Blandine Masson : Il est 20h. Nous avons choisi de bouleverser tous les programmes de France Culture, de la Fictions, ce soir, pour rendre hommage à Laurent Terzieff dont nous avons appris la disparition hier. Dans quelques instants, je recevrai Christian Schiaretti, metteur en scène, directeur du TNP, qui a mis en scène Laurent Terzieff. Nous avons entendu Christian Schiaretti, il y a à peu près une heure, sur la fin de l’émission « Retours des dimanches », il est resté avec nous à Radio France, à France Culture, pour poursuivre cet hommage à Laurent Terzieff. Puis je recevrai Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique du TNP de Villeurbanne, et, au téléphone, Jean-Pierre Siméon, écrivain, poète, auteur du Philoctète, magnifiquement interprété par Laurent Terzieff toute cette saison, et qui était mise en scène par Christian Schiaretti. Vers 20h 15, nous rediffuserons un long, long extrait de l’entretien de Laurent Terzieff avec Francesca Isidori, enregistré en 2004. Cet enregistrement avait été fait au moment où Laurent Terzieff jouait son spectacle Florilège. Vers 21h, les programmes prévus pour la Fiction, ce soir, reprendrons avec la diffusion en direct d’un texte du dramaturge italien Marco Baliani, « Corps d’État », dit par David Lescot.
Quelques mots sur la suite de l’hommage à Laurent Terzieff sur France Culture : demain, Marc Voinchet, consacrera une partie de son émission, vers 8h 45 à Laurent Terzieff. Dans « Tout arrive ! » Arnaud Laporte recevra Michael Lonsdale et Olivier Py. Tous les soirs, à 20h 35, en lieu et place du feuilleton, vous pourrez réécouter une série d’entretiens « À voix nue », enregistrés avec Laurent Terzieff en 1997. Le 13 juillet à 20h, nous rediffuserons Philoctète, enregistré en janvier dernier, d’après la mise en scène de Christian Schiaretti. C’était un enregistrement en studio, Laurent Terzieff y était venu ici, à la Maison de la Radio. Cet enregistrement sera suivi d’un extrait de « Tête d’or », capté à l’Odéon, Laurent Tazieff jouait à l’époque le Cébès, face à Alain Cuny tout à fait impressionnant.
Laurent Terzieff était né en 1935, il nous a quittés hier. Tous ont salué l’immense artiste qu’il était, son courage, son engagement aux côtés des poètes, son exigence, sa passion du théâtre. Je suis très heureuse ce soir d’être avec Christian Schiaretti, ici présent, en direct du studio 101, et Jean-Pierre Jourdain. Nous retrouverons tout à l’heure Jean-Pierre Siméon au téléphone.
Christian Schiaretti, pour reprendre cette conversation amorcée un peu trop rapidement tout à l’heure, à 19h, et pour évoquer Laurent Terzieff par une toute petite phrase qui vous a touché, c’est la dernière phrase de Philoctète : « Maintenant je vous laisse à votre solitude, adieu ! ». Peut-être qu’on peut revenir sur cet adieu de Laurent Terzieff.
Christian Schiaretti : Philoctète était tout entier un travail qui faisait métaphore du parcours de Laurent. Philoctète est ce héros dans une île, exclu par la communauté, que l’on vient rechercher pour reprendre les armes et aller vers la victoire. Inévitablement, il y avait une métaphore d’un Laurent Terzieff dans son île, de la rue de la Gaîté, qui était tenté par le retour dans le théâtre public, et on l’avait mis en scène entièrement comme ça puisqu’il y avait un immense rideau de fer qui barrait la cage de scène de l’Odéon et on jouait salle allumée tout au proscénium, avec un Laurent Terzieff qui refusait le retour à la cage de scène, qu’il a accepté finalement à terme, et lorsqu’il a accepté à terme d’y retourner c’était pour dire adieu à l’île, qui devenait aussi un adieu à la salle et au théâtre. Moi j’ai eu évidemment le privilège, qui n’était pas dénué de conscience, de la dernière fois où il a dit ce texte au public, c’était à La Rochelle. C’est difficile rétroactivement de ne pas se dire qu’il savait très bien que dans cette métaphore-là, il y avait aussi la métaphore de sa propre vie et qu’il était là face à son dernier grand rôle. On n’en a jamais fait état, lui et moi, dans le travail, c’était un homme de grande pudeur, cela s’appelle de l’élégance en se qui le concerne. Donc, il n’était pas question évidemment que l’on ait une rhétorique là-dessus, on passait. Cela se passait ailleurs. Cela se passait notamment techniquement. Ce texte-là est précédé d’un autre monologue de Philoctète et je demandais à Laurent de prendre ce monologue sans effets, aucune infléterie ( ? orthographe incertain) littéraire, je voulais que cela soit proche de lui-même et Laurent le refusait, il ne voulait pas, il lui donnait toujours une forme dans laquelle il mettait ses effets vocaux, son travail de scansion, il lui donnait la forme nécessaire pour faire entendre la texture poétique du texte. Donc, j’ai laissé. J’ai mis longtemps à comprendre que s’il ne le faisait pas là, c’est qu’il voulait le faire après et que finalement ce dernier texte il le voulait et le disait au plus proche de lui. Il a surtout fait quelque chose au plateau qui était étonnant, dans le dernier tiers du texte, qui est très court, au moment de dire ce texte, « Je vous laisse à votre solitude », il faisait un demi-tour sur lui-même, regardant la cage de scène pour ensuite choisir la salle et lui adresser cet « ultime adieu ». C’était quelqu’un qui travaillait énormément ses textes, donc cela ne pouvait pas être innocent, on ne pouvait pas laisser à l’intuition, à l’énergie du moment, c’était un effet de construction. Laurent, bien sûr était un être magnétique, au fond un être de vérité, c’était une vérité, c’est tout, Laurent. C’était vrai. Sa vie était son œuvre. C’était lui-même, il était comme ça. Il ne fallait pas se suffire de cela, il fallait aller plus loin et c’était un homme qui avait un amour suffisant, de la poésie, pour en connaître la difficulté, il disait, à bon escient du reste, que le vers libre était ce qu’il y avait de plus dur à dire par rapport au vers métré par exemple et que cela demandait beaucoup plus de travail, il se mettait au travail. C’était un artisan, Laurent Terzieff. Il travaillait au plus près possible de l’exigence textuel.
