Guillaume ERNER : […] Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne / La joie venait toujours après la peine […] [1]
[…] C’est vendredi et l’on va parler de poésie et même plus précisément d’Apollinaire avec vous, François SUREAU, bonjour !
François SUREAU : Bonjour.
Guillaume ERNER : Vous êtes écrivain, poète, membre de l’Académie française, vous avez prononcé votre discours en séance privée hier. Vous publiez « Ma vie avec Apollinaire » aux éditions Gallimard. C’est votre ami Apollinaire ?
François SUREAU : Oui, oui, oui, c’est vraiment mon ami. Vous parlez d’Académie, vous savez qu’il voulait y aller en fait. C’est assez drôle parce qu’on l’imagine assez peu aller à l’Académie française. C’était pour lui une revanche, une réparation. C’était quelqu’un qui avait été méprisé, arrêté, jugé, à raison de ses origines étrangères au moment du vol de la Joconde. Il s’en été ensuite tiré par l’engagement, par les blessures, mais il y avait quelque chose de très, très touchant chez lui dans sa relation avec la France. Il voulait aller à l’Académie française, un soir à un dîner il en parle, et un de ses amis, Max Jacob, un autre personnage extraordinaire, lui dit : « Tu rigoles, tu n’as pas besoin de ça, tu es au-delà de ça, la vraie éternité, la vraie immortalité t’es promise » et Apollinaire tout à fait fâché lui file une paire de claques. J’ai souvent pensé que s’il avait vécu, il est mort très jeune, on n’imagine pas qu’il est mort plus jeune que Rimbaud, il est mort à 37 ou 38 ans, en effet …
Guillaume ERNER : Il est mort de la grippe espagnole, il faut le rappeler. Il est né en 1880 …
François SUREAU : Absolument. Il est mort de la grippe espagnole après avoir combattu, après s’être fait trépané, parce qu’il avait pris « Une belle Minerve est l’enfant de ma tête / Une étoile de sang me couronne à jamais » [2]
un éclat d’obus dans la tête alors qu’il disait le Mercure de France dans une tranchée. En fait Apollinaire, c’est très étrange, je l’ai aimé comme beaucoup de gens, comme beaucoup de Français […] Je suis laid, par hasard, à cette heure et vous, belle, […]
[3] ou bien surtout J’ai cueilli ce brin de bruyère / L’automne est morte souviens-t’en / Nous ne nous verrons plus sur terre / Odeur du temps brin de bruyère / Et souviens-toi que je t’attends. J’ai connu Apollinaire comme çà, puis « Les migrants de Landor Road », « La chanson du mal aimé » bien sûr, puis a un moment je me suis mis à découvrir sa vie. J’ai découvert que cet homme au sentiment duquel je m’étais assimilé était aussi loin de moi qu’il était possible. On le disait fils d’un évêque monégasque, en fait il était fils d’un officier italien en rupture de ban et d’une dame qui était une demi-mondaine, pour parler gentiment. Il a parlé d’abord polonais, puis italien et puis ensuite français. Il était précepteur dans des familles riches …
Guillaume ERNER : C’est ce qu’il y a de plus étonnant, il y a peu d’exemples, peut-être Cioran, de gens qui aient écrit le français à ce point alors que ce n’était pas du tout …
François SUREAU : … Lui, il raconte une histoire, il y a quelque chose de très touchant chez Apollinaire, … Il avait une amie, Louise Faure-Favier, la première femme journaliste, qui a raconté ses souvenirs. Apollinaire lui a raconté que quand il est arrivé en France au début on l’envoie à l’école, à Nice ou à Monaco, je ne sais plus, et on lui fait une dictée dans laquelle il y a une phrase - il s’agit d’un orateur – « ayant parlé, il se tut ». Apollinaire, entend « il se tue » et se dit qu’il faut absolument appartenir à cette nation dans laquelle les orateurs se tuent physiquement après avoir parlé. Donc, il était vraiment …
Guillaume ERNER : Puisque vous parlez d’orateurs, qu’on a parlé de l’Académie française, pourquoi y être entré ? Vous me donnez une partie de l’explication, Apollinaire voulait y entrer, vous, vous y êtes entré hier, pourquoi ?
François SUREAU : Écoutez, je vais vous dire, je crois qu’il y a plusieurs familles d’esprit. Il y a une famille d’esprit qui est assez, comment dire, généalogique, sensible à l’incarnation. Les Russes sont comme ça, par exemple, les Slaves sont souvent comme ça. Je me souviens que quand j’ai été visité l’Ukraine, il y a longtemps, j’arrive à Kiev où je voulais voir la maison de la descente Saint-André où Boulgakov a écrit « La garde blanche », je sonne à toutes les portes et je fini par tomber sur une famille qui habitait dans l’appartement qui avait presque tout conserver, parce que pour eux c’était très important, c’était l’endroit où avait vécu Boulgakov. Je pense qu’on on n’a pas du tout besoin de l’Académie française pour se souvenir, pour aimer la littérature. Mais il y a des familles d’esprit, dont je fais partie, pour lesquelles c’est touchant, c’est important, c’est encourageant. Hier j’ai été prononcé mon discours d’installation devant les membres de l’Académie, c’était quand même le fauteuil de La Fontaine. Évidemment, je ne suis pas La Fontaine, mais il y avait quelque chose de magique là-dedans que je trouvais assez consolant. Il y a quelque chose d’enfantin dans le goût de l’Académie française.
