Introduction Michel Alberganti : Bonjour et bienvenue à tous dans « Science publique ». Sur le site de « Science publique », sur franceculture.com, vous pouvez participer à cette émission, en nous adressons vos réflexions et vos opinions sur le thème de notre débat d’aujourd’hui, « Faut-il craindre la technoscience ? ». La technoscience désigne l’étonnante fusion à laquelle nous assistons depuis quelques décennies. Auparavant, la science se chargeait de la découverte des mécanismes à l’œuvre dans l’univers qui nous entoure, la technique, elle, puisait dans les connaissances ainsi acquises pour répondre aux besoins de l’être humain. C’est ainsi que l’automobile utilise les principes de la thermodynamique, que les calculs du GPS tiennent compte de la relativité restreinte ou que les disques durs d’ordinateurs profitent des travaux sur la magnétorésistance géante. Pourtant, la pression économique a tendance à inverser ce processus. De plus en plus les chercheurs sont mobilisés pour trouver quelque chose. Aujourd’hui, même la célèbre phrase du Général de Galle, « les chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent on en cherche », apparaît dépassée.
Pour les scientifiques, il ne suffit plus en effet de simplement trouver quelque chose, il s’agit de trouver ce que l’industrie attend. La recherche, à la recherche de crédits privés pour remplacer le financement public, est de plus en plus télécommandée par les besoins des entreprises. La concurrence internationale renforce encore cette pression sur les chercheurs, l’innovation est devenue une question de survie économique pour les pays développés. Et pour innover, rien de telle mieux qu’une percée scientifique majeure. Alors, la recherche se met de plus en plus au service des industriels, sa mission n’est plus l’exploration gratuite de l’univers mais la découverte utile, c’est-à-dire immédiatement transformable en technique. Quel est l’impact de cette transformation profonde sur la recherche scientifique ? Que recouvrent les programmes dits de convergence ? L’indépendance de la recherche est-elle un luxe que la société d’aujourd’hui ne peut plus se permettre ? Pour répondre à ces question, nous recevons aujourd’hui, dans « Science publique », deux philosophes, ce qui n’est pas courant, dans cette émission, Bernadette Bensaude-Vincent est professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université Paris-Ouest, Nanterre, et à l’Institut universitaire de France, l’IUF, et Jean-Michel Besnier est philosophe à l’Université de Paris IV - Sorbonne et il est l’auteur de « Demain les posthumains », édité par Hachette-Littérature, en 2009, tandis que Bernadette Bensaude-Vincent vient de publier les « Les vertiges de la technoscience : façonner le monde atome par atome », publié par les éditions La Découverte, en 2009.
Je vous rappelle que vous pouvez nous communiquer vos réflexions et vos témoignages à partir sur le site de « Science publique », sur franceculture.com, mais exceptionnellement nous ne pourrons pas répondre en direct à vos questions car cette émission a été enregistrée le 29 mai en raison des disponibilités de nos invités.
Bernadette Bensaude-Vincent, bonjour.
Bernadette Bensaude-Vincent : Bonjour.
Michel Alberganti : Cette émission est quand même largement fondée sur votre dernier ouvrage qui popularise un terme dont nous parlions à l’instant, avant cette émission, le terme technoscience, un terme qui pour vous est peut-être très courant mais qui peut-être pour nos auditeurs ne l’est pas. Alors, pour commencer, il est probablement nécessaire de le définir.
Bernadette Bensaude-Vincent : C’est vrai que c’est un terme que l’on utilise beaucoup dans le vocabulaire des philosophes, qui réfléchissent sur la science ou des sociologues, des économistes aussi et personne ne le définit très clairement par-delà cette vague idée, que vous avez évoquée, d’une science tournée vers l’utilitaire et vers la production industrielle ou le marché. Je crois que c’est pour cela que j’ai entrepris cet ouvrage. C’était pour essayer de clarifier la notion, de voir si cela correspond vraiment à un niveau paradigme ou si c’est quelque chose qui a toujours existé, et de voir ce qui est en train de se mettre en place en ce moment.
Michel Alberganti : On va y revenir en détail. Jean-Michel Besnier, bonjour.
Jean-Michel Besnier : Bonjour.
Michel Alberganti : Parmi vos nombreuses fonctions, que j’ai juste résumé en donnant votre titre, universitaire, vous êtes membre, depuis janvier 2009, d’un groupe d’appui au débat public sur les nanotechnologies ?
Jean-Michel Besnier : Ah ! Vous êtes bien informé.
Michel Alberganti : Cela dépend, si c’est exact, oui.
Jean-Michel Besnier : C’est vrai, tout à fait.
Michel Alberganti : Je vais voir si cela continue. Vous avez présidé, en 2007, un comité d’évaluation du programme thématique SHS, c’est-à-dire sciences humaines et sociales, à l’Agence nationale pour la recherche.
Jean-Michel Besnier : Absolument.
Michel Alberganti : Ces deux fonctions, surtout la deuxième d’ailleurs, sont très en prises avec le débat actuel autour de la recherche, autour de la place de la science dans la société, en particulier sur cette question de l’indépendance de la recherche de l’industrie. Et l’indépendance de la recherche à l’égard de l’industrie, c’est exactement le thème de la technoscience que l’on retrouve. Alors, comment, vous, vous définiriez cette technoscience ?
Jean-Michel Besnier : Je la définirai un peu à la façon dont la définit Bernadette Bensaude-Vincent dans son livre. Je crois que c’est un concept qui est polémique d’une certaine façon, qui essaye de rappeler certaines évidences que les philosophes avaient contribué à estamper, à écarter. La technoscience, cette conjonction de la technique et de la science, rappelle qu’il n’y a vraisemblablement jamais eu de science complètement exemptée de technique. L’idée d’une science pure est une idée fabriquée, une idée qui répond vraisemblablement à un idéal de pureté académique mais qui ne correspond à aucune réalité. Donc, la technoscience, c’est un vieux concept en réalité qui prend acte du fait que la science en action est toujours une science qui recourt à des outils, des instruments. Dans un passé relativement proche, Gaston Bachelard avait fort bien dit les choses en disant qu’au fond depuis au moins le début du XXe siècle, la science était devenue, disait-il, phénoménotechnique. Phénoménotechnique, cela voulait dire quelque chose de très simple à savoir : la science produit ses phénomènes grâce à des techniques. L’observation qu’elle fait d’objets, lui est rendue possible grâce à des techniques. L’atome ou la cellule requière des instruments pour les rendre apparents. Donc, la démarche scientifique est une démarche qui conjoint des techniques de présentation de phénomènes et les phénomènes eux-mêmes.
Michel Alberganti : Bernadette Bensaude-Vincent, à entendre Jean-Michel Besnier, la technoscience a toujours existé, il n’y a donc pas vraiment de problème.
