Introduction par Emmanuel Laurentin : Deuxième temps de notre série consacrée à l’école historique que constituait patiemment, des années 60 à aujourd’hui, autour de deux figures disparues récemment, Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant. Cette école qui a profondément renouvelée, entre autres, la façon dont on conçoit aujourd’hui la Grèce antique, a été qualifié d’école de « la Grèce à la française ». Hier, un archéologue et ancien directeur de l’Institut national d’histoire de l’art, Alain Schnapp, nous a expliqué comment ce modèle, qui cherchait à penser comme les Grecs, a fasciné sa génération de chercheurs. Demain, nous nous demanderons la place qu’a tenue depuis le XIXe siècle le voyage en Grèce dans la formation classique de l’honnête homme en France, mais aussi dans les images que les Français se firent de ce pays. Et aujourd’hui, notre invité sera l’historien Jacques Revel, membre du comité éditorial de la revue des Annales et ancien président de l’École des hautes études en sciences sociales. Après un documentaire d’Amélie Meffre et Christine Robert, une mémoire de groupe dans laquelle des compagnons de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet évoquerons leur travail en commun au Centre d’études comparées sur les sociétés anciennes, devenu aujourd’hui, Centre Louis Gernet, Jacques Revel reviendra sur la volonté d’interdisciplinarité qui a caractérisée les travaux de l’École des hautes études en sciences sociales, dès les années 60, et nous lui demanderons ce qui reste de cette volonté d’interdisciplinarité aujourd’hui.
« Jean-Pierre Vernant, archive : Une des choses que j’ai tentée de faire, avec le Centre, dès son origine, le centre est sorti de là, ce sont des études comparées, c’est le comparatisme. Louis Gernet disait : Les études grecques ne constituent pas un empire dans un empire. On n’a pas des murailles qui nous entourent. On ne comprend un certain nombre de choses du monde grec que si on le confronte avec le même type de problèmes ailleurs. Et qu’il se soit agit de la terre, que nous avons commencé a étudier tout à fait au début de ce centre, de la guerre, problème de la terre, problème de la guerre, de la divination, du sacrifice, de la mort, des polythéismes, puisque dans toutes ces cultures nos avons aussi des systèmes polythéistes, dans tous ces cas, on ne pouvait comprendre le cas grec, dans ce qu’il comporte de particulier, que dans la mesure où on le confrontait à des civilisations différentes. »
Claude Mossé : Comme beaucoup de jeunes de mon époque, des années d’après la Deuxième guerre mondiale, j’étais attirée par le marxisme, la pensée marxiste et je lisais en particulier avec beaucoup d’intérêt un hebdomadaire qui s’appelait Action, un hebdomadaire communiste, disons d’un communisme libérale, pas du tout dogmatique. Jean-Pierre Vernant était un de ceux qui écrivaient dans ce journal. Donc, moi Jean-Pierre Vernant était un Résistant et un journaliste mais je ne savais pas du tout qu’il s’intéressait à la Grèce ancienne. C’est à partir de ce moment-là, je crois, que l’on a eu des réunions informelles où certaine peut-être sous l’égide de ce qui ne s’appelait pas, je crois encore, le Centre d’études et de recherche marxiste, c’était tout de même autour du marxisme, autour aussi de la revue La pensée. Chaque fois que je le pouvais, je retrouvais justement ces petits groupes où l’on discutait, sans que cela n’ait véritablement une structure très organisée.
Le centre Louis Gernet, quand Vernant et sa bande revisitent la Grèce antique.
Claude Mossé : À partir de 64 a été constitué le Centre qui était rattaché à l’École des hautes études. Le centre s’intitulait : Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Autrement dit ce n’était pas simplement les sociétés classiques, cela comprenait aussi bien l’Antiquité chinoise, orientale, etc. Je me souviens en particulier que notre premier programme a été d’étudier la guerre. Nous avons abordée cette question qui devait déboucher sur la publication, en 68, d’un livre qui s’est appelé « Problème de la guerre en Grèce ancienne », qui a été la première publication commune du centre.
Qui faisait partie de ces réunions ?
Claude Mossé : Parmi les gens qui participèrent au volume, il y avait essentiellement des Français, bien entendu, mais qui n’étaient pas tous nécessairement dans la même tendance idéologique. Les plus jeunes gardaient un certain lien avec le marxisme mais il y avait aussi des gens - par exemple Jacqueline de Romilly a participé à ce volume, Michel Lejeune – qui n’étaient pas dans notre mouvance, si je puis dire. Il y avait également quelqu’un qui allait se spécialisé ensuite dans l’histoire de la guerre, Yvon Garlan, qui allait devenir le grand spécialiste de l’histoire de la guerre. Il y avait également un Anglais, Kirk. Il y avait un Italienne qui était la belle-sœur de Vernant, Elena Cassin, qui était spécialiste de l’histoire orientale. Charles Malamoud, évidemment.
Qui, lui, était plus sur l’Inde, non ?
Claude Mossé : C’est cela, c’était un spécialiste de l’Inde. Il y avait un groupe assez étendu de gens. Il y avait des spécialistes aussi d’histoire romaine, comme Jean-Paul Brisson, par exemple. On débordait largement, si vous voulez, les cadres de ce qu’avait été notre Centre pour commencer. C’était bien la preuve que le Centre avait déjà acquis un certain rayonnement, dû sans doute à la personne même de Vernant et au rayonnement qu’il susciter autour de lui.
À l’instar de Georges Dumézil, quelques années plus tôt, Jean-Pierre Vernant et sa bande de copains, dont Marcel Detienne et Pierre Vidal-Naquet, se lancent dans une recherche comparative. Au regard d’autres civilisations, ils révolutionnent ainsi les études sur la Grèce antiques.