Guillaume ERNER : C’est peut-être aussi votre côté Apollinaire. Apollinaire n’était pas du tout religieux mais il aimait la religion en tant que signe. Il n’y a peut-être plus de religion à l’Académie française mais là le signe demeure.
François SUREAU : Le signe demeure. Il y a quelque chose à quoi je suis particulièrement sensible, les hasards de la vie m’ont fait passer près de 30 ans au contact d’institutions qui devraient servir à quelque chose, elles ne servent à rien : le Parlement, la plupart des Cours de justice, le Conseil d’état, le Conseil constitutionnel, enfin ne servent pas au point auquel …
Guillaume ERNER : La justice sert encore à quelque chose maître ?
François SUREAU : Quand je dis « ne servent à rien », je veux dire qu’elles ne servent pas au point auquel elles devraient servir, …
Guillaume ERNER : … ne servent pas assez, …
François SUREAU : … ne servent pas assez, ne réfléchissent pas assez sur leur fonctionnement, ne réfléchissent pas assez sur leur manière d’être. J’aurais passé trente ans au contact d’institutions françaises qui sont quand même dans un assez grand état de décadence. L’Académie française pour ça c’est merveilleux, cela ne sert à rien et pourtant ça le fait très, très bien. Bien sûr cela fait un dictionnaire, cela nous donne l’usage de la langue, mais surtout cela représente quelque chose. Cela représente que nous restons malgré tout une nation dans laquelle rien n’est plus important que la littérature. Et c’est quoi la littérature ? C’est, ne pas accepter l’ordre des choses, cette formule à laquelle on ne mettra jamais assez d’Italiques, l’épouvantable « ordre des choses ». Un écrivain c’est quelqu’un qui ne s’y fait pas. Et nous avons mis au-dessus de tout en tant que nation une espèce de rassemblement bizarre de gens qui ne s’y font pas. Moi, je trouve ça assez sympathique.
Guillaume ERNER : Vous avez été élu au fauteuil de La Fontaine puis au fauteuil de Max, Max Gallo. Il faut nous dire ce que vous avez dit sur Max, puisque la séance était une séance privée et puis peut-être que certaines des oreilles qui nous entendent ne savent plus qui était Max Gallo.
François SUREAU : Max Gallo était le formidable instituteur de la nation française en réalité. Il a été le griot suprême, l’écrivain public, quelque chose entre Michelet et Decaux, qui nous a raconté à nous-mêmes, pas dans la déploration, la réparation, mais dans la grandeur, le doute, l’espérance, … Il y a quelque chose de fantastique dans l’histoire populaire vous savez, dans l’histoire qui nous fait aimer les grandes figures populaires. Je ne veux pas parler du roman national, parce que cette querelle du roman national est absurde. Au fond, quand vous prenez l’histoire de France, la France a un problème avec le passé. En 89 nous décidons qu’il faut fonder la liberté la justice sur la récusation du passé, c’est cela notre grande idée, d’autres pays ne fonctionnent pas de cette manière. En fait l’histoire nous pose un problème énorme, et ce qui est merveilleux chez Max Gallo, c’est qu’il a pris toute cette histoire et tout ce drame français, qui consiste à la fois à récuser le passé tout en acceptant ses grandes figures, à parler à la fois de Vercingétorix, Clovis, Voltaire, Valles, Jaurès, Bonaparte, de Gaulle, à prendre ce drame français à chaque époque et à montrer que dans ce drame, dans le fait que notre histoire a été marquée d’échecs, il y avait quelque chose de formidable qui se jouait. Vous savez que Lavisse, le grand historien, avait été requis par l’impératrice Eugénie pour lui enseigner l’histoire de France. L’impératrice Eugénie était Espagnole, elle n’était pas très ferrée en histoire de France, et quand Lavisse arrive, elle lui dit : « Monsieur Lavisse, résumez-moi cette affaire en une phrase » Lavisse réfléchit et lui dit : « Madame, ça ne s’est jamais très bien passé ». En fait, Max Gallo a fait de ce « Ça ne s’est jamais très bien passé » une occasion d’amour, et c’est d’autant plus touchant chez lui que c’était le fils de pauvres immigrés italiens. Son père venait du Piémont, c’était un ouvrier communiste …
Guillaume ERNER : Il y avait le côté niçois aussi peut-être qui le rapproche …
François SUREAU : Absolument, de moi et d’Apollinaire, qui ai passé beaucoup de temps de ma jeunesse à sémiller. Il était véritablement au confluent de plusieurs mondes. Quand on prend l’histoire, vous avez deux types d’historiens populaires, les historiens du « c’était mieux avant » et des historiens de la « nunucherie », des théodicées, vous avez l’impression que Clovis prépare André Tardieu et Vercingétorix Georges Pompidou, ce côté que Malet-Isaac avait, cette espèce d’histoire de France qui va culminer dans la République. Gallo est beaucoup plus sensible et beaucoup plus intelligent que ça, il nous montre une histoire qui à chaque page, à chaque moment est une histoire extrêmement difficile mais dans laquelle la France essaye mystérieusement de réaliser un idéal de l’homme inconnu ailleurs sur la terre. On peut dire que c’est naïf, mais je trouve ça touchant, encourageant et phénoménal.