Bernadette Bensaude-Vincent : Effectivement, je pense que la technique comme milieu et condition de production de la science, ça a toujours existé mais cela n’épuise pas le mot de technoscience, du moins tel qu’il est utilisé dans le vocabulaire actuel. Si ce terme est apparu uniquement dans les années 1970-80, sous la plume de Gilbert Huttois, un philosophe Belge, qui l’a le premier utilisé, comme un mot composé, c’est essentiellement pour désigner cette espèce de complexe de science et de technique, c’est-à-dire que la technique est non seulement la finalité, l’une des finalités de la science, mais elle est aussi la condition de la science. Et ce complexe là est quelque chose de plus que la science et la technique additionnées. Un deuxième trait est plus important encore à mes yeux : la technoscience se caractérise par une emprise très forte de la société. Au début, dans les années d’après-guerre, l’après Deuxième Guerre mondiale, c’était essentiellement l’État et ce que l’on a appelé le complexe militaro-industriel qui déterminaient les orientations de la recherche, puis cela a été plutôt la société et l’économie, à la fin du XXe siècle. Donc, c’est cette espèce de pilotage de la recherche par l’économie ou la société qui me semble caractéristique de la technoscience.
Michel Alberganti : Vous voulez donc dire qu’auparavant ce pilotage n’existait pas ou était différent ?
Bernadette Bensaude-Vincent : Ce pilotage existait certainement, mais il n’était pas explicite tandis que maintenant, explicitement, on fait de la recherche qui doit prouver qu’elle a une pertinence sociale ou une pertinence économique. Si vous allez à la Communauté européenne demander des fonds pour un projet de recherche, cela fait partie des critères retenus, la pertinence sociale ou la pertinence économique. Certes la science autonome est un mythe et cela n’a jamais existé, mais désormais c’est ouvert, reconnu et assumé. Cela a déjà été le cas au XVIIIe siècle. Comme je suis historienne des sciences, je peux vous dire qu’au début des Académies, il était explicite que la science devait travailler pour la société et être « utile au bien public », comme on disait à l’époque,. Donc, là, il y a un retour de valeurs qui sous-tendent la science et ces valeurs changent beaucoup la donne et le fonctionnement de la communauté scientifique.
Michel Alberganti : Jean-Michel Besnier, pour vous c’est un véritable changement cette apparence, du moins ce démasquage, des objectifs assignés à la science ?
Jean-Michel Besnier : Oui, je pense que c’est relativement récent, cela tient vraisemblablement aussi au fait que les équipements dont la science a besoin sont coûteux et par conséquent ils nécessitent un retour sur investissement, cela est évident, mais nécessitent effectivement des décisions qui sont des décisions d’ordre économique et politique.
Michel Alberganti : On pourrait imaginer tout de même une science qui aurait pour objectif la connaissance et non pas simplement des découvertes qui ont un retour sur investissement, comme vous dites…
Bernadette Bensaude-Vincent : Excusez-moi, mais cette idée de la science orientée vers la connaissance, paradoxalement, cela a été le mouvement dominant dans l’après Deuxième Guerre mondiale. Le fameux plan « Science, the Endless Frontier », la science comme la dernière frontière, l’ultime frontière, était un programme militaro-industriel, c’est-à-dire que l’on était en pleine illusion. C’est pour cela que dans les années 1970-80, il y a eu un mouvement qui a très fortement dénoncé l’illusion, parmi les scientifiques eux-mêmes d’ailleurs et parmi les études sur les sciences. Je veux dire que la technoscience n’est pas hostile à la recherche fondamentale, pas du tout, simplement elle prend acte du fait que c’est la société à ce moment-là qui demande et encourage la science fondamentale comme un investissement.
Michel Alberganti : Qui la demande avec des objectifs, comme le laissait entendre Jean-Michel Besnier, de retour sur investissement, pas des retours sur investissement intellectuels mais des retours sur investissement économiques.
Bernadette Bensaude-Vincent : C’est sûr, ce sont aussi parfois des enjeux de puissance militaire ou des enjeux de prestige.
Michel Alberganti : Donc, la recherche pure, même si cela était un mythe auparavant, là, cela a complètement disparu...
Jean-Michel Besnier : La situation qui est devenue nouvelle, c’est qu’on voit de plus en plus de scientifiques aller chercher de l’argent, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent, souvent en brandissant des résultats obtenus grâce aux financements d’équipements qui leur ont été accordés, ils font ces effets d’annonces et par devers eux eh bien ils entreprennent des recherches fondamentales. Moi, j’ai souvent rencontré, par exemple un neurologue faire l’article, entre guillemets, sur un appareil d’électroencéphalographie informatisé, par exemple, parce qu’il avait besoin de démarcher des industriels sur cette question-là, et travailler, en catimini presque, grâce précisément à l’argent qui lui a été alloué pour cet appareil, sur le comportement des neurones dans la schizophrénie ou des choses comme ça. Donc, une recherche fondamentale se fait de plus en plus grâce, ou derrière, une recherche davantage finalisée, ou en tout cas une recherche financée pour les promesses techniques qu’elle donne.
Michel Alberganti : Il y a quand même un acteur particulier dans cette relation entre la science et la société, qui est l’entreprise. Dans l’exemple que vous donnez, Jean-Michel Besnier, effectivement le chercheur s’adresse à une entreprise pour financer ses recherches, et non plus à des institutions comme peuvent l’être l’État, la Commission européenne ou des bailleurs de fonds plus institutionnels. Donc, là, quand on s’adresse à une entreprise, on sait un peu à quoi on s’engage : des résultats, des résultats à courts termes et directement exploitables pour la plupart des cas.
Bernadette Bensaude-Vincent : Pas toujours.
Jean-Michel Besnier : Pas toujours.
Bernadette Bensaude-Vincent : Pas toujours. Il y a eu une époque où la recherche a été très fortement, et elle l’est encore aux États-Unis, financée par des compagnies privées et néanmoins orientée vers du fondamental. La caractéristique de la technoscience, c’est l’impossibilité de tracer une frontière très nette entre ce qui est du domaine du fondamental et ce qui est du domaine de la recherche appliquée. La frontière disparaît. Des recherches très appliquées, par exemple des recherches sur des matériaux, pour des militaires ou des fonctions très précises, peuvent encourager l’émergence de nouvelles sous-disciplines, de nouvelles zones de recherche. Il est difficile de faire la distinction entre les deux. Je crois que l’on ne peut plus parler aujourd’hui de recherche fondamentale et de recherche appliquée. L’attitude que Jean-Michel signalait est très répandue. Il y a une sorte, je dirais, de cynisme chez certains scientifiques, c’est-à-dire qu’ils sont obligés de se vendre, de faire des promesses et en réalité la seule chose qui les passionne, c’est de faire avancer leurs intérêts de recherche fondamentale. J’ai entendu aussi ces réflexions très souvent, en particulier au sujet des nanotechnologies : « on fait répond aux appels à projets en nanotechnologies, parce qu’on sait que c’est là qu’il y a de l’argent mais vous savez, moi, je continue à faire ma chimie tranquille, les nanos, je n’y crois pas ». Je ne sais pas ce qu’il faut faire avec cela. Moi, j’ai plutôt l’impression qu’en réalité c’est la frontière elle-même qui disparaît.