« Jean-Pierre Vernant, archive : Si vous voulez, il y a deux choses dans ce comparatisme. Il y a premièrement le refus de cette conception illusoire de la Grèce et de l’occident comme le seul type de civilisation : les Grecs ils ont tout inventé, tout découvert, le type de science, le type d’art, le type de métaphysique, le type de religion, qui est sorti de ce courant historique particulier, c’est la vérité avec un grand V. cela ne tient pas débout, cela n’a jamais tenu débout et c’est insoutenable aujourd’hui, on le voit bien. Premièrement, détruire, cette idée-là. Mais détruire cette idée-là, ce n’est pas seulement parce que c’est une illusion dont les conséquences sont fâcheuses sur le plan de son esthétique, de son éthique et de sa politique, de chacun de nous, c’est faux du point de vue proprement scientifique. On ne comprend bien la Grèce que parce qu’au lieu d’en faire un absolu, on s’attache à montrer que les traits fondamentaux ne s’expliquent et ne ressortent que relativement à d’autres chemins qui ont été pris. C’est pourquoi j’imagine mal que l’on parle comme ça de ce que j’ai tenté de faire sans qu’une place importante ne soit faite à des gens qui ont travaillé avec moi et avec d’autres que moi, bien entendu, avec d’autres hellénistes, dans des secteurs qui étaient les leurs. »
François Hartog : Quand j’ai rencontré Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, la même année d’ailleurs, quand ils sont venus faire quelques cours à l’École normale supérieur, où je me trouvais à l’époque, c’était en 1969, j’avais eu envie d’aller les écouter, et les ayant écotés, j’ai eu envie de travailler avec eux, à côté d’eux, en tout cas sous leur direction. Je suis allé trouver Pierre Vidal-Naquet, qui me semblait plus accessible que Vernant, qui était un monsieur tout à fait impressionnant, pour lui dire : j’aimerais travailler sur le monde grec. Les choses ont commencées ainsi. J’ai fait une maîtrise avec Pierre Vidal-Naquet et du même coup, j’ai suivi des séminaires de Vernant, celui de Marcel Detienne. Ce groupe, puisqu’il commençait à se former un groupe, m’a attiré. Là, j’ai retrouvé, et fait la connaissance d’un certain nombre d’autres qui étaient dans la même situation que moi, qui étaient en train de faire leurs études, et c’est devenu justement ce que l’on a appelle la génération des élèves de Vernant et de Vidal-Naquet.
Claude Mossé : À ce moment-là, moi qui déjà commençais à être une personne d’un certain âge, c’était vraiment les jeunes. Il y avait Pauline Schmitt-Pantel, les Schnapp, Annie et Alain Schnapp, François Hartog, Nicole Loraux, François de Polignac, un peu plus jeune mais après, etc. Tous ces gens, ce sont vraiment eux, autour d’eux que s’est constitué le Centre, les élèves de Pierre Vidal-Naquet, de Vernant, qui ont travaillé et qui ont pratiquement tous soutenu leur thèse dans les années 70-80.
En quoi c’était important de collaborer à ce centre ? Qu’est-ce qui vous attirait ?
François Hartog : Ce qui nous attirait, c’est que nous étions dans les années immédiatement après 1968, période honnie, comme vous le savez, et nous avions là des personnes qui nous proposaient une manière de regarder la Grèce, de travailler sur la Grèce, de poser des questions aux Grecs, qui semblaient ouvrir des perspectives complètement neuves par rapport à ce que nous avions pu recevoir comme enseignements jusqu’alors dans les Khâgnes ou même à l’université.
Et ça, c’était quelque chose d’assez nouveau, Claude Mossé, ce comparatisme, en tout cas dans les études sur la Grèce antique ?
Claude Mossé : Dans les études sur la Grèce antique, c’était tout à fait nouveau parce que la plupart des enseignants, des professeurs qui enseignaient l’histoire grecque à cette époque, venaient des études classiques. Ils avaient des études de latin, grec, etc. Études classiques, la revue des études grecques, qui était la revue la plus importante à l’époque, l’idée de comparatisme était absolument étrangère à ces hellénistes, je dirais presque, enfermés dans leur hellénisme, dans leur idée de la supériorité d’une culture grecque qui faisait que le reste n’avait aucun intérêt. Et surtout après 68, bien entendu, la coupure va s’approfondi entre d’une part le Centre, avec des gens comme Pierre Vidal-Naquet ou Vernant ont participé au mouvement, en particulier à Paris, et tous ceux qui étaient hostiles. La Sorbonne, Henri IV, c’était vraiment le rejet, nous étions des fumistes, presque.
Vous étiez des fumistes, qu’est-ce qu’on vous reprochait ?
Claude Mossé : On nous reprochait justement de vouloir comparé avec d’autres civilisations. À partir du moment où en particulier le structuralisme a commencé à être très, très répandu, la pensée des gens comme Michel Foucault, Derrida, etc., avoir des contacts avec ces gens-là, cela paraissait absolument extraordinaire, pas du tout bien vu d’un certain milieu traditionnel de la Sorbonne.
François Lissarague : Moi, j’ai une formation extraordinairement classique et traditionnelle. J’ai appris l’archéologie, j’étais avec Villard, de Margne (orthographe incertain) et tout d’un coup j’avais un type qui me posait des questions complètement différentes et cela a été pour moi une expérience géniale. J’ai beaucoup voyagé avec Vernant, on a visité beaucoup de musées, on a regardé cela ensemble. Je crois que lui ai appris à regardé au bon endroit mais lui avec sa tête posait les bonnes questions. Cela s’est fait un peu comme ça.
François Hartog, vous parliez justement de la bande de copains du départ, on sait l’importance qu’accordait Jean-Pierre Vernant à l’amitié, cette fameuse philia chère aux Grecs, c’est quelque chose qui continue quand vous arrivez, quand vous participez au Centre ? Il y a encore ce lien d’amitié fort ?