Blandine Masson : Qu’est-ce que le metteur en scène Christian Schiaretti a voulu peut-être recevoir ? Quelle était la part de transmission d’un acteur comme Laurent Terzieff vers vous ?
Christian Schiaretti : C’était la recherche d’une amitié au fond, c’est ça ! Moi, j’ai commencé à travailler avec Terzieff, j’ai fini avec Laurent. Le cheminement qui fut le nôtre était une sorte d’apprivoisement réciproque, dans lequel il me demandait d’abandonner précisément mes appréhensions et une sorte de respect révérencieux qui le faisait parfois rire et de son côté retrouver l’aventure du théâtre public. C’est quand même quelqu’un qui a dit aux Molières, on le sait : « le théâtre n’est pas ceci ou cela mais ceci et cela. », mais qui néanmoins a passé beaucoup plus de temps dans un certain théâtre que dans un autre. Il fallait qu’il puisse réapprivoiser ce que pouvait être la dimension d’un théâtre public à la hauteur de sa mission. Un théâtre public à la hauteur e sa mission a besoin de l’intuition du théâtre privé. Dans le théâtre privé, il y a des vérités qui s’établissent, qui sont par exemple celles de la billetterie. J’ai été voir Laurent jouer L’habilleur. J’ai vu les loges de son petit théâtre qui était fait de précarité et l’exigence qui était la sienne de savoir si la salle était pleine. Et ça, il nous l’a amené dans l’espace du théâtre public. On n’a jamais représenté Philoctète un soir sans que Laurent ne soit préoccupé de l’état de jauge. État de jauge qu’il voulait satisfaire dans sa plénitude. S’il savait que la salle était de 600 places et que les 600 place étaient au complet il fallait que chacun entende, entende profondément le texte, vocalement. Lorsque je lui disais tu te dépenses un peu beaucoup, il me disait : tu sais, il y a 30% de la salle qui est sourd, ce à quoi je répondais qu’il y avait 70% qui entendent très bien, on peut peut-être faire la part belle à cette partie de la salle. Au fond, il y avait là-dedans une préoccupation qui lui rappelait, nous, à l’essentialité de notre travail, c’est-à-dire un accomplissement pour chacun, au prorata de sa propre place, de la cérémonie, qui s’appelle le spectacle que l’on vient voir. De ce point de vue, il a réactivé mes scrupules.
Blandine Masson : C’est-à-dire ?
Christian Schiaretti : Le théâtre privé a ses démons, qui sont ceux de la distraction, qui peuvent parfois chevaucher une certaine vulgarité, le théâtre public a ses démons, qui sont un certain élitisme qui parfois peu chevaucher le mépris, et lorsque l’on a des scrupules vis-à-vis des deux on retrouve la nécessité de considérer que nous restons de toute façon dans une opération de main tendue, là où on est que cela soit dans le théâtre privé ou que cela soit dans le théâtre public., pour autant que l’on est l’exigence des formes que l’on défend.
Blandine Masson : Jean-Pierre Jourdain, vous avez eu de longues conversations avec Christian Schiaretti, vous avez eu de longues conversations avec Laurent Terzieff, que vous avez pu côtoyer grâce à ce Philoctète, je voudrais que l’on parle de cet art de la diction et de cette partition. Christian Schiaretti a employé le mot partition.
Jean-Pierre Jourdain : Il a raison, c’est un interprète compositeur. Je crois qu’il écrivait vraiment tout. D’abord, il est arrivé avec un texte complètement su. Il disait lui-même que l’interprète doit définir les sens cachés du poème. Ça, je l’ai dans une interview que l’on a faite ensemble. Je lui ai dit : c’est-à-dire ? Il m’a dit : « Ce n’est pas pour trouver la solution, c’est pour qu’avec le public on creuse ces sens cachés. » Il estimait que l’acteur devait absolument faire des choix : des choix de diction, de gestes, de rythmes,… D’ailleurs il s’y tenait absolument. Chaque soir, il reproduisait de façon absolument fascinante la partition. Évidement son souci était d’animer, ce n’est pas une reproduction pour le confort, c’était le contraire, c’était la précision absolue, se préparer à la précision absolue mais pour atteindre la liberté. Atteindre la liberté chez lui, se promener comme il voulait dans le poème et surtout que les spectateurs, avec lui, puissent creuser ces fameux sens cachés. Il me dit : « Je pense qu’ils ne sont pas tous d’accord. Ça, ce n’est pas mon problème, le problème c’est que l’on creuse ensemble. »
Blandine Masson : Dans les scènes de Philoctète, il y avait les comédiens du TNP, de très jeunes gens, il était un enseignement pour ces jeunes gens ?