Michel Alberganti : Jean-Michel Besnier, sur cette question que vient de soulever Bernadette Bensaude-Vincent, sur cette disparition de la frontière est-ce que pour vous c’est un problème ?
Jean-Michel Besnier : C’est un problème philosophique, un problème ontologique…
Michel Alberganti : Un problème pour la société, également ?
Jean-Michel Besnier : C’est un problème aussi pour la société parce que cela veut dire qu’il est de plus en plus difficile à la société, pour autant que l’on sache exactement ce qu’est la société, de délimiter des espaces de compétence. De ce point de vue-là, les gens sont tentés de prendre les problèmes soulevés par les scientifiques de manière globale sans être capables d’avoir le discernement qui permettrait de délimiter des frontières. Donc, il y a effectivement une perte de visibilité du travail scientifique qui conduit souvent le public à avoir des jugements à l’égard de la science qui sont des jugements globalisant et forcément injustes, parce que globalisants, et en même temps générateurs de fantasmes. Donc, il n’y a plus cette discrimination qu’il pouvait sans doute y avoir.
Michel Alberganti : Bernadette Bensaude-Vincent, cette frontière qui disparaît, entre la science fondamentale et appliquée, est-ce que ce n’est pas lié aussi à une évolution très fulgurante de la technologie qui s’est rapprochée, ou du moins qui a les moyens d’appliquer la science plus rapidement qu’auparavant ? On a un peu l’impression qu’entre une découverte, alors peut-être c’est parce que justement le curseur s’est déplacé que cette découverte dite scientifique et de plus en plus proche de l’appliquée, mais on peut avoir la vision inverse, c’est que la technologie est capable de s’approprier des découvertes scientifiques plus rapidement. Alors, que est le phénomène qui à votre avis est à l’œuvre ?
Bernadette Bensaude-Vincent : Les deux sont à l’œuvre et je dirais que fondamentalement on fait de la recherche en technologie pour faire de la science. Plusieurs exemples : toutes les techniques de microscopie en champ proche ont ouvert le champ de recherche des nanotechnologies ; le séquençage du génome humain, - un programme industriel, technologique - est en train de complètement bouleverser la recherche biologique avec de nouveaux objectifs, de nouvelles méthodes, de nouveaux objets. Donc, la technique crée de nouveaux objets : elle n’est pas simplement un moyen au service de la recherche, la technique génère de nouveaux objets qui ont un statut bien particulier. C’est quelque chose qui, pour nous philosophes, est tout à fait intéressant : cette entrée en masse de la technologie dans la connaissance, dans l’activité même de la connaissance change les objets de la connaissance. Les sciences de la nature n’étudient plus une nature objective, extérieure à moi, c’est une nature fabriquée par l’objet.
Michel Alberganti : On n’a plus recours simplement à nos propres sens mais on a besoin des prothèses, de ces outils scientifiques, pour voir la nature et du coup on ne voit la nature que dans la mesure où elle nous est fournie par ces outils. Jean-Michel Besnier ?
Jean-Michel Besnier : Absolument. D’ailleurs cela vaudrait pour l’imagerie spatiale par exemple. On peut naïvement s’imaginer avoir une approche immédiate des planètes, par exemple, alors même qu’en réalité nous n’avons accès qu’à des artéfacts qui sont le résultat de technologie. Donc, effectivement l’illusion d’une observation possible qui nous avait fondée que la science c’était la confrontation d’un sujet de la connaissance à un objet extérieur, cette idée-là, que sans doute quelque philosophes surinent dans leur enseignement, est caduque. Il est évident que ce à quoi nous avons affaire ce sont des artéfacts.
Michel Alberganti : Alors, un autre phénomène qui est très important, depuis quelques années, c’est celui, Bernadette Bensaude-Vincent, que vous décrivez sous le terme de convergence, cette espèce de phénomène qui veut que les technologies après s’être spécialisées, d’une certaine façon, un peu écartées les unes des autres, voilà qu’elles se rejoignent et qu’elles focalisent ensemble sur un objectif.
Bernadette Bensaude-Vincent : Le découpage de la connaissance en disciplines, qui accompagnait les créations des chaires de sciences naturelles, dans les universités européennes, au XIXe siècle essentiellement, est en train d’être complètement remis en question. Non seulement au nom du mot d’ordre interdisciplinarité ou transdisciplinarité mais aussi parce que les instruments brouillent les frontières entre les disciplines. Donc, il n’y pas simplement un brouillage de la frontière science-technologie, il y a aussi brouillage des frontières entre les disciplines. Prenons l’exemple des nanotechnologies : les gènes après tout sont des objets à l’échelle nano, donc la biologie était déjà depuis longtemps une nanotechnologie, enfin depuis que l’on fait du génie génétique. On s’aperçoit que nos catégories disparaissent. Mieux, par delà le constat que les frontières s’estompent, il y a réellement une politique active aujourd’hui pour faire converger toutes les disciplines, essayer d’obtenir une vision plus unifiée à l’échelle ultime, que l’on manipule aujourd’hui, qui est celle des atomes, des gènes, des bits d’informations et des neurones, c’est ce que l’on appelle la fameuse convergence NBIC, nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives. Et cette volonté de convergence transforme la technoscience, du moins c’est ce que j’essaye d’argumenter dans ce livre : les objets que l’on étudie sont non seulement des artéfacts, des produits de nos techniques instrmentales mais ces objets eux-mêmes sont traités comme des dispositifs. C’est-à-dire que les molécules, les gènes deviennent des machines moléculaires. On les considère comme des dispositifs technologiques. Il y a une sorte, je dirais, de regard ingénieur sur la nature et la nature n’est plus du tout quelque chose d’étranger à nous, d’extérieur à nous, elle devient une sorte de boîte à outils pour nos projets techniques
Michel Alberganti : Jean-Michel Besnier, cette convergence qui amène à une forme, ce que décrivait Bernadette Bensaude-Vincent, un peu ultime de réductionnisme même s’il apparaît dans différents domaines que cela soit la génétique ou la physique, comment vous, vous analysez ce mouvement ?
Jean-Michel Besnier : D’abord, vous avez prononcé le mot, effectivement, c’est un réductionnisme dans la mesure où l’on s’adresse d’abord à ce que l’on considère comme une unité ultime, que cela soit le bit d’information, le gène ou l’atome, et à partir de là, on essaye d’organiser ces éléments ultimes en dispositifs et de…
Michel Alberganti : On rêve de reconstruire nous-mêmes…
Jean-Michel Besnier : De reconstruire, de façonner, comme le dit Bernadette Bensaude-Vincent, le monde atome par atome.
