Introduction par Emmanuel Laurentin : Deuxième temps de notre semaine consacrée aux Gaulois, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’invention du personnage d’Astérix et de ses compagnons. Nous y reviendrons d’ailleurs jeudi, avec un documentaire enregistré par Anaïs Kien et réalisé Véronique Samouiloff, il y a une quinzaine de jours, à Bobigny, à l’occasion d’une journée d’étude de l’Université de Paris 13 autour de la figure du petit guerrier gaulois. Hier, le professeur au Collège de France, Christian Goudineau, nous a dit combien les recherches des trente dernières années, en histoire et en archéologie, avaient profondément bouleversé les idées reçues sur les Gaulois. Une fois les bases modernes sur les Gaulois fixées, nous allons aujourd’hui nous demander comment la Gaule et les Gaulois ont ressurgi dans l’histoire de notre pays, au XVIe siècle, et non au XIXe siècle, comme on le pense. Souvent sur fond de guerres de religions, les juristes du Royaume ont ainsi momentanément mis fin aux origines troyenne de la France. Nous allons le voir avec Anaïs Kien, de « La Fabrique de l’Histoire », avec Jean-Marie Le Gall, professeur d’histoire moderne à l’Université de Rennes 2, auteur de « Le mythe de Saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Champ Vallon ; Laurent Avezou, archiviste paléographe, docteur ès-lettres, est professeur de classes préparatoires au lycée Pierre de Fermat à Toulouse, auteur de « Raconter la France : Histoire d’une Histoire », chez Armand Colin et Claude-Gilbert Dubois, professeur honoraire de l’Université Michel de Montaigne et auteur de « Récit et mythe de fondation dans l’imaginaire culturel occidental », c’est publié aux Presses universitaires de Bordeaux. Et en compagnie également de Martin Amic, que je salue, qui va nous lire les textes que nous avons choisis pour pouvoir illustrer cette émission qui part d’une sorte de fiction. Nous allons nous poser comme étant, mettons, au milieu du XVIe siècle, ou au début du XVIe siècle et nous demander quel est l’univers de ceux qui écrivent l’histoire de la France de cette époque-là. Une histoire de la France qui plonge ses racines normalement, quand on se trouve au début du XVIe siècle, plutôt du côté de Troie que du côté de la Gaule ?
Laurent Avezou : Tout à fait, puisque se réclamer de Troie, c’est se réclamer d’une filiation aussi noble que celle des Romains. Les Romains qui prétendent descendre d’Hélénus, fils de Priam ayant fui Troie après sa fuite. On constate qu’à partir du VIIe siècle, dans les sources médiévales, s’est mise en place la fiction selon laquelle les Francs seraient eux-mêmes des Francions, autre fils de Priam qui, lui, aurait choisit la voie du Danube et de l’Europe centrale pour faire gagner progressivement à son peuple les rivages de la France.
Emmanuel Laurentin : C’est assez étrange parce qu’effectivement quand on se replace dans notre époque aujourd’hui on peut considérer cela comme totalement étrange et bizarre mais d’une certaine façon, c’est une sorte de vulgate, tout le monde croit, depuis le VIIe siècle, à cette fiction d’une origine troyenne de la France.
Laurent Avezou : Tout le monde, c’est-à-dire ceux qui s’intéressent à…
Emmanuel Laurentin : Ceux qui écrivent, évidemment.
Laurent Avezou : Voilà, c’est ça, ceux – ceux qui écrivent et ceux qui se lisent en écrivant - qui voient une utilité doctrinale également à constituer cette fiction qui légitime la France en la rapprochant de toutes les monarchies d’Europe, ce qui est censé être sa matrice, c’est-à-dire l’Empire romain. En effet, au début du XVIe siècle, gare à ceux qui remettent en cause cette reconstitution des choses parce qu’elle est constitutive du discours de la monarchie de France. En fait, c’est un mythe politique.
Emmanuel Laurentin : C’est un mythe politique qui va être un peu mis à mal pendant ce XVIe siècle, on va en parler avec vous ainsi qu’avec Claude-Gilbert Dubois. Bonjour, Claude Gilbert-Dubois.
Claude Gilbert-Dubois : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Vous avez travaillé, depuis longtemps, sur la question de l’imaginaire culturel occidental, à l’université de Bordeaux puisque vous avez créé, en 1976, un laboratoire consacré à l’imaginaire appliqué à la littérature. Cet imaginaire, quel est-il à ce moment-là chez ceux qui ne sont plus tout à fait des clercs et qui vont devenir des laïques, progressivement tout au long du XVe et XVIème siècle, et qui commencent à réfléchir au passé de ce pays ?
Claude Gilbert-Dubois : Eh bien oui, ils ont beaucoup réfléchi au passé de ce pays et le présent. Le présent pour être présent emprunte plusieurs voies. La voie principale, elle vient d’être dite, c’est Troie. On vient de Troie. Il y a eu une immigration vers l’Ouest, toutes les migrations d’ailleurs en Europe, sauf quelques exceptions près, se font vers l’Ouest. Et ces héros troyens, je rappelle Francus aux Francions, Brutus pour les Anglais, sont venus de cette lointaine cité asiatique en passant par l’Europe centrale. Alors, lorsque Francus est arrivé, il a été accueilli, en Gaule, par le roi des Rèmes, tribu gauloise, Rème dont la capitale est l’ancêtre de Reims, capitale qui sera également célèbre pour un évêque qui s’appelle Remi, et vous voyez que les Rèmes, Reimes, Remi, tout cela renvoi à Remus, le frère de Romulus, qui n’est jamais nommé, in extenso mais qui est sous-dit dans tous ces noms homonymes et qui font que l’histoire des origines de la France se trouve parallèle, c’est l’histoire jumelle, de l’histoire d’Énée qui lui est allé dans le Latium.
Emmanuel Laurentin : Ce qui est extraordinaire c’est qu’effectivement il y a une mise en cohérence de tous ces clercs qui ont écrit tout au long du Moyen-Age sur cette question des origines de la France. Mise en cohérence qui d’ailleurs sera poursuivie par les laïques, qui vont faire la même chose au XVIe siècle en trouvant dans la toponymie, dans les débuts d’une sorte d’archéologie, des raisons de penser ce qu’ils pensent, d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’ils mettent tout cela dans une cohérence telle que l’on ne peut pas remettre en cause cette idée des origines troyennes de la Gaule, de la France.
Claude Gilbert-Dubois : Je crois que cela tient à quelque chose qui est de l’ordre de la structure imaginative européenne, puisque l’Occident pour l’instant, c’est surtout l’Europe, c’est que tout mythe de fondation se fait en deux temps. Le modèle archétypal, c’est l’histoire d’Abraham, qui d’abord reçoit la promesse d’un territoire, puis plus tard arrive un descendant qui, lui, donne une législation à la nation, c’est Moïse. Dans l’histoire d’Énée, c’est exactement la même chose. Vous avez au départ un héros, qui est Énée, qui va aller vers l’Ouest, qui comme Abraham s’est arrêté à Harran en Syrie avant de rejoindre Canaon, lui-même fait un arrêt sur le mont