Introduction par Emmanuel Laurentin : Histoire actualité comme tous les vendredis dans « La Fabrique de l’Histoire », une actualité que nous analyserons depuis Marseille, vous l’avez compris, où nous nous trouvons à l’occasion des 16èmes Rencontres d’Averroès, qui se tiennent au Parc Chanot aujourd’hui et demain, avec pour thème « Les figures du tragique en Méditerranée ». Thierry Fabre créateur des Rencontres d’Averroès et fondateur de la revue La Pensée de midi, sera avec nous à la fois pour évoquer ce thème du tragique mais également pour commenter d’autres actualités liées à l’Algérie. L’Algérie qui a été le thème de notre semaine à « La Fabrique de l’Histoire ». Nous évoquerons un sujet qui peut paraître loin de nos thèmes mais qui est un des champs de recherche le plus actif de l’histoire contemporaine, l’histoire du sport. Nous reviendrons avec Yvan Gastaut, maître de conférence à l’université de Nice, et nos invités ici, sur la place du football en Algérie, après les deux matchs Algérie-Égypte et les manifestations de joie qui les ont accompagnées. Puis, nous nous souviendrons qu’en Algérie, il y a 67 ans, le 8 novembre 1942, les Américains débarquaient et été aidé dans cette tâche par des résistants emmenés par un très jeune résistant, José Aboulker dont on a appris la mort cette semaine. On écoutera sa voix vers 9h 30. Dans la deuxième partie, nous aborderons deux figures intellectuelles françaises via l’Algérie : Pierre Bourdieu dont les photographies d’Algérie sont exposées ces temps-ci à Marseille, au Musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée, et Albert Camus qui inspire de loin La Pensée de midi, sur la Méditerranée justement. Mais auparavant, comme tous les vendredis, n’oublions pas de poser la question désormais habituelle dans « La Fabrique de l’Histoire » : « À quoi sert l’histoire aujourd’hui ? ». Aujourd’hui, nous la posons à Maryline Crivello, professeur d’histoire à l’université de Provence, spécialiste des usages du passé.
Maryline Crivello : Il était une fois, un bucheron et une bucheronne, qui avaient 7 enfants, tous des garçons. Ils étaient très pauvres. Ce qui les chagrinait encore, c’est que le plus jeune était tout petit et quand il vint au monde, il n’était guère plus gros que le pouce, ce qui fait qu’on l’appela le Petit-Poucet. Ce pauvre enfant était le souffre-douleur de la maison. On lui donnait toujours tort. Cependant, s’il parlait peu, il écoutait beaucoup. Pour la plupart des gens, et qui sait peut-être pour certains d’entre nous, l’histoire sert à raconter des histoires, éventuellement à se raconter des histoires, souvent les mêmes dans une forme de réassurance d’une bataille à l’autre, des origines à nos jours, alors que tout le monde connaît l’épilogue, le scénario paraît figé, les dates fixées à tout jamais. Tout se passe comme si parfois la recherche historique n’existait pas. Quelles soient les voix des médiévistes qui se sont élevées pour ramener la bataille de Potiers à sa juste place, l’événement de 732 reste érigé en symbole et avec lui son héros Charles Martel. L’événement appartient à un fond idéologique commun de la nation française qui met en scène l’exclusion de l’autre. Le mythe perdure au-delà du récit historique. Alors, à quoi sert donc l’histoire ? Question qui amène l’historien à rendre compte, dirait Marc Bloch, sur la légitimité de l’histoire, le rôle de l’historien dans la cité, l’écriture et la transmission de l’histoire. Quelques mots d’ailleurs sur ce dernier point, l’un des plus délicats. En 1971, Paul Veyne, dans « Comment on écrit l’histoire », notait : « l’histoire n’existe as, il n’existe que des histoires ». De fait, l’écriture de l’histoire n’est pas sans lien avec la fonction qu’on lui accorde. Se confondent souvent dans les esprits l’action narrée et la narration elle-même. De Certeau dans « L’écriture de l’histoire » place d’emblée le genre historique en tension entre un genre un versant scientifique et un versant fictionnel. Avant de savoir ce que l’histoire dit d’une société, il importe de savoir comment elle y fonctionne. Revient à Roger Chartier de rappeler que l’historien chemine aujourd’hui au bord de la falaise, pétri d’incertitudes et d’interrogations. L’histoire chemine aujourd’hui, comme le voyageur dans le poème d’Antonio Machado, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. Pourrait-on encore aujourd’hui se situer encore dans la filiation du génie historique de Michelet, qui reconnaitrait lui-même l’impossible résurrection de la langue du peuple ? Doit-on être dans la nostalgie des temps glorieux où l’histoire toute puissante fédérait les sciences sociales, dans les années 70 ? L’historien d’aujourd’hui doit se résigner à être ce petit homme malingre et apparemment niais pour son entourage, comme le Petit-Poucet, qui cherche son chemin à partir des traces fragiles des archives, fragiles comme ces miettes de pain que des moineaux, des oiseaux migrateurs ou des rapaces s’apprêtent à picorer, à manipuler, à exploiter, à coloriser, à interpréter à leur guise pour assurer de petites et de grandes fins. Fin de roman familial, de quête d’ancestralité, de passion généalogiste, fin d’une histoire à soi, d’un lieu pour soi au Mondeville, 50 ans avant Jésus-Christ, Fuveau « Deux mille ans d’histoire », Lambader « Mémoire de terre », Malijai, « Journée napoléonienne », des histoires pour l’Homo-Ludens aurait dit l’historien Huizinga. L’histoire locale ou nationale rejouée comme métaphore d’un monde disparu. Jeu de rôle où chacun retrouve son personnage historique préféré, atteint les vertiges de la recréation du passé ou d’un retour vers le futur. On s’affronte dans les tournois, on participe à des batailles fictives. L’histoire dont on, est le héros est une histoire fair-play, on ne risque jamais d’être hors-jeu car on fixe soi-même les règles, des règles qu’il serait trop difficile de transgresser au temps présent. Des oiseaux plus voraces se partagent aussi volontiers les miettes dans de grands jeux de dominos commémoratifs. À Berlin, le 9 novembre dernier, quel homme politique na pas fait son petit jeu de mots, son petit clin d’œil bien senti l’histoire ou à son Sims ? L’histoire sert souvent à fabriquer un grand terrain de jeu, chacun y joue sa partie, jeu de compétition ou jeu d’équipe, jeu d’argent ou jeu sans hasard, enjeu idéologique. Lorsque l’histoire dérange, on peut toujours changer la règle de départ. Un président a dit en 2000, à propos de la Guerre de 14-18 : « Des millions de morts, 3 millions de soldats allemands et français, pourquoi faire ? Rien » On peut aussi inventer un nouveau jeu. En 2009, le nouveau grand jeu à la mode, proposé au Français, s’appelle : l’identité nationale. Qui se piquera au jeu ? L’historien pourra-t-il déjouer quelques pièges ? Pour retrouver son chemin, le Petit-Poucet a eu recours aux cailloux blancs, puis à chausser les bottes des 7 lieux. Bien utile pour l’historien aussi d’avoir au pied ces bottes de 7 lieux, de mémoire bien sûr, pour déconstruire les appropriations mémorielles, comprendre la société et voyager dans le temps. « Papa, explique-moi à quoi sert l’histoire », demandait déjà le fils de Marc Bloch. Si jamais certains cherchent vraiment des réponses, « Apologie pour l’histoire » peut rendre encore bien service. Marc Bloch, qui aimait aussi les contes, semblait préférer l’ogre, si l’on juge par cette belle métaphore finale : « Le bon historien, ressemble à l’ogre de la légende, là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. »
Emmanuel Laurentin : Merci, Maryline Crivello, pour ces petits cailloux semés sur notre passage pour évoquer la question « À quoi sert l’histoire ». Vous pourrez évidemment réécouter cette chronique, comme toutes les autres, pendant un mois en allant sur notre site franceculture.com en allant à la page de « La Fabrique de l’Histoire » ou encore télécharger toute l’émission et vous la conservez près de vous pour vous aider justement à mieux cheminer sur ce chemin difficile de l’actualité dans ses rapports avec l’histoire.