Christian Schiaretti : Il était un enseignement mais pas professeur. On a eu des discussions, je me souviens d’une séance de travail où il nous a apostrophés sur notre méconnaissance des longues et des brèves. On regardait cela d’une façon énigmatique. Moi, j’avais reçu mon enseignement au Conservatoire, j’avais eu Bernard ( ?), j’avais quelques théories là-dessus mais très peu finalement. Je n’osais pas lui poser la question. J’ai attendu lâchement que Jean-Pierre Siméon nous rejoigne en séance de travail pour reposer la question de façon à ce que Jean-Pierre en assume sa part. Au bout du compte, Laurent était dans une définition extrêmement intuitive. Lui-même n’arrivait pas à ériger la règle. Il me disait par exemple : l’ombre ne peut pas être courte, l’ombre est longue, c’est l’ombre, voilà. Dans le travail avec les jeunes acteurs, il y avait deux entrées : il y avait des entrées où parfois il nous critiquait, il pratiquait beaucoup la litote, il en disait très peu pour en signifier longuement. Il nous faisait sentir qu’on lui faisait mal en disant maître de façon courte. Il nous disait que l’on n’avait pas assez de largeur mais d’une façon assez cordiale. Là, c’était à nous de nous dépatouiller avec sa réflexion. Ça, c’était une chose et il y avait une autre chose, qui était la rigueur avec laquelle il travaillait. La rigueur c’était en l’occurrence le fait qu’il était tout toujours le premier au plateau et toujours le dernier à sortir, qu’il était tout le temps en exigence de donner au maximum. Il ne connaissait pas l’allemande, il ne connaissait pas l’italienne, il ne voulait pas dire un texte désinvesti, il donnait tout, ce qui fait qu’en face de lui, les jeunes étaient face à une école de dépense maximum et surtout, ce que disait Jean-Pierre, d’une reproduction extrêmement construite, sur laquelle des variations pouvaient se faire, d’une partition préétablie. De ce point de vue-là, qu’est-ce que l’on cherche quand on met des acteurs de son âge face à de très jeunes acteurs, du moins ce que je cherche, moi, lorsque je le fais ? C’est ainsi que je peux définir un espace de travail possible dans le théâtre public, par les moyens qui nous sont donnés, c’est que Laurent Terzieff n’était pas un passé mais un devenir. Le problème pour ces jeunes acteurs ce n’était pas de se dire on vient de là, mais de se dire on va là. C’est-à-dire que devenir ce qu’il était devenait un horizon. Et là, il y a la pédagogie la plus belle qui soit parce que c’est une école de patience, une école de travail et puis une école de fraternité. Je pense que Laurent n’était pas complaisant avec les inégalités qui étaient les nôtres, que l’on peut appeler parfois le talent, parfois la présence, parfois l’itinéraire, le parcours, peu importe, il dépassait cela par une fraternité de plateau. Il était fraternel, il n’a jamais voulu saluer seul. En même temps, il arrivait en contrejour, les mains un petit peu tordues, je lui disais : dis donc, Laurent, là dans le contrejour, tu signifies et il me disait : oui, oui, c’est mon côté Edwige Feuillère.
Jean-Pierre Jourdain : Je dois dire que cette école avait un maître derrière en fait, cette école qui prenait le poète pour maître. Il avait une passion absolue et une reconnaissance, comme les grands chanteurs peuvent avoir pour le compositeur, pour le poète. C’était la référence absolue.
Blandine Masson : Peut-être que le poète est avec nous au téléphone ?
Jean-Pierre Siméon : Oui.
Blandine Masson : C’est vous, Jean-Pierre Siméon, qui avait écrit Philoctète, que Laurent Terzieff a interprété. Alors, ce poète et cet acteur ?
Jean-Pierre Siméon : C’est exactement ce que dit Jean-Pierre. Ma relation à Laurent, qui était déjà ancienne, tenait à la poésie. On s’est rencontré dans la poésie. Une fois, il m’a appelé « mon frère en poésie », ce qui est très flatteur vraiment, cela reposait je crois sur une vraie fraternité. Vous savez comment je l’ai connu ? Un jour j’ai reçu une lettre chez moi de Laurent Terzieff, qui était un mythe pour moi, ce qui dit beaucoup de sa générosité. Une lettre qui disait : Cher Monsieur Siméon, j’ai lu vos textes, vos poèmes, etc., etc. Bref que des choses gentilles. Vous vous imaginez ma surprise ! Après un peu d’hésitation, je suis entré en contact avec lui et on a initié cette amitié à travers la poésie. C’est vrai que c’est quelque chose d’invraisemblable. Comme le disait Jean-Pierre, il avait un tel respect du poète, une sacralisation du poète, même dans Philoctète, il me mettait mal à l’aise tellement c’était lui qui était humble devant moi, vous imaginez ! Alors que cela devait être complètement le contraire, évidemment. Je vais donner un exemple précis quand même, il savait le texte, comme l’avait dit Christian, un an avant. Moi, je l’avais vu en septembre 2008, dans un café de Saint-Germain-des-Prés, il savait déjà son texte. Il se faisait un plaisir de m’en dire des bouts. Il avait des tous petits scrupules. Avec beaucoup d’excuses, de circonvolutions, il m’avait demandé à déplacer un mot, vous vous imaginez, déplacer un mot sur l’ensemble du texte ! Il m’a dit : excuse-moi Jean-Pierre, c’est mieux en bouche, etc. Je lui ai dit : mais enfin, ce n’est même pas la peine de me demander. Il m’a répondu : C’est toi le poète. Vous voyez, c’est ce que disait Jean-Pierre Jourdain. Cette humilité-là devant le texte, -pas devant mon texte mais devant la poésie – il y avait chez Laurent, on le sait, une foi dans le poème que l’on a perdue. C’est quelque chose comme ce que pense et a dit aussi Yves Bonnefoy, la poésie sauvera le monde. Combien croient encore en ça aujourd’hui ? On a tellement ricané, on a tellement dénigré la posture poétique, eh bien lui, croyait profondément que le poème fondait une fraternité et fondait une posture éthique dans le monde. Jamais, à aucun instant dans nos relations, je n’ai senti faiblir cette passion pour la langue la précision de la langue, etc. Dans les répétitions, Christian s’en souvient peut-être, un jour, après une répétition, il vient me voir et me dit : écoute Jean-Pierre, tu as écrit « où es-tu fils, où es-tu ? », est-ce que cela ne t’embêterait pas si j’ajoutais un troisième « où es-tu ? » Pourquoi il est venu me le demander ? Je connais beaucoup d’autres qui ne me l’auraient pas demandé. Il y en a tellement qui traitent les textes de théâtre avec une légèreté et une désinvolture, je parle autant de metteurs en scène que de comédiens. Ce scrupule, cette rigueur devant le texte donné, devant la langue, c’est peut-être aussi ce qui fait la grandeur de Terzieff, qui fait qu’aujourd’hui cette morale du poète, que l’on a perdue, elle impressionne. Qui est à la hauteur de ça ?