Guillaume ERNER : Il avait un côté absolument ahurissant, c’était un graphomane absolu. Je suis absolument sûr qu’il écrivait ses livres. Il était capable d’user des ramettes de papier en une journée. Vous, vous n’en êtes pas un. Votre avant dernier livre est un gros livre mais celui-ci par exemple, sur Apollinaire, ce n’est pas le cas. François SUREAU, le rapport à l’écriture ?
François SUREAU : C’est toute ma vie. En fait, je réalise maintenant que je n’aurais jamais fait de métier bien sérieux, je veux dire de manière décidée. Je suis rentré dans la fonction publique parce que j’avais lu Stendhal, être auditeur au Conseil d’État, avoir vingt-mille livres de rente et être aimé des jolies femmes, qui est le grand destin, voilà, je me suis rendu compte que ce n’étais pas du tout fait pour moi. Ensuite, je lisais Kessel à un moment de ma vie, c’était fantastique, on venait de créer la réserve opérationnelle des armées, je me suis engagé dans les armées. Puis, je m’ennuyais dans la fonction publique, c’était les années 80, je me suis mis à lire « L’argent » d’Émile Zola et à me dire il se passe quand même des choses dans le monde réel. Puis, à chaque fois, de ces allers retours, j’ai essayé de faire quelque chose en littérature, ce qui fait que le fait d’écrire des livres est devenu pour moi une véritable manière d’exercer la vie par une espèce d’aller-retours incessants entre les livres que j’avais lu, et qui m’ont donné envie de connaître l’existence, et l’existence, celle que j’ai connue, qui m’a donné envie d’écrire des livres. J’aurais passé ma vie dans cet aller-retour qui me convient, je dois dire.
Guillaume ERNER : Vous vous êtes beaucoup penché sur la Seine, il y a un monsieur qui aimait beaucoup la Seine, qui a du succès aujourd’hui pour des raisons compliquées, c’est Maurice Leblanc, Lupin. Ça vous parle Leblanc ?
François SUREAU : Mais c’est immense ! Je le lisais beaucoup en seconde et en première. À l’époque, en première les bons pères - j’étais chez les jésuites - appelaient encore la classe de rhétorique. La classe de rhétorique c’est Isidore Beautrelet qui est élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly, qui résout l’énigme de « L’Aiguille creuse ». Leblanc, c’est fantastique pour deux ou trois raisons qu’on ne voit pas au premier abord, parce qu’on a un peu l’image nunuche du gentleman cambrioleur « C’est le plus grand des voleurs, oui mais c’est un gentlemen… », il y a ce côté qui est bien d’ailleurs mais bon, mais il y a autre chose chez Leblanc qui le rapproche précisément de Max Gallo, assez bizarrement, c’est la victoire sur l’humiliation. L’humiliation, Michel Zink l’a bien montré dans une très belle préface aux œuvres de Leblanc, est le centre de l’histoire d’Arsène Lupin. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle l’interprétation qui en est donnée dans un feuilleton …
Guillaume ERNER : Dans la série …
François SUREAU : Dans la série est excellente, et n’est pas du tout un détournement. Je crois que cette série s’attaque à ce qui est absolument central dans la saga d’Arsène Lupin, vu par Maurice Leblanc, qui est le sentiment de l’humiliation, qui déclenche la totalité du reste : les aventures, la vengeance, une espèce de Monte-Cristo qui s’en tirerait par la puissance et non pas par l’assassinat déguisé. En fait sous ce rapport les aventures d’Arsène Lupin sont la métaphore de la France vaincue de 1870 qui veut passer à autre chose. Donc, c’est tout une histoire de la manière dont l’humiliation entraîne de l’énergie, de la création et pour finir du salut. Je trouve ça merveilleux, en dehors du fait que j’adore ça. J’adore ce côté mystérieux, « La femme aux deux sourires », les deux hôtels différents de (manque un mot, incompris), l’un étant la réplique de l’autre, le tas de sable sous lequel va l’Anglais et trouve les millions dans le triangle d’or. L’Anglais est fait d’après Georges Clemenceau. La rencontre avec le Kaiser à la fin de 813, et pour finir l’engagement de la légion étrangère : « allez, allez monsieur l’adjudant dire à l’officier de semaine que Don Luis Perenna, grand d’Espagne et Français de cœur désire s’engager dans la légion étrangère, allez mon ami »
Guillaume ERNER : Vous parliez d’humiliation, une autre forme d’humiliation, la gifle infligée à Emmanuel MACRON, qu’en pensez-vous ?
François SUREAU : Je trouve ça évidemment navrant mais c’est l’ensemble qui me semblent navrant. Ce qui me semble navrant c’est que nous ne sommes plus le pays d’Arsène Lupin pour le coup. Nous sommes le pays qui est pour moitié la République de la gifle et pour moitié la République du Spritz, d’un côté il y a une sorte d’apothéose permanente de ressentiment bas de gamme et puis de l’autre les premiers ministres et les ministres se succèdent dans les tavernes réouvertes, en se shootant à coups d’apéritifs, et en nous expliquant que c’est ça le sens de l’existence de la grande nation que nous étions autrefois. L’ensemble des deux me fait une impression extrêmement fâcheuse. Les deux ensembles, le mélange du ressentiment et de la platitude. Ressentiments de la part des gens, souvent justifiés d’ailleurs, et platitudes de la part des gouvernants, l’ensemble étant de nature à produire des effets assez délétères.
