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Histoire de l’édition (4)/ La Fabrique de l’Histoire

Transcription par Taos Aït Si Slimane du 4ème volet de « Histoire de l’édition » dans « La Fabrique de l’Histoire », par Emmanuel Laurentin, émission du jeudi 4 janvier 2007.

Édito sur le site de l’émission : La semaine consacrée à l’édition dans l’histoire s’achève avec ce débat historiographique du jeudi, dont le cœur est constitué par les rapports entre politique et édition, mœurs aussi.

Voltaire, Baudelaire, Flaubert ou Vian, quelques très grands éditeurs restés dans l’histoire (Edmond Charlot, Pierre Seghers ou Jérôme Lindon)... de grands procès, de grandes polémiques, qui révèlent tous un certain rapport du pouvoir à l’écrit. Et une résistance aussi, des grands ou des petits, pour permettre la diffusion de textes que certains voudraient contrôler.

L’oralité est volontairement respectée dans toutes les transcriptions disponibles sur ce site. Je remercie par avance tout lecteur qui attirera mon attention sur la moindre imperfection constatée. Les ( ?) indiquent des incertitudes sur les mots.

Introduction par Emmanuel Laurentin : 4ème et dernier temps d’une histoire de l’édition dans « La Fabrique de l’histoire » de cette semaine. Nous avons évoqué, hier, l’imprimerie des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècle à Lyon, traité, mardi, de la loi Lang sur le prix unique du livre, rentrée en application il y a très exactement 25 ans, en janvier 1982, discuté, lundi, avec l’éditrice Joëlle Losfeld à la fois de son métier d’aujourd’hui et de souvenirs de son père, libraire et éditeur, Eric Losfeld. Aujourd’hui, le débat historiographique reviendra sur les développements récents de l’histoire de l’édition et sur l’immense travail accompli par les historiens depuis une vingtaine d’années dans ce domaine, car depuis la publication de « L’Histoire de l’édition », sous la direction de Roger Chartier et d’Henri-Jean Martin, dans les années 80, les travaux menés par Jean-Yves Mollier sur Michel et Calmann Lévy, puis sur Louis Hachette, et « Le commerce de la librairie au XIXème siècle », depuis la sortie du livre de Robert Darnton sur « L’édition clandestine au XVIIIème siècle », ou encore la création fondamentale d’un Institut mémoire de l’édition contemporaine, l’IMEC, ce champ d’études d’histoire de l’édition a été profondément bouleversé. Nous n’allons évidemment pas parcourir, pendant une heure, tout ce champ d’études. Nous allons nous en tenir aux renouvellements qui tiennent aux rapports de l’édition à la politique, car le livre n’est pas un objet commercial comme les autres et sa surveillance a donné lieu à différentes ruses de la part des éditeurs.

Avec nos invités, aujourd’hui, Jean-Yves Mollier, historien de l’édition, Élisabeth Parinet, directrice d’études à l’École des Chartes, Gisèle Sapiro, directrice d’études au CNRS et chargée de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales et Jean-Dominique Mellot, conservateur en chef à la BNF et chargé de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales.

« S’il existe une gloire à n’être pas compris, ou à ne l’être que très peu, je peux dire sans vanterie que, par ce petit livre, je l’ai acquise et méritée d’un seul coup. Offert plusieurs fois de suite à divers éditeurs qui le repoussaient avec horreur, poursuivi et mutilé, en 1857, par suite d’un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni, accru et fortifié pendant quelques années de silence, disparu de nouveau, grâce à mon insouciance, ce produit discordant de la Muse des derniers jours, encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter aujourd’hui, pour la troisième fois, le soleil de la sottise.

Ce n’est pas ma faute, c’est celle d’un éditeur insistant qui se croit assez fort pour braver le dégoût public. « Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache », me prédisait, dès le commencement, un de mes amis, qui est un grand poète. En effet, toutes mes mésaventures lui ont, jusqu’à présent, donné raison. Mais j’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifie dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise, me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste, comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin.

Mon éditeur prétend qu’il y aurait quelque utilité pour moi, comme pour lui, à expliquer pourquoi et comment j’ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel travail de critique aurait sans doute quelques chances d’amuser les esprits amoureux de la rhétorique profonde. Pour ceux-là peut-être l’écrirai-je plus tard et le ferai-je tirer à une dizaine d’exemplaires. Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent et que les autres ne comprendront jamais ? » Un projet de préface pour « Les Fleurs du mal », de Charles Baudelaire, dont les œuvres complètes publiées dans la Pléiade, puisqu’il y a 150 ans, très exactement, plutôt au milieu de l’année, il y avait ce fameux procès sur « Les Fleurs du mal », ainsi que le procès sur « Madame Bovary », pour la même année, et cela rentre dans le registre des commémorations nationales.

Bonjour Gisèle Sapiro.

Gisèle Sapiro : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : Vous travaillez, actuellement, sur les procès littéraires au XIXe siècle, jusqu’au XXe siècle d’ailleurs, c’est un de vos domaines de travail actuel. Ce texte de Baudelaire revient sur le rapport de l’éditeur à l’auteur, dans un contexte de politique particulier, celui d’un procès.

Gisèle Sapiro : On voit bien, par cet extrait, comment un procès peut apporter à la fois la gloire et l’infamie, dans des cas différents. Dans le cas de Flaubert, le procès, dont il sort blanchi, va lui apporter la gloire du livre, tandis que Baudelaire, c’est le contraire. C’est-à-dire qu’il le vit et il est frappé d’infamie. Il passera sa vie à essayer de reconquérir, comment dire, une image, un statut social.

Emmanuel Laurentin : Avec la volonté de revenir devant le soleil de la sottise, comme il le dit, devant la bêtise de ses contemporains, ça c’est le terme qu’il emploie, et avec cette aigreur particulière de Baudelaire, dans ce domaine en particulier.

Gisèle Sapiro : Oui. C’est aussi un effet de leurs statuts sociaux respectifs. Flaubert, c’est une grande famille rouennaise qui peut s’appuyer sur le pouvoir, des liens avec le pouvoir, tandis que Baudelaire est un écrivain un peu bohème, qui a une vie, comment dire, un peu condamnable, selon la morale publique.

Emmanuel Laurentin : On voit bien d’ailleurs, par le terme que vous employez, le statut social des familles, que vous êtes également sociologue et historienne et que vous avez travaillé sur l’édition pendant la Seconde guerre mondiale, on y reviendra un peu plus tard, avec vous. Élisabeth Parinet, vous avez travaillé, vous, sur l’édition en général, en particulier au XIXe siècle, et vous avez publié, il y a quelques temps, un inédit dans la collection Seuil-histoire, « Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine, au XIXe – XXe siècle ». Évidemment les procès Flaubert et Baudelaire y trouvent leur place.

Élisabeth Parinet : Je crois que ce qui est intéressant, c’est qu’au XIXe siècle, le livre est assez peu poursuivi pour des raisons politiques. Parce que les éditeurs sont devenus excessivement prudents et qu’il y a le développement de la presse. Les grandes poursuites pour des raisons politiques, c’est surtout la presse qui les subit. Les livres, c’est surtout des procès d’outrage aux mœurs. Il y a là un déplacement assez intéressant. Les deux procès, que ce soit le procès de Baudelaire, ou le procès de Flaubert, c’est bien un problème de société, de ses mœurs et de ce qu’elle est capable, susceptible de tolérer, ou de rejeter. C’est ça, qui est intéressant dans ces deux procès.