Blandine Masson : Merci Jean-Pierre Siméon. Quelques mots peut-être, Christian Schiaretti et Jean-Pierre Jourdain, pour conclure cet entretien qui pourrait durer encore longtemps, avant d’entendre Laurent Terzieff lui-même, dans deux-trois minutes ?
Christian Schiaretti : Écoutez, moi, je veux simplement vous dire que Laurent est parti avec un projet. Le projet était de jouer sur l’île de Límnos, la vraie île de Philoctète, Philoctète. C’est-à-dire qu’il est mort debout. À aucun moment, alors qu’il se savait malade, moi je l’ai accompagné beaucoup dans ses douleurs, à aucun moment il n’a éloigné du théâtre cette nécessité absolue de la marche, avec toutes les difficultés qui étaient les siennes, et dieu sait qu’il y en avait des physiques. Il est parti alors qu’on avait ce projet qui n’était quand même pas rien puisque c’était de rouvrir un théâtre antique sur lequel on n’avait pas joué depuis deux mille ans. C’est quand même très beau de partir avec ce ciel devant soi. Ça, je pense que c’était le ciel qu’il avait dans ses yeux. Le regard de Laurent, qu’est-ce que vous voulez face à un regard pareil ? Eh bien, vous écoutez.
Blandine Masson : Je propose justement que nous écoutions Laurent Terzieff. Nous allons donc écouter cette rediffusion de l’entretien qu’il avait eu avec Francesca Isidori. Nous n’entendrons pas le début de l’entretien, nous allons l’entendre à un moment où il va dire un poème. Juste avant, il parlait de Roger Blin. Vous verrez que dans cet entretien, il revient sur Roger Blin. Je propose que nous écoutions, tout de suite, Laurent Terzieff, pour cet hommage que nous lui rendons tous ensemble. Merci beaucoup. Merci à vous.
[Extraits de l’émission de Francesca Isidori, « Affinités électives » de Laurent Terzieff, enregistrée en 2004]
Laurent Terzieff (lecture) : « Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quels mouvements font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât, lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas, c’était une joie faite pour un autre, à des maladies d’enfance, qui commençaient si singulièrement par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyages, qui frémissaient très haut et volaient avec les toutes les étoiles. Il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant et de légères, de blanches de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier, quand ils sont nombreux. Il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore ceux-là. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regards, gestes, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux se lève le premier mot d’un vers. »
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, pour revenir un instant à Roger Blin, son nom est lié à celui de Beckett, de Jean Genet, parmi toutes les pièces que cet immense homme de théâtre a montées, Les nègres de Jean Genet reste quelque chose d’absolument…
Laurent Terzieff : Sa meilleure mise en scène sûrement.
Francesca Isidori : Sûrement, oui…
Laurent Terzieff : Parfaite.
Francesca Isidori : Il y a un autre nom qui est lié au nom de Roger Blin, c’est Artaud, dont il a été l’ami, l’assistant. Est-ce que la vision du théâtre d’Artaud à travers Roger Blin est quelque chose qui a été importante pour vous, importante dans votre démarche théâtrale ?
Laurent Terzieff : D’abord, Roger Blin est pour moi l’image d’un rebelle intraitable. Je veux dire par là, comme le fameux forçat de Rimbaud, sur qui se referme toujours le bagne, qu’il n’y avait chez lui aucune espèce, non pas de compromission, de faux-semblant vis-à-vis de ce qu’il pensait être juste et vrai. Il a évidemment traversé tout ce qui s’est fait d’intéressant dans son époque. Il a connu Prévert, avec le groupe Octobre. Il a connu Dullin, a joué avec Dullin. Il l’a connu Barrault, qui a été le frère de Barrault pendant de nombreuses années. Ils se sont retrouvés par la suite d’ailleurs après l’expérience de Marigny. Il a connu bien évidemment Artaud dont il a été l’assistant, notamment pour Les Cenci. Il a connu le surréalisme aussi. Il est passé de la bande de Prévert au surréalisme. Tout cela se côtoyait un petit peu d’une certaine façon, tout en étant un peu frères ennemis. Il a fait d’ailleurs la jonction, je me souviens qu’une fois on passait devant l’hôtel l’Aiglon, du côté de l’Observatoire et il m’a dit : tiens, c’est là que j’ai fait se réconcilier Artaud avec le groupe surréaliste. Ils avaient leurs rendez-vous là, c’était leur repère. Il était passé devant, Breton lui aurait fait des signes et il était entré avec Artaud, ils étaient en froid depuis le premier numéro de la Révolution surréaliste qu’avait dirigé Artaud et cela c’était très mal passé, peut-être faisait-il un peu d’ombre à André Breton. Roger m’avait raconté qu’après les salutations d’usage, il a dit : très bien, maintenant je vous laisse. Il a laissé Artaud avec les surréalistes, dont André Breton, et ils se sont réconciliés. Je ne sais pas pourquoi je parle de ça, mais cela me traverse l’esprit.
Francesca Isidori : Parce que je vous demandais si Artaud en tant que poète et homme de théâtre, l’auteur du Théâtre et son double, si cette œuvre-là a été quelque chose d’important dans votre travail.
Laurent Terzieff : L’apport d’Artaud, pour les gens de ma génération, est un apport en creux, je dirais. Comme il y a eu Artaud, il y a des choses que l’on ne fait pas, qu’on n’avait pas envie de faire. Voilà, c’est ça. Pour son enseignement, Roger était très sélectif, par rapport à beaucoup d’autres, il disait que…
Francesca Isidori : Il n’était pas dans une vénération…
Laurent Terzieff : Pas du tout. Une profonde admiration, une profonde affection mais pas du tout, comme vous dites, une vénération. Il était très, très lucide vis-à-vis d’Artaud. Il m’a dit, une fois, qu’au fond Artaud c’était surtout un grand auteur, un grand écrivain. Ça, je veux bien le croire parce qu’effectivement quand on lit ce qu’il a écrit sur Van Gogh, le suicidé de la société, un de ses plus beaux textes, il dit une chose très vraie : « Van Gogh ne pouvait être que peintre ». De la même façon, Roger Blin me disait d’Artaud : « Il ne pouvait être qu’écrivain »
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, je crois que c’est en Allemagne que vous avez rencontré pour la première fois Arthur Adamov. Il y a une histoire que je n’arrive pas à situer chronologiquement, je ne sais pas si vous avez rencontré l’homme Adamov avant de rencontrer son livre, L’aveu, sur un quai de gare, ce livre qui était destiné au pilon.