Guillaume ERNER : La condamnation de l’auteur, quatre mois de prison et 14 avec sursis, vous êtes avocat, François SUREAU, …
François SUREAU : Précisément, parce que je suis avocat, une fois que les décisions sont prononcées par des cours indépendantes, je n’ai pas l’habitude de les commenter.
Guillaume ERNER : Est-ce qu’il faut relativiser l’acte ou bien au contraire considérer qu’il fait signe ?
François SUREAU : C’est à la fois très important et moins important qu’on le le dit de manière hystérique. C’est très important parce que cela ne se fait pas, parce que la civilité démocratique suppose de ne pas s’en prendre aux titulaires des fonctions publiques, encore moins au chef de l’État lui-même, ça, c’est absolument sûr. C’est aussi moins important qu’on ne le dit parce qu’il nous faudrait collectivement réfléchir à ce qui nous conduit là, en dehors de l’acte répréhensible d’un bonhomme qui va maintenant payer pour l’acte répréhensible. Et ce qui nous conduit là, c’est une disparition de la politique, on ne gifle pas le chef de l’État, quand c’est le chef de l’État, quand il y a un État …
Guillaume ERNER : Mais on a giflé, rudoyé, tué des chefs de l’État en France.
François SUREAU : Oui, bien sûr, c’est d’ailleurs assez logique dans un pays qui a constitué l’émeute au centre de sa construction politique. C’est une chose que Gallo disait très bien. Nos mythes politiques, nos mythes fondateurs sont des mythes violents : la Terreur, la Terreur rouge ou blanche, 1830, la Commune de Paris, la prise de la Bastille nous sommes un pays dans lequel l’acte de violence publique, l’acte de violence politique est un acte de violence qui ne fait pas l’objet d’une réprobation radicale, pas du tout ! Dans ces conditions il est - inadmissible bien sûr – logique qu’au fil du temps il y a des actes par lesquels on s’en prend aux dépositaires de l’autorité publique, c’est assez logique. C’est encore plus aggravé maintenant qu’on a quand même l’impression que la politique se dissout parfois dans la représentation, dans la communication, dans la propagande, dans la facilité, et où la frontière entre la République sacrée, la politique sacrée, et la vie comme elle va, où on a envie souvent envie de donner des claques à son voisin, cette frontière s’atténue. Oui, c’est à la fois blâmable et révélateur d’un ensemble de choses, certaines anciennes et d’autres plus récentes.
Guillaume ERNER : On va continuer d’évoquer les penchants de la France contemporaine mais aussi et surtout Apollinaire. « Ma vie avec Apollinaire », c’est le livre que vous publiez aux éditions Gallimard, François SUREAU.
[…] Il est largement question d’armée. On a évoqué le Mali, le retrait de la force Barkhane, François SUREAU, votre avis à ce sujet ?
François SUREAU : J’ai l’avis de quelqu’un qui a été très peu au Mali, plus en Afghanistan ou en Yougoslavie, ce qu’on appelle un exécutant de terrain. Donc, je n’ai pas d’avis géopolitique fondé. Je suis un très mauvais connaisseur de la société malienne, etc. Je voudrais quand même dire quelque chose qui me frappe et qui doit se comparer au déluge de langue de bois que nous allons entendre à partir de maintenant : réorientation du dispositif, la France toujours engagée, ces machins auxquels personne ne croit. Ce qui est très frappant quand même, c’est l’absence complète de réflexion collective et de contrôle parlementaire. Exemple, j’ai servi en Afghanistan, nous avons perdu 64 soldats, quatre, dont je me souviens assez bien, pendant que j’y étais. Il n’y a jamais eu de commission, non pas d’enquête d’ailleurs, mais de débat parlementaire sérieux, en face de la nation, sur les raisons que nous avons eues d’y aller et les raisons que nous avons eues de partir, c’est d’autant plus frappant qu’on sait très bien que les talibans vont reprendre tôt ou tard le pouvoir en Afghanistan. Donc, au sens propre, notre intervention qui aura coûté de l’argent, des vies humaines, des souffrances et de la douleur n’aura servi à absolument rien. On a consacré des centaines d’heures à une cornu-cuterie (pas sûre quant à l’orthographe de ce terme) comme l’affaire Benalla, mais les raisons de l’engagement et du départ de l’Afghanistan n’ont jamais été traitées par personne. De la même manière en Afrique, les raisons que nous avons d’aller sur place pendant huit ans puis d’en revenir, les conséquences que cela peut avoir sur les sociétés locales, les problèmes y compris moraux que posent le fait d’envoyer des soldats français défendre des gouvernements, qui globalement sont abjects, qui font le malheur de leur peuple et dont nous retrouvons les conséquences dans la montagne de Vintimille quand les gens quittent ces régimes que nous subventionnons ou qui d’ailleurs nous subventionnent, et que nous soutenons par la force des armes, pour venir chez nous. Tout ça, est un très, très grand magma d’impostures, et ce qui me frappe énormément, c’est que cela n’est pas envisagé simplement par notre démocratie représentative.
Guillaume ERNER : Et puis on parle également d’un lieu que vous connaissez bien, le Conseil d’État, qui a condamné la technique de la nasse pour les manifestations, là aussi qu’en pensez-vous ?