Bernadette Bensaude-Vincent : Ce n’est pas ma formule…
Jean-Michel Besnier : Bien entendu.
Bernadette Bensaude-Vincent : C’est le programme américain…
Jean-Michel Besnier : C’est le programme « Converging Technologies »
Bernadette Bensaude-Vincent : De la nano-initiative américaine qui s’est…
Michel Alberganti : Vous ne l’avez pas indiqué sur votre livre.
Jean-Michel Besnier : C’est une expression maintenant assez courante dans le domaine des nanotechnologies. C’est l’idée qu’au fond…
Michel Alberganti : C’est la banalisation quand même de quelque chose d’extraordinaire.
Jean-Michel Besnier : Oui, le monde est un lego, il y a une grande naïveté philosophique là-dedans, qui conduit effectivement à générer quelques craintes.
Michel Alberganti : Pourquoi il y a une naïveté philosophique là-dedans ?
Jean-Michel Besnier : Parce que vraisemblablement…
Michel Alberganti : Vous n’y croyez guère ?
Jean-Michel Besnier : Prétendre toucher l’élément ultime parce que justement nos instruments nous y donnent accès, considérer que l’atome, le gène… les psychanalystes ont dit aussi la même chose, on peut aussi expliquer l’ensemble du réel du monde sur la base de la pulsion. Donc, c’est ce choix porté sur un élément considéré comme l’élément terminal, ultime qui permet d’expliquer la totalité, cette démarche réductionniste, disons, qui est vraisemblablement un petit naïve et qui correspond à un schème de pensée mécaniste, et cela a vraisemblablement des limites.
Michel Alberganti : Bernadette Bensaude-Vincent, pourtant ce réductionnisme, on le dénonce depuis très longtemps. On le dénonce en particulier à travers la génétique où l’on voit bien que la thérapie génique a des limites, même si elle a réussit des choses exceptionnelles, on n’imagine plus que qu’on va pouvoir soigner les maladies en ayant simplement identifié les gènes qui sont concernés. Donc, il y a une critique en même temps parallèlement. Comment concilier cette critique assez forte du réductionnisme avec le mouvement que vous décrivez ?
Bernadette Bensaude-Vincent : Je ne suis pas sûre que l’on puisse parler de réductionnisme au sens où l’ambition des technosciences n’est pas explicative, à part quelques uns qui auraient le culot de dire que…
Michel Alberganti : Mais c’est pire qu’explicative. Elle prétend reconstruire…
Bernadette Bensaude-Vincent : Le but est de fabriquer, oui.
Michel Alberganti : C’est plus fort encore que de comprendre, non ?
Bernadette Bensaude-Vincent : De fabriquer des modèles, des objets qui sont des modèles de fonctionnement. Par exemple, on fabrique une souris cancéreuse qui va servir de modèle pour concrétiser en quelque sorte ce que c’est que la fabrication d’u cancer in vivo, voilà. Et, en plus, on va la breveter cette souris cancéreuse, c’est la fameuse souris de Harvard, donc, cela devient un objet fabriqué et commercial.
Jean-Michel Besnier : Elle a une vertu explicative, elle sert un projet de compréhension du mécanisme de la production du cancer.
Michel Alberganti : La mémoire cellulaire, l’apoptose.
Bernadette Bensaude-Vincent : Ça sert le projet de compréhension pour agir. C’est-à-dire que c’est l’opération qui est la visée essentielle : comment intervenir sur le cours des phénomènes, comment les façonner à notre gré. Cette insertion d’une volonté de façonner à notre gré, de façonner en fonction de nos projets, c’est un projet ancien certes mais en rupture avec la science classique qui supposait une nature inexorable, récalcitrante à nos projets, alors qu’ici on lui suppose une certaine plasticité dès l’ors qu’on accède aux briques ultimes.
Michel Alberganti : Cette expérience n’est pas fondée sur des expériences véritablement réussies pour l’instant, c’est à l’état un peu de fantasme, d’une certaine façon ?
Bernadette Bensaude-Vincent : C’est vrai que l’on est dans le régime de la promesse, on nous promet monts et merveilles, on va tout guérir, on y croit encore, on va guérir Alzheimer, on va faire de l’hydrogène à volonté, on pourra avoir des voitures avec de l’énergie propre, des sites décontaminés, etc. Ces promesses reposent sur une remarquable facilité d’opérations. Je veux dire que la technoscience, si c’est si fascinant et si ça marche, c’est parce que c’est facile. Il n’y a rien de plus facile, disons le, que de bricoler des gènes. On peut le faire. Et il n’y a rien de plus facile que de bricoler des molécules.
Michel Alberganti : Pourquoi faire ? Pour quels effets ? Quels résultats ? Est-ce que les résultats, à votre avis, sont déjà probants ? Est-ce qu’ils étayent cette théorie de la reconstruction de la nature ?
Bernadette Bensaude-Vincent : On peut faire des bactéries qui ont des fonctions bien précises et qui une fois qu’elles ont transféré un gène dans une autre cellule arriveront peut-être à s’autodétruire. Je veux dire qu’on les utilise vraiment comme des machines locales pour faire ce que l’on veut qu’elles fassent. Le problème est que cette facilité est un peu illusoire parce qu’en même temps, dès l’instant où l’on travaille avec des briques du vivant, eh bien là, il y a des problèmes de complexité et on ne contrôlera plus.
Michel Alberganti : [annonce de contexte] Nous étions arrivés à un moment où un frisson nous a parcourus quand Bernadette Bensaude-Vincent nous a expliqué que finalement cette reconstruction du monde atome par atome était à l’œuvre et que l’on avait déjà des exemples et d’ailleurs pour accroître un petit peu la tension, Jean-Michel Besnier nous disait, pendant la pause, qu’effectivement il y a déjà les premières réalisations. Lesquelles ?
Jean-Michel Besnier : On lit parfois que la nano-médecine est toute proche de réaliser des nonos-robots qui interviendraient dans le corps humains…
Michel Alberganti : Vous utilisez quand même encore le futur.