Laurent Terzieff : Oui, ce livre je l’ai trouvé sur le quai. J’ai lu L’aveu quelques mois avant de le rencontrer. Quand je l’ai rencontré, il m’a dit : Je vous en supplie, chaque fois que vous trouvez ce livre, achetez-le, je vous rembourserai, ce qu’il n’aurait peut-être pas dû faire, il faut le détruire. Adamov était comme ça, il a passé sa vie à se renier lui-même d’une œuvre à l’autre.
Francesca Isidori : Un homme blessé, vous dites de lui.
Laurent Terzieff : Je dirais plutôt un homme traqué. D’ailleurs, il avait beaucoup de talent en tant qu’homme traqué, Il l’avait peut-être un peu moins quand il est entré dans un monde de soi-disant certitude. De toute façon, il faut être juste, son théâtre est parti d’un théâtre littéral, si je puis dire, littéral entre guillemets, basé uniquement sur les mots et les gestes, et il passé très vite, même au-delà du catéchisme du marxisme-léninisme, à une préoccupation de l’homme et de sa société. Ce qu’il faut vraiment retenir d’Adamov, c’est la préoccupation qui engendre l’Adamov première manière et l’Adamov second manière, il y a toujours la préoccupation de rendre compte à la fois de l’individuel et du collectif, voir ce qu’il y a dans la vie de curable et de non curable, de le transmettre par les voies du théâtre. Le curable, c’est ce qui peut être changé dans l’homme, le non curable, c’est ce qu’il y a dans les tréfonds de l’homme, ce sont ses rêves, ses aspirations, sa morbidité. Disons aussi que son théâtre est très préoccupé par le fait de faire le point entre la névrose individuelle et la névrose collective. Il disait que tout ce qui, au théâtre, ne reliait pas l’homme à ses fantômes mais encore à d’autres hommes et partant à leurs fantômes, et cela dans une époque située, déterminée, et elle non fantomatique, n’avait aucun intérêt, ni artistique ni philosophique.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, vous avez désobéi à cette consigne d’Adamov,…
Laurent Terzieff : Et comment !
Francesca Isidori : De ne jamais lire ou relire...
Laurent Terzieff : De déchirer, de détruire,…
Francesca Isidori : Plutôt de déchirer L’aveu...
Laurent Terzieff : J’ai parlé des Cahiers de Malte tout à l’heure, pour moi L’aveu c’est peut-être –pour moi, pour moi – un des livres du siècle. C’est une approche là aussi visionnaire de l’existence extraordinaire.
Francesca Isidori : À tel point qu’encore aujourd’hui ...
Laurent Terzieff : C’est ce qui ouvre mon spectacle.
Francesca Isidori : Florilège commence justement par Adamov et ce n’est pas simplement une question d’alphabet. Si Adamov est là au début, je pense qu’il y a plusieurs raisons, sans doute que la raison essentielle est celle que vous venez de donner. Vous voulez bien nous dire un extrait de L’aveu ?
Laurent Terzieff : « C’est la nuit. La nuit sur moi comme sur le monde. Je rêve que je tombe. Endormi sous le poids des ténèbres, je pressens un grand trou noir où je m’enfonce, disparaît. Je tombe et brusquement, dans un sursaut, je me réveille étreint par la peur. Pourquoi cette peur, cette frayeur animale, simplement parce que je tombe ? Est-ce que par hasard l’homme craint tout ce qui décroît et décline ? Le silence, la lune, la maladie, la vieillesse, la mort. N’est-ce pas plutôt que la conscience le retient de toute chose que leur âme commune, ce mouvement vertigineux de haut en bas, que l’on appelle la chute ? On dit du silence et de la maladie qu’ils tombent comme la nuit. Un grand silence est tombé. Je suis tombé malade. La vieillesse est l’heure de la vie où le jour baisse, où la vue et la vie baissent, où l’échine se voûte vers la terre. Et quand la mort à son tour vient frapper le vieillard alors il s’abat et tombe à terre à tout jamais. Voilà la première et seule terreur, la grande horreur des origines. Et c’est une autre nuit mais cette fois dans mon rêve il fait grand jour. Je me vois dans un paysage de montagne, assis au flanc d’une pente escarpée, en compagnie d’un ami inconnu. Nous parlons, le dialogue que nous échangeons échappe à mon souvenir. Toujours est-il qu’au même moment, levant les yeux, je vois voguer dans le ciel, au-dessus de nos têtes, un grand navire aérien. Je le vois comme si enfoui dans les profondeurs de l’océan, je regardais passer la quille d’un transatlantique. Le navire avance lentement et une ombre imperceptible laisse trainer sa silhouette sur la montagne. Face à ce spectacle je sens un bonheur immense envahir mon cœur. Pourquoi se bonheur ? Je sais seulement que j’ai vu la mer dans le ciel. J’ai vu le ciel comme une mer d’en haut. Cela veut dire que l’eau épaisse et lourde du courant de ma vie, j’ai su la voir, pour un instant, monter au ciel. Ce courant d’eau sale je l’ai exalté jusqu’à en faire de l’eau céleste. J’ai pu l’exalter, donc je suis exhaussé. Et le navire, c’est toujours le premier asile. Le sein de la mère. Hors de mon rêve, mon bateau a retrouvé son océan natal, le ciel. Il monte dans les cieux et les cieux sont bien mon ciel. Le ciel, c’est encore la plus fidèle image de l’infini du monde, de ce qui n’est pas du monde. »
Francesca Isidori : Merci, Laurent Terzieff, j’ai remarqué d’ailleurs, hier soir, à la Gaité Montparnasse, où vous avez dit ce même texte, en ouverture de cette soirée,…
Laurent Terzieff : C’est le troisième texte d’Adamov.
