, rigolo mais pas forcément un enseignement sur notre manière de vivre et de penser une des dimensions de la vie humaine.
Emmanuel Laurentin : Comment Paul Robert a-t-il fait pour convaincre, ce que j’ai lu chez vous et j’ai été étonné, une équipe de gendarmes de travailler pour lui justement pour un dictionnaire qui n’allait pas être un dictionnaire de police de la langue d’une certaine façon ?
Alain Rey : Absolument, mais c’est un mystère, je pense qu’il avait…
Emmanuel Laurentin : Et pourquoi des gendarmes d’ailleurs ?
Alain Rey : Ah, ça je ne sais pas du tout ! Justement j’ai laissé le mystère parce que je n’ai pas de réponse. On peut avoir des hypothèses sur le fait que c’étaient des gens qui à Alger, à cette époque-là, étaient dans l’absence de travail,…
Emmanuel Laurentin : La difficulté financière…
Alain Rey : Ils n’avaient pas grand-chose à faire, avaient besoin de compléter leur solde, qui était insuffisante, que sais-je ? Alors que Robert par son père qui était très influent parce qu’il faisait partie des ces délégations financières, qui étaient en fait l’Assemblée de la France en Algérie, faite des pieds-noirs et de ce que l’on a appelé dès cette époque les béni-oui-oui, qui étaient les Arabes qui étaient d’accord sur le système, moi je me suis tout de suite senti en conflit profond sur la situation en Algérie mais il se trouve que l’on a quitté l’Algérie très rapidement et la suite du dictionnaire s’est faite d’abord au Maroc et enfin comme il était normal à Paris… Alors, là, cela me permet d’embrayer sur quelque chose qui est très important, on parlait tout à l’heure des limitations du dictionnaire, qui sont sa difficulté de réalisation, il y en a une autre, qui est terrible, qui est le poids du marché économique. En ce moment, on ne peut plus présenter à un éditeur un projet de grand dictionnaire en vingt volumes parce qu’il va vous dire immédiatement qu’on peut envisager cela en ligne sur Internet, mais comme sur Internet le modèle économique n’est pas au point et que les gens s’imaginent que parce que c’est sur Interne cela doit être gratuit, c’est la catastrophe et on ne fait plus rien.
Emmanuel Laurentin : Il faut revenir à Richelet, celui dont on parlait tout à l’heure, qui dès 1680 dit : « Un Dictionnaire est l’ouvrage de tout le monde. Il ne se peut même faire que peu à peu et qu’avec bien du temps. » Ça, cela pourrait être la devise de tous les gens qui entreprennent un dictionnaire ?
Alain Rey : Absolument !
Emmanuel Laurentin : On sait quand on le commence mais on ne sait pas quand on le termine.
Alain Rey : Il y a la définition de Samuel Johnson, lexicographe, qui avait de l’humour, comme les Anglais aiment le pratiquer, qui définissait l’auteur de dictionnaire comme un « tâcheron inoffensif » (harmless drudge). Pour le tâcheron il avait raison parce qu’il y a un côté vaisselle ou nettoyage qui est évident dans le dictionnaire, pour inoffensif il avait tort parce que cela peut-être très offensif, je donne des exemples dramatiques de déviations de la langue allemande représentées dans les dictionnaires sous le nazisme.
Emmanuel Laurentin : Absolument, c’est dans une entrée justement sur les dictionnaires allemands. Qu’est-ce qui explique, on a dû vous poser cent fois cette question Alain Rey, la multiplication ? S’il n’y a plus les grands dictionnaires en vingt volumes, que vous regrettez, et s’il n’y a plus de gens pour les entreprendre parce qu’il n’y a pas de financiers pour pouvoir les financer, en tout cas momentanément, qu’est-ce qui explique la multiplication des dictionnaires thématiques, cette espèce d’éclatement justement : les dictionnaires du vin, du sexe, de la langue, etc. ? Il y a des dictionnaires de tout y compris des dictionnaires amoureux qui sont très nombreux. Qu’est-ce qui explique que cette classification, selon vous, ait autant de succès aujourd’hui dans les librairies et chez les éditeurs ?
Alain Rey : Je vais faire de la peine aux éditeurs mais cela repose sur un quiproquo, l’utilisateur a le sentiment à partir du moment où un savoir sur un domaine est présenté alphabétiquement, qu’il s’appelle dictionnaire, qu’il va avoir : (a) la totalité du domaine…
Emmanuel Laurentin : Du savoir.