Bonjour, Thierry Fabre.
Thierry Fabre : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : On va se vouvoyer parce qu’on est à la radio et que l’on ne peut pas se tutoyer, mais tout le monde sait, j’imagine ici ou ailleurs, que nous avons une vieille complicité, alors ne la cachons pas. Vous êtes le fondateur des Rencontres d’Averroès. Vous êtes un personnage important dans le Marseille d’aujourd’hui, Marseille culturel parce que justement ces Rencontres d’Averroès ont peut-être servi de signes précurseurs à ce qui sera une grande manifestation en 2013, ici même, à savoir : Marseille capitale de l’Europe, à l’ouverture de ce MuCEM, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée que l’on évoquera dans un deuxième temps avec Kamel Chachoua.
Bonjour Kamel Chachoua.
Kamel Chachoua : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Vous êtes sociologue, anthropologue, à Aix-en-Provence, à l’IREMAM, centre de recherche d’Aix-en-Provence, c’est ça ?
Kamel Chachoua : Institut de Recherches sur le Monde Arabe et Musulman.
Emmanuel Laurentin : Absolument. Vous évoquerez avec nous quelques unes de ces actualités, qui nous rassemblent, autour de l’Algérie. Puisque l’on parle de l’Algérie, tout de suite un petit mot. Vous étiez, hier, à une manifestation qui tenait à cœur à tous ceux qui à Aix ou à Marseille connaissaient un de ces grands chercheurs dont on a trop peu parlé au moment de sa disparition, Bruno Etienne. Il y avait une manifestation hier soir justement autour de la figure de Bruno Etienne.
Kamel Chachoua : Oui, il y avait un rendez-vous avec Bruno Etienne.
Emmanuel Laurentin : Précisez qui est Bruno Etienne, pour tous ceux qui ne le saurez pas.
Kamel Chachoua : Il y avait un rendez-vous avec Bruno Etienne, à l’initiative de la Région Provence-Alpes-Côte-D’azur et de son président Michel Vauzel. Bruno Etienne qui était d’ailleurs invité aux Rencontres d’Averroès, l’année dernière, pour la dernière table-ronde pour notamment apporter la contradiction à Nadia Yassine, mais il était hospitalisé et n’a pas pu être parmi nous. Il nous a quittés en mars de cette année.
Emmanuel Laurentin : C’était une figure tutélaire de ces Rencontres, on peut le dire ? Un parrain ?
Kamel Chachoua : C’était plutôt un complice. Bruno Etienne était un islamologue, anthropologue du religieux, qui a fondé l’Observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. C’est lui qui a fait faire sa thèse à Gilles Képel, qui est allé explorer, sur le terrain, ce qui se passe dans l’Islam politique contemporain. En même temps, Bruno Etienne avait, je dirais, une faconde, un art de débat. On a, grâce à l’INA, sorti des extraits sonores ou visuels assez extraordinaires. On voit l’art du débat et de la provocation de Bruno Etienne et en même temps le sens du travail de terrain. Il y a ces deux dimensions chez Bruno Etienne. C’était une magnifique figure de Provençal, Méditerranéen, impliquait sur le monde arabe et musulman.
Emmanuel Laurentin : Et il était aussi spécialiste de la question algérienne, de l’histoire de l’Algérie. Il a été un spécialiste reconnu d’Abd el-Kader, par exemple.
Kamel Chachoua : Absolument. Brunon Etienne, je ne l’ai pas connu directement, mais je l’ai beaucoup lu quand j’étais universitaire à Alger. C’était un homme qui bien qu’il était plus penché sur les sciences politiques, ce qui n’était pas très, très lu, les livres n’arrivaient pas, la circulation de ce côté-là n’était pas très importante, soulevait quelques lièvres sur le pouvoir algérien et les systèmes de corruption qui effectivement ne faisaient pas plaisir à tout le monde. Mais je crois que son livre phare est Abd el-Kader. Il a raconté Abd el-Kader comme personne, un livre vraiment extraordinaire, d’une très grande profondeur.
[Extrait de la chanson de Cheb Mani, Allez Les Africains]
Emmanuel Laurentin : Cheb Mani, ce s’appelle Allez Les Africains, c’est hymne justement au football, en particulier africain et algérien. Cela sera le premier thème de notre discussion. Vous êtes avec nous depuis Nice, vous n’avez pas pu nous rejoindre, vous le faites habituellement quand vous en avez la possibilité, Nice-Marseille c’est assez loin mais vous n’hésitez pas à venir, Yvan Gastaut. Je rappelle que vous êtes maître de conférences, à l’université de Nice et un des grands spécialistes français des rapports de la France et de l’Algérie à propos de son football. Vous avez travaillé sur la question de l’immigration en général bien évidemment, mais un des points qui vous a intéressé, et qui m’a fait pensé à vous inviter aujourd’hui, c’est ce livre, dont j’ai déjà dit beaucoup de bien dans l’émission d’hier, qui s’appelle « Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France ». Vous êtes un des concepteurs de cette exposition qui a lieu ces temps-ci au Centre national d’histoire de l’immigration à Paris, à la Porte Dorée. Vous avez avec Driss El Yazami et Naïma Yahi participé à ce gros volume, très intéressant, sur l’histoire culturel des Maghrébins de France. Vous avez contribué à ce volume, entre autres, en évoquant la question des footballeurs algériens. Nous voulions revenir parce qu’ici même, lors du premier match Algérie-Égypte, il y a une dizaine de jours, il y a eu quelques débordements un peu violents, même assez violents, il faut bien le reconnaître, des débordements de joie plutôt lors du deuxième match, la semaine dernière, et vous poser la question de ce football entre la France et l’Algérie. Comme c’était notre thème, nous voulions avoir votre avis là-dessus, Yvan Gastaut.