Emmanuel Laurentin : Ces procès dont on commémore, il faut le rappeler, le 150e anniversaire, puisque Flaubert c’était en janvier 1857, et Baudelaire, je l’ai dit, un peu plus tard dans cette même année. Nous avons, avec nous, Jean-Yves Mollier. Vous êtes en duplex depuis Châteauroux. Bonjour Jean-Yves Mollier.

Jean-Yves Mollier : Bonjour et bonne année à tous.

Emmanuel Laurentin : Bonne année, oui. Vous êtes, vous-même historien, surtout du XIXe siècle, et vous avez travaillé sur ces grandes dynasties industrielles que sont, Hachette, Calmann Lévy,… Ces procès de 1857, disait Élisabeth Parinet, ne sont pas des procès politiques, néanmoins il y a de la politique là-dedans. Quand un éditeur est poursuivi, il y a toujours un peu de politique même si c’est une atteinte aux mœurs ?

Jean-Yves Mollier : Je dirais même qu’il y en a beaucoup. Pour bien comprendre ces deux procès de 1857, et quelques autres, il faut essayer de qualifier la situation de l’édition après la Révolution française. Vous l’avez dit hier, sous l’Ancien régime, c’est la censure et le privilège. Théoriquement, avec la Révolution française, on devrait être rentré dans la loi du marché. Il n’en est rien. Le régime mis en place par Napoléon Ier, le 05 février 1810, et qui ne sera aboli que le 10 septembre 1870, et même complètement par la loi du 29 juillet 1881, ce régime du brevet est un régime contraignant. Personne ne peut éditer en France, sans avoir obtenu un brevet de libraire-imprimeur, ou un brevet de libraire-éditeur. Et quand on l’a obtenu, on se présente devant le juge de son arrondissement et on prête un double serment de fidélité et d’obéissance à la constitution et au souverain. Ce régime, très dur, qui s’était un peu assoupli dans les années 1845, est réactivé par l’homme du coup d’état, le futur Napoléon III, en mars 1852. Par conséquent, 5 ans plu tard, au moment ou Flaubert et Baudelaire sont l’un condamné, l’autre fortement tancé par un procureur imbécile, qui portait le nom d’ailleurs prémonitoire de Pinard, le sinistre Pinard va illustrer…

Emmanuel Laurentin : On ne joue pas sur les noms, c’est toujours délicat de jouer sur les noms.

Jean-Yves Mollier : Oui, mais l’histoire a retenu son nom. Au fond, cet homme illustre complètement cette politique répressive de Napoléon III. C’est la même politique qui en peinture, vous le savez, fait que Napoléon III va donner un coup de baguette parce qu’il est énervé par un déjeuner sur l’herbe. L’hypocrisie est telle qu’on veut bien lire des textes à fortes connotations érotiques, mais on ne doit pas les donner au grand public. Et le crime de Flaubert, c’est d’avoir publié dans une revue, « Madame Bovary », de même que le crime de Baudelaire c’est d’avoir au fond mis en vente « Les fleurs du mal » a un prix qui n’est pas prohibitif. Je voudrais sauter presque un siècle, si vous le permettez. En 1950, lorsque le procureur de la Seine poursuivra l’auteur, Vernon Sullivan, de…

Emmanuel Laurentin : « J’irai cracher sur vos tombes », Vian.

ean-Yves Mollier : Oui « J’irai cracher sur vos tombes », il le dira avec une extraordinaire franchise. Il dira : « que quelques érudits achètent des livres érotiques, ou pornographiques, quelques ( ?) à un prix très élevé, ça ne gêne pas l’ordre et la société, mais à partir du moment où on met en vente au prix d’un paquet de cigarettes américaines, » - et je cite le procureur de la Seine, en 1950 - « alors, il y a délit d’atteinte à l’ordre public. »

Emmanuel Laurentin : C’est un peu comme « L’origine du monde », on préfère que ça reste caché chez une personnalité célèbre plutôt que ce soit exposé dans un musée.

Jean-Yves Mollier : Exactement.

Gisèle Sapiro : Ce que je voulais ajouter, c’est qu’il y a des enjeux politiques très forts dans les procès, même les procès d’outrage à la morale et aux mœurs. Parce que parfois on ne trouve pas le mot qui permet la charge d’accusation. Par exemple, le procès de Lucien Descaves, pour « Sous-off », un roman antimilitariste, c’est un procès pour offense à la morale et aux mœurs alors qu’en fait il est poursuivi pour diffamation contre l’armée, mais on ne peut pas le notifier parce que c’est une fiction. Donc, tout le procès consiste à essayer de savoir si cette fiction est fondée sur la vérité ou ne l’est pas. De même, les procès sous la Restauration sont des procès à très forte tonalité politique. Les libéraux utilisent les procès comme une arme de défense de la liberté d’expression. Béranger recherche presque des procès pour des chansons qui sont parfois aussi des atteintes au Roi. On n’arrive pas vraiment à poursuivre pour ces motifs-là.

Emmanuel Laurentin : On voit bien qu’effectivement, politique et édition vont de pair. Ça sera le thème de notre discussion. Je vous propose d’écouter, avant de donner la parole à Jean-Dominique Mellot, Robert Darnton, grand historien de l’édition, au siècle des Lumières, qui, en 1991, était au micro des « Lundis de l’histoire », à l’occasion de la publication d’un livre, - dont j’ai découvert hier qu’il n’était plus disponible, ce qui me paraît complètement aberrant étant donné l’importance qu’il a eu dans l’histoire de l’histoire de l’édition - « Édition et sédition ». C’est donc Robert Darnton qui évoque justement ces rapports ambigus au siècle des Lumières entre ceux qui sont chargés de contrôler les éditeurs et ceux qui éditent.

Extrait d’archives radio, Robert Darnton : C’est intéressant surtout de rencontrer l’intendant de Besançon qui, lui, était un très grand amateur de livres philosophiques, à la fois pornographiques mais surtout politiques. Il s’entendait très bien avec les libraires de Besançon et les libraires lui fournissaient régulièrement des livres des plus défendus et il s’arrangeait pour enlever du feu, des flammes du maître des Hauts-de-Sèvres, tous ces livres-là pour sa propre bibliothèque. Donc, je vois une France où même les autorités chargées de la proscription et de la répression de la littérature, eux-mêmes, étaient impliqués dans le système.

Emmanuel Laurentin : Jean-Dominique Mellot, bonjour.

Jean-Dominique Mellot : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : Vous êtes, vous-même, historien de cette édition au siècle de l’Ancien régime, en particulier vous avez travaillé, je crois que c’était votre thèse, sur le régime des privilèges à Rouen, la ville de Pierre Corneille qui avait eu un rôle particulier dans l’histoire de l’édition puisqu’il avait réussi, lui-même, à récupérer une sorte de droit d’auteur sur les traductions qu’il faisait, - c’est ce que j’ai cru lire dans un des livres que j’ai lus - et dont on a fait fêté le 400e anniversaire de la naissance l’année derrière, puisque nous sommes aux commémorations nationales. Ce que vient de dire Robert Darnton est intéressant puisque ça nous replonge dans l’ambigüité des rapports de l’éditeur, du métier de l’éditeur que l’on n’appelle pas encore éditeur, la plupart du temps on l’appelle plutôt libraire, au XVIIIe siècle, imprimeur-libraire, avec les autorités qui sont chargées de le contrôler.