Jean-Michel Besnier : Oui parce que je prends à témoin une annonce récente où l’on évoquait la possibilité proche que des robots puissent précisément trouver à s’assembler dans l’organisme en puisant leur énergie dans le mouvement même des intestins, puisqu’il s’agissait-là d’un dispositif susceptible d’aller à la recherche d’une tumeur de côlon. Il y a là, un peu plus, à mon avis, que simples effets d’annonce. On est en train de réaliser des nanos dispositifs qui vraisemblablement vont bouleverser la médecine. Dans le domaine de la neurobiologie, l’idée de pouvoir aussi implanter des nanos robots qui viendraient suppléer la déficience de neurones dans les maladies comme Parkinson ou l’Alzheimer sont des spéculations qui font l’objet de travaux et de publications de plus en plus fréquentes. Donc, je crois que l’on peut se dire quand même que l’on est en train de défricher un continent nouveau. Bernadette évoquait effectivement le NBIC tout à l’heure, ce programme de convergence technologique, c’est vrai que l’objectif essentiel, c’est la production ou l’émergence d’objets inédits, d’objets nouveaux. Bernadette, avant la pause, évoquait le non contrôle que nous serions en train de générer, je crois qu’autour de la technoscience c’est de cela qu’il s’agit, l’idée que nous sommes en train de produire des objets dont la caractéristique essentielle c’est qu’ils nous échappent, qu’ils risquent de nous échapper parce que ce sont des objets qui ont la vertu de se répliquer, le virus informatique, par exemple. Les nanos robots vraisemblablement aussi auraient cette vertu de se répliquer. Ce sont des objets qui ont la vertu de se disséminer. Si les OGM suscitent tant de crainte, c’est précisément parce que leur dissémination est possible. Les cellules souches suscitent également des réserves et des préventions parce que la dissémination est dans leur ordre. Puis, d’une certaine manière, les objets que la technoscience voudrait produire seraient des objets autonomes, qui seraient capables finalement de réaliser une manière d’autonomie qui pour le coup les conduiraient à nous échapper. Donc, je crois que l’on n’est plus dans la science fiction lorsqu’on considère que des moyens considérables sont mis aujourd’hui par les États pour susciter des recherches, mettre des disciplines en synergie, afin de produire des objets qui vont nous échapper.
Michel Alberganti : Bernadette Bensaude-Vincent, vous y croyez ?
Bernadette Bensaude-Vincent : Oui, absolument. Je crois qu’il faut prendre la chose au sérieux dès l’instant on l’on a recours à du vivant, des gènes en particulier. Évidement les gènes sont des molécules, des macromolécules - et il est plus facile de les transformer que de faire des tas de réactions chimiques complexes qui exigeaient beaucoup de haute pression, de haute température et qui en plus étaient extrêmement pollueuses. Pour faire des médicaments, voire des transistors, des jonctions électroniques à l’échelle micron ou nano il est plus facile d’utiliser ces machines moléculaires que la vie a faites au cours de l’évolution biologique,. Donc, la tentation, ce n’est pas une tentation, c’est déjà à l’œuvre, est d’utiliser ces machines moléculaires comme des usines. À partir de ce moment-là, comme on le disait tout à l’heure, se pose le problème du non contrôle parce que le vivant se dissémine, et qu’il évolue et à ce moment-là, on ne contrôle plus ce que l’on fait. On a eu l’expérience de la résistance aux antibiotiques, eh bien on va multiplier ce genre de problèmes par n, et on va potentialiser ce problème avec toutes les nanotechnologies, bio-nanotechnologies actuelles.
Michel Alberganti : Vous décrivez quand même des choses qui relèvent pour une part de la science fiction, ça rappelle la « Gelée grise » d’Éric Drexler…
Jean-Michel Besnier : Michael Crichton.
Michel Alberganti : Non…
Jean-Michel Besnier : Oui, pardon, effectivement Éric Drexler.
Michel Alberganti : Effectivement, Michael Crichton s’en est inspiré. Cette réplication autonome, d’organismes, qui d’ailleurs est-ce qu’ils sont vivants, dans le cas de nanos robots puisqu’au départ ils sont plutôt matériels mais ils ont des caractéristiques, celles que vous avez données, réplication, dissémination, autonomie, qui sont celles qui jusqu’à présent un peu réservées aux êtres vivants, donc, pour vous c’est réellement quelque chose qui est dans le tuyau actuel de la recherche en nanotechnologies ?
Jean-Michel Besnier : Assurément, je crois par exemple savoir que la biologie synthétique est bel et bien à la recherche de la production de vie ailleurs que sur l’ADN…
Michel Alberganti : On est bien d’accord mais c’est toujours quand même de l’ordre de la promesse.
Jean-Michel Besnier : C’est un peu plus que de la promesse, il y a des gens qui travaillent actuellement dans les laboratoires.
Michel Alberganti : Cela ne veut pas dire qu’ils vont réussir.
Jean-Michel Besnier : Bien entendu pas.
Michel Alberganti : Mais vous, vous adhérez à cette hypothèse de la réussite, très fortement, semble-t-il ?
Jean-Michel Besnier : Oui.
Bernadette Bensaude-Vincent : Quand il y a des milliers de dollars ou d’enros qui vont dans la recherche… Pour l’instant on est pour beaucoup d’aspects au stade du laboratoire, mais les nanoparticules et les matériaux nanostructurés sont déjà sur le marché, largement répandus dans plein d’applications quotidiennes. Néanmoins on n’a pas vraiment de données précises sur l’impact sur la santé et sur l’environnement. Donc, on est dans cette logique, qui n’est pas du tout une logique de la précaution, où l’on essaye, on regarde et on tente de réguler au fur et à mesure.
Michel Alberganti : Mais cette évolution vers les nanotechnologies, c’est aussi, Jean-Michel Besnier l’a évoquée tout à l’heure ou vous-même, une mode, une façon de parler, ça englobe des tas de choses dont certaines, vous qui êtes spécialiste de la chimie, qui existaient bien avant. La chimie est nanotechnologique par définition, même si elle ne s’appelle pas comme telle, la fabrication d’objets naotechnologiques, elle, est quand même assez embryonnaire aujourd’hui, on fabrique peu de systèmes à l’échelle nano ?
Bernadette Bensaude-Vincent : On ne fabrique pas beaucoup de systèmes bottom-up, comme on dit, c’est-à-dire…
Michel Alberganti : Mais Bottom-up, c’est atome par atome, c’est bien ce que l’on appelle bottom-up ?
Bernadette Bensaude-Vincent : Oui, voilà. Mais on fabrique beaucoup de choses à l’échelle nano, ça oui. Et il y a déjà beaucoup de produits qui contiennent des produits à l’échelle nano. Le problème, c’est qu’à l’échelle nano on ne peut pas dire si c’est du vivant ou du non vivant, la frontière est estompée. Ce qui est caractéristique, c’est que quand même le réductionnisme paye. C’est facile de travailler à l’échelle nano d’une certaine manière. Facile, je ne dis pas que c’est un jeu d’enfant. Avec de bons outils, et on met l’argent pour avoir de bons outils, on peut arriver à faire des machines performantes. Elles ne sont pas encore au stade de la production de masse mais on peut faire des machines qui fonctionnent pour des taches bien précises. Ce que l’on ne contrôle absolument pas, c’est qu’est-ce qu’elles deviennent ? Qu’elle est leur durée de vie ? Comment elles vont évoluer ? Comment elles vont interagir avec l’environnement, le corps humain dans lequel on les insère ? Comment elles vont interagir avec la planète et l’atmosphère ? On fabrique des solutions merveilleuses à des problèmes actuels, mais elles posent des problèmes énormes, pour lesquels on n’a aucune solution et surtout pas d’outils intellectuels pour les traiter. On est désarmés.