François Hartog : Oui, parce que Vernant est là, Vidal est là. Les rapports avec Vidal-Naquet ne sont pas du tout les mêmes qu’avec Vernant et ces quelques personnes qui se retrouvent là autour d’eux participent de ce même intérêt intellectuel, partagent ce même intérêt intellectuel. Ils ne font pas du tout les mêmes choses d’ailleurs. Nous n’avons pas du tout fait les mêmes choses par la suite. Nous avons travaillé avec cette référence commune, avec cette proximité d’amitié avec Vernant, avec Vidal-Naquet, avec Detienne tout un temps, avec Nicole Loraux, qui a disparue. Il y avait tous ces éléments, chacun essayait de construire son propre cheminement, en fonction des questions qui lui paraissaient les plus fortes pour lui mais le lien personnel était présent et est resté présent jusqu’à aujourd’hui.
Claude Mossé : Je me souviens par exemple que pour la soutenance de thèse de Pauline Schmitt-Pantel, nous nous sommes déplacés, tout le Centre presque, pour aller à Lyon, parce que c’est à Lyon qu’elle avait soutenu sa thèse. Il y avait vraiment entre les anciens et les plus jeunes, la génération disons de ceux qui étaient arrivés à l’université après 68, des liens très étroits et amicaux. On n’aurait pas eu l’idée de ne pas être présents. Quand Pierre Vidal-Naquet lui-même a soutenu sa thèse, c’était au début des années 70, je ne me souviens plus exactement, à Nancy, c’était la même chose, une partie du Centre s’était déplacée à Nancy pour aller assister à la soutenance.
François Lissarague, quand on évoque le Centre Louis Gernet, ce qui va devenir le Centre Louis Gernet, on évoque surtout l’amitié. Vous avez senti cela vous en arrivant ?
François Lissarague : Oui, cela et plus que ça. L’amitié, c’est le charisme de Vernant d’abord qui a une attention aux autres. Je pense que c’est lui qui a mis ensemble toute une série de choses que chacun dans son coin n’aurait jamais associées comme ça. Il y a cette amitié là, je dirais verticale, avec les plus âgés, comme Vernant et même Vidal plus jeune mais qui avait l’âge de mon père, puis une amitié horizontale avec ceux avec qui on a travaillé très vite, Alain Schnapp, Françoise Frontisi-Ducroux, Jean-Louis Le Grand, Pauline Schmitt pour ce qui me concerne autour des images, parce que pour moi ça a été cela, le Centre ne se réduit pas à cela, loin de là. Je suis rentré pour ça et cela a été vraiment une fête. On s’est beaucoup baladé, on a beaucoup voyagé pour travailler ensemble. C’est une espèce d’enthousiasme, ça rend jaloux et c’est difficile à transmettre. La suite du Centre doit trouver quelque chose comme ça, cela ne se décrète pas ça, cela se vit, donc il faut voir…
François de Polignac, avec vous, on est quoi, face à la troisième génération ?
François de Polignac : Effectivement, on peut considérer cela comme la troisième génération, celle qui est entrée au Centre Louis Gernet au début des années 80, après avoir été étudiants, avoir préparé des thèses dans les années 70. Donc, nous sommes représentants de la période où Centre Louis Gernet s’est à la fois considérablement agrandi, consolidé. Nous sommes assez nombreux à être entrés généralement par le biais du CNRS. À cette période là, nous sommes nombreux a y être entrées en tant que chercheurs du CNRS, rattachés au Centre.
Et vous, vous venez par qui ? Vous venez par Claude Mossé ?
François de Polignac : Oui, effectivement c’est Claude Mossé que j’avais rencontré en 1973, à l’époque où je cherchais quelqu’un pour diriger un travail de maîtrise. Comme j’étais membre de l’École normale supérieur de Saint-Cloud, on m’avait dirigé vers les historiens, donc vers Claude Mossé. C’est par elle, dès cette époque, que j’ai pris fait connaissance avec Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et que j’ai commencé à suivre leurs séminaires, et naturellement le séminaire de Claude Mossé. C’est donc ainsi que je suis entré dans le circuit, si je puis dire, de l’équipe.
Vous faites une thèse avec Claude Mossé justement. Ça a porté sur quoi, votre thèse ?
François de Polignac : La thèse portait sur la formation de la cité grecque, la genèse de la cité grecque. C’est une thèse que j’ai soutenu en 1979, sous sa direction et avec Pierre Vidal-Naquet, comme directeur d’études qui me permettait de me rattacher à l’École des hautes études en sciences sociales. Dans cette thèse, j’ai étudié le processus de formation de ce que l’on pouvait appeler la cité grecque justement en me détachant un peu des définitions classiques qui avaient été données jusque là et en essayant de trouver par d’autres biais, en particulier par les formations des groupes, comment les sociétés se constituent par différente formes de groupement, d’association, en particulier par le biais des cultes et de la religion, comment les sociétés grecques de haute époque, VIIIe-VIIe siècle, avaient constitué un ensemble, des ensembles que l’on pouvait qualifier effectivement de cité où le politique en tant que tel apparaissait.
Claude Mossé : Les jeunes des années 68-70, ayant fait leur thèse, ayant accédé à l’enseignement supérieur, ont à leur tour des étudiants, par conséquent ces étudiants ont grossi les rangs des chercheurs du Centre au point qu’à un certain moment on a même mis des conditions d’accès au Centre, il fallait prouver quand même qu’on était prêt à travailler, à participer à certaines recherches collectives, à assister à des séminaires etc. N’importe quel étudiant ne pouvait pas venir, on a été forcé parce qu’effectivement le succès du Centre faisait qu’il fallait limiter dans une certaine mesure les conditions d’accès, du moins à l’appartenance au Centre.
François Hartog : Ce Centre n’a jamais fonctionné comme une espèce de secte où si l’on ne pensait pas comme le maître on n’avait qu’à prendre la porte, disparaître d’une manière ou d’une autre. Justement un des traits de cette rencontre improbable qui s’est produite, c’est que celui qui en a été l’inspirateur, Vernant, le fondateur, est tout le contraire d’un maître qui dicterait aux uns et aux autres ce qu’ils doivent penser, doivent faire, comment développer leur réflexion et qui marquerait des lignes des interdits, etc. Vidal-Naquet a employé une expression tout à fait parlante, pour évoquer cette présence de Vernant, en disant : « Le maître libérateur ».