Jean-Dominique Mellot : Ce qu’il faut dire peut-être c’est que sous l’Ancien régime, il y a effectivement beaucoup de procès, beaucoup de poursuites contre des imprimeurs, des libraires, mais ces poursuites se résolvent d’une façon relativement bénignes. Il est fort rare, sauf pendant les crises, les guerres de religions, où là on va jusqu’au bûcher, à la différence de la Révolution, que l’on aille jusqu’à exécuter des imprimeurs, ou des libraires.

Emmanuel Laurentin : Ce n’est pas pour tomber dans une histoire forcément sociale néanmoins, ceux qui sont poursuivis, la plupart du temps sont plutôt les colporteurs que les imprimeurs, et quand les imprimeurs le sont, on trouve plus souvent embastillés, ou dans des prisons de l’Ancien régime, des colporteurs que des auteurs en particulier.

Jean-Dominique Mellot ; : C’est en partie vrai. C’est-à-dire qu’il y a davantage de colporteurs pour diffuser le livre que d’imprimeurs pour le produire, mathématiquement on en trouve davantage. Ils se font pincer peut-être plus facilement, aussi.

Emmanuel Laurentin : Et ce jeu justement sur le code de l’Ancien régime qui est évoqué dans un livre très récent, que j’ai lu avec beaucoup de plaisir, qui s’appelle « La plume et le plomb », publié aux Presses universitaires Paris-Sorbonne, de François Moureau, « Espace de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières », avec une préface de Robert Darnton, ce jeu sur le code, c’est une des particularités de l’Ancien régime. On ne sait pas vraiment qui sont les auteurs, mais on le sait quand même puisque les pseudonymes sont quelquefois relativement clairs. On prétend que les ouvrages ont été édités à l’étranger, ce qui permet d’échapper au régime des privilèges, mais la plupart d’entre eux ont été édités en France. Enfin, il y a un jeu permanent, qui est un peu le jeu propre de l’éditeur par rapport à l’autorité.

Jean-Dominique Mellot : Mais il faut dire aussi que l’autorité n’est pas monolithique sous l’Ancien régime. La centralisation, que l’on connaît aujourd’hui, n’est pas encore accomplie complètement. Donc, face au pouvoir central, au pouvoir royal qui siège à Paris, vous trouvez des pouvoirs alternatifs qui sont ceux, par exemple, des parlements. Le parlement de Rouen, celui que je connais bien, de Normandie, a tendance à protéger systématiquement les imprimeurs, les libraires de son ressort pour des raisons qui sont d’abord économiques, mais qui peuvent être aussi des raisons politiques. Cela dit, il faut faire attention. Sous l’Ancien régime, il n’y a pas de contestation politique frontale du système monarchique. Je prends l’Ancien régime dans la longue durée. Jusqu’en juin 1791, jusqu’à la fuite du Roi, à Varenne, tous les Français se disent monarchistes, y compris Robespierre d’ailleurs. En fait, la contestation est plutôt religieuse, puisque le fait de prendre partie, par exemple, pour telle ou telle hérésie, telle ou telle déviance, ça met en cause, ça déstabilise le pouvoir politique. C’est à ce titre-là que la contestation peut-être dangereuse, elle est en fait religio-politique et non pas politique.

Emmanuel Laurentin : Ce qui prouve bien que quand on travaille sur l’édition, sous l’Ancien régime, on ne peut pas se limiter au Royaume de France, il faut aller voir ailleurs, de l’autre côté des frontières que ce soit à Neuchâtel, comme l’a fait Robert Darnton, en Belgique, en Hollande, ou ailleurs, puisque ça, ça fait partie de ce jeu, pourrait-on dire, presque européen de l’autorisation de l’édition. Puis, il faut s’intéresser, ça c’est une des constantes de l’histoire de l’édition depuis quelques années, à la façon dont ces livres sont reçus. Parce qu’il n’y a pas simplement la façon dont ils sont édités mais il y a la façon dont ils sont distribués, dont ils sont reçus, recopiés, puisque, comme l’explique aussi François Moreau, dans son livre, il y a aussi des livres imprimés qui sont recopiés à la main, par certains, et qui sont distribués comme ça. C’est une façon alternative de distribuer les livres.

Jean-Dominique Mellot : Oui, comme il le montre bien d’ailleurs, la formation la plus discrète, la plus audacieuse fonctionne sous forme manuscrite. Pourquoi ? Parce que le manuscrit est beaucoup plus discret que l’imprimerie. L’imprimerie ça fait du bruit, ça se repère, on n’est jamais…

Emmanuel Laurentin : Même si on invente, petit à petit, pour pouvoir éditer, dans des châteaux un peu lointains, à distance, on a petit à petit des presses relativement portatives qui permettront de…

Jean-Dominique Mellot : Elles sont facilement repérées, sauf si vous disposez d’un protecteur suffisamment puissant pour pouvoir rester à l’abri.

Emmanuel Laurentin : C’est toujours ce jeu sur l’autorité, sur le code. Gisèle Sapiro,…

Gisèle Sapiro : Oui, ce mode de diffusion se retrouve d’ailleurs sous l’Occupation, en France, puisqu’Aragon reçoit des documents sur les otages de Château-Brillant, essaye de faire un texte, de trouver un écrivain qui serait d’accord pour mettre ça en forme, ne trouve pas et finit par le faire lui-même. Ce manuscrit circule en Zone-Sud parce qu’il est recopié de main à main, avant d’arriver à la diffusion. Et dans cette période…

Emmanuel Laurentin : C’est une particularité très forte. On a toujours pensé que le plomb avait tué la plume, mais François Moreau le montre et vous le confirmez, Jean-Dominique Mellot et Gisèle Sapiro, il y a toujours cohabitation possible des deux modes d’expression.

Gisèle Sapiro : Oui, absolument. Je pense que dans les régimes communistes des pays de l’Est, on a dû voir des pratiques semblables. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a plusieurs modes de contournement de la censure, dans les périodes de fort contrôle de la parole, un des moyens est de publier à l’étranger. Ça a été utilisé, par exemple, pendant la Première guerre, en Suisse, par Romain Roland qui publie, « Au-dessus de la mêlée », son pamphlet pacifiste. Il y a la clandestinité. Avec la prise de risques. On a le cas, pendant la Deuxième guerre mondiale, des éditions de Minuit, qui est un cas unique en Europe de créer une maison d’édition littéraire clandestine, qui publie des œuvres littéraires dans la clandestinité avec toutes les prises de risques que cela implique, et des œuvres dans un format, du beau papier… Puis, la troisième technique, c’est celle qui est la plus usitée depuis l’Ancien régime, c’est l’usage d’un code, d’une allégorie et c’est une pratique qu’Aragon réactive en 40, il appelle ça, la contrebande littéraire, c’est tous les poèmes du « Crève-cœur », c’est une manière de faire de la politique avec de la littérature à mots couverts.

Emmanuel Laurentin : Jean-Yves Mollier, comme le dit d’ailleurs, dans cet ouvrage, François Moreau, « il y a de la souris dans le chat et du chat dans la souris », dit-il à propos des éditeurs. C’est-à-dire, en fait, ce rôle de l’édition du libraire-imprimeur, sous l’Ancien régime mais on peut peut-être venir aussi sur le XIXe siècle avec vous, c’est justement un rôle ambigu puisqu’il doit jouer avec les autorités, il doit être dedans et dehors à la fois, défendre son auteur mais pas trop et c’est une particularité de ce métier.