Yvan Gastaut : Oui, bonjour Emmanuel. Effectivement, le football est une thématique très intéressante du lien qui s’opère entre la France et l’Algérie. Vous avez dit que j’étais à Nice, ce matin en venant au bureau, j’avais devant moi des affiches, d’une association qui s’appelle Nissa Rebla, qui disent « Ici c’est Nice, pas Alger », avec des photographies des manifestants Algériens fêtant la victoire de l’Algérie. Effectivement en France il y a une peur aujourd’hui que dans le tirage au sort qui aura lieu pour la Coupe du monde soit programmé un France-Algérie, un nouveau France-Algérie qui serait sans doute inquiétant par rapport aux débordements suscités.
Emmanuel Laurentin : Et rappellerait celui du 6 octobre 2001, qui avait eu la particularité d’être interrompu avant la fin - vous le racontez dans cet article du catalogue de cette expo Générations, chez Gallimard - ce qui était la première fois, une sorte de nouveauté depuis la création de la Fédération française de football, en 1904.
Yvan Gastaut : Depuis 1904 et les débuts de l’équipe de France, c’est le premier match, le seul match, qui n’a pas été à son terme. Il faut savoir aussi que ce match de 2001, qui se déroule peu de temps après les attentats du 11 septembre, dans un contexte effectivement un petit peu de crainte, voir de psychose des attentats, ces débordements qui sont tout sans violents ont suscité une émotion de part et d’autre de l’Algérie puisque c’était aussi un match qui avait été programmé justement par rapport à la thématique de la réconciliation franco-algérienne. Aucune rencontre de football n’a lieu depuis l’indépendance et en 2001 ce match, qui servait politiquement les deux gouvernements, qui a finalement tourné au vinaigre et s’est achevé dans la confusion la plus totale.
Emmanuel Laurentin : Ce que vous racontez, c’est la place des footballeurs dans cette histoire entre France et Algérie. En fait, ces footballeurs jouent quelquefois dans des équipes algériennes, après l’indépendance - on ne reviendra pas sur l’épisode très important de cette histoire de l’équipe de football du FLN, que nous avions déjà traitée dans d’autres émissions mais qui est un épisode fondamental bien évidemment, certains joueurs qui devaient rejoindre l’équipe de France alors que la Guerre se déroulait, sont sollicités par le FLN, qui tournera pendant plusieurs années dans les pays amis de l’Algérie bientôt indépendante. Ce n’est pas cette histoire là qu’il faut raconter, c’est l’histoire de toutes ces années 60, 70 et 80, où des joueurs sont entre les deux. C’est ce qui est le plus intéressant, peut- être le plus nouveau, à mes yeux, dans votre article. Vous prolongez cette histoire au-delà de cette équipe de football du FLN pour venir jusqu’à nous, jusqu’à des cas évidemment très connus ici, comme celui de Zinedine Zidane, la façon dont les pays en question, la France comme l’Algérie, revendiquent sans revendiquer, demandent sans demander véritablement à ce que ces gens soient d’un côté ou de l’autre mais pas des deux.
Yvan Gastaut : Effectivement, la question du football que nous étudions pas mal avec notre association « We are football association », qui s’intéresse justement à l’histoire du football dans ses dimensions culturelles et politiques. Il y a effectivement dans ce cadre là une réflexion autour de l’appartenance nationale. Le football est sans doute l’un des derniers lieux, des derniers bastions justement de cette identité nationale, qui se met tellement en débat ses temps-ci, l’idée étant d’essentialiser tel ou tel joueur. Or, ce qui se produit notamment après les indépendances, c’est une circulation de ces footballeurs, des va et vient entre les clubs et l’équipe nationale, qui fait que de part et d’autre de la Méditerranée ces footballeurs sont assez mobiles. C’était le cas notamment de Rachid Mekloufi, qui joue jusqu’en 1958 pour l’équipe de France puis pour l’équipe d’Algérie. Donc, on a un joueur là qui est à la fois porteur du maillot français jusqu’à 1958 puis ensuite porteur du maillot algérien. On a aussi toute une série de footballeurs qui vont, à partir des années 70, jouer dans les clubs français. Je prendrais le cas de Kourichi, par exemple à Lille, ou Oudjani, qui joue à Lens et qui ensuite porte le maillot d’Algérie…
Emmanuel Laurentin : Puis certains, comme Mustapha Dahleb, qui revendiquent leur double appartenance.
Yvan Gastaut : Voilà, effectivement, Mustapha Dahleb qui revendique sa double appartenance, qui considère qu’il est à la fois d’ici et de là-bas. D’une certaine façon, c’est cette biculturalité, cette double appartenance qui est l’identité de ces joueurs. D’ailleurs Zinedine Zidane, dont vous avez parlé, est l’un de ces représentants puisqu’effectivement il va faire une carrière brillante, que l’on connaît, en équipe de France mais après sa carrière, il fait une visite en Algérie qui s’apparente à une visite officielle d’un chef d’État quasiment, avec une liesse en Algérie tout à fait fondamentale.
Emmanuel Laurentin : Kamel Chachoua, qui est avec nous, veut intervenir sur ce sujet.
Kamel Chachoua : Je ne suis pas un grand passionné du football mais justement là, ce n’est plus du football. Le mondial, c’est quelque chose qui a des dimensions beaucoup plus politiques, etc. Il y a 8 joueurs sur 11, je pense, qui évoluent dans des clubs internationaux, pas nécessairement d’ailleurs français.
Emmanuel Laurentin : Dans l’équipe d’Algérie, vous voulez dire.
Yvan Gastaut : Les joueurs de l’équipe d’Algérie actuellement jouent beaucoup dans des clubs étrangers.
Kamel Chachoua : Il y a deux je crois en Allemagne, un joueur qui est au Qatar, deux en Italie. C’est vrai que par rapport aux années précédentes, c’est une équipe qui est plus européenne, pas trop française… Il y a beaucoup de jeunes Français issus de l’immigration qui sont déjà en France dans des équipes, des clubs, etc.