Michel Alberganti : Jean-Michel Besnier ?
Jean-Michel Besnier : C’est précisément là le paradoxe. On est dans une démarche réductionniste qui fait l’impasse sur l’approche systémique qu’imposent les objets scientifiques.
Michel Alberganti : Alors que cette convergence dont on parlait tout à l’heure favorise l’approche systémique puisqu’elle rassemble des compétences différentes ?
Jean-Michel Besnier : Elle favorise l’approche synergétique mais pas systémique. Il faudrait davantage et l’approche éthique que l’on devrait peut-être injecter en sus de l’approche NBIC, c’est peut-être la posture qui permettrait de rappeler la convergence au système.
Michel Alberganti : Alors ce problème de convergence mais aussi de cohérence et d’équilibre, Bernadette Bensaude-Vincent, vous, vous la caractériser par trois composantes qui sont : la nature, la technique et la société ou la culture. Dans votre livre vous pointez peut-être le déséquilibre en cours dans ce domaine entre ces trois composantes.
Bernadette Bensaude-Vincent : Oui, déséquilibre du fait de la disparition des frontières. Je veux dire que la frontière entre la nature et l’artifice s’estompe dès l’instant que l’on considère les briques élémentaires du vivant ou de la nature, de la matière inerte comme des machines ou des dispositifs. De même, si l’on considère la nature comme une boîte à outils à notre service, la frontière entre nature et société disparaît aussi. Donc, ce que j’essayais d’analyser, c’est ce qu’il advient des repères traditionnels de notre culture occidentale : la distinction entre nature-artifice d’un côté, la nature étant le patrimoine commun de l’humanité tandis que l’artifice, lui, est appropriable, brevetable. Et d’un autre côté la distinction entre la société et la nature qui s’imposait comme une réalité inexorable, un déterminisme sur lequel nous n’avions pas prise. Donc, tout a bougé et du fait et l’un des projets notamment des posthumains ou transhumains que Jean-Michel a étudiés dans son livre, c’est précisément de prendre le relais de l’évolution naturelle, de l’évolution biologique et grâce à la technique de forger des posthumains qui, dépasseraient les humains grâce à la technologie et créeraient une nouvelle société. De ce fait, ils imposeraient en tout cas une société quitte à subordonner les pauvres humains que nous sommes, sous-hommes du coup, et à les domestiquer, les esclavagiser, je ne sais pas. Donc, il me semble urgent, c’est un petit peu le message que j’essaye de lancer dans ce livre, de repenser ces trois pôles : nature, technique et société, l’un par rapport à l’autre et les reposer comme des valeurs qui doivent être maintenues ensemble et s’entre-définir en tout cas. Si l’éthique a quelque chose à voir, c’est précisément de redéfinir ces pôles l’un par rapport à l’autre au lieu de tout aplanir, tout aplatir.
Michel Alberganti : Jean-Michel Besnier est-ce que cela vous parait nécessaire de préserver ces trois pôles, les redéfinir ou bien est-ce que finalement l’évolution vers cette posthumanités dont vous parlez est une fatalité ?
Jean-Michel Besnier : Je crois que c’est effectivement urgent de pouvoir redéfinir des pôles et de vouloir introduire de la régulation dans ce qui justement cède à ce que Bernadette appelle l’ensauvagement, c’est-à-dire cette espèce de démesure et quelquefois de jubilation consistant dans l’indétermination des frontières, l’indétermination des pôles.
Michel Alberganti : Quel est le risque si on ne le fait pas ?
Jean-Michel Besnier : Le risque, c’est le fait de laisser émerger des êtres qui relégueront définitivement dans l’archaïque les êtres que nous sommes. Je crois que l’on peut prendre au sérieux les spéculations engendrées par les mouvements transhumanistes aujourd’hui, qui n’ont qu’une obsession, c’est de réaliser une intelligence non biologique, de permettre l’apparition de ce que l’on appelle tantôt la singularité, tantôt le successeur, chaque fois en tout cas pour désigner l’être, cyborg ou pas, qui deviendra support de tout ce que la technologie est capable de produire et instrumentalisera par conséquent les pauvres humains que nous sommes.
Michel Alberganti : À vous entendre on a un peu l’impression que c’est le scénario de Matrix dont vous parlez ?
Jean-Michel Besnier : Je crois en tout cas que ces scénarios-là, Matrix, Blade Runner et d’autres sont symptomatiques de certaines obsessions, spéculations qui à la différence de la vieille science-fiction qui s’étayait sur la littérature aujourd’hui, c’est sur des programmes scientifiques que l’on fonde les choses. On a parlé de l’armée, les militaires sont sans doute très largement responsables de la production de ces fantasmes qui font les délices de la jeunesse d’aujourd’hui.
Michel Alberganti : Bernadette Bensaude-Vincent, vous avez quand même cité un obstacle à la réalisation effective de ce cauchemar, qui est la complexité. Le réductionnisme, son talon d’Achille d’une certaine façon c’est cette complexité. C’est-à-dire que l’on peut descendre dans les composés, de là à être capables de les recomposer cela supposerait que l’on maîtrise tous les processus à l’œuvre dans la nature aujourd’hui, ce qui de l’aveu même des spécialistes de différents domaines est loin d’être le cas.
Bernadette Bensaude-Vincent : Oui, il y a une reconnaissance une reconnaissance de la complexité n’empêche qu’on met dans cette complexité des machines qui vont interagir avec un système complexe et l’on ne maîtrise plus. La technoscience, c’est vraiment la fin de l’idéal de la maitrise, qui plus est de l’ingénieur, du technicien responsable de la machine qu’il a construite. Le problème de la technoscience c’est qu’il n’y a plus de responsabilité, tout le monde est responsable et personne n’est responsable. L’idée d’un responsable assignable, comme on l’a cherché dans le cas de l’affaire du sang contaminé, certaines erreurs de diagnostic, là, à partir du moment où des scientifiques ont étudié des molécules et on dit « tiens, oh ! cette bactérie, je pourrai la manipuler de telle ou telle sorte », après c’est réalisé et cela part dans la nature, comment retrouver le responsable, si cela tourne mal ? On est tous responsables. Les politiques sont impuissants. On voit bien que les mesures politiques ne sont plus à l’échelle des problèmes parce que les conséquences sont tellement énormes que les politiques sont impuissants, nous, individus, on est impuissants mais on est quand même responsables, en tant usagers, de ces technologies, en tant que consommateurs de ces technologies qui nous séduisent, qui sont très aimables. Ça, c’est un aspect important des technosciences, elles sont aimables, elles sont friendly, elles sont séduisantes, elles attirent. Donc, on en veut, on en veut toujours plus. Donc, on est tous responsables dans cette affaire et cela sera bien difficile d’identifier un bouc-émissaire, comme on avait coutume de le faire.