François de Polignac, actuel directeur du Centre Louis Gernet.
François de Polignac : Nous tenons d’une part à garder je dirais une sorte de fluidité intellectuelle qui nous permet de ne rien ériger en dogme, même de ce que nos propres maîtres ont écrit. Il est important pour nous de pouvoir revenir dessus pour nous en nourrir mais aussi pour retravailler, adopter éventuellement de nouveaux points de vue. L’autre aspect essentiel, c’est dans l’organisation du travail, dans les relations entre les membres du Centre, c’est complémentaire évidemment, c’est de garder, autant que possible, cette sorte de culture de l’échange, de la communication, et je dirais de la réflexion informelle, qui a toujours joué un rôle extrêmement important dans le Centre. Cette circulation facile de la parole, cette capacité d’échange, cet accueil de nouvelles pensées et d’ouverture faite en particulier aux jeunes, qui leur permettent de venir avec de nouveaux points de vue, etc., ça, pour nous, c’est quelque chose d’absolument indispensable, sans quoi le Centre ne serait pas exactement effectivement ce qu’il devrait être.
François Lissarague : L’histoire intellectuelle, celle qui naît de Vernant, ne s’est pas faite que dans le Centre. Il y a toute une série de gens qui travaillent ailleurs, à l’étranger beaucoup, en prenant la référence à Vernant, la même que nous : Métin, à Sienne, Di Donato, à Pise, des gens en Angleterre, aux Etats-Unis. Puis, dans la jeune génération, il y a des gens qui ont développé des progrès parallèles, je pense à Christian Jacob, qui s’intéresse à l’histoire des savoirs, un projet très proche de ce que Detienne à un moment avait proposé sur les savoirs de l’écriture. Voilà, ces des ramifications qui se développent comme ça. Il y a toujours besoin d’un endroit, d’un lieu, de livres, d’outils pour travailler, on n’est pas des purs esprits. En même temps, on n’a pas non plus besoin d’un cyclotron, donc on ne coûte pas très cher et cela avance, ça marche comme ça. Vernant a tenu ça, a su tenir ça, pendant 40 ans. Je ne connais pas d’intellectuel, d’histoire intellectuelle qui ait durée ce temps là. C’est vraiment son charisme, ça. Des Vernant, il n’y en a pas 50, des Vidal, non plus !
François Hartog : L’amitié est une chose, mais cette amitié est restée très profondément empreinte de respect. En quelque sorte, elle est restée comme un don.
Emmanuel Laurentin : Bonjour Jacques Revel.
Jacques Revel : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Merci d’être avec nous. Je rappelle que vous êtes membre du comité éditorial de la rue les Annales, vous avez été président de l’École des hautes études en sciences sociales. Vous êtes historiens et vous avez beaucoup côtoyé, à l’École des hautes études en sciences sociales, tous ceux dont les noms ont été cités, ou tous ceux qui parlaient ici même à propos de cette école. Quand on écoute une sorte de remémoration de ce qu’était cette école, qui n’en était pas une tout en étant une, on s’aperçoit qu’il est difficile en termes d’histoire intellectuelle de rassembler ces souvenirs, de ce dire ce que c’était exactement, comment cela fonctionner, ce qu’étaient les rapports entre les différents membres, les différentes générations, des générations qui sont courtes puisque certains se considèrent comme d’une troisième génération à peine dix ans après que les gens de la deuxième génération y soit entrés, par exemple.
Jacques Revel : En fait, il y a deux histoires. Il y a une histoire interne sur laquelle j’ai peu de choses à dire parce que je ne suis pas un historien de la Grèce, du monde antique, ni d’une des aires de comparaison auxquelles les membres du Centre ont recouru depuis 40 ans, je viens d’un autre horizon, qui est l’histoire moderne. Donc, là-dessus, je n’ai en gros que de l’anecdotique à dire et certainement moins bien que ce qui vient d’être exprimé. Puis, il y a une histoire externe du Centre et celle-là je pense en revanche que l’on peut la comprendre sans trop de mal. D’abord pour rappeler qu’elle commence bien avant. On parle de trois générations mais c’est quatre qu’il faudrait dire…
Emmanuel Laurentin : Parce qu’il faudrait parler de la génération Louis Gernet et Ignace Meyerson.
Jacques Revel : Exactement !
Emmanuel Laurentin : L’entre deux guerres.
Jacques Revel : Oui, Vernant s’est toujours reconnu deux maîtres. Toute sa vie, très tard, il a tenu à rappeler la dette qu’il avait envers eux. L’un, c’était un helléniste hors cadre, si je puis dire, Louis Gernet. Longtemps professeur à Alger, où il était devenu l’ami de Fernand Braudel, qui presque toute sa vie a enseigné la version et le thème grec avant de rejoindre, en 1948, la toute nouvelle VIème section de l’École pratiques des hautes études...
Emmanuel Laurentin : Qui allait devenir l’École des hautes études en sciences sociales.
Jacques Revel : Au fond, l’œuvre de Gernet n’avait pas été oublié, elle était restée obstinément marginale. Or, qu’est-ce qu’il y avait derrière Gernet ? Il y avait un projet que là aussi on a longtemps perdu, qui était le projet durkheimien. Gernet faisait partie de la première génération des disciples d’Émile Durkeim, ce qui, dans des champs de savoirs très différents faisait les preuves des grandes conceptualisations de la sociologie durkheimienne et aussi du comparatisme. Gernet, Granet, sur la civilisation chinoise, c’est ce projet. Je dirais que c’est la généalogie oublié de l’École des hautes études. C’est aussi, par beaucoup d’aspects, la généalogie oubliée du structuralisme.