Francesca Isidori : C’est le troisième. On ne peut même pas dire que c’est une soirée de lecture puisque vous ne lisez pas, vous dites les textes…
Laurent Terzieff : Non, non. Je voudrais préciser une chose, je poursuis un travail, depuis vingt ans maintenant, autour de la poésie, qui est une recherche de la théâtralisation de la poésie pure, en tournant le dos complètement à la lecture et au récital poétique. Il s’agit pour moi, par une mise en scène, qui prend évidemment en compte l’espace, la lumière, le son, la diction, de faire du matériau poétique un objet dramaturgique. Une tentative, un petit peu audacieuse, de faire de la poésie, qui est avant tout intériorité pure, d’objectiver cette intériorité par les moyens du théâtre. Voilà, c’est ce que j’essaye de faire.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, Adamov, c’est le premier auteur que vous avez joué au théâtre…
Laurent Terzieff : Tout à fait, oui.
Francesca Isidori : C’était dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau…
Laurent Terzieff : C’était encore l’Adamov traqué, d’ailleurs tout est dans le titre, cela s’appelle Tous contre tous. Ça a été repris après d’ailleurs au théâtre de Babylone, théâtre où Roger a crée En attendant Godot. Je me souviens très bien que Godot a été créé par hasard au Théâtre Babylone. Roger répétait depuis plusieurs mois, avec différents acteurs, ceux qui étaient libres, sans date, sans précision, il répétait de temps en temps au Théâtre de Poche. Jean-Marie Serreau qui, à l’époque, avait beaucoup de difficultés dans son théâtre n’avait rien au mois de janvier. Il l’a rencontré un jour par hasard dans la rue et lui a dit : qu’est-ce que tu fais ? Il lui dit : je suis sur Godot. Il lui a dit : écoute, puisque je n’ai rien, vient chez nous. Il faut dire aussi que, par rapport à la Gaité Montparnasse, c’est quand Roger jouait La Sonate des spectres que Samuel Beckett était venu voir la pièce. Le manuscrit lui avait déjà été envoyé par Tzara et Paul Thévenin. Mais Beckett est venu voir La Sonate des spectres, que Roger avait joué une centaine de fois devant dix personnes.
Francesca Isidori : Dont vous.
Laurent Terzieff : Dont moi. Mais moi, j’y allais très souvent, comme on va à la messe. Becket s’est dit, c’est l’homme qu’il me faut, parce qu’il n’imaginait pas que sa pièce puisse avoir un public. Il cherchait quelqu’un qui ne cherche pas un succès commercial et il m’a dit : Roger est tout à fait l’homme pour ça.
Francesca Isidori : C’est Roger Blin qui vous a présenté à Jean-Marie Serreau ?
Laurent Terzieff : Non, cela aurait pu mais cela s’est fait différemment par Adamov.
Francesca Isidori : Et vous avez été engagé par Jean-Marie Serreau ?
Laurent Terzieff : J’ai travaillé comme régisseur. J’étais un mauvais régisseur parce que je n’étais pas très compétent mais j’étais…
Francesca Isidori : Bénévole.
Laurent Terzieff : Bénévole, donc cela avait un atout. Et je jouais un tout petit rôle. Pour prendre la mesure de la noirceur de la pièce, Adamov m’a dit, il était encore en train d’écrire la pièce : « Vous savez, j’ai un rôle formidable pour vous, c’est le seul personnage sympathique de la pièce. » J’avais quatre répliques. Cette pièce a eu un destin assez étonnant pour moi. J’ai commencé par ce petit rôle, tout en faisant la régie, et un camarade qui travaillait pas mal à la radio, qui nous a quitté il n’y a pas longtemps, Roger Pillaudin, qui avait un rôle très important dans la pièce, a eu un programme à la radio et n’a pu venir jouer et j’ai pris sa place. Par la suite, Maurice Garrel qui jouait lui le rôle principal a eu une dépression nerveuse, je ne sais pas si cela était dû à la pièce d’Adamov, peut-être d’ailleurs, je crois qu’il me l’a dit, je l’ai remplacé la dernière semaine et j’ai joué le rôle principal. C’était ma première pièce.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, vous dites que vous ne vous êtes pas reconnu dans votre génération, vous n’avez pas partagé les engouements, les engagements, pourtant vous avez signé le Manifeste des 121…
Laurent Terzieff : Pas d’amalgame, pas de confusion dans les dates. Le Manifeste des 121, j’avais trente ans. Là, quand je parle des gens de ma génération, je parle de la génération que vous évoquiez à travers cette photo de Buffon, une génération qui n’avait pas fait la guerre mais l’avait ressentie en tant qu’enfants. Mes premières images, très vite cela a été des images traumatisantes de guerre, de déplacements, de famine, de disette, de queue que l’on fait pour avoir un peu de lait ou un peu de pain, et les bombardements aussi. Cela dit, moi j’aimais beaucoup les bombardements, en tant qu’enfant, je trouvais ça très bien, il se passait quelque chose de merveilleux, on allait dans le lit des parents se réfugier, on descendait par la cave, etc. Je veux dire quand même que mes premières images sont des images de guerre. Ça crée je crois, il me semble, une génération un petit peu repliée sur elle-même, pour ne pas dire non pas lâche, mais un petit peu béni-oui-oui, acceptant tout ça. Moi, je me sentais plus révolté que ça, c’est pour ça que je ne me reconnaissais pas dans la génération de mon époque. Effectivement, le fait d’avoir abandonné mes études, c’était une espèce de révolte, de défi par rapport à cette génération, qui justement avait les trente glorieuses à faire et où il fallait des diplômes. C’était une période où je me disais, je continue de le penser, qu’il faut faire du théâtre très jeune. C’est comme pour la danse, je crois qu’il faut profiter des derniers moments où le corps est encore en train de se former, où l’affect est encore en train de se former, où on est encore en état de formation, il faut profiter de ça pour y induire la technique et la pratique du théâtre. Après, c’est trop tard. Je vois autour de moi des jeunes qui viennent à l’âge de 23 ans, bardés de diplômes. On leur a mis des tas de choses dans la tête qui sont en contradiction avec ce métier, je crois.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, le cinéma, vous avez débuté je crois en 58, avec Carné, Les tricheurs. puis, vous avez tourné beaucoup de films avec des cinéastes très prestigieux, comme Pasolini,…
Laurent Terzieff : Oui, j’en suis très fier.