François SUREAU : Je suis évidemment pour, mais il faut il faut dé-zoomer, si je puis dire. Nous vivons dans un système où en réalité vous n’avez plus désormais que deux garde-fous, tant l’esprit de nos institutions a disparu. Ces deux derniers garde-fous sont : le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, et la Cour de cassation, pardon …
Guillaume ERNER : Ça, cela sert encore à quelque chose ?
François SUREAU : Oui, mais moi, je viens d’une génération où malgré tout l’esprit du droit et des libertés publiques était partagé par beaucoup de gens, par la commission des lois des deux Assemblées, par le Sénat …
Guillaume ERNER : Par le ministre de l’intérieur ?
François SUREAU : Jamais, par le ministre de l’intérieur c’est sa fonction, c’est son rôle, c’est son emploi. Chaque ministre donne à cette absence de considération pour les libertés publiques la couleur de son tempérament propre. Alors, certains tempéraments sont plus civilisés que d’autres mais globalement c’est toujours la même chose. La gauche libérale, non totalité, pendant très longtemps, quand j’étais jeune, a porté assez haut l’étendard des libertés publiques. Tout ça a maintenant totalement disparu, la gauche comme la droite change le code pénal tous les 18 mois et passe une loi de sécurité globale tous les ans, on est le seul pays à faire ça dans les pays civilisés tout de même, et il ne reste plus à la fin que le Conseil d’état et le Conseil constitutionnel pour y faire obstacle. Ce n’est pas très étonnant quand on voit l’impunité avec laquelle, on entend régulièrement, tout le monde, du ministre au premier ministre en passant par le président, les responsables des formations, l’opposition à la majorité, dire que la sécurité est la première des libertés. La sécurité est la première des libertés. J’imagine ce que Gallo, dont on avait parlé, aurait pu penser. Le pays de Rocroi, de Valmy, de Bir-Hakeim, et même de Kolwezi et du pont de Vrbanja, désormais notre truc, c’est la sécurité. La sécurité comme la ceinture, la sécurité comme la politique de l’escargot et du Bernard-l’hermite. Globalement, nous avons une classe politique qui prétend que le personnage idéal c’est le lapin garenne, celui qui a peur du coup de fusil et non pas le citoyen libre. Il ne faut absolument pas s’étonner qu’à la fin, année après année, on veuille supprimer ici, la liberté de la presse, supprimer là, la liberté d’expression. Et le problème n’est pas que les gouvernements veillent ça, un gouvernement veut toujours ça, il veut toujours être le plus efficace possible dans sa défense de l’ordre, le problème c’est que nous y consentons collectivement. Ce qui est heureux tout de même, c’est qu’il existe des corps, d’ailleurs non-élus, composés de ces affreux technos et de ces horribles anciens hommes politiques, le Conseil d’état et le Conseil constitutionnel, des corps non-élus, des corps non-démocratiques, qui sont les derniers à dire : « écoutez, non ce n’est pas tout à fait ce qu’on a essayé de faire autour des années 1780 »
Guillaume ERNER : À propos de cela justement, et de ce que l’on peut penser de la situation actuelle, votre Apollinaire vous a permis de vivre aussi par temps de pandémie, cela a abouti aujourd’hui à un pass sanitaire, qu’est-ce que vous en pensez ?
François SUREAU : On peut prendre chacun de ces éléments les uns après les autres, ce qui est …
Guillaume ERNER : En termes de liberté ?
François SUREAU : En termes de libertés, mais le sujet, encore une fois, n’est pas celui-là. Cela fait dix ans que nous assistons au recul des libertés au motif qu’il faut faire reculer les libertés pour être plus efficace : contre la pandémie ou contre le terrorisme. Ceci est une illusion collective, à la fin les libertés reculent et l’action n’est pas plus efficace. Tant que nous n’aurons pas réussi à convaincre, à nous convaincre, tous ensemble, que ce type de raisonnement est une imposture, nous verrons se multiplier les choses de ce genre. Donc, le problème me paraît moins résider dans ces mesures, qui sont prises en matière de passe-sanitaire, en matière de terrorisme, en matière d’autres choses, que dans la conviction qui nous habite désormais qu’on ne peut pas être à la fois libre et efficace. Mais vous rendez compte du caractère dramatique de ce choix ? ! Si on ne peut pas être à la fois libre et efficace, il est clair que les gens vont renoncer à la liberté sauf la liberté du Spritz, qui n’est quand même pas la liberté principale du citoyen français.
Guillaume ERNER : François SUREAU, je vous l’avais promis, le voici, un son exceptionnel enregistré entre 1911 et 1914. Il donne à entendre la voix de Guillaume Apollinaire, lisant lui-même « Le pont Mirabeau ». Il faut tendre un peu l’oreille un parce que la qualité n’est pas forcément celle que l’on peut entendre aisément, c’est une archive qui a plus d’un siècle, alors écoutez.
Guillaume ERNER : La voix de Guillaume Apollinaire. Votre réaction, François SUREAU ?