Alain Rey : Ce qui n’est pas plus vrai que pour un traité ou un manuel, et (b) qu’il va pouvoir accéder à ce qui l’intéresse, à seulement ce qui l’intéresse à cause du découpage et du saucissonnage alphabétique. Ce saucissonnage étant d’ailleurs habilement contourné maintenant par les systèmes de renvois systématiques, qu’on n’a pas inventés. J’insiste sur le fait que l’hypertexte n’est pas du tout une invention liée à Internet, il y en a toujours eu. En particulier il y a un génie du renvoi, qui est Diderot, qui s’en est exprimé dans l’Encyclopédie. Il se servait de ce système de renvoi pour pouvoir mettre des choses qui étaient contestables idéologiquement et qui l’auraient fait foutre en Bastille si elles avaient été lues directement, à l’article religion par exemple, et qu’il va mettre à un article imprévisible mais qui est discrètement renvoyé dans le texte, donc l’utilisateur peut se débrouiller ça.
Emmanuel Laurentin : Faire son propre chemin.
Alain Rey : Il y a une espèce d’illusion mais qui n’est pas complètement illusoire, paradoxalement, que le dictionnaire va vous donner un accès facile à une totalité. Alors, l’accès est relativement facile, la totalité n’est pas du tout assurée. Ce qu’affirment d’ailleurs tous les dictionnaires qui sont maintenant très, très nombreux, d’humoristes, des personnes qui donnent un avis personnel sur les choses à travers les mots et cela s’appelle : dictionnaire amoureux, ça s’appelle dictionnaire énervé, ça s’appelle « Dictionnaire égoïste de la littérature française »,…
Emmanuel Laurentin : De Charles Dantzig, oui.
Alain Rey : Tous ces adjectifs consistent à dire « attention, ce n’est pas un vrai dictionnaire » mais c’est présenté comme un dictionnaire, donc vous en avez les avantages sans en avoir l’inconvénient majeur qui est l’ennui.
Emmanuel Laurentin : Est-ce qu’au fil de cette carrière très longue, consacrée à ces dictionnaires, vous avez, en regardant honnêtement votre passé, des endroits où vous vous dites : j’aurais pu faire ci, il y a eu des choses que l’on n’a pas pu faire, qu’on n’a pas pu lancer ?
Alain Rey : Ah, oui, oui bien sûr !
Emmanuel Laurentin : En gros des repentirs ou des regrets justement dans ce domaine, Alain Rey ?
Alain Rey : Bien sûr, par exemple quand j’ai fait le Dictionnaire des locutions et expressions françaises, qui n’est pas mauvais je pense, en tout cas qui est moins mauvais que certains autres, je ne citerais personne, il y a dans ce livre, qui est relativement complet historiquement, qui mériterait d’être actualisé, qui ne l’est pas pour des raisons économiques, ce qui est dommage, mais ce qui est encore plus dommage c’est que je me suis aperçu, au fur et à mesure de mes travaux, qu’on ne pouvait pas décrire le monde du proverbe, ou de la phraséologie, ou de l’expression ou de l’allocution uniquement à l’intérieur d’une seule langue. Les rapports avec les autres langues romanes, l’italien, l’espagnol, des rapports même translinguistiques, pour des raisons de communauté de pensée ou de réaction, étaient valables entre proverbes russes, anglais, français, allemands et que pour bien faire un bon dictionnaire des locutions françaises devrait prendre appui non seulement comme je l’ai fait sur les locutions du passé, en moyen français en ancien français,…
Emmanuel Laurentin : Mais sur les autres occurrences, dans les autres…
Alain Rey : Les autres langues et qui ont des équivalents. Le fait que l’on dise en français « il pleut des hallebardes » et qu’en anglais ce sont des chats et des chiens qui vous tombent sur la tête, cela mérite d’être commenter, je veux dire que cela a une importance. Moi, toutes les lacunes graves que je voie dans les dictionnaires que j’ai faits, ce sont des insuffisances sur le plan anthropologique, sur le plan culturel et sur le plan historique, pas sur le plan linguistique.
Emmanuel Laurentin : L’ouverture de langues d’une certaine façon…
Alain Rey : Exactement. C’est ce que j’essaie de faire et que j’ai quand même réussi parce que première réussite : faire le bouquin, deuxième réussite aussi importante que la première le faire passer auprès de l’éditeur, et je vous garantis que pour le « Dictionnaire culturel en langue française », cela n’a pas été une mince affaire…
Emmanuel Laurentin : Il aurait eu tort votre éditeur.
Alain Rey : Il aurait eu tort. Un autre éditeur autre que le Robert ne l’aurait accepté, c’est parce que j’étais à l’intérieur et que j’avais cautionné le succès du Petit Robert, sans ça, jamais cela ne serait passé. Ça, c’est une ouverture qui devrait faire des petits.