Francesca Isidori : Buñuel, Rossellini, Godard, Philippe Garrel, mais on a l’impression que même le succès, que vous avez eu à un moment donné, qui aurait pu vous amener à une carrière très, très importante, vous dérangeait presque. Vous avez en quelque sorte écarté le cinéma comme une voie de facilité.
Laurent Terzieff : D’abord c’est le théâtre que j’avais choisi au départ, pour les raisons que je vous avais dites tout à l’heure. Je n’ai aucun mépris pour le cinéma, et même pour le cinéma en tant qu’acteur. Au contraire, je considère que c’est un art aussi important, aussi majeur que le théâtre, vraiment. Je le pense sincèrement. Seulement je suis plus concerné par le théâtre, par ma casquette de metteur en scène. C’était très difficile – maintenant cela a peut-être un peu changé - de faire une carrière de cinéma sans faire des choses que l’on n’aime pas. Je dois dire que c’est par respect justement pour le cinéma que j’ai refusé beaucoup de choses au cinéma parce qu’il n’y avait aucune raison pour que je fasse au cinéma ce que je refuserais de faire au théâtre. Il fallait accepter de faire de mauvais films, il fallait faire le trou, c’est ce que me disaient mes agents à l’époque. Et ça, cela ne m’intéressait absolument pas. Je suis très heureux d’avoir fait les films que j’ai fait.
Francesca Isidori : J’imagine. Avoir travaillé avec Pasolini, on se souvient de vous en Centaure, dans Médée.
Laurent Terzieff : Pasolini, je l’ai connu à deux époques différentes. Je l’ai connu comme scénariste, si je puis dire, on avait adapté son livre, Ragazzi di vita…
Francesca Isidori : C’est Bolognini….
Laurent Terzieff : Oui, c’est Bolognini qui l’avait tourné. C’est d’ailleurs le premier film que je faisais en Italie. À ce moment-là je voyais Pasolini, on avait beaucoup de contacts à l’époque. Il était d’ailleurs très inquiet sur le sort de son film, il nous a emmenés, Brialy et moi, voir les endroits réels, dans Rome, près de Rome, cette zone épouvantable qui existait à l’époque, et il nous disait : c’est ça, c’est là que cela se passe, dans ce film. Je ne pense pas qu’il pensait vraiment faire du cinéma. Enfin, il ne m’en a jamais parlé. Je l’ai retrouvé dix ans après, quinze ans ou treize ans après, je ne sais pas, metteur en scène reconnu, mondialement reconnu même, avec Médée et Ostia. À l’époque c’était quelqu’un, Pasolini, qui communiquait beaucoup. Il avait, à Rome, une place d’une espèce de, j’allais dire de Saint Genet, d’un martyre, comme dit Sartre, il sentait le souffre. C’était un romancier uniquement mais je crois qu’il a vraiment trouvé sa voie au cinéma, indiscutablement.
Francesca Isidori : Il y a un projet, qu’il n’a jamais réalisé, et pour lequel il avait fait appel à vous, c’est Saint Paul…
Laurent Terzieff : Justement parce que Médée n’a pas tellement marché commercialement, il a dû tourner le dos à ce scénario-là. Il n’avait pas d’argent pour le faire et il s’est retourné vers les boccaccio à cette époque.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, dans votre vie de théâtre vous avez peu joué et peu mis en scène le répertoire classique, vous avez toujours préféré faire découvrir, faire connaître des auteurs contemporains, vous avez contribué très largement à la connaissance en France d’Albee, Schisgal, Saunders, Mrozek, à tel point que certains vous ont demandé si certains de ces auteurs existaient réellement…
Laurent Terzieff : C’est ce qui s’est passé pour Schisgal. On n’avait pas l’habitude à l’époque de tomber sur des auteurs anglo-saxons qui soient vraiment à la mesure de gens comme Beckett ou Ionesco. Pour eux, à l’époque, cela a beaucoup changé, le théâtre américain, dans sa meilleure expression, dans son expression la plus majeure, la plus artistique, c’était Arthur Miller et Tennessee Williams.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, pourquoi ce choix très délibéré et difficile de se tourner plutôt vers des auteurs inconnus ?
Laurent Terzieff : Parce que ce qui m’intéresse, ce qui m’intéressait - cela rejoint un peu ce que l’on disait tout à l’heure, au début de l’émission - dans le théâtre c’est de vaincre mon introversion et de m’adresser aux gens, comme disait Adamov « de passer de l’individuel au collectif ». Ce qui m’intéressait surtout, et m’intéresse toujours, c’est de traduire la sensibilité de l’époque où je vis, cette période déterminée qui elle n’est pas fantomatique. Dans ce sens-là, il n’y a que le théâtre contemporain qui m’intéresse. Je pense que chaque époque –Sartre disait une chose analogue – chaque époque a son goût, plutôt, chaque époque a raison tant qu’elle existe, elle a tort quand elle n’est plus là mais elle a un goût qu’elle a connu et qu’elle a goûté seule. C’est ce goût de l’époque que, moi, je consomme avec le théâtre contemporain. Il y a aussi une autre raison, évidement on me dira que l’on peut toujours interroger notre époque avec des classiques, bien sûr puisqu’il y a un capital universel dans ces textes-là, mais je me sens moins à l’aise parce que toute mise en scène de théâtre classique est forcément référentielle. On connaît déjà le texte, qu’est-ce que vous allez, vous, apporter avec votre petit discours ? Donc, c’est une référence à l’auteur et à d’autres metteurs en scène. Cette expérience référentielle qui tient un petit peu du clin d’œil finalement me dérange un petit peu.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, vous disiez tout à l’heure que le théâtre comme un lieu de rencontre du visible et de l’invisible, lieux de rencontres aussi des fantômes, des fantômes de auteurs, fantômes des personnages et aussi sans doute des acteurs qui vous ont précédé dans certains rôles. Que deviennent tous ces fantômes, toutes ces présences une fois que la représentation est terminée ? Comment ils continuent de vous habiter, s’ils continuent de vous habiter ? Est-ce qu’il y a des fantômes qui vous quittent plus difficilement que d’autres, qui continuent de vous accompagner ?