François SUREAU : Il y a deux réactions. La première - je la connaissais, je l’avais déjà entendue avant – est une réaction de tristesse, on a l’impression d’un mauvais élève de Mounet-Sully qui découvre un poème d’Apollinaire au théâtre de Montmorillon et qui le lit pour la première fois. Ce n’est pas comme ça qu’on lit, ni vous ni moi ni les auditeurs, « Le pont Mirabeau », donc on est surpris par ce côté plaintif, larmoyant, cette diction complètement 1890, c’est affreux. Puis après, on l’écoute plus attentivement et on entend ce qu’il y a derrière, Auteuil où il a été si malheureux, sa rupture avec Marie Laurencin, c’est ça dont il parle, et on l’entend dans le tremblement de sa voix, on le voit sur le pont Mirabeau, on voit qu’il pense à Marie, on voit qu’il pense à tout ce qui n’a pas été, et à ce qu’il était très profondément, c’est à dire le mal aimé, et ça, c’est absolument bouleversant.
Guillaume ERNER : Les femmes chez Apollinaire : Marie, Lou, Madeleine ?
François SUREAU : C’est étonnant, Apollinaire est tout à fait d’un côté et de l’autre, c’est une des raisons pour lesquelles il me fascine, en matière de femmes, de patrie, d’art. Il a un côté macho latin à tendance légèrement SM, il est quand même assez particulier, …
Guillaume ERNER : Tendance partageur également…
François SUREAU : Voilà, … de l’autre côté, il est l’un des premiers féministes radicaux, quand il publie - sous le nom de Louise Lalanne, avec Marie Laurencin – « Les Mamelles de Tirésias », avec l’obligation faite au roi d’enfanter parce qu’il est injuste que les rois n’enfantent pas et que seules les reines enfantent, il y a un côté féministe hard chez Apollinaire qui est absolument incroyable. Il est d’ailleurs également l’un des premiers défenseurs de l’homosexualité dans les années 1910, de manière également absolument radicales. Donc, il est d’un côté et de l’autre. D’un côté ses relations avec les femmes sont assez classiques où il a le sentiment, en même temps qu’il les trompe, d’être sans cesse abandonné par elles, dans un schéma assez traditionnel, et puis de l’autre il les voit véritablement comme des créatures de la liberté.
Guillaume ERNER : Dans sa relation avec Lou, il a une relation – dans ma mémoire - plus égalitaire que celles que vous évoquez.
François SUREAU : Bien sûr, oui, cela dépend aussi, ce n’est pas une pure mécanique. Lou, il était fasciné par Lou sur le plan sociologique. Il y a plusieurs choses qui se conjuguaient.
Guillaume ERNER : Il faut rappeler qui était Lou.
François SUREAU : Lou, qui s’appelait Louise de Coligny-Châtillon, est une descendante lointaine du connétable de Châtillon et de Gaspard de Coligny. Apollinaire l’a vue comme l’exemple type d’une aristocrate libérée de tous les préjugés du temps. Ça lui parlait. Il était lui-même le fils d’une dame d’une très ancienne noblesse polonaise, qui avait été réduite à la condition de femme galante par les malheurs de sa vie mais qui s’est toujours montrée extrêmement rigoureuse, les élevant dans l’honneur, etc. Donc, la figure de Lou lui a certainement parlé. Il a été absolument fasciné par elle, avec un côté égalitaire également. Elle s’est d’abord refusée à lui, puis s’est donnée à lui à l’hôtel des trois Empereurs à Nîmes. Ensuite, ils se sont écrit, c’est essentiellement une passion épistolaire, pour finir d’une certaine manière assez cruelle. Alors qu’elle souhaitait certainement continuer à entretenir avec Apollinaire une relation qui n’aurait plus été physique mais sentimentale, amicale, mentale profonde, c’est lui qui s’en est allé vers autre chose, vers Madeleine en particulier. Les dernières lettres sont assez tristes là-dessus.
Guillaume ERNER : Il était cruel avec elle. Elle était cruelle avec lui.
François SUREAU : Oui, oui.
Guillaume ERNER : Elle lui racontait des choses qu’il ne voulait pas du tout envie d’entendre, de lire plus exactement.
François SUREAU : Absolument. Elle avait un autre homme dans sa vie, celui qu’on appelle Toutou. Mais cette incandescence a donné lieu à l’un des plus beaux poèmes jamais écrit par un soldat.
Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur
[4] Il envisage sa propre mort.
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier
Il parle des explosions de canons.
Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
— Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur —
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolieÔ mon unique amour et ma grande folie
C’est absolument indépassable. Nous sommes très au-delà d’une part du monde actuel, la victimisation, la déploration. Apollinaire est très, très étrange, parce qu’il est au-delà de l’acceptation ou de la révolte. C’est ce qui le rend absolument fascinant, et est pour moi le constituant en une sorte d’exemple, parce que c’est un homme à la fois soldat amoureux de la douce France, celui qui s’engage, celui qui est fier de sa croix de guerre et de la tenue bleu horizon, et celui qui défend le cubisme malgré tout jusqu’au bout. Il est l’ensemble. Il est mélancolique, mais il ne concède rien à l’esprit victimaire. C’est un prodigieux exemple d’amour et d’énergie en réalité.
Guillaume ERNER : Vous rappelez d’ailleurs que l’on peut dater la modernité, l’irruption de la modernité non pas 1920 mais en 1881, en quoi justement avec Apollinaire entre-t-on dans une écriture que l’on peut qualifier de moderne ?