Yvan Gastaut : L’Algérie, on pourra en parler, fête aujourd’hui son retour à la Coupe du monde après plusieurs décennies d’absence mais les belles années de ce football algérien, c’est-à-dire la participation à la Coupe du monde, 1982 puis 1986, a bien mis en scène cette question du rapport entre Français et Algérie puisqu’effectivement l’équipe nationale algérienne était composée à la fois de joueurs de clubs algériens et de clubs européens, notamment français. Le rapport qui se tissait entre les joueurs au moment de la préparation du mondial était difficile entre ce que l’on appelait les immigrés et les joueurs du cru. Il y avait une forme, pas de discrimination, d’animosité parfois entre ceux qui venaient, les antis entre guillemets, de France et les autres, l’amalgame était difficile à créer. Je crois que c’était une réalité qui finalement était une manière de transposer ce qui se passe dans la société. Le football est un peu le reflet, peut-être parfois un peu exacerbé, des relations qui peuvent se nouer plus largement dans la société. D’ailleurs…
Emmanuel Laurentin : Thierry Fabre, qui est avec nous, veut intervenir en particulier sur le fait qu’effectivement, vous parliez tout à l’heure de la double appartenance, Yvan Gastaut, en évoquant cette question des joueurs Algériens de l’équipe algérienne, c’est vrai que c’était flagrant, vous me racontiez...
Thierry Fabre : C’est assez formidable…
Emmanuel Laurentin : Pour préparer les Rencontres d’Averroès, nous nous sommes appelés, la semaine dernière, et vous me disiez : Marseille est entièrement peuplée de drapeaux algériens. Effectivement on peut voir ça de façon formidable,...
Thierry Fabre : Pas que de drapeaux algériens. Il se trouve que j’ai vu le match dans un café, allée Gambetta, pas loin de la Porte d’Aix, près de la gare où il y a beaucoup d’Algériens Marseillais ou de Marseillais Algériens, c’était assez extraordinaire de voir cette émotion, cette liesse, cette passion collective, ce que le football est capable de révéler…
Emmanuel Laurentin : Qu’il ne faut jamais séparer de la violence qui va avec lorsqu’on perd,...
Thierry Fabre : Absolument, il y a les deux, évidemment. Il y a 15 jours ça a été destructeur et là, c’était une véritable fête. Dans beaucoup de café il y avait les deux drapeaux, un drapeau français et un drapeau algérien. De ce point de vue là il faut arrêter de couper, de séparer, cela circule de l’un à l’autre. Ils sont capables, après avoir acclamé l’Algérie, de regarder le match de l’équipe de France tout juste après, qui était difficile à acclamer compte tenu du jeu de ce soir-là.
Kamel Chachoua : Je voudrais revenir sur deux petites choses, par rapport à ce que vient de dire Gastaut, qui est c’est vrai spécialiste de l’histoire de ce football algérien. Je voudrais juste rappeler qu’en Algérie, en 75-76, l’hymne national a été sifflé et pour cette raison même, ils ont changé pratiquement, Boumédiène à l’époque, toutes les appellations des équipes. Je me rappelle qu’à l’époque quand il y avait un match qui se jouait avec la Jeunesse sportive de Kabylie, d’ailleurs elle a perdu cette appellation qu’elle a récupérée après 88, il y avait le sifflement de l’hymne national algérien a été plusieurs fois. Par contre en 2001, si le match s’était tenu à Alger, j’imagine qu’il n’y aurait pas eu de sifflement de l’hymne national français, j’en suis certain.
Emmanuel Laurentin : Une question Yvan Gastaut, quand on voit se match Algérie-Égypte, cet aller-retour entre l’Algérie et l’Égypte, et les débordements qui a pu y avoir, qu’est-ce qui s’est passé ? Vous n’êtes peut-être pas spécialiste des rapports entre l’Algérie et l’Égypte mais qu’est-ce qui s’est passé pour que les Algériens aient un caractère vindicatif aussi fort vis-à-vis des Égyptiens ? On se dit voilà un pays qui a soutenu le combat pour l’indépendance, c’était au Caire que se tenaient la plupart des réunions du FLN en exil, malgré tout qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce qu’il y a autre chose, une difficulté entre les deux pays, qui expliquerait ses rapports difficiles entre les deux équipes ?
Yvan Gastaut : Je crois qu’il y a plusieurs niveaux d’analyse. D’ailleurs il y a une actualité qui est effectivement assez classique lorsque le football prend autant d’importance, c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit d’enjeux qui sont à la fois nationaux, d’identité nationale mais aussi financier, la participation de l’une de ces deux nations à la Coupe du monde est décisive au-delà du sport. Aujourd’hui il y a un assombrissement pour ne pas dire un froid diplomatique entre les deux pays. C’est Mouammar Kadhafi, qui a été nommé, pour être le médiateur entre les deux pays, par la Ligue arabe.
Emmanuel Laurentin : On ne parle jamais de football quand on parle de ces relations-là.
Yvan Gastaut : Non. Il y a là des conséquences diplomatiques qui sont tout à fait importantes et qui, vous avez raison de poser la question, amènent à réfléchir sur le fait qu’il y ait au fond des choses, une animosité sous-jacente, que le football a pu faire exploser entre l’Algérie et l’Égypte. Je pense que…
Emmanuel Laurentin : J’ai lu quelque part que peut-être il y aurait une autre raison qui serait une façon, pour les Algériens, de dire que l’islamisation récente de la société algérienne viendrait par ce Moyen-Orient, peut-être aussi par l’Égypte et par certaines parties de l’Islam égyptien, qui serait venu pour l’arabisation, etc. est-ce qu’il y a quelque chose qui tient à cela ?
Yvan Gastaut : Il y a sans doute de cela. Il y a sans doute toute une série d’éléments qui ont quelque part été en place et qui ont été déclenchés évidemment par les violences qui ont été manifestées le 12 novembre…
Emmanuel Laurentin : Au match aller.
Yvan Gastaut : Deux jours avant le match au Caire puisqu’il y a eu le match au Caire le 14 novembre, marqué de violences de part et d’autre, et ensuite le match du 18 novembre, 4 jours après, qui a montré là aussi, à Khartoum, les violences ont été réelles.
Emmanuel Laurentin : Kamel Chachoua, veut intervenir sur ce point.