Jean-Yves Mollier : Oui. Dans le régime du brevet, que j’essayais de décrire tout à l’heure, à partir du moment où c’est le pouvoir central qui vous autorise ou non à exercer la profession d’éditeur, vous êtes contraint en effet soit à vous plier, soit à jouer un jeu assez dangereux, le jeu du chat et de la souris. Alors, selon les périodes, la surveillance peut-être plus forte, ou plus relâchée, mais il existe à l’époque des inspecteurs commissaires de la librairie qui rentrent dans les imprimeries, qui vont dans les boutiques, qui surveillent tout. Donc, c’est extrêmement dangereux. Prenons un exemple précis. Lorsque Victor Hugo s’exile pour échapper à la mort, en décembre 1851. De Bruxelles et ensuite de Jersey, puis de Guernesey, il va décider, comme il le dit et l’écrit, de bombarder le Bonaparte. Alors, il le fait en écrivant, « Napoléon, le petit », le texte est interdit en France, mais grâce à des passeurs ingénieux, à la frontière belge, il fait rentrer dans des statues de Napoléon 1er en plâtre, le texte de « Napoléon, le petit ». On le sait parce qu’un jour, à la frontière belge, évidemment un buste s’est cassé, il y a eu un procès. Donc, vous voyez, on est là dans un jeu effectivement plus que subtil, dans un jeu où le pouvoir tente de contrôler l’expression de la pensée, mais n’y parvient jamais, cela va de soi. Vous avez d’ailleurs en France, des éditeurs qui tentent de faire passer un message plus républicain, moins monarchiste, moins bonapartiste. Je pense à Pagniet ( ?), à Hetzel, je pense même à l’un des plus grands, Maurice La Châtre (ou Lachatre, La Chastre), qui devra au début du Second Empire s’exiler à Barcelone, mais qu’on connaît aujourd’hui davantage parce qu’il a été en 1872 le premier imprimeur du « Capital », en français et en livraison, de Karl Marx. La vie de cet homme est une illustration de ce que sont les rapports entre l’édition et la politique au XIXe siècle. Il a été éditeur Saint-simonien, fouriériste, marxiste, il finira anarchiste, et en prime il était anticlérical et devait sans cesse se battre avec la censure religieuse. C’est une illustration évidemment un peu caricaturale, un peu exagérée de ces rapports très ambigus. Je le répète, il faudra attendre le 29 juillet 1881 pour qu’enfin en France les professions du livre soient véritablement libérées.

Emmanuel Laurentin : Jean-Dominique Mellot, vous qui êtes conservateur à la Bibliothèque nationale de France, on sait mal le rôle que joue le dépôt légal, qui est aujourd’hui considéré comme une façon patrimoniale de conserver des œuvres publiées sur le territoire national, de transmettre ainsi la possibilité à d’autres de les consulter plus tard. Ce dépôt légal a d’autres fonctions, en particulier au XIXe siècle, que simplement cette fonction de conservation. C’est une fonction de contrôle aussi de ce qui est publié sur le territoire national.

Jean-Dominique Mellot : Oui, c’est une fonction qu’il a toujours revêtue plus ou moins, mais il faut faire très, très attention parce que les livres du dépôt légal sont d’abord destinés à enrichir la bibliothèque du Roi. Ça, c’est l’objectif premier.

Emmanuel Laurentin : Oui, ça, c’est au départ, mais au XIXe siècle, il y a quand même des changements qui sont liés à la fois à ce régime du brevet…

Jean-Dominique Mellot ; : C’est toute la réorganisation introduite par Napoléon en 1810-1811.

Emmanuel Laurentin : Élisabeth Parinet, vous expliquez, par exemple, dans votre livre, qu’on dépose 5 ouvrages après 1810, après on en déposera plus que 2, mais on en dépose 1 à la bibliothèque impériale, 1 pour le bureau de la librairie, 1 pour le chancelier, 1 pour le garde des sceaux, 1 pour le ministre de l’intérieur. On voit bien à quoi ça sert a priori.

Élisabeth Parinet : Tout à fait. Il y a la déclaration préalable des imprimeurs aussi. Donc, c’est vraiment très surveillé, c’est une évidence. Et je crois que ça explique cet encadrement, que ce soit par le brevet, les déclarations et les dépôts, pourquoi les éditeurs prennent le minimum de risques. Moi, il me semble quand même qu’il y a eu énormément d’autocensure de la part des éditeurs.

Emmanuel Laurentin : On n’a pas parlé encore de l’autocensure.

Élisabeth Parinet : Voilà, parce qu’il me semble très clair que les Poulet-Malassis, par exemple, il ne semble pas que c’était un gestionnaire…

Emmanuel Laurentin : Poulet-Malassis, l’éditeur de Baudelaire pour « Les Fleurs du mal » qui vivra une seconde période de sa vie, après la faillite de sa maison, très rapidement après l’histoire « Les Fleurs du mal », je crois que c’est en 1863, et il part en Belgique.

Élisabeth Parinet : Je crois que ce n’était pas un bon gestionnaire, mais on ne se remet pas de 3 saisies. Il en a 3 successives pour des motifs beaucoup moins littéraires, pour les procès qui précèdent celui des « Les Fleurs du mal », mais on ne s’en remet pas.

Emmanuel Laurentin : Oui, d’ailleurs il vivra une vie d’éditeur érotique et pornographique, pourrait-on dire, en Belgique. Ce qui d’ailleurs, explique l’existence en Belgique, ce que j’ai compris après coup, d’un énorme fonds pornographique en particulier dans la Bibliothèque Royale de Belgique, puisque la plupart des éditeurs érotiques et pornographiques du XIXe siècle n’avaient pas d’autre choix, ou préféraient se rendre là-bas pour éditer. Donc, ce dépôt légal se faisait plutôt du côté de la Belgique que du côté de la France, c’est ça Élisabeth ?

Élisabeth Parinet : Oui, tout à fait. En même temps, on voit bien que Poulet-Malassis n’en vit que chichement, tout de même, surtout quand on a un peu d’ambition, ce qui était son cas.

Gisèle Sapiro : On peut rappeler peut-être que Darnton montre bien que sous l’Ancien régime, on appelait cette catégorie de livres, philosophiques, ça englobait à la fois la philosophie et toute la littérature érotique, pornographique etc. Sur la question de l’autocensure des éditeurs, on peut évoquer, encore une fois, le cas de la Deuxième guerre mondiale puisque de manière très concrète les éditeurs, pour reprendre leur activité, sous l’Occupation allemande, ont dû signer une convention d’autocensure. Il y avait une liste d’interdictions qui s’est étoffée avec le temps, il y a eu d’abord la « Liste Bernard », puis la « Liste Otto ». En fait, la reprise de l’activité est suspendue à cette convention d’autocensure. De fait, cette autocensure sera pratiquée tout au long de l’Occupation, avec évidement jeu sur les marges, envois d’examen des manuscrits un peu sensibles à une commission de censure, puis certains éditeurs essayant de contourner la censure. Alors, il y a des pratiques de contournement qui consistent, par exemple, au moment où la censure se durcit en 42, à antidater les ouvrages.

Emmanuel Laurentin : Avec cette particularité, Gisèle Sapiro, de publier des ouvrages, disons, favorables à l’Occupation allemande d’un côté et dans la même maison d’édition d’arriver, de temps en temps, à faire passer des ouvrages d’auteurs dont on sait par ailleurs qu’ils ont abondé les fonds des éditions de Minuit. Ça a pu arriver.