Emmanuel Laurentin : Est-ce que c’est une vision totalisante des sciences sociales ? Une vision où il faut faire dialoguer entre elles les sciences sociales pour donner un sens global.
Jacques Revel : Non, c’est une vision centrée sur une démarche une méthode, les règles de la méthode sociologique telles que Durkheim les avaient codifiées. L’idée n’est pas du tout un modèle interdisciplinaire. C’est un modèle d’« a-disciplinarité », au fond autour d’une méthode centrale, celle que Durkheim avait conçue, qui avait été affinée : des historiens, des juristes, des économistes, des psychologues et des sociologues, bien entendu, mettaient en œuvre un projet commun.
Emmanuel Laurentin : Mais comment l’histoire entre-t-elle dans ce cadre là ? Pierre Vidal-Naquet, on l’a dit hier, avec Alain Schnapp, s’est toujours présenté comme un historien, il y avait des historiens dans cette école autour de Jean-Pierre Vernant. Et l’histoire est un peu en concurrence, peut-être beaucoup, avec ce projet durkheimien que vous écrivez.
Jacques Revel : Dans ce projet, l’histoire était une servante, c’est-à-dire qu’elle offrait la dimension de temps et la possibilité de comparaison temporelle à une conceptualisation fondamentalement sociologique. Je dirais que c’est ce qui fait que malgré des réussites magnifiques, Gernet parmi eux, le projet durkheimien n’a pas eu d’avenir parce qu’à l’époque la sociologie est une tête très intelligente sur un corps minuscule alors que l’histoire c’est peut-être moins intelligent mais c’est une puissance dans le système académique. Au fond, on pourrait dire que le projet durkheimien a été en partie repris par les Annales 30 ans plus tard, par Bloch et Febvre mais en oubliant la part centrale d’un cahier des charges méthodologiques et épistémologiques rigoureux et en organisant cette foi une confrontation entre les disciplines réunis autour de l’histoire. C’est la singularité du modèle français. Ce n’est pas la même chose que le projet durkheimien et cela en reprend une partie des virtualités.
Emmanuel Laurentin : Mais comment cette école, du Centre Louis Gernet, Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, a-t-il réussit à tenir pendant 40 ans, disait pour finir François Hartog, je crois, tous ces bouts, tous ces fils ? Parce que ce n’est pas si simple l’anthropologie d’un côté, la comparaison de l’autre, le structuralisme qui évidemment dans les années 60 prend sa place aussi, la psychologie issue de Meyerson, et l’histoire qui évidemment veut être présente dans cette discussion-là.
Jacques Revel : C’est vrai que l’École des hautes études ou le milieu qu’elle offrait au moment où le Centre a été crée, en 1964, rendait possible une sorte de confrontation souple, faiblement organisée, de ce qui se faisait pratiquement entre l’histoire et les diverses sciences sociales. Vernant est un très bon exemple. Vernant est philosophe de formation…
Emmanuel Laurentin : Il ne s’est jamais défini comme historien.
Jacques Revel : Il ne s’est jamais défini comme historien. L’anthropologie était ce qu’il y avait de plus proche, en tout cas c’est le nom de baptême que l’on a donné à la gamme de travaux très divers qu’il a fait mais ce n’était pas une anthropologie fortement codifiée comme l’était au même moment le modèle proposait par Claude Lévi-Strauss. Au fond, je dirais qu’il y avait peu de soucis d’orthodoxie. Il y avait un projet d’intelligence d’un monde dont Vernant et ses amis pensaient qu’il avait été mal compris ou pas compris. Là, je pense que je peux donner l’exemple de ce qu’a été l’expérience de ma génération et pour quelqu’un qui voyait les choses de dehors, - encore une fois, de près ou de loin, je n’ai jamais été l’un d’eux même si j’ai entretenu des relations fortement amicales avec beaucoup d’entre eux - l’homme Grec tel, que nous l’apprenions les khâgnes ou à l’université, c’était en gros un modèle élaboré par des savants Bavarois dans la première moitie du XIXe siècle, parfait. L’homme Grec tel que Vernant, ses amis, ses disciples nous le proposaient, c’était quelque chose de beaucoup plus compliqué, d’éventuellement plus contradictoire, cela ne se réduisait pas à une définition, on l’approchait par pans, exactement comme on clive une pierre en la taillant, et on faisait apparaître des niveaux d’interprétation, des gammes de problèmes qui étaient totalement inédits mais qui en même temps nous posaient des questions à tous. C’est là que le transfert s’est fait, c’est aussi là que le problème, je dirais, de la circulation disciplinaire a été rendu fastidieux. Je vais prendre un exemple. Lorsque Vernant et Marcel Detienne ont écrit ensemble un livre, qui a été très important pour ma génération d’historiens, sur La métis, c’est-à-dire sur l’intelligence rusée, là où la tradition philosophique, la tradition littéraire faisaient l’éloge de la raison grecque comme d’un absolu, ils ont exhumé, à partir d’une série de textes,…
Emmanuel Laurentin : Une autre tradition, pourrait-on dire.
Jacques Revel : Une tradition tout à fait différente, qui était celle je dirais du cours oblique. C’est quelque chose qui suscitait des échos dans toute une série d’études qui n’avaient rien à voir avec la Grèce. Il est vrai que cela allait de ce que Michel de Certeau appelait le braconnage à ceux qui d’autres, comme moi, lisant, pour d’autre relisant Aristote, découvraient comme la prudence, l’intelligence pratique, Phronesis, etc. Ça a essaimé dans des champs qui n’étaient pas prévus.
Emmanuel Laurentin : Ça a essaimé rapidement ? Ça a essaimé justement par l’intermédiaire de cette organisation souple que vous décriviez tout à l’heure, sans structure véritables, qui était aussi le propre de cette École des hautes études en sciences sociales dans les années 60-70 ?