Kamel Chachoua : Sur ce point par rapport à l’histoire nationale ou à l’identité nationale et à l’histoire, je reviens à ce que disait Maryline tout à l’heure, c’est effectivement presque un mensonge qui explose. Ce mensonge historiographique qui faisait croire à beaucoup d’Algériens, qui le croient toujours d’ailleurs peut-être, surtout à l’extérieur, que les rapports entre l’Égypte, l’Algérie et le Monde arabe, etc., sont des rapports frères. Il y a beaucoup qui dorment sur cette illusion de fraternité etc., alors qu’à l’intérieur il n’y a pas deux peuples qui se méconnaissent autant. Je dis cela parce qu’il m’était donné de travailler momentanément en Égypte, j’ai remarqué que l’on ne parlait pas la même langue. Il y a des Algériens qui ne comprenaient pas quand un Égyptien parle, les Égyptiens inversement ne comprenaient pas. Une fois, j’étais dans un taxi, il y avait quelqu’un qui croyait encore que l’Algérie était sous protectorat, ça en 1997, dans le cadre d’enquête que je faisais avec Fanny…
Emmanuel Laurentin : Fanny Colonna.
Kamel Chachoua : Il y a une méconnaissance et aujourd’hui, je pense que par rapport à cette question de football, il n’y avait rien derrière les échanges qui se faisaient…
Emmanuel Laurentin : Un dernier mot sur ce point avant que nous passions à un autre sujet, Yvan Gastaut ?
Yvan Gastaut : Oui. Je crois que par rapport à l’Égypte et à l’Algérie, le football a sans doute joué un accélérateur peut-être d’animosité qui était latente. Sans doute qu’il y a là des conséquences à suivre dans l’actualité. Il faudra voir comment l’équipe d’Algérie se comporte avant et pendant le mondial, peut-être espérer, moi je le souhaite, une rencontre France Algérie, parce que cela sera sans doute la fête, comme l’a dit Thierry Fabre. Je suis d’accord avec lui pour dire qu’effectivement cette histoire n’est pas une histoire de deux nations séparées mais une histoire de circulation et de mélange. Rien n’est figé en termes de supporters, en termes de soutiens aux équipes. France et Algérie, c’est sans doute, même si les violences ne sont pas à nier, une histoire mêlée, une histoire commune.
Emmanuel Laurentin : Merci, Yvan Gastaut. Je rappelle que vous êtes un des coauteurs de cette exposition que l’on peut voir désormais à la Cité nationale d’histoire de l’immigration, et dont on a déjà parlé dans notre émission cette semaine, autour de « Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France » et vous avez codirigé le catalogue, chez Gallimard, co-publié avec l’association Générique, qui est à l’origine de cette exposition, autour de la question de l’histoire culturelle en particulier du football qui appartient non seulement à l’histoire du sport mais également à l’histoire culturelle. Merci encore.
Yvan Gastaut : Merci.
Emmanuel Laurentin : Maintenant nous allons passer à un autre sujet de cette discussion d’aujourd’hui autour de l’Algérie. Nous avons appris, cette semaine, la disparition de quelqu’un qui nous tenait à cœur même si nous ne l’avions jamais rencontré, mais c’était une de ces personnalités que l’on aurait aimé rencontrer. Il s’appelle José Aboulker. Il était né le 5 mars 1920, à Alger, dans une famille juive d’Alger. Il avait été célèbre, peut-on dire, à partir du moment où en 1942, dans la nuit du 8 novembre 1942, c’était déclenchée l’offensive alliée de débarquement en Afrique du Nord. Il fallait, sur place, des gens qui puissent aider à ce débarquement, il avait 22 ans à ce moment-là, il dirigeait ne sorte de petit réseau de Résistance. Il racontait cela dans une émission sur France Culture, il y a quelques années, à propos de ce plan d’attaque du 8 novembre 1942, écoutons la voix de José Aboulker.
José Aboulker : Un peu avant minuit, les jeunes officiers de réserve, qui ont ressortis leur vieil uniforme, abandonné en 40, viennent au garage Laveysse où il y a une vingtaine de voitures à notre disposition. Dans les voitures on a déjà installé le nombre de fusils correspondants au nombre d’hommes qu’ils vont ensuite aller chercher chez eux. Et dans les voitures, il y a aussi les brassards. Des brassards sur lesquels il y a écrit : VP, volontaire de place, qui sont les brassards prévus de maintien de l’ordre. Ces brassards étaient destinés aux petits fascistes de la milice mais nous avons avec nous l’homme clef qui est Jousse. Le lieutenant colonel Jousse a une situation militairement sans importance mais très important du point de vue de la gestion. Il est le commandant de la place d’Alger, le gestionnaire de l’armée à Alger. Les ordres de mission ont été signés par lui ou par le général Mast, un général ami de la Résistance, commandant de la division. Et avec les ordres de mission qu’ils sont venus chercher dans la journée, au 26 rue Michelet, à Alger, au PC de l’opération, avec le Lebel qu’ils trouvent dans les voitures, avec les brassards, ils partent prendre leurs hommes et chacun va ensuite à son objectif. Par exemple, par exemple, l’aspirant Pofilé, qui est l’un de ces Français venu de France en Algérie pour faire quelque chose, qui a été recruté par la Résistance, va se trouver à la tête d’un tout petit groupe. Il n’a pas constitué de groupe, lui. Mais il y a un petit groupe de Résistants, qui sont des lycéens, d’un lycée de la banlieue d’Alger, ils ont été groupé par un élève de 1er, qui s’appelle Cardona (incertitude sur l’orthographe). Il y a là un groupe d’une douzaine de lycéens, c’est la troupe qui va aller vers minuit et quart à la villa des Olivier, demeure du commandant en chef en Afrique française, le général Juin. Ils présentent leur ordre de mission au sous-lieutenant qui commande la garde et en vertu de cet ordre de mission, ils le relève dans le plan d’un exercice de maintien de l’ordre. La voilà la ruse que nous avions prévu pour nous introduire dans la mécanique militaire de ces gens-là et pour l’utiliser à notre profit. Je sais à une heure du matin, par de brèves conversations, que tout s’est passé comme prévu. À une heure du matin, Alger est entre nos mains. Alger dort, aucun bruit, vous imaginez l’atmosphère dans ce standard du commissariat central ! À la fois notre joie, notre étonnement que cela a été au fond si facile, mais si facile, cela ne fait que commencer. »
Emmanuel Laurentin : Cela ne sera pas si facile que cela au bout du compte. Il faudra plusieurs heures justement pour que cette ruse, lancée par José Aboulker et les quelques 400 jeunes qui sont avec lui, 400 Résistants d’Alger, en 1942, parviennent à aider les Américains à prendre Alger. On a beaucoup parlé de désordre, de courage à propos de ces Résistants. C’était Malraux qui avait cette formule bien évidemment, à propos de Jean Moulin, mais on voit bien combien la jeunesse de ces Résistants était importante. Il témoignait, José Aboulker, dans l’émission « Mémoire du siècle », sur France Culture. Il n’avait pas, comme on pouvait le penser, tirer, entre guillemets, des bénéfices de cette Résistance. Il était revenu à son métier d’origine. Il était médecin après avoir pendant des années participé à cette Résistance puisqu’ensuite il sera entraîné à la guérilla à Londres, sera un de ceux qui reviendra régulièrement sur le territoire métropolitain pour pouvoir aider à l’implantation des réseaux de la Résistance et pour installer un peu partout en France ces commissaires de la république au moment de la Libération. Vous vouliez intervenir, Thierry Fabre, sur cette personnalité qui était peu connue, et qui est morte à Manosque, il faut le rappeler, pas très loin d’ici. On a appris sa mort cette semaine.