Gisèle Sapiro : Ce qu’on peut dire, c’est qu’il faut distinguer les catégories d’éditeurs de manière générale, pas seulement pour la période de l’Occupation. On peut parler d’un côté des éditeurs qui sont liés à des organisations politiques, donc qui ont une ligne politique très claire. Il y a des éditeurs de littérature générale qui font, de temps en temps, de la politique, mais qui peuvent faire des livres de politiques très différents et opposés, comme a pu le faire Gallimard. Puis, il y a les petits éditeurs engagés. Pendant la période de l’Occupation, effectivement il y a des éditeurs qui s’engagent, comme Bernard Grasset, ou Denoël, qui s’engagent même personnellement. Grasset s’engage et écrit lui-même un livre très engagé, très pro-allemand et ne publie pas grand-chose en faveur de l’opposition. Mais Denoël, par exemple, qui a une collection très pro-allemande, publie en même temps Elsa Triolet, qui est au même moment dans la clandestinité, qui est d’origine russe, juive, proche du Parti communiste, d’Aragon,…

Emmanuel Laurentin : Jean-Yves Mollier, sur cette ambigüité du métier d’éditeur, la possibilité qu’ils ont de jouer des deux côtés, c’est-à-dire d’être à la fois les défenseurs d’une certaine littérature et d’une certaine transgression, mais aussi de la nécessité qu’ils ont, dans laquelle ils se trouvent, comme l’expliquait Élisabeth Parinet, de respecter des règles qui leurs sont fixées.

Jean-Yves Mollier : Globalement, on peut dire qu’il s’est créé, en France, au XIXe siècle, à l’époque du régime du brevet, ce que j’aurais envie d’appeler, après Pierre Bourdieu, une sorte d’habitus de la soumission au pouvoir. Si l’on regarde globalement l’ensemble du monde, de la corporation,…

Emmanuel Laurentin : Je ne suis pas sûr que tous les éditeurs vivants sur la place de Paris aujourd’hui accepteraient ce que vous dîtes, mais allez-y.

Jean-Yves Mollier : Mais je le dis, je persiste et je signe, le fait d’avoir mis en place un régime du brevet qui lui-même succédait au système de la censure et du privilège, sous l’Ancien régime, a crée une sorte d’habitus de la soumission. Naturellement, quand je dis que globalement, ça permet de définir, au fond, la pensée très conservatrice de la plupart des éditeurs, immédiatement surgissent à l’esprit de brillantes exceptions. J’ai cité les républicains Pagniéres ( ?), Hetzel et naturellement Maurice la Châtre, et on pourrait en citer encore un certains nombre d’autres. Les choses changent profondément à partir de 1881, puisque désormais on est dans un régime de liberté, au fond, de soumission cette fois aux règles du marché. En même temps, et Gisèle Sapiro l’a dit tout à l’heure, avec la Première guerre mondiale, on voit l’immense majorité, la quasi-totalité des éditeurs accepter le régime de la censure, qui est obligatoire de toute façon, avec la guerre. Mais c’est plus que cela. C’est l’époque où dans les textes qu’ils publient, l’Allemand devient nécessairement un barbare, ça va très loin. Gisèle a eu raison de citer l’admirable texte de Romain Roland, « Au-dessus de la mêlée ». Enfin une pensée libre. Oser dire que les Allemands n’étaient pas plus responsables de la guerre que les Français, qui ne l’étaient pas davantage que les Anglais, ou les Russes. L’ensemble de leurs gouvernements, l’ensemble des forces politiques avaient accepté la barbarie que constitue la guerre. Les éditeurs de l’entre deux-guerres, à partir de 1919, vont retrouver le chemin de la sérénité, le chemin de la liberté. Je pense à la RNF, aux éditions Gallimard, même Grasset d’ailleurs dans l’entre deux-guerres a publié quelques textes courageux, quoique Grasset soit un homme de la droite la plus extrême, ce qui va se confirmer en 1940.

Emmanuel Laurentin : Ça, c’est sûr.

Jean-Yves Mollier : Mais globalement, si on veut expliquer l’extraordinaire soumission que constitue l’exercice de la « Liste Bernard », puis la « Liste Otto », la première et la deuxième, on ne peut pas l’expliquer, je m’excuse de le dire, sans l’existence d’une sorte effectivement d’habitus de la soumission. Et on comprend mieux pourquoi c’est de l’extérieur du système, soit des mouvements politiques et des réseaux clandestins, avec le Parti communiste notamment, soit avec les écrivains, Lescure et Vercors, ou encore, citons Max Paul-Fouchet, Pierre Seghers, Edmond Charlot, à Alger, c’est de la périphérie du système et non pas du cœur que la liberté va se faire entendre.

Emmanuel Laurentin : On le voit bien, vous auriez pu être avocat dans un procès du XIXe siècle, Jean-Yves Mollier.

Jean-Yves Mollier : Avocat pour défendre la liberté évidemment.

Emmanuel Laurentin : On a bien compris. Jean-Dominique Mellot, vous êtes d’accord avec cette idée de l’habitus de la soumission des éditeurs qui serait liée à cette antériorité, le régime des privilèges, sous l’Ancien régime, transformé par l’arrivée de Napoléon, en 1810 ?

Jean-Dominique Mellot : C’est vrai, et c’est faux à la fois. Je vais vous faire une réponse de Normand, que je suis. Il y a une soumission relative, c’est vrai. Pour être imprimeur ou libraire on doit être reçu à la maîtrise, il y a un contrôle qui s’exerce sur la profession nécessairement, il faut avoir prêté serment, c’est l’ancêtre du brevet qu’a défini Jean-Yves Mollier, mais il y a aussi une autonomie de cette corporation. Cette corporation fait elle-même sa police, si je puis dire. Il y a des solidarités très importantes qui peuvent s’exercer au service d’une liberté de la presse sans renom.

Emmanuel Laurentin : Ou, elle peut faire aussi la police pour aider le gouvernement, dans sa volonté de soumission, et pour éviter, par exemple, que des imprimeurs lyonnais ne viennent marcher sur les pieds d’un imprimeur parisien, ou que des éditeurs rouennais viennent prendre le territoire d’un autre.

Jean-Dominique Mellot : Mais là, vous touchez l’argument local qui est tout à fait juste. C’est à Paris qu’effectivement s’exerce justement ce contrôle. Mais, par exemple, à Rouen la communauté est tout à fait autonome même au-delà de la monarchie absolue, la plus rigoureuse, celle de Louis XIV.

Gisèle Sapiro : A propos de cet habitus de soumission, on voit bien que c’est une profession qui est tiraillée entre deux types d’intérêts : les intérêts économiques et les intérêts intellectuels.

Emmanuel Laurentin : Vous insistez beaucoup sur le fait que « l’interdépendance entre auteur-éditeur garantit le fonctionnement d’un univers symbolique fondé sur la dénégation de l’économie », c’est dans votre livre.