Jacques Revel : Oui, ça circulait à la faveur de séminaires, de livres que l’on se passait de la main à la main. Moi, à partir de 75, j’ai été responsable de la revue Les Annales, je faisais la revue tous les jours, c’était un poste formidable pour voir circuler de la proposition intellectuelle, pour mettre ensemble des choses, confronter des choses, opposer des choses. L’École des hautes a d’abord été conçue, par Braudel et par ses successeurs, comme un lieu d’interlocution. C’est un endroit fait pour discuter.
Emmanuel Laurentin : Et cela marchait visiblement assez bien. Une des questions que je me pose, dans un des textes que vous avez écrit, vous-même, Jacques Revel, je crois d’ailleurs que c’est dans le livre que vous avez fait paraître récemment, aux éditions Galaade, « Un parcours critiques / Douze exercices d’histoires sociales », où vous rassemblez des textes divers de réflexion sur l’histoire, vous disiez que vous étiez devenu historien, les uns ou les autres, dans un moment où le territoire de la discipline, territoire entre guillemets, pour rappeler le titre d’Emmanuel Le Roy-Ladurie, « Le Territoire de l’historien », paraissait devoir s’élargir indéfiniment. Alors, comment se fait-il que le territoire de l’historien semblait s’élargir indéfiniment et qu’il n’y a pas eu de conflit a priori avec justement ces interprétations, un lieu comme celui crée par Vernant et Vidal-Naquet ? Évidemment il y avait toujours cette possibilité, pour l’historien, de vouloir continuer son travail anthropophage, pourrait-on dire, d’aller chercher dans les autres disciplines, rameuter ces autres disciplines et ces découvertes sur le territoire de l’historien.
Jacques Revel : Je crois que le Centre, qui ne s’appelait pas encore Gernet, était fait pour ça. Il était fait pour produire des idées, construire des objets et faire réfléchir. Faire réfléchir les gens travaillant sur les sociétés dites anciennes : Malamoud, Cassin, Jacques Gernet, le fils, etc. mais aussi des gens qui travaillaient sur des époques très différentes. Je rappelle que Le Goff et Vidal-Naquet ont écrit ensemble, « Lévi-Strauss en Brocéliande ». Encore une fois, je pense qu’il n’y avait pas du tout de tension. Il y avait d’autant moins de tensions que même si Vernant a été perçu dans les années 60, début des années 70, comme l’un des tenants de la pensée structuraliste, son structuralisme n’a jamais été agressif. Il était très intellectualisé, très faiblement codifié.
Emmanuel Laurentin : Donc, permettait que l’on discute avec lui. Lorsque vous étiez président de l’École des hautes études vous avez évidemment introduit de nombreuses fois les conférences marc Bloch, qui avaient été instituées à l’École des hautes études, et vous avez accueilli Charles Malamud. On retrouve sur le site de l’École des hautes études ce que vous avez dit lorsque Charles Malamud est venu pour la 24ème conférence Marc Bloch, c’était en 2002, vous disiez : « On reparle beaucoup de comparaison ces temps-ci, ils sont peu nombreux ceux qui s’y sont risqués avec autant d’audace, d’opiniâtreté et de discrétion. À distance. Un échange avec Jean-Pierre Vernant donne les enjeux qui sont les vôtres et qui sont partagés. Dans un hommage à celui-ci en 1997, vous lui saviez gré que mettre en évidence la cohérence d’une culture ce n’est pas la refermer sur elle-même, c’est créer es conditions et faire apparaître les critères de la comparaison. » Cette comparaison, c’était central puisque c’était déjà dans le titre même du Centre. C’est quelque chose qui reste de cette tentative de plus de 40 ans ?
Jacques Revel : Je pense que oui. La comparaison, les historiens en particulier la revendique en permanence. C’est la chose la plus difficile à faire. Et c’est quelque chose dans le statut est problématique. Encore une fois les durkheimiens ont mis en œuvre un projet comparatif, assez systématique autour de problème de morphologie sociale par exemple. La comparaison telle que la concevaient les deux ou trois premières générations des Annales relavait plus de la mise en regard d’expériences que de tentative de formalisation. Le structuralisme au contraire a été un projet de comparaison d’unités rigoureusement définies. À cet égard, le structuralisme à nouveau, par beaucoup d’aspects, reste proche de Durkheim. Encore une fois, c’est un exercice inconfortable, mais nous sentons que nous devons le faire, nous le faisons parfois de manière sauvage et du coup décevante. C’est un peu la mauvaise conscience de beaucoup d’historiens, en tout cas les historiens qui pensent que l’intérêt de ce qu’ils font ne devrait pas s’arrêter à ce qu’ils ont sous le nez.
Emmanuel Laurentin : Et quand cela a été fait de façon régulière, opiniâtre pourrait-on dire, comme dans l’exemple de ce Centre, cela avait des effets ?
Jacques Revel : Oui, cela a produit des effets. J’entends par là que le modèle à nouveau a essaimé. Lorsque Le Goff et Schmitt ont organisé un grand colloque sur le charivari, sur les rituels d’aversion destinés à sanctionner des désordres dans le monde social ou dans le monde cosmique, c’était quelque chose du même genre, c’est-à-dire réunir des études autour de ces rituels d’aversion et essayer de dégager ce qui pouvait être mis en commun ou ceux qui au contraire résistaient à la comparaison. Ce genre de chose a nourri la vie l’École des hautes études et cela la nourri encore aujourd’hui et c’était un mode normal de faire.
Emmanuel Laurentin : Quelque chose m’intrigue et m’intéresse, je posais la même question, hier à Alain Schnapp, pourquoi cette promesse d’altérité, - comme dit dans le texte « Back to the Greeks », publié dans la tragédie d’Athènes, dans la librairie du XXIe siècle, texte posthume de Nicole Loraux – avait autant d’effets sur les sciences sociales des années 60-70 ? Elle dit que cette promesse d’altérité des Grecs par exemple, cette idée que les Grecs étaient autres que ce que l’on nous avait présenté auparavant, rencontrait le désir d’une génération de chercheurs. Jacques Revel, on peut penser effectivement aux travaux en histoire de Levi, à la microstoria, Jeanne Favret-Saada, au travail sur les sorcières, il y a quelque chose aussi qui dans ces années 60 et 70, intrigue et intéresse dans ce qui est totalement autre, a priori.