Jean-Michel Besnier : Je voulais juste ajouter qu’effectivement la complexité est assez facilement l’argument pour une prise de risque mais aussi l’argument pour dire qu’au fond il n’y a pas de risque, laissons être ce qui adviendra. Et au fond les pressions sélectives retiendront ce qui méritait d’être retenu, livrons-nous en quelque sorte à l’évolution parce que toute façon quand on a voulu maîtriser les choses on a conduit à la catastrophe parce qu’il faut aussi se dire qu’il y a une perception quelquefois très, très négative de la science, la science cartésienne, la science qui voulait la maîtrise. On a voulu la maîtrise, on a provoqué quantité de dégâts eh bien veuillons aujourd’hui l’immaîtrise sachant que de cette immaîtrise pourra résulter quelque chose qui de toute façon ne sera pas pire que ce qu’a été le produit de notre maîtrise. La posture qu’adoptent bon nombre de transhumanistes qui sont à leur manière néo-darwiniens, même si c’est paradoxal puisqu’ils ont biffé entre le naturel et l’artificiel, mais c’est une manière de désespoir de dire « l’humanité a donné tout ce qu’elle pouvait et ce n’est pas glorieux, aujourd’hui faisant en sorte d’utiliser nos technologies de sorte qu’elles produisent une manière d’autonomie, sachant que de cette autonomie résultera quelque chose dont on fera son miel d’une manière ou d’une autre. »
Michel Alberganti : C’est peut-être tout le problème cette position par rapport à la nature, Bernadette Bensaude-Vincent. Est-ce que nous sommes les maîtres de cette nature ? Est-ce que nous pouvons décider qu’il y a danger à créer des objets autonomes qui vont peut-être prendre le pas sur l’humanité actuelle ? Est-ce que l’on a ce pouvoir ou est-ce qu’on est pris dans un système qui a sa propre logique, qui lui même est autonome et qui ne peut pas être piloté au gré de la volonté de tel ou tel ?
Bernadette Bensaude-Vincent : On n’est certainement pas maître de la nature, le deuil de l’idéal cartésien est clair. Mais il reste à prendre conscience que l’on est partenaire de cette nature. En tant qu’espère humaine, on en fait partie, et l’on a un bout de chemin peut être à faire encore ensemble. Peut-être il serait temps de la protéger, de la soigner au lieu de la défier en permanence.
Michel Alberganti : Là, ce que vous décrivez tous les deux, cela va au-delà de l’écologie habituelle, ce n’est pas la mise en danger de la nature comme quelque chose d’extérieur à l’homme, quelque chose sur laquelle il a pouvoir mais là, c’est la nature à laquelle l’homme est intégré puisque cela peut conduire à la disparition ou l’esclavage, l’asservissement, comme Jean-Michel Besnier nous le décrivez, de l’homme par cette nouvelle génération de créature. Donc, c’est quand même une autre position vis-à-vis de la nature ?
Bernadette Bensaude-Vincent : Je pense que l’important, c’est d’avoir une relation de partenariat avec la nature et c’est pareil avec la société parce que l’on voit aujourd’hui une inflation des finalités individuelles voire individualistes. Le fameux programme de l’amélioration de l’humain est en fait un programme de l’amélioration des individus, par le dopage quel qu’il soit. Et l’on oublie complètement le soin du tissu social, de la solidarité sociale.
Jean-Michel Besnier : Moi, je ne voudrai pas conclure sur une note pessimiste…
Michel Alberganti : Ça va être difficile, il va falloir faire un effort.
Jean-Michel Besnier : Je dirais que d’une certaine façon, les craintes que suscitent aujourd’hui la technoscience, craintes ou enthousiasmes pour d’autres, eh bien, elles ont une vertu, c’est celle de solidarisés les êtres humains que nous sommes. On a le sentiment que là, on est confronté, collectivement, à des perspectives sur lesquelles il nous faut agir. Le débat public concernant la science est un facteur d’encouragement. Rien ne mobilise davantage aujourd’hui les citoyens des sociétés développées que les problèmes liés à la technoscience. Et ça, c’est une façon de dire que la technique pourrait avoir des effets démocratiques, en tout cas susciter une prise de conscience collective. Donc, le spectre d’un individualisme atomisant qui saisirait les démocraties modernes, eh bien il est conjuré à l’occasion de la prise de conscience des problèmes et des perspectives redoutables que peuvent générer les sciences.
Michel Alberganti : En cette fin d’émission, vous venez de répondre à la question finale, qui était celle du titre, « faut-il craindre la technoscience ? », Bernadette Bensaude-Vincent est-ce que vous partagez cet optimisme, cette prise de conscience qui va peut-être parvenir à réguler les forces à l’œuvre, dans l’évolution des sciences et des techniques aujourd’hui ?
Bernadette Bensaude-Vincent : De toute façon, on n’a pas le choix. On est embarqués, tous, dans le contexte de technoscience qui a des effets globaux, c’est à nous tous de réinventer une société…
Michel Alberganti : Mais, est-ce que vous sentez aujourd’hui un frémissement dans ce sens là, ce débat public dont parle Jean-Michel Besnier, moi, j’ai peu l’occasion de le croiser, est-ce qu’il existe vraiment ?
Bernadette Bensaude-Vincent : Il existe et les médiateurs, comme vous, ont un rôle à jouer, important, là-dedans. Je pense qu’il existe, il n’a pas encore vraiment d’effets très concrets sur les prises de décisions. Je pense que c’est un apprentissage mutuel que l’on est en train de faire et que cela devrait arriver.
Michel Alberganti : Notre débat d’aujourd’hui s’achève sur cette note que nous avons essayé de rendre la plus optimiste possible, avec beaucoup d’efforts. Bernadette Bensaude-Vincent, je rappelle que vous êtes professeur d’histoire et de philosophie des sciences, à l’Université Paris-Ouest, Nanterre, et également membre de l’Institut universitaire de France. Votre livre, « Les vertiges de la technoscience : façonner le monde atome par atome », a été publié par les éditions La Découverte. Jean-Michel Besnier, vous êtes philosophe à l’Université Paris IV Sorbonne, et vous êtes l’auteur de « Demain les posthumains : le futur a-t-il encore besoin de nous ? », édité par Hachette Littératures.
Sur le site de « Science publique », franceculture.com, vous pouvez réécouter cette émission pendant un mois et la podcaster pendant une semaine.
« Science publique », une émission de Michel Alberganti, préparée et mise en ligne par Catherine Donné, a été réalisée par Laetitia Coïa avec Bruno Gagnière Fontani ( ? orthographe du nom incertain) à la technique.