Gisèle Sapiro : Absolument. En reprenant Pierre Bourdieu, là-dessus, qui a décrit cette économie des biens symboliques, comme une économie fondée, précisément, sur la dénégation et sur la production de la croyance, la production de la valeur littéraire. On voit bien l’exemple de Vercors, sous l’Occupation, « Le silence de la mer » sort, sous pseudonyme. On pourrait se dire, il n’y a pas le nom de l’auteur, quelle est la valeur de ce livre ? Parce que c’est le nom qui fait la valeur. Eh bien, il y a tout un jeu de devinettes qui se met en place autour du nom et qui surajoute à cette valeur. On essaye de savoir qui c’est ? On fait semblant qu’on sait. Puis certains auteurs seront reconnus, comme Mauriac, dans leurs écrits clandestins. Mais je voudrais revenir à cette question de tiraillements économiques et intellectuels, parce que depuis le XVIIIe siècle, l’édition s’est donné un rôle, qui est un rôle d’éclairer l’opinion, qui est un rôle de faire connaître la vérité, de diffuser les Lumières. Donc, ça, c’est le pôle intellectuel de l’édition et pas le pôle strictement économique, l’approche sociologique de Pierre Bourdieu permet d’appréhender cet espace commun, un espace structuré avec un pôle plus tourné vers l’économie et un autre plus tourné vers ces enjeux intellectuels. Et si on prend, par exemple, un éditeur comme Jérôme Lindon ou Maspero, leurs rôles pendant la guerre d’Algérie est très clair, c’est un rôle intellectuel qu’ils se sont donné. La seule fois où Jérôme Lindon a fait de la publicité dans sa vie, c’était pour « La question », d’Henri Alleg, qui était le témoignage d’un journaliste communiste torturé par les parachutistes et qui était une dénonciation de la censure. Il a fait placarder, dans tout Paris, des affiches noires avec une bande signée Sartre. Évidemment, cette campagne a entraîné la saisie du livre. De même, Minuit, a eu 9 ou 11 titres saisis, Maspero a eu 13 titres saisis, pendant cette période. Il est très clair que pour eux, la fonction d’éditeur est une fonction critique dans la société.

Emmanuel Laurentin : Élisabeth Parinet, sur ce rôle d’habitus de la soumission, est-ce que vous êtes d’accord avec ce qui a été dit par les uns et par les autres ? Visiblement il n’y a pas consensus, puisque Jean-Dominique Mellot n’est pas d’accord. Est-ce que vous considérez qu’effectivement, ce code, ce jeu sur les codes, fait de la façon dont l’éditeur se débrouille dans la société dans laquelle il se trouve, qu’elle soit républicaine ou monarchiste, fait de lui une personnalité un peu à part ?

Élisabeth Parinet : Je crois quand même que si l’on regarde la majorité des éditeurs, les grands éditeurs, ceux qui ont fait fortune au XIXe siècle, ils ont joué beaucoup plus la carte de la soumission, soyons clairs. Les grands du XIXe siècle, c’est les Hachette, les Lévy. Ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas des opinions politiques personnelles. Qu’Hachette n’est pas particulièrement favorable à Napoléon III, les Lévy non plus. Il n’empêche que pour leurs productions, ils visent un marché bien précis, qui est le grand public, ils veulent faire fortune, c’est très clair et ils adaptent leurs productions en fonction des règles qui leur sont imposées. Ce ne sont pas des révolutionnaires. Je ne sais pas s’il faut le leur reprocher. Ce sont des gens qui ont une entreprise et qui veulent la faire marcher.

Emmanuel Laurentin : Alors, parole de révolutionnaire, justement, une archive de 1946, c’est une archive qui revient, tout de suite après la guerre, sur l’expérience des éditions de Minuit.

Des jeunes maisons d’édition parisiennes, la plupart sont nées pendant la guerre soit en Afrique comme Charlot, soit en Zone Sud, comme Laffont et Seghers. Mais le plus beau tour des intellectuels au service de la pensée française, malgré la guerre et à cause d’elle, est sans doute la création, en plein Paris, sous le joug allemand, d’une maison d’édition clandestine, les éditions de Minuit. 25 ouvrages pouvaient ainsi paraître en se moquant de la censure allemande, parmi lesquels, « Le cahier noir », les anthologies d’Eluard et de Lescure, « Le temps mort » d’Aveline, « Le musée Grévin » d’Aragon, « Le silence de la mer » et « La marche à l’étoile » de Vercors. Vercors et Jean Lescure ont accepté de venir vous présenter, eux-mêmes, les éditions de Minuit. Jean Lescure a beaucoup voyagé. En 1939, il revenait d’Afrique pour publier « Le voyage immobile » et prendre la direction d’une revue d’avant-garde, « Messages ». Vercors, qui se révéla grand écrivain avec son récit, « Le silence de la mer », était avant-guerre un dessinateur. Je crois qu’il n’a pas renoncé à ses premiers arts puisqu’il annonce les gravures pour un Hamlet. C’est lui qui fut à l’origine des éditions de Minuit. Nous allons lui demander, qu’elles ont été les raisons qui l’ont amené, après la Libération, à continuer au grand jour les éditions dont le but était de permettre à des écrivains libres de s’exprimer, ce qu’aujourd’hui ils peuvent faire n’importe où.

Vercors : Eh bien, nous nous trouvons devant un problème qui n’est tout de même pas sans analogies avec celui qui était le mien lorsque j’ai fondé les éditions de Minuit, en 1941. Je les ai fondées, vous le savez, en publiant « Le silence de la mer ». Il s’agissait ensuite de savoir si je serais suivi, si j’avais vu juste, si d’autres écrivains n’attendaient que l’existence d’une maison clandestine pour y écrire à leur tour. Les mois qui ont suivi ont été des mois d’attente un peu angoissée. Ce n’est en effet qu’un an plus tard que les premiers manuscrits me sont parvenus. Après quoi ils se sont précipités, vous savez qu’à la Libération, nous avons publié 25 volumes. Aujourd’hui, si les éditions de Minuit poursuivent leur carrière, c’est que leur mission, à mes yeux, n’est pas terminée. Elles ont de 1940 à 1944 défendu l’homme contre l’oppression, contre la tyrannie, elles ont aujourd’hui à sauvegarder le destin de l’individu au sein d’une société qui, quelque soit la forme, ou les formes politiques qui triompheront dans le monde, sera de plus en plus d’essence, comment dirai-je, collective. Notre morale, ou mieux encore notre éthique, est encore celle de l’individu entièrement libre, si je puis dire. Mais on sent déjà que certains mots ne collent plus tout à fait à leur signification d’hier.

De quels mots, par exemple, voulez-vous parler ?

Vercors : Eh bien ceux, par exemple, de liberté, de justice, d’égalité, même de vérité. Ces mots doivent prendre un sens nouveau que nous devinons et n’avons pas encore su tout à fait expliciter. Et c’est à nous de le trouver.

Emmanuel Laurentin : Voilà des éditeurs qui, dit le présentateur, étaient au service de la pensée française. Gisèle Sapiro, même quand on se veut totalement libre on est au service de quelque chose. A la Libération on est au service de la Résistance dans laquelle on est né. Mais on veut aussi défendre, comme l’expliquait Vercors, l’individu libre dans une société qui tend à devenir collective, explique-t-il.

Gisèle Sapiro : Oui, ça, c’est ce qu’en fait Sartre va théoriser dans sa philosophie de la liberté, à cette époque. Mais ce qui est intéressant…

Emmanuel Laurentin : Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation allemande. 1er numéro légal des Lettres Françaises.

Gisèle Sapiro : Exact. Et toute la philosophie de la liberté de Sartre est fondée là-dessus, sur l’idée que la mission de l’écrivain est de sauvegarder la liberté des autres puisque la littérature est un acte de communication. Et donc, l’écrivain qui comme Drieu La Rochelle supprime ses interlocuteurs, ses auditeurs, leur liberté…

Gisèle Sapiro : « La NRF va ramper à mes pieds. Cet amas de Juifs, de pédérastes, de surréalistes timides, va se gondoler misérablement. Paulhan, privé de son ( ?) va filer le long des murs la queue entre les jambes. » Drieu La Rochelle quand il reprend la NRF.