Emmanuel Laurentin : Ouverture aussi dans ce « Dictionnaire amoureux des dictionnaires » parce que vous mettez par exemple une notice sur la question du dictionnaire en langue arabe, vous dites : moi je ne parle pas l’arabe, néanmoins pour ce dictionnaire mais aussi, c’est cette curiosité qui caractérise l’auteur du dictionnaire que vous êtes, il faut que je l’y mette, il faut que je fasse une notice parce que c’est important que ces auteurs-là...
Alain Rey : Il y a une raison historique. Il y a eu, un siècle après l’Hégire, VIème-VIIème siècle de notre calendrier, et le XIVème-XVème siècle dans lequel il y a eu une sorte de reflux qui est dû à la prise de pouvoir de l’Empire ottoman sur une grande partie de l’Islam, un mouvement d’intérêt pour la description du langage qui est fondamentale et qui est antérieure à tout ce qui s’est fait en Europe occidentale.
Emmanuel Laurentin : Il y a une entrée Al Djouhari (orthographe incertaine), que je ne connaissais pas bien évidemment, un auteur qui est né entre 1002-1008, dites vous…
Alain Rey : C’est ça.
Emmanuel Laurentin : Qui est un des premiers auteurs de dictionnaire.
Alain Rey : Ce qu’il y a d’extraordinaire c’est que certains de ses dictionnaires, évidemment un peu modifiés, enrichis et complémentés sont encore en usage aujourd’hui. J’ai parlé la semaine dernière avec un écrivain algérien que j’apprécie beaucoup, il me disait que quand il travaillait, côté français, c’était le Grand Robert et côté arabe, c’était un dictionnaire dont la dernière édition est quasiment du XIVème ou du XVème siècle, chose qui est inimaginable dans notre propre civilisation. Donc, il y a le sentiment d’une permanence et d’une continuité, qui est due évidemment au poids de l’arabe du Coran, sans ça, ça n’existerait pas. Donc il y a des racines idéologiques, là elles sont religieuses mais pas seulement religieuses, qui font que dans une société donnée il y a un développement. Vous aurez remarqué qu’il y a deux sociétés qui sont antérieures à la société d’Europe occidentale puis mondiale en matière de dictionnaire, ce sont les Chinois d’un côté, mais c’est un type de dictionnaire très, très différent du nôtre, à cause de la nature de l’écriture, et les Arabes qui interviennent avant et qui ont été des professeurs pour l’Europe occidentale, non seulement, comme on le savait bien, de médecine ou d’algèbre, le mot algèbre étant arabe bien sûr, mais aussi des professeurs de la langue alors qu’on ne les connaissait pas ces dictionnaires-là mais ils étaient très antérieurs et ils circulaient sur un espace immense, faits par des Persans dont ce n’était pas la langue maternelle, faits par des Andalous parce qu’il y avait le Kalifa de Grenade et ainsi de suite.
Emmanuel Laurentin : Merci, merci encore Alain Rey d’être venu nous parler du « Dictionnaire amoureux des dictionnaires » qui vient de paraître chez Plon, c’est une véritable mine. C’est assez formidable parce que tout compte fait on croit savoir, on croit connaître cette histoire des dictionnaires, on ne la connaît pas, vous la connaissez mieux que n’importe qui et vous-même on a l’impression que vous vous laisser surprendre parfois par les découvertes que vous pouvez faire.
Alain Rey : La grand plaisir d’écrire ce livre c’était de découvrir des choses. Littré disait : « Je suis un éternel étudiant », voilà ce que je pourrais dire aussi.
Emmanuel Laurentin : Merci encore Alain Rey d’avoir accepté d’ouvrir cette série d’émissions consacrées aujourd’hui, demain et mercredi à l’histoire des dictionnaires. Une émission préparée comme d’habitude par Aurélie Marsset et Maryvonne Abolivier. Avec à la technique aujourd’hui, Benjamin Chauvin et à la réalisation, Séverine Cassar.
Document signalés sur le site de l’émission
– « Journal d’un coiffeur juif, à Paris, sous l’Occupation », Albert Grunberg, Ed. Edition de l’Atelier, 2001
– « Dictionnaire amoureux des dictionnaires », Alain Rey, Ed. Plon, 2011
– « Mille ans de langue française : histoire d’une passion », Alain Rey (dir.), avec la collaboration de Frédéric Duval, Gilles Siouffi, Ed. Perrin,
– « Alain Rey, artisan et savant du dictionnaire, sous la direction de Giovanni Dotoli », Ed. Hermann, 2011
– « Alain Rey, de l’artisanat du dictionnaire à une science du mot », sous la direction de Giovanni Dotoli, Ed. Hermann, 2011.