Thierry Fabre : Ces voix qui viennent du passé nous rappellent la force de ces jeunes Résistants. En l’écoutant, j’avais l’impression d’entendre Daniel Cordier, dont le livre d’Alias Caracalla raconte de façon extraordinaire ce moment-là, cette transformation. C’est une génération dont on devrait prendre un peu de graine aujourd’hui, me semble-t-il.
Emmanuel Laurentin : Il faut rappeler, ce n’est pas très éloigné du sujet qui nous rassemble, qu’il avait, je le sais grâce au dictionnaire de la Résistance, à la notice qui a été rédigée par Christine Levisse-Touzé, sur ce personnage de José Aboulker, qu’au moment de la Guerre d’Algérie et après l’attentat du Petit-Clamart, il avait fait partie - parce qu’il était gaulliste, pour avoir rencontré de Gaulle en 1943 à Londres – de la petite équipe chirurgicale qui était prête à intervenir si le président de la république était blessé dans un attentat, lié évidemment à la question algérienne. Il avait été fait Compagnon de la Libération, le 30 octobre 1943, justement pour son action justement lors du débarquement des Alliés en Algérie, en 1942. Nous saluons la mémoire de José Aboulker, dont on a appris le décès cette semaine.
Deux personnages, deux personnalités, deux intellectuels dont nous allons parler à propos de l’Algérie, pour conclure cette émission, avec Kamel Chachoua, qui est encore avec nous, anthropologue à Aix-en-Provence, et Thierry Fabre, fondateur des Rencontres d’Averroès. La personnalité de Camus et celle de Bourdieu, vous vouliez faire le faire le point entre José Aboulker et Albert Camus.
Kamel Chachoua : José Aboulker et peut-être l’ensemble de l’émission, le football, la Résistance, Alger… Camus était un passionné de football de façon incroyable. Alger était sa ville et il a toujours revendiqué cet héritage, cette dimension de sa relation à l’Algérie. Et évidemment une figure de la Résistance, rédacteur en chef de Combat. Donc, on est là au cœur de quelque chose qui a du sens.
Emmanuel Laurentin : Puisque vous évoquez le rapport de Camus à l’Algérie, en particulier à la ville d’Alger, il donnait une conférence en novembre 1958, à l’Association l’algérienne, on l’écoute.
« Albert Camus : Je voudrais dire simplement - puisque nous sommes entre Algériens et que le fait d’être Algérien est la raison de ma présence ici - que personnellement au long d’une vie où en sommes les chances ont été plus grandes que les malchances, je veux dire la mienne, l’une des chances principales est justement le fait d’être né en Algérie. J’ai eu l’occasion de dire que je n’avais rien écrit qui de près ou de loin ne se rattache à cette terre. En l’occurrence, je n’ai exprimé qu’une chose que je sens profondément et depuis longtemps. Je dois à l’Algérie non seulement mes leçons de bonheur mais je lui dois mes leçons de souffrance et de malheur. Ces leçons sont devenues un peu lourdes depuis quelques temps mais enfin elles sont là. Il s’agissait de les accepter et je ne suis pas sûr que dans cette terrible tragédie, où se trouve plongée notre terre commune, il n’y ait pas non seulement une raison d’espérer mais peut-être pour nous tous, Arabes et Français, une raison de progresser dans une démarche commune vers ce que l’on peut appeler la vérité. »
Emmanuel Laurentin : Voilà donc pour ce témoignage, cette archive, de la présentation de Camus vis-à-vis de l’Algérie, sa place en Algérie, en novembre 1958 face à l’Association l’Algérienne. Camus, évidemment tout le monde en parle depuis que l’on a laissé entendre que peut-être il pourrait être le premier panthéonisé par Nicols Sarkozy. Une panthéonisation qui serait accomplie par le nouveau président de la république. Vous-même, vous avez mis, Thierry Fabre, ici même sous la figure, ou sous la houlette d’une certaine façon, de Camus, lointaine par l’intermédiaire de cette « Pensée de midi », dont vous êtes le fondateur également.
Thierry Fabre : La figure de Camus et la figure de René Char puisque la « Pensée de midi », cette notion qu’il utilise, cette image apparaît pour la première fois dans un texte d’ailleurs publié aux « Cahiers du sud » à Marseille, grande revue s’il en est ! Un texte qui s’appelle « L’exil d’Hélène ». La « Pensée de midi », c’est une pensée des limites, c’est pensée héritée d’une forme de rapport à l’imaginaire qui vient de la lumière méditerranéenne mais qui vient aussi de cette vision de Nietzche. J’ai entendu là, dans cette très belle archive, le grain de la voix de Camus, il parlait de cette terrible tragédie de notre terre commune. Camus a ce rapport au tragique, il parle de : « la Méditerrané a un tragique solaire qui n’est pas celui des brumes ». Je pense que la figure de Camus a encore beaucoup à nous dire aujourd’hui. Si on en parle, me semble-t-il, c’est peut-être moins à cause du débat ou du pseudo débat sur le Panthéon mais plutôt parce que le 4 janvier prochain cela sera, malheureusement, les 50 ans de la disparition de Camus dans cet accident de voiture.
Emmanuel Laurentin : Cette fameuse Facel Véga, c’est ça ?
Thierry Fabre : Oui, de…
Emmanuel Laurentin : Cette magnifique voiture que conduisait à l’époque, le jeune Gallimard. C’est ça ?
Thierry Fabre : Absolument.