Gisèle Sapiro : Dans son journal, au moment où il reprend la NRF, en 41. C’est une expérience qui va échouer et Drieu, lui-même, n’en veut plus au bout d’un moment. Mais ce qui est intéressant c’est qu’en fait, le ralliement dans la résistance littéraire s’opère par la défense de l’autonomie littéraire avant tout, parce que ce sont des écrivains paradoxalement peu engagés avant la guerre qui vont rallier le Comité national des écrivains. Ce sont des écrivains qui se méfient du Parti communiste, alors que c’est le Parti communiste qui est en train d’organiser, et la mobilisation se fait par des réseaux de solidarité littéraire autour de Jean Paulhan qui refuse de publier dans cette NRF, reprise par Drieu La Rochelle. Même s’il aide Drieu en sous-main, parce qu’il n’a pas le choix puisqu’il travaille chez Gallimard, mais il refuse de signer la revue pour montrer que c’est une revue de laquelle les Juifs, les antinazis sont exclus. Paulhan qui avait toujours défendu le pluralisme dans cette revue refuse de la signer. Il fait du recrutement parmi la jeune génération de la Nouvelle revue française pour les amener au Comité national des écrivains clandestins qui vont fournir les manuscrits des éditions de Minuit. Parce que le tout n’était pas de fonder une maison d’édition, encore fallait-il des manuscrits.

Emmanuel Laurentin : Mais tout ça est beau, pendant la période de la Résistance, mais ça va éclater très vite. La lettre ouverte au directeur de la Résistance de Paulhan, tout un tas de moments ensuite justement pour critiquer la façon dont le Comité national des écrivains (la CNE) se met en place, tout cela montre aussi que ça ne dure pas à partir du moment où l’occupant a quitté le sol national.

Gisèle Sapiro : Oui, bien sûr. Juste un mot pour terminer la question de l’autonomie littéraire, de la défense de l’indépendance française, c’est que c’est à travers les valeurs humanistes, les valeurs du XVIIIe siècle que va s’opérer ce lien. Mais concernant l’après-guerre, ce qui se passe c’est que le Comité national est lié au Parti communiste, les Lettres françaises clandestines sont liées au Parti communiste et donc dès 45-46, la polémique entre Paulhan et le Parti communiste éclate autour de la question des procès de l’épuration, puisque c’est le moment où des écrivains vont être poursuivis et même condamnés à mort pour leur écrits.

Emmanuel Laurentin : Jean-Yves Mollier, Gisèle Sapiro, dans son livre, explique combien bien des auteurs, même s’ils sont comme Sartre, dans le Comité national des écrivains, dans le comité d’épuration des éditeurs, vont plutôt défendre leur éditeur, à savoir Gaston Gallimard, pieds et poings, le plus facilement possible, le plus loin possible, plutôt que de tenter véritablement de faire la part entre ce qui a été, disons, accoutumance, ou disons accord avec l’occupant pour continuer de paraître.

Jean-Yves Mollier : Absolument. Si on regarde d’ailleurs les textes qui sont publiés dans les Lettres Françaises clandestines, en 43-44, on voit que l’ambition du Comité national des écrivains, c’est d’épurer très profondément le milieu de l’édition. Or, il n’en sera quasiment rien. Et cela provoquera l’immense amertume de l’extraordinaire éditeur, celui qu’on a évoqué il y a quelques instants, Edmond Charlot. Je pense également à Paul Fouchet, à Pierre Seghers, à un certain nombre d’hommes, de femmes qui s’étaient battus, y compris les éditions de Minuit naturellement, pour changer le milieu, pour le responsabiliser.

Emmanuel Laurentin : Oui parce que la plupart d’entre eux voient partir leurs auteurs, dès que les éditions ce sont remises en place à la Libération, dans les grandes maisons d’édition qui n’ont pas cessé de travailler pendant la guerre.

Jean-Yves Mollier : Absolument. La véritable raison, au fond, de ce non changement, de cette non épuration, dans l’édition, au-delà de tout ce qu’on pourra invoquer, c’est probablement l’importance du capital symbolique que représente les maisons traditionnelles, mais traditionnelles dans le bon sens du terme. La NRF, Gallimard, Grasset, Denoël, un certain nombre d’autres, elles sont tellement fortes, tellement prestigieuses aux yeux des écrivains, qu’au fond même un Jean-Paul Sartre n’aura qu’une idée en tête, c’est de retrouver la couverture blanche des éditions Gallimard. Ça sera la force, je pense, de Gallimard et des autres maisons qui sauront résister au fond à cette lame qui arrivent en 44, début 45, mais qui très vite reflue dès le milieu de l’année 45.

Gisèle Sapiro : Juste un exemple. Vercors et Seghers négocient avec Sartre - Sartre défend Gallimard - la suppression de la Nouvelle revue française, pour laisser la maison tranquille. Évidemment, un an après, Sartre sort Les temps modernes.

Emmanuel Laurentin : Qui est dans la foulée considérée, par tout le monde à l’époque, comme une sorte de renaissance, sous un autre titre, la Nouvelle revue française.

Elisabeth Parinet : Je crois que finalement nous disions, d’une certaine façon, tous la même chose. C’est-à-dire qu’il y a une édition qui d’une certaine façon fait de l’argent et privilégie un certain type de productions et de publics, et puis d’autres qui sont sa bonne conscience d’une certaine façon. C’est vrai déjà au XIXe siècle, mais disons que ça va se développer, je pense, à partir de la fin du XIXe siècle, cette image de cet éditeur qui a une aura littéraire, intellectuelle, que récupèrent parfois les grands qui font, eux, plus du commerce.

Emmanuel Laurentin : Il faut rappeler quand même que Balzac, au tout début du XIXe siècle, disait : « A la Révolution, une foule d’hommes ignares, paysans la veille, libraires le lendemain se sont rués sur le commerce qui représentait des bénéfices immenses. » La chute des librairies a révélé le secret du papier noirci, Jean-Dominique Mellot…

Jean-Dominique Mellot : Moi, je conclurais plutôt sur un paradoxe apparent. Les auteurs, comme les éditeurs, les imprimeurs-libraires de l’Ancien Régime ne peuvent être audacieux que s’ils sont suffisamment protégés, suffisamment célébrés éventuellement, dans le cas de Voltaire, par exemple, ou suffisamment fortunés. S’ils restent isolés, ils vont être particulièrement vulnérables, ils ne pourront pas être vecteurs d’idées nouvelles, d’idées réformatrices, d’idées audacieuses.

Emmanuel Laurentin : C’est exactement l’inverse de ce qu’on entend, ce que vous êtes en train de dire, aujourd’hui. Aujourd’hui, ce sont les petits qui renouvellent le milieu de l’édition alors que les grands ne sont là que pour avoir une structure capitalistique. Etc., etc.

Gisèle Sapiro : C’est le cas pour le renouveau de l’édition politique. Depuis 95, on a vu émerger une série de toutes petites maisons d’édition : Raison d’agir, fondée par Pierre Bourdieu, Agone, L’esprit frappeur, La fabrique… Ce sont des maisons qui aujourd’hui contestent l’idéologie dominante, alors que de plus en plus l’édition est contrôlée par des intérêts économiques.

Emmanuel Laurentin : Vous êtes d’accord, Élisabeth Parinet, sur cette transformation récente qui irait à l’encontre de ce que disait, pour le XVIIIe et XIXe siècle, Jean-Dominique Mellot ?