Jacques Revel : Cela recouvre plusieurs choses. La première, qui relève un peu de l’esprit du temps, même si je parle d’un temps qui est un peu honni ces temps-ci,…
Emmanuel Laurentin : Vous voulez parler de 68…
Jacques Revel : De 68, même l’avant puisque je suis plus vieux que François Hartog. Il y a eu cette idée qui était à la fois généreuse et probablement un peu naïve que la vérité d’une société se disait sur ses marges, par exemple…
Emmanuel Laurentin : Ce que pensais Michel de Certeau aussi…
Jacques Revel : Ce que pensais Michel de Certeau dont j’ai été proche, ce que j’ai pensé, pas très longtemps, parce que je ne pense pas qu’il y ait de statut absolu de la marginalité, mais c’était dans…
Emmanuel Laurentin : C’était l’époque où Borislav Geremek, qui travaillait avec Jacques, Le Goff, travaillait sur les marginaux parisiens du XIVe siècle…
Jacques Revel : Exactement, il y a toute une gamme d’études, c’est les débuts de Farge…
Emmanuel Laurentin : Absolument, Arlette Farge…
Jacques Revel : Il y a ça, bien entendu. C’est une figure de l’altérité. Il y a quelque chose de plus profond, que l’on a baptisée du nom très général, trop général, d’anthropologie, qui était au fond l’idée qu’aucune concrétion socioculturelle, si prestigieuse soit-elle, les Grecs par exemple, n’avait vocation à être pensée pour elle-même. Elle était faite pour être pensée en relation avec autre chose. Cela pouvait prendre des formes très diverses. Et tous ceux qui se sont risqués sur les voies de l’anthropologie historique ne partageaient pas l’idée que l’on arriverait à définir des coordonnées générales ou une grammaire fondamentale des civilisations ou des cultures. Au fond, l’idée que tout avait vocation à être mis en relation, en rapport, et évaluer par rapport à des phénomènes dont en est en train de montrer qu’ils étaient comparables, ça, c’est devenu une idée très, très familière. Je dirais que cela s’accompagne de ce que l’on pourrait appeler une ethnologisation des esprits. C’est le moment au fond où tout le monde s’est mis à moins croire au progrès, à l’idée que l’histoire avait une direction et un sens, et où en revanche entre les plages du temps, on a pensé qu’il était bon à penser, de montrer qu’il existait des phénomènes comparables et pensables ensemble.
Emmanuel Laurentin : Ça, c’était le penser ensemble de Pierre Vidal-Naquet et de Jean-Pierre Vernant, mais dans ce même texte que je cite de Nicole Loraux, titré « Back to the Greeks », elle dit qu’au bout d’un certain temps, cette anthropologie historique a eu intérêt à rejoindre le chemin de l’histoire, elle montre l’intérêt du gauchissement historique vers l’histoire, avec des exemples comme Pierre Vidal-Naquet, François Hartog, Pauline Schmitt, Catherine Darbo-Peschanski, et elle dit : même moi, Nicole Loraux, j’ai fait le chemin vers l’historien Marc Bloch. Alors, ça, c’est intéressant de se demander est-ce que ce n’était pas les limites, d’après ce que dit en tout cas, de façon posthume, Nicole Loraux, de cette école historiographique ?
Jacques Revel : Je ne crois pas. Je ne pense pas. D’abord, Nicole Loraux avait une formation d’historienne et le texte que vous citez est publié de façon posthume, un texte qui date de 94-93…
Emmanuel Laurentin : 96.
Jacques Revel : Qui avait été pensé comme une sorte de bilan des études réunies autour du Centre Gernet. Je pense que ce qu’elle a en tête, c’est quelque chose de différent. C’est l’idée non pas qu’il y aurait une sorte d’impasse anthropologique dans les travaux du Centre mais que l’on peut renouveler la lecture de ces phénomènes à la faveur de ce qu’elle appelait le bon usage de l’anachronisme, c’est-à-dire d’une lecture à partir d’une question du présent. Et pour quelqu’un qui comme elle s’est intéressait au statut du politique dans la Grèce ancienne, c’était plus qu’évident.
Emmanuel Laurentin : C’est ce qu’écrit Pierre Vidal-Naquet, dans « Les Grecs, les démocraties et nous », il le rappelle, en mettant ensemble...
Jacques Revel : Ou sur Flavius-Josèphe dans « Flavius Josèphe ou le bon usage de la trahison »…
Emmanuel Laurentin : Absolument...
Jacques Revel : Alors, ça, je pense que c’est une préoccupation, - de manière explicite, dans le cas de Vidal-Naquet, Loraux ou de Hartog, ou de manière implicite, dans le cas de Vernant – qui a toujours été au centre des intérêts de ce groupe. Claude Mossé rappelait, tout à l’heure leur, engagement politique, et moi je peux rappeler que pour les gens de ma génération, Vernant et Vidal-Naquet c’étaient aussi deux grands héros civiques.
Emmanuel Laurentin : Ça, c’est évident.
Jacques Revel : Vernant, Résistant, et Vidal-Naquet, Résistant d’une autre manière, à l’époque où moi je faisais mon apprentissage politique, à la fin de la Guerre d’Algérie. Ce sont des gens que le politique n’a pas cessé d’interroger. Je crois que cela serait faux de penser qu’ils se sont enfouis dans l’anthropologie en s’éloignant de l’histoire.
Emmanuel Laurentin : C’est d’ailleurs je pense ce qui attirait tous les étudiants chez eux.