Emmanuel Laurentin : Si l’on s’attache à cette question de Camus et de cette archive en particulier, c’est parce que vous avez choisi pour thème, des ces Rencontres d’Averroès, du tragique en Méditerranée. Vous l’avez dit : « tragique solaire contre tragique des brumes », on voit bien ce que cela veut dire. C’est un thème qui d’une certaine façon a parcouru toutes les Rencontres sans jamais être mis en avant. On peut penser évidemment, depuis le début, que ces Rencontres d’Averroès, évidemment la relation entre la Grèce et l’Europe, la relation entre le monde arabo-musulman et l’Europe, tout cela est marqué par la question du tragique. Alors, pourquoi n’avoir pas choisi plus tôt cette thématique du tragique ? Est-ce qu’il fallait que se vident d’autres querelles, avant de venir à cette question fondamentale du tragique en Méditerranée ?
Thierry Fabre : D’abord la figure d’Averroès est entre l’héritage arabe et l’héritage grec puisque c’était un des grands commentateurs d’Aristote, donc on est dans cette double dimension-là. C’est vrai que dans la première Rencontres d’Averroès j’avais cité le magnifique texte de Borgès dans l’Aleph, qui s’appelle « La quête d’Averroès », où Averroès, selon Borgès, ne parvient pas à traduire la notion de tragédie et de comédie. Donc, c’était déjà là cette idée mais peut-être…
Emmanuel Laurentin : Qu’il fallait faire un long détour.
Thierry Fabre : Non, peut-être que l’on était dans un horizon d’attente qui était plus porteur d’espoir et qu’au fond cette question de la tragédie et du tragique ne s’imposait pas avec autant de force. En même temps, c’est un des plus grands héritages culturels de la Méditerranée venant du monde grec. Ça, c’est ce que l’on verra cette après-midi avec Barbara Cassin, Vassilis Papavassiliou, Takis Théodoropoulos, sur la naissance de la tragédie, c’est-à-dire comment cet héritage à la fois théâtral mais aussi d’une vision du monde a irrigué tout le monde méditerranéen. D’une certaine façon, c’est interroger ces héritages pour montrer quel sens ils peuvent avoir pour nous aujourd’hui. Il est clair que l’on voit ce monde méditerranéen contemporain traversé par le tragique de la violence et de la guerre, et traversé aussi par la polarité entre les monothéismes, qui sont là aussi une des grandes figures d’expression des appartenances dans le monde méditerranéen, et cet héritage grec. Donc, cette polarité, cette tension-là me paraissait indispensable à explorer dans le cadre des Rencontres d’Averroès.
Emmanuel Laurentin : Trois tables-rondes, vous l’avez dit, la première cette après-midi, une autre demain matin autour de la question de dieu et la troisième samedi après-midi, « Guerres et terrorismes, un tragique contemporain ? ». Nous allons revenir dans la toute dernière partie de cette émission à quelque chose qui est en lien toute cette histoire puisque dans le catalogue de préparation de ces Rencontres d’Averroès vous mentionnez l’exposition qui se déroule ces temps-ci à Marseille au Musée des…
Thierry Fabre : Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
Emmanuel Laurentin : Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, le MuCEM, qui ouvrira définitivement en 2013, au moment de Marseille Capitale culturelle de l’Europe, l’exposition sur Pierre Bourdieu et ses photographies. On sait que Pierre Bourdieu est l’auteur d’une sociologie de l’Algérie, qui est encore régulièrement rééditée dans la collection Que sais-je au Puf, - je l’ai récupéré ici même pour me servir un peu de talisman, pour parler de Pierre Bourdieu – il est également l’auteur, pendant qu’il était à la faculté des lettres d’Alger, entre 1958-1960, de travaux et de photographies qui sont exposé ici même. Kamel Chachoua, vous avez vu cette exposition et vous voulez en parler.
Kamel Chachoua : Je l’ai vue à Alger, je l’ai vue à Pris à l’Institut du monde arabe et je l’ai revue ici…
Thierry Fabre : Ce n’est pas exactement la même, il y a plus de photos.
Kamel Chachoua : Oui, il y a une variation de photos importante comme elles étaient prises pratiquement dans les mêmes endroits, avec le même sociologue, le même regard, je pense la même passion et la même humeur, le même sentiment, 5 à6 disent à peu près tout… et surtout elles reflètent, à mon avis, les textes de Bourdieu. D’un mot, quand on lu Bourdieu, on regarde ces photos différemment, on les lit différemment et on est touché différemment. Je pense qu’elle nous parle de l’homme aussi, beaucoup, qu’était Bourdieu. On voit quand même le personnage derrière. Pour moi en particulier, je pense que les Français d’Algérie, les immigrés, les jeunes Algériens d’aujourd’hui, où les…
Thierry Fabre : Tout ce qui est Marseille, quoi !
Kamel Chachoua : Absolument, tout ce qu’est Marseille. Ils doivent tous regarder trouver quelque chose qui est propre à eux dans ces photos où j’ai vu des choses très différentes.
Emmanuel Laurentin : Qu’est-ce que vous avez vu justement dans ces photos vous-même ? Comment pouvez-vous lire cette exposition au regard de votre travail ? Vous êtes spécialiste de l’Islam kabyle en particulier, mais pas seulement, vous avez travaillé évidemment sur la question de l’immigration, dans d’autres articles. Que vous disent ces photos prises à la fin des années 50, en pleine Guerre d’Algérie, par un sociologue qui enseigne à Alger et qui va utiliser ces photographies pour mieux réfléchir sur cette sociologie de l’Algérie, qu’il est en train de concevoir ?
Kamel Chachoua : Je pense que ces photos n’étaient pas prévues pour l’exposition, quand on les a faites.
Emmanuel Laurentin : Bien sûr !