Élisabeth Parinet : Oui, mais ça reste toujours de toutes petites maisons. Ça vous cantonne toujours à un rôle tout à fait marginal, un peu de mouche-du-coche, d’une certaine façon, me semble-t-il.

Emmanuel Laurentin : Oui, mais en même temps un rôle de découvreur, sachant que la plupart des auteurs découverts, un jour ou l’autre ne resteront pas chez ceux-là.

Élisabeth Parinet : Ils seront récupérés.

Jean-Dominique Mellot : Tout à fait. Par exemple, quelqu’un comme Voltaire a publié a l’étranger parce qu’il voulait se protéger d’une certaine façon, mais ensuite, son succès a été récupéré au sein du Royaume de France. Ses éditeurs attitrés, c’est les Kramer, mais en France vous avez une foule d’imprimeurs, d’éditeurs qui l’ont repris.

Jean-Yves Mollier : En même temps, je crois, on ne l’a pas évoqué, il a existé en France, au XXe siècle, une édition politique presque, je dirais, institutionnalisée au sens où le Parti communiste français est pratiquement le seul parti politique a avoir décidé de consacrer un effort important à la constitution de grandes maisons : Les éditions sociales internationales, avant la Deuxième Guerre mondiale, Les éditions sociales, dans l’après-guerre, mais…

Emmanuel Laurentin : Pendant la guerre aussi il y avait des éditions particulières qui étaient clandestines.

Jean-Yves Mollier : Bien sûr, La bibliothèque française, d’Aragon, notamment. Après la Deuxième guerre mondiale, on a évoqué tout à l’heure, la très belle personnalité de François Maspero. On a vu se constituer, à la gauche du Parti communiste français, au moment des luttes coloniales, au moment des mouvements de libérations nationales, une forme d’édition également très engagée. Tout cela a disparu. Tout cela a disparu complètement dans la mesure où François Maspero a été privé de sa maison, elle n’existe plus, même si la Découverte se prétend par certains côté l’héritière, il n’y a pas de lien directe entre l’une et l’autre. Les éditions du Parti communiste français ont été liquidées économiquement et financièrement. Il est donc tout à fait logique de voir à la marge, toujours à la périphérie du système, de petites entreprises…

Emmanuel Laurentin : Mais, vous semblez oublier qu’à l’extrême droite, il y avait aussi de petites maisons d’édition de ce type. Les nouvelles éditions latines, par exemple, ont joué ce rôle, en parallèle, d’éditions politiques marquées très à droite.

Jean-Yves Mollier : Du côté de l’Action française, et même avant elle, la France avait connu, avec Albert Savine, la première bibliothèque antisémitique, une collection de textes antisémites au moment de l’Affaire Dreyfus. Mais cette édition d’extrême droite n’a jamais beaucoup compté. Elle a été marginale. Le beau-frère de Brasillach, Maurice Bardèche a tenté, après la Deuxième Guerre mondiale, de reconstituer quelques réseaux. L’édition constituée, l’édition la plus connue, la grande édition, qu’elle vise le public littéraire, ou le grand public, celle-ci fait peu de politique. Elle publie quelques textes, quelques essais mais pas énormément. C’est donc à la périphérie, dans les maisons que vous avez citées, quelques autres également qui apparaissent aujourd’hui, je pense à la Dispute, qui fait également un très beau travail, c’est elles qui effectivement tentent de ranimer la flamme. Quand ça marche, les grandes maisons sont alors immédiatement tentées d’ouvrir une collection. Ça a été le cas avec le Seuil, dont on n’a également pas parlé aujourd’hui, qui a été pendant longtemps une maison engagée, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, au service de la pensée libre, du tiers-mondisme... Ça a été également un des ténors. C’est justement le fait qu’aujourd’hui on est dans une sorte de période un peu atone, ce que certains ont appelé le recul des idéologies, qui fait que c’est un peu les marges du système qu’un bouillonnement extraordinaire se fait sentir et qui aura naturellement des répercutions sur le cœur du système, j’en suis persuadé.

Gisèle Sapiro : Il faut juste rappeler quand même que Jean-Marie Messier se vantait, quand Vivendi a racheté, de publier José Bové, donc ça veut dire que cette fonction est importante même si de fait cette fonction critique est menacée par les grands groupes.

Emmanuel Laurentin : Un dernier mot, Élisabeth Parinet, sur ces évolutions ? Et peut-être aussi, très brièvement, on n’a plus de temps, sur le rôle que joue justement des instituts comme l’IMEC aujourd’hui dans la possibilité de renouer avec une nouvelle histoire de l’édition parce qu’on découvre de nouveaux fonds, on peut travailler sur ces questions-là.

Élisabeth Parinet : D’abord un point que je voulais souligner, c’est le rôle de la distribution, dans ce clivage entre grands et petits éditeurs et je pense que ça, c’est un très lourd handicap pour les petites maisons qui explique souvent leurs difficultés à faire connaître leurs auteurs. Puis, pour terminer, effectivement sur les champs nouveaux qui s’ouvrent en histoire de l’édition. C’est le rôle effectivement de l’IMEC qui ouvrant des archives d’écrivains, mais aussi d’éditeurs, permet de découvrir la complexité des rapports entre les uns et les autres. Pour les archives des éditions du Seuil, il y a un livre en préparation, par Hervé Cevé ( ?).

Emmanuel Laurentin : Et cela change beaucoup de choses Jean-Yves Mollier, justement ?

Jean-Yves Mollier : Oui, mais je dirais que ces maisons d’édition sont ouvertes depuis une vingtaine d’années. Ça a commencé à partir du moment où les éditions Hachette ont accepté d’ouvrir leurs archives, dans les années 1980.

Emmanuel Laurentin : C’est devenu, je crois, un monument historique ?

Jean-Yves Mollier : C’est le seul monument historique dans l’édition, effectivement, par décision du président de la République. Mais aujourd’hui la plupart des maisons d’édition ont compris qu’elles ont intérêt à faire la clarté pour une raison d’ailleurs simple, c’est qu’en général les familles ne sont plus à la tête de ces empires. La famille Lagardère n’a rien à voir avec la famille Hachette et par conséquent Jean-Luc Lagardère a pris cette décision non seulement de verser à l’IMEC toutes les archives de la maison Hachette, mais la totalité des archives des filiales. C’est extraordinaire. Demain, si du côté d’Editis il en est de même, on pourrait pratiquement travailler grâce à l’IMEC, à l’Abbaye d’Ardenne, et grâce également à la Bibliothèque nationale qui a aussi des fonds très importants, on pourrait travailler sur la quasi-totalité des grandes maisons, c’est-à-dire sur l’ensemble des petites maisons, car il n’y a pas de grandes sans petites maisons qui viennent la nourrir en permanence.

Emmanuel Laurentin : Merci, beaucoup. En rappel, pour terminer, vos livres aux uns et aux autres. « Le camelot et la rue », c’est un de vos derniers livres Jean-Yves Mollier, c’est sur la littérature de trottoir, pourrait-on dire, à la fin du XIXe siècle. « Histoire de l’édition française. » par Roger Chartier, Henri-Jean Martin, qui est maintenant en poche, je crois. Il est en format réduit toujours chez Fayard. J’ai cité, « La plume et le plomb. », de François Moreau, Elisabeth Parinet, « Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine. » Gisèle Sapiro, c’est chez Fayard en particulier, et puis je crois, les éditions Créaphis ont publié le colloque sur, « Comment sont reçues les œuvres. » Vous avez travaillé sur les éditeurs Israéliens, la littérature hébraïque en France depuis 1945.



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