Laurent Terzieff : Oui, certains. Par exemple, je pense au personnage de Cébès, dans Tête d’or, que Barrault avait créée, uui avait ouvert le Théâtre de France à l’époque avec ça. Oui, ça, c’est une chose qui continue de m’habiter, qui continue à habiter l’adolescent qui est resté en moi, ça sûrement. D’autres choses, je vais être un petit peu vulgaire, pas du tout, ce sont des cotons sales.
Francesca Isidori : Que l’on jette, que l’on oublie ?
Laurent Terzieff : Oui.
Francesca Isidori : Quand on vous écoute, comme on peut le faire en ce moment dans Florilège, où vous avez choisi un certain nombre d’auteurs, de poètes, que vous avez composé dans ce Florilège, ce sont vos affinités électives,…
Laurent Terzieff : Oui.
Francesca Isidori : On a l’impression que c’est un seul texte, ininterrompu, il y a un dialogue, des échos,…
Laurent Terzieff : Bien sûr.
Francesca Isidori : Peut-être que ces fantômes, ceux qui restent en tout cas, continuent de nouer quelque chose entre eux, à travers vous…
Laurent Terzieff : Oui, bien sûr. Vous savez, la poésie, là aussi, c’est une passerelle entre la solitude du poète et chacun de nous. Quelqu’un m’a dit que ce spectacle, je crois que c’est le meilleur compliment que l’on m’ait fait, me ressemblait. Finalement, je dois beaucoup à tous ces auteurs, c’est pour ça qu’ils m’entourent.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, ce qui est frappant aussi quand on vous écoute dire ces textes, c’est l’expérience assez étrange d’entendre et de voir à la fois les personnages, les auteurs et vous-même. C’est comme si il n’y avait plus qu’une seule voix, un seul corps et un seul souffle. J’ai lu, après vous avoir entendu hier soir, dans le texte de présentation, que vous citez cette exhortation de Saint Benoît : « Soyons présents à la psalmodie, de telle façon que notre homme intérieur s’accorde avec notre voix » ?
Laurent Terzieff : Oui. Oui, ça rejoint une pensée d’Adamov qui est justement dans le spectacle. Il dit : « Dans la prière, l’homme cherche un autre, plus lui-même que lui et pourtant inconnu. » Je crois que j’ai répondu à votre question.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, vous avez toujours choisi, comme tout à l’heure je le disais à propos des auteurs contemporains plutôt que le répertoire classique, un choix difficile, qui n’est pas celui qui garanti les meilleurs recettes, de garder votre liberté. Vous l’avez payé cher, ce choix de garder votre liberté ?
Laurent Terzieff : Non. Le choix de faire ce métier comporte tellement de risques, si en plus il faut risquer de s’ennuyer ! Je ne vois pas pourquoi. Il faut faire ce que l’on a envie de faire, bien sûr. Évidemment, le spectacle c’est fait pour des publics et je crois avoir fait, quand je révise ce que j’ai fait, quand je jette un coup d’œil en arrière sur ma vie professionnelle, comme on dit, je pense que j’ai peut-être fait des choses difficiles, que les gens ont refusées mais elles ne sont jamais passées au-dessus de la tête des gens. J’ai essayé de ne jamais sombrer dans l’imposture intellectuelle et en même temps de ne jamais sombrer dans la facilité non plus.
Francesca Isidori : Puisque l’on a encore cette photo sous les yeux, cette photo de vous dans le Misanthrope de Molière au lycée Buffon à la fin des années 40, est-ce que vous pensez avoir encore des rêves à réaliser, des rêves qui pouvaient être ceux de ce garçon sur cette photo ?
Laurent Terzieff : Oui, bien sûr. Bien sûr, des tas mais c’est du domaine de l’insatisfaction, pas du ressentiment mais de l’insatisfaction. Oui et non. Oui et non parce qu’il y a mille possibles en l’homme et peut-être que j’ai pas mal de possibilités de me réaliser dans ce métier qui m’a fait découvrir des choses en moi que j’ignorais, comme tout le monde d’ailleurs, comme n’importe quel artiste, en même temps des tas de choses, des tas possibles qui seront toujours impossibles pour moi.
Francesca Isidori : Laurent Terzieff, avant de nous quitter, voulez-vous nous dire un poème de Rilke ?
Laurent Terzieff : Avec plaisir.
« Terre, n’est-ce pas ce que tu veux : l’invisible en nous renaître ? N’est-ce pas ton rêve d’être une fois invisible ? Terre ! Invisible ! Quelle mission imposes-tu si ce n’est la transformation ? Terre, toi que j’aime, je le veux. Ah, je crois qu’il n’est plus besoin de tes printemps pour me gagner à toi. L’un d’eux à un seul de tes printemps est déjà trop pour le sang. Indiciblement je consens à toi, de loin je viens à toi. Toujours, tu avais raison, et ton inspiration sainte et la mort familière. Vois, je vis. De quoi ? Ni l’enfance ni l’avenir ne diminue… Une existence surabondante jaillit dans mon cœur. »
[...]
Blandine Masson : Vous venez d’entendre Laurent Terzieff, enregistré en 2004, par Francesca Isidori pour l’émission « Affinités électives », dans le cadre de l’hommage que France Culture a tenu à rendre à Laurent Terzieff.[suite des annonces et du programme de l’émission)