Les livres et liens indiqués sur le site de l’émission
– Bernadette Bensaude-Vincent, « Les vertiges de la technoscience : façonner le monde atome par atome », Ed. La Découverte, 23 avril 2009.
4e de couverture : « Façonner le monde atome par atome » : tel est l’objectif incroyablement ambitieux affiché par les promoteurs américains de la « National Nanoinitiative », lancée en 1999. Un projet global de « convergence des sciences », visant à « initier une nouvelle Renaissance, incorporant une conception holiste de la technologie fondée sur [...] une analyse causale du monde physique, unifiée depuis l’échelle nano jusqu’à l’échelle planétaire. » Ce projet démiurgique est aujourd’hui au cœur de ce qu’on appelle la « technoscience », étendard pour certains, repoussoir pour d’autres.
En précisant dans ce livre la signification de ce concept, pour sortir enfin du sempiternel conflit entre technophiles et technophobes, son auteur propose d’abord une sorte d’archéologie du terme « technoscience ». Loin d’être un simple renversement de hiérarchie entre science et technique, il s’agit d’un changement de régime de la connaissance scientifique, ayant désormais intégré la logique entrepreneuriale du monde des affaires et mobilisant des moyens considérables. Surtout, Bernadette Bensaude-Vincent montre que le brouillage de la frontière entre science et technique n’est que la manifestation d’un tremblement plus général, marqué par l’effacement progressif des distinctions traditionnelles : nature / artifice, inerte / vivant, matière / esprit, homme / machine, etc.
Alors que nos sociétés sont silencieusement reconfigurées par les nanotechnologies, Internet, le génie génétique ou les OGM, ce livre montre l’importance de faire enfin pleinement entrer les questions de choix technologiques et scientifiques dans la sphère du politique et dans l’arène publique. Car la technoscience est un processus historique qui engage la nature en la refaçonnant et qui implique la société dans son ensemble.
– Bernadette Bensaude-Vincent, « Bionano-éthique : perspectives critiques sur les bionanotechnologies », Ed. Vuibert, Coll. Machinations, 2008.
Présentation de l’éditeur : « Depuis l’an 2000, les nanotechnologies et, plus précisément, leur convergence avec d’autres technologies de pointe suscitent une effervescence de la part des milieux de la recherche comme du grand public et des ministères. Partout, l’on entend parler de nanotubes, de laboratoires sur puces, de médicaments vectorisés, d’implants, etc., et l’on s’interroge sur leurs implications. Pour ne pas répéter l’expérience malheureuse des OGM, la recherche en bio et nanotechnologies est accompagnée par une recherche en amont sur leurs impacts sociaux, éthiques et culturels.
Cet ouvrage, issu de rencontres entre chercheurs en sciences humaines et chercheurs en sciences chimiques ou biologiques, se concentre sur les impacts philosophiques. En se plaçant au carrefour de l’épistémologie et de l’éthique, il tente de répondre à quelques interrogations essentielles : sur quoi repose cette convergence ?
Qu’en est-il des partages entre naturel et artificiel, inerte et vivant, technique et société ?
Quelle nouvelle humanité se prépare, modifiée, clonée, augmentée ?
Quelle éthique peut-on envisager ? »
– Bernadette Bensaude-Vincent, « Se libérer de la matière ? Fantasmes autour des nouvelles technologies », Ed. INRA, 8 octobre 2004.
Préface de Raphaël Larrère : La notion de dématérialisation a fait son entrée dans le vocabulaire des technologues à la fin des années 80 pour désigner la diminution de la quantité de matière utilisée dans la production des biens d’usage et de consommation. Moins consommer de matière ne signifie pas du tout s’en libérer, mais témoigne d’un nouveau regard sur la matière et de l’évolution des nouveaux matériaux.
– Jean-Michel Besnier, « Demain les posthumains : le futur a-t-il encore besoin de nous ? », Ed. Hachette Littératures, Coll. Haute tension, 18 février 2009.
4e de couverture : Clones, robots, cyborgs, organes artificiels... la science-fiction d’hier devient notre réalité et l’on se demande déjà comment préserver une définition de l’humain.
Chez ceux que les machines fascinent, Jean-Michel Besnier perçoit une forme de lassitude - voire de honte - d’être seulement hommes. Aux autres qui, au nom d’idéaux humanistes, refusent les progrès techniques, il reproche en revanche leur inconséquence : n’ont-ils pas cru que la liberté humaine consistait à s’arracher à la nature - ce que la technique permet d’obtenir effectivement ? Les métaphysiciens de toujours souhaitent que l’Esprit triomphe de la Nature. Les visionnaires d’aujourd’hui, proclamant l’avènement du posthumain, annoncent la réalisation concrète de cette ambition. Grâce à son ingéniosité, l’homme n’aura bientôt plus le souci de naître : il s’autoproduira. Il ne connaîtra plus la maladie : des nanorobots le répareront en permanence. Il ne mourra plus, sauf à effacer volontairement le contenu téléchargé de sa conscience.
Mais comment vivrons-nous dans ce monde-là ? Quelle éthique nous mettra en harmonie avec une humanité élargie, capable d’inclure autant les animaux que les robots ou les cyborgs ? Quels droits, par exemple, devrons-nous accorder à ces robots chargés, là où les hommes sont défaillants, de rendre nos fins de vie plus humaines ? Les utopies posthumaines nous obligent à affronter ces questions, à évaluer nos dispositions à engager le dialogue avec cet autre, hier animal ou barbare, aujourd’hui machine ou cyborg. N’est-ce pas là justement, aujourd’hui comme hier, que se joue la grandeur de l’humain ?
– Jean-Michel Besnier, « Les théories de la connaissance », Ed. PUF / Que sais-je ? - 10 novembre 2005.
Présentation de l’éditeur : Élaborer une théorie de la connaissance, c’est s’attacher à démonter les mécanismes producteurs du savoir, identifier les présupposés théoriques et les implications métaphysiques qui en règlent l’exercice. C’est aussi interroger les dimensions métaphysiques et éthiques que révèle tout acte de connaître.
Cet ouvrage présente et explique les modèles épistémologiques qui rendent compte de l’acquisition des connaissances. Il situe l’apport contemporain des sciences cognitives dans le sillage des conceptions philosophiques traditionnelles.
– Direction de Dominique Bourg, et Jean-Michel Besnier, « Peut-on encore croire au progrès ? », Ed. PUF, 12 octobre 2000
Note de l’éditeur : Collection La Politique éclatée - Les textes examinent les différents aspects de la remise en cause des idéaux de progrès ainsi que les perspectives ouvertes sur le XXIe siècle.
– École des Hautes Études en Sciences Sociales
Présentation, programmes, enseignements, centres de recherches, éditions, actualités et colloques, sites en régions, formation permanente, liens...