Kamel Chachoua : Je pense que c’étaient des photos très intimes pour lui. Elles reflètent effectivement un regard très intime de Bourdieu, du chercheur qu’il était, surtout que c’était à ses débuts et à un moment – pour rejoindre Thierry – tragique effectivement. Par rapport à ces photos, comme j’ai lu, surtout le livre, « Travail et travailleurs en Algérie », qu’il avait publié en 63 avec des collaborateurs statisticiens d’Alger, il s’agit d’un livre sur le chômage et le travail en Algérie et la misère sociale en général, c’est un livre qu’il me semble à mettre en parallèle avec « La misère du monde ». En 93, quand il avait sorti ce livre, je pensais vraiment à « Travail et travailleurs en Algérie », un livre qui mérite vraiment d’être réédité. Les phrases, les citations qu’il avait faites dans ce livre sont d’un humour, alors que l’on sait que l’on sait que c’était en période de guerre. Par exemple ceux qui disaient : « Je suis comme une épluchure sur l’eau », « Dès que j’ouvre une porte on dirait qu’il y a un dieu derrière moi, qui avec une pelle, me bouche tous les murs » etc. Pour la première fois, au milieu de la guerre, ils ont repris, avec Sayed, une équipe d’ailleurs très mixte à ce moment-là, dans une petite association qui s’appelait l’ARDES (Association de recherche sur le développement économique et social), qui est une antenne de l’INC à Alger, qui est d’ailleurs restée après l’indépendance, AARDES (Association algérienne pour le développement et la recherche en sciences sociales), dont d’ailleurs le responsable (ajout par Taos Aït Si Slimane, il s’agit de M’hamed Boukhobza) a été un étudiant de Bourdieu, qui a soutenu une thèse avec lui, a travaillé avec lui et qui a été, il ne faut pas l’oublier surtout, sauvagement assassiné un matin de 93, chez lui, devant sa fille, les plafonds giclés de sang. C’est un sociologue et les sociologues ont payé le terrorisme particulièrement en Algérie. D’ailleurs Bourdieu s’est mobilisé à ce moment-là et je pense que c’est la première mobilisation politique de Bourdieu avec l’Algérie en 93 (ajout par Taos Aït Si Slimane, création à Paris du Comité international de soutien aux intellectuels algériens (CISIA) présidé par Pierre Bourdieu). Ces photos, je trouve, par rapport à cette époque-là, que ces des photos qui disent des choses dans la honte de soi. Si vous regardez les photos, on a l’impression que la guerre n’est pas là. Il n’y a pas un européen, pas un militaire, pas de sang, ce n’est pas des phots que prendrait un journaliste, ça c’est certain. Mais on voit beaucoup, beaucoup d’Europe, beaucoup beaucoup de guerre, on voit aussi que Bourdieu, lui qui a fait 30 mois de service militaire, savait très bien rendre que pendant la guerre, parce qu’il y a beaucoup d’Algériens, surtout aujourd’hui, c’est très important de voir que pendant la guerre ce n’est pas tout les gens qui se battent, il y avait des gens qui s’ennuyaient…
Thierry Fabre : Pendant la guerre la vie continue !
Kamel Chachoua : La vie continue. Et cette paix de guerre, qui continuait et celle-là semble permanente.
Thierry Fabre : Dans cette exposition, ce qui m’a frappé, c’est la qualité du travail photographique, de son regard…
Emmanuel Laurentin : Une exposition conçue par Franz Schultheis, c’est ça !
Thierry Fabre : Oui, rencontre à l’échelle, en partenariat avec les Rencontres d’Averroès et le MuCEM, et l’humour. Je crois qu’il a été choisi, comme affiche de cette exposition, une image extraordinaire, faite par Bourdieu, où l’on voit une dame voilée à l’algérienne, avec la petite voilette, qui est sur une motocyclette, avec des talons. On a là, je trouve les différentes strates, les contradictions. Il me semble qu’avec l’humour, Bourdieu saisit au fond les différentes composantes qui font la société algérienne des ces années, fin des années 50 début des années 60. Il me semble qu’il y a là quelque chose de tout à fait passionnant. La deuxième chose que j’aimerais dire, c’est effectivement la communauté intellectuelle autour de Bourdieu, autour de la figure d’Abdelmalek Sayad, qui a joué un rôle très important dans la connaissance de l’immigration et, pour faire lien avec quelqu’un qui nous est cher, à « La Pensée de midi », qui est disparu, Émile Temime, qui était un des meilleurs amis d’Adelmalek Sayad.
Emmanuel Laurentin : Un dernier mot, Kamel Chachoua, à propos de cette exposition de Pierre Bourdieu, au MuCEM à Marseille ?
Kamel Chachoua : Parler peut-être de mon regard personnel par rapport à ces photos. Ces des photos que l’on peut prendre aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de choses qui ont changé, la couleur, pas celle-là sur la moto etc., mais la manière par exemple de s’habiller, la confusion, on voit par exemple des gens qui mettaient des vestes et l’on voit qu’il n’y a pas la taille qu’il faut, le pantalon jamais repassé, etc. Le port des vestes par exemple, m’a fait penser à cet habitus clivé dont parlait Bourdieu, et combien il était rendu dans ces photos. Je pense que ce n’est pas les vestes qu’il regardait mais la posture des corps. À Alger par exemple, c’était des corps honteux…
Emmanuel Laurentin : Merci, Kamel Chachoua. Merci Thierry Fabre et Merci Maryline Crivello pour être venus à cette émission. Je remercie également Yvan Gastaut.
Maryvonne Abolivier a préparé cette émission avec Aurélie Marsset, qui a également choisi les archives de José Aboulker, à l’INA. Toute l’équipe technique : Patrice Kien, Gilles Gallinaro, Georges Tho ( ?), Pascal Morel, à la réalisation de Charlotte Roux. Merci à tous.
Évoquons également le fait qu’il y a toujours sur le site de France Culture ce dossier France –Algérie qui a été enrichi encore hier. Vous pouvez retrouver à propos de notre « promenade » chez Monique Hervo, lundi et mardi, certaines des photos que Monique Hervo avait prises dans le bidonville de Nanterre, au environ des années 60, qui accompagnent les émissions que nous avons faites autour de Monique Hervo et de cette vision qu’elle avait du bidonville de Nanterre et du logement, dans les années 60 en France, des immigrés en particulier des immigrés Algériens.
Liens indiqués sur le site de l’émission
– France / Algérie, retours... sur franceculture.com : Livres, émissions... Mais surtout une série de diaporamas, pour compléter l’écoute, dans ce dossier de franceculture.com sur le passé commun France / Algérie.
– Images d’Algérie : Pierre Bourdieu, un photographe de circonstance, 1958-1961
Le MuCEM accueille 150 photographies en noir et blanc de Pierre Bourdieu, sur l’Algérie des villes et des campagnes à la fin des années 50.
Les campagnes, c’est surtout la Kabylie, avec les conditions faites aux « regroupés », ces villageois chassés de chez eux et parqués dans des camps par les autorités coloniales. Les villes, c’est surtout Alger avec sa misère, ses chômeurs, ses bidonvilles.
Les clichés révèlent les profonds changements sociaux en cours en Algérie à la fin des années 50.
Bourdieu enseigna à Alger à la faculté de Lettres de 58 à 60, dans un pays secoué par la guerre et déchiré par les contradictions sociales. C’est à partir de ce séjour que sa vocation de sociologue vit le jour et qu’il développa une approche spécifique.
La photographie qu’il définit comme la « manifestation de la distance de l’observateur qui enregistre et qui n’oublie pas qu’il enregistre » et qui fut, à ce moment-là, « une façon d’essayer d’affronter le choc d’une réalité écrasante », le guida vers « la théorie de la pratique » illustré par plusieurs textes des années 70 relevant l’intérêt de la photographie faisant se rejoindre l’industrie et la pratique populaire.