François SUREAU : C’est vrai, cela a été remarqué par plusieurs. On imagine en général que la modernité naît après la guerre. La guerre provoque une rupture morale d’où jaillira le dadaïsme, le surréalisme, etc., mais une très grande part des formes d’esthétique ont été inventés antérieurement, que ce soit en poésie, dans le théâtre ou même dans le ballet, les ballets russes, … Apollinaire, ce qui est extraordinaire, ce que j’aime beaucoup, c’est qu’on vit dans un temps où beaucoup d’artistes commentent leurs propres œuvres : « voilà ce que j’ai voulu faire, … », un appareil théorique où on a l’impression qu’ils ont inventé des formes nouvelles, Apollinaire a inventé une forme qui n’a pas entièrement durée en poésie, qui est la forme sans ponctuation, et il l’a inventée absolument par hasard. Quand il a donné « Zone » [5] à composer au typographe et qu’il a fait une séance avec ses amis du Mercure de France, en gardant tout d’un coup il a dit : « Qu’est-ce que cela donne si on enlève les virgules ? » On donne au typo qui enlève les virgules et il dit : « Ce n’est pas mal sans virgules » et s’est passé comme ça. Ça, j’adore ça. Il y a un côté absolument naturel, gai et créatif, où on ne se monte pas le bourrichon avec ses propres idées théoriques.
Guillaume ERNER : Vous dites à la fois que c’est un monde englouti et c’est vrai qu’à de nombreux égards Apollinaire c’est un monde englouti, c’est aussi la modernité, ce sont des formes étranges, c’est de la poésie, j’observais les statistiques récemment, c’est probablement ce qu’on lit le moins, et à l’intérieur de la poésie, la poésie érotique, les textes érotiques, tout cela est-ce qu’on peut le faire vivre aujourd’hui ?
François SUREAU : Oui, ce qu’on peut réussir à faire, revivre, aujourd’hui c’est le rapport au monde. Ce qui me fascine chez Apollinaire - parce que les textes érotiques, la poésie érotique il y en a eu avant Apollinaire et il y en aura après – ce qui me paraît vraiment constitutif de son être, c’est cette espèce de rapport enthousiaste au monde, de rapport confiant au monde, qui n’était pas un monde facile. Le monde de la belle époque n’est pas un monde facile. Le monde de l’irruption de la modernité n’est pas un monde facile. Le monde de la vie industrielle n’est pas du tout un monde facile. Apollinaire le prend pour ce qu’il est et il envoie l’incroyable charge esthétique et émotionnelle. Blaise Cendrars fera la même chose, et ça, je trouve que c’est quelque chose que nous devrions conserver, développer. Moi, j’attends qu’un poète nous fasse une espèce de chant délirant qui serait le chant de Bayrou …
Guillaume ERNER : Mais, écoutez, lancez-vous !
François SUREAU : Cendrars aurait pu faire le chant de Bayrou …
Guillaume ERNER : Vous avez un boulevard qui s’ouvre devant vous …
François SUREAU : … dans un bruit de pistons mécaniques, le démocrate-chrétien où le Commissariat au plan se tamponnerait avec sainte Thérèse de Lisieux dans une sorte de délire lyrique, cela serait absolument fantastique. J’exagère un peu évidement, mais la leçon d’Apollinaire elle est celle-là. Elle consiste à considérer avec amitié toutes les formes même apparemment les plus prosaïques du monde pour en tirer quelque chose.
Guillaume ERNER : Puisque vous parlez du chant de Bayrou, on impute à Apollinaire parfois l’invention du terme surréalisme …
François SUREAU : Oui.
Guillaume ERNER : Vous souscrivez ?
François SUREAU : Oui, oui, c’est une querelle qui n’intéresse guerre que les critiques littéraires, mais c’est vrai que c’est lui qui à l’issue d’une discussion d’ailleurs – si je me souviens bien il me semble Matisse était présent - a inventé ce terme. Mais cela n’a pas vraiment de sens, celui qui l’a inventé, celui qui en est l’auteur, même s’il n’a pas trouvé le mot le premier, c’est évidemment André Breton.
Guillaume ERNER : Et vous racontez, car dans « Ma vie avec Apollinaire », il y a vous aussi, votre enfance, votre jeunesse dans un monde qui est en partie englouti, vous parlez par exemple de Lytton Strachey, dont il faut rappeler le souvenir, c’est un mémorialiste qui a notamment publié un livre sur les « Victoriens éminents », qui était à la fois assez précis de très ironique dans son style d’écriture …
François SUREAU : Très ironique, oui, c’est les années édouardiennes, les années 1913. Je ne sais pas si vous souvenez du « Messager de Losey », fantastique, avec cette scène du début où une sorte de calèche à l’ombre d’une espèce de château en brique et on entend : « The past is a foreign country ; they do things differently there », tout est là. Lytton Strachey avait fait ce livre, qui avait beaucoup marqué à l’époque parce qu’on sortait de l’époque victorienne, très corsetée, « Eminent Victorians », où il parle à la fois de Florence Nightingale, de Gordon, le fou de Khartoum, et il en donne une vision sarcastique extrêmement drôle. C’est quelqu’un de très libre d’esprit, Strachey. Il disait : « D’aussi loin que je puis le retrouver ma famille a toujours été menacé par l’inceste, heureusement ma sœur était protégée par son sexe et mon frère par son apparence. »
Guillaume ERNER : Finalement, chez vous, il y a aussi cette forme de liberté avec des contraintes. Entre l’armée, l’Académie française, bref, des institutions choisies parmi les plus écrasantes en France, et une forme de pensée libre, dont on se demande comment elle peut s’exonérer de ses chapes-là
François SUREAU : Au contraire, c’est une vérité d’évidence, que plus la signalétique y est, plus le symbole y ait, plus les costumes sont lourds, plus les médailles bringuebalent, plus votre liberté intérieure peut se donner libre cours. C’est une expérience que beaucoup de gens ont fait, d’Apollinaire à Lawrence d’Arabie, tout même !