Jacques Revel : Exactement, non pas au sens où cela aurait été une sorte de base rouge de relecture de la Grèce ancienne, mais parce que les questions qu’ils posaient à propos de la Grèce ancienne ont toujours été pensées comme des questions du présent.
Emmanuel Laurentin : Dans ce même texte, Nicole Loraux dit : « Il fallait penser l’altérité des Grecs mais il fallait aussi penser leur proximité. » C’était toujours cette difficulté à penser contre une école ancienne, celle d’avant, qui pensait le lien direct, pourrait-on dire, entre les Grecs et notre démocratie, ça, c’était l’imposition de la volonté e Jean-Pierre Vernant, mais il fallait aussi repenser la question de leur proximité.
Jacques Revel : Oui, Nicole avait écrit un texte intitulé, « Thucydide n’est pas un collègue », un très beau texte, qui dit un peu ça.
Emmanuel Laurentin : Qui était un peu une pique, il faut bien le dire, par rapport à quelqu’un qui avait beaucoup défendu Thucydide, Jacqueline de Romilly.
Jacques Revel : Je ne crois pas, il y a des tas de raisons, Jacqueline de Romilly mais Isaiah Berlin, Hanna Arendt, beaucoup de grands esprits ont réfléchi sur Thucydide, on peut réfléchir sur Thucydide, le tout est de trouver la bonne distance. Au fond, ce que Nicole Loraux cherchait à montrer, c’est en quoi Thucydide, qui n’est pas notre proche, permet encore de poser des questions sur le monde dans lequel nous vivons.
Emmanuel Laurentin : Merci, Jacques Revel d’avoir bien voulu venir pour expliquer le contexte de cette école du Centre Louis Gernet, de l’extérieur, comme vous l’avez bien dit, néanmoins avec beaucoup d’acuité par rapport justement à cette historiographie des années 60 et 70. Je rappelle que vous êtes l’auteur, chez Galaade, - dont il faut saluer le travail parce qu’ils font un travail assez remarquable avec justement beaucoup de gens de l’École des hautes études. Il y a François Hartog qui a publié chez eux, ou Maurice Olender, avec « La Chasse aux évidences » - « Un parcours critiques / Douze exercices d’histoires sociales ».
Demain nous continuons en allant sur le chemin de ceux qui partaient pour la Grèce au XIXe siècle mais aussi au XXe siècle. Qu’allaient-ils y chercher ? Qu’allaient-ils y trouver ? On peut penser que Jean-Pierre Vernant n’allait pas chercher la même chose que certains autres qui allaient voir là aussi une Grèce éternelle. Lui, il allait voir la Grèce des années 30 aux années 70 ou 80.
Merci à Claude Mossé, François Lissarrague, François Hartog, et François de Polignac et pour leur participation au documentaire d’Amélie Meffre et de Christine Robert. La réalisation aujourd’hui était signée par Christine Robert avec là la technique Martin Delafosse.
Livres signalés sur le site de l’émission
– François Hartog, « Anciens, Modernes, Sauvages », Ed. Galaade, 4 novembre 2005.
Note de l’éditeur : « Adieu sauvages ! Adieu voyages ! » : ainsi s’achevaient les Tristes Tropiques de Lévi-Strauss. S’appuyant sur les réflexions que lui inspire ce texte, François Hartog se lance ici dans une nouvelle enquête. Des Anciens aux Modernes, des Modernes aux Sauvages, des Sauvages aux Anciens, il s’interroge sur les espaces d’entre-deux, les discordances et les interactions entre ces trois concepts.
Aux réflexions qu’il a menées sur l’altérité et la frontière, dans l’optique d’une histoire culturelle du monde antique, et aux travaux qu’il a publiés sur l’écriture de l’Histoire tant ancienne que moderne, François Hartog ajoute aujourd’hui une nouvelle question : celle des usages et des appropriations modernes de l’Antiquité.
Parcourant le temps, de l’Antiquité à la seconde moitié du XXème siècle, il dresse des parallèles entre des personnages historiques qui ont compté ou entre des notions venues de l’Antiquité et reprises par les Modernes en y ajoutant une troisième figure, surgie avec la découverte du Nouveau Monde : celle du Sauvage. C’est donc une véritable histoire intellectuelle de la culture européenne que nous propose ici François Hartog. - Jacques Revel, « Un parcours critique : douze exercices d’histoire sociale », Ed. Galaade éditions, 12 octobre 2006.
Faire de l’histoire est une préoccupation ancienne. Or cette activité paradoxale et pourtant familière n’a cessé de changer. Même si le temps de la discipline historique est plus lent, moins dramatique, que celui de l’histoire des hommes, les manières de penser et les manières de faire se transforment. Depuis une génération, dans des sociétés profondément ébranlées, ces pratiques de recherche ont connu des déplacements et des renouvellements marqués. Associant analyses historiographiques et études de cas, ce volume illustre une démarche personnelle attentive à la réflexion et aux débats des historiens. Entre le moment des certitudes savantes, le temps des turbulences et des doutes qui a suivi et les propositions qui s’esquissent aujourd’hui, ces exercices proposent un parcours critique.
– Jacques Revel, « Un parcours critique : douze exercices d’histoire sociale », Ed. Galaade éditions, 12 octobre 2006.
Faire de l’histoire est une préoccupation ancienne. Or cette activité paradoxale et pourtant familière n’a cessé de changer. Même si le temps de la discipline historique est plus lent, moins dramatique, que celui de l’histoire des hommes, les manières de penser et les manières de faire se transforment. Depuis une génération, dans des sociétés profondément ébranlées, ces pratiques de recherche ont connu des déplacements et des renouvellements marqués. Associant analyses historiographiques et études de cas, ce volume illustre une démarche personnelle attentive à la réflexion et aux débats des historiens. Entre le moment des certitudes savantes, le temps des turbulences et des doutes qui a suivi et les propositions qui s’esquissent aujourd’hui, ces exercices proposent un parcours critique.