Guillaume ERNER : Tous les esprits libres ne se recrutent pas à l’armée ! Il y en a mais …
François SUREAU : Oui, bien sûr. Il existe une famille d’esprit pour laquelle les carcans vestimentaires ou réglementaires sont de puissants soutiens pour la liberté. Il y en d’autres qui n’ont pas du tout besoin de ça ou que ça tuerait ou qui se développent naturellement en dehors de ça, mais ça n’est pas incompatible par soi-même. Voilà.
Guillaume ERNER : Justement, le fait de voir l’avenir de ses institutions, puisque vous débutiez notre dialogue en expliquant que beaucoup d’institutions vous avaient déçu, est-ce que c’est une pente qui aujourd’hui …
François SUREAU : Je pense que c’est notre sujet actuel. Je suis très, très frappé du fait que nous sommes absolument saisis collectivement par la fièvre des commémorations, qui atteint chez nous un côté absolument ridicule, au point d’ailleurs de faire de moi un apôtre du débaptissage des places et du renversement des statuts. J’en ai absolument par-dessus la tête, comme tout le monde.
Guillaume ERNER : Vous aussi vous voulez le déboulonner, les statuts ?
François SUREAU : Pas pour les mêmes raisons. Je suis absolument hostile à l’envahissement de notre espace esthétique et notre espace de vie par l’idéologie, la propagande et la politique. Oui, en effet, si on me juge suffisamment niais pour devoir être instruit en faisant des statuts de Jules Ferry, je ne vois absolument pas de raisons pour lesquelles une fois que notre opinion a changé sur Jules Ferry on ne l’envoie pas aux pelotes. Je veux simplement qu’on cesse de nous dire quoi faire, qu’en penser, comment se taire. Le chant de la République nous appelle. Maintenant, la République ne nous appelle plus. La république nous sermonne. La république nous sermonne tout le temps, tout le temps ! Bref, ce qui me frappe à l’heure actuelle, c’est que nous commémorons, de manière négative ou positive, pour ériger des statues ou pour en abattre, nous commémorons de manière objectivement délirante. Et nous avons oublié en revanche ce qu’il y a à commémorer dans notre histoire, c’est que les institutions sont là pour nous aider à civiliser, ce que Goethe appelait la sombre nécessité des patients, et ceci suppose une attention extrêmement aiguë à la séparation des pouvoirs, au rôle du Parlement, à la défense des libertés publiques qui sont véritablement le cœur agissant de notre machine démocratique. Alors, d’un côté nous pratiquons des commémorations morales extrêmement vagues et de l’autre nous avons complètement oublié ce qui nous constitue en tant que démocratie représentative. Je trouve ça extrêmement fâcheux.
Guillaume ERNER : Pourquoi cet oubli, puisque finalement c’est principalement l’oubli, selon vous, du premier terme de la trilogie républicaine, c’est principalement un oubli de la liberté ?
François SUREAU : Non, c’est l’oubli des trois. Les trois termes fonctionnent ensemble, c’est ce qui est absolument merveilleux. En fait, la liberté ne fonctionne pas sans l’égalité et la République n’a jamais vu qu’elle puisse fonctionner sans l’égalité. C’est une blague de dire que la liberté et l’égalité sont incompatibles. Pourquoi ? Parce que le vrai sens de la liberté, c’est la liberté d’autrui. Cette liberté d’autrui suppose l’égale dignité des personnes. Défendre la liberté ce n’est pas défendre sa liberté propre, sans ça tous les royalistes vont demander qu’on expurge les bouquins républicains et tous les républicains vont demander qu’on supprime les idées royalistes. La liberté, c’est le souci de la liberté d’autrui parce qu’elle est fondatrice au travers d’un débat contradictoire d’une espèce d’histoire où un progrès peut avoir lieu. Ceci suppose nécessairement l’égalité.
Guillaume ERNER : Juste en conclusion, Apollinaire aimait beaucoup son époque.
François SUREAU : Oui.
Guillaume ERNER : Ce n’était pas la même que la nôtre, ce qui peut-être explique cet amour immodéré qu’il avait de sa modernité à lui.
François SUREAU : Oui, pourtant, c’est là où c’est une leçon phénoménale. Je me trouve quelquefois bien plaintif par rapport à Apollinaire. Apollinaire avait aimé le monde moderne. Il avait aimé le futurisme, si je puis dire, les aventures industrielles, l’aviation. Il adorait l’aviation, il allait voir voler les avions, on voit ça dans « Zone », et puis tout ça s’est terminé en 14-18 quand même, où la machine industrielle a été mise au service du massacre de masse, et bien ça ne l’a pas rendu moins cubiste, ça ne l’a pas rendu moins amoureux des formes nouvelles. Je trouve que c’est une leçon exceptionnelle !
Guillaume ERNER : « Ma vie avec Apollinaire », votre livre, François SUREAU, publié aux éditions Gallimard. Ça va devenir d’ailleurs une collection, il va y avoir d’autres vies avec, je crois dans quelques mois.
[Suite des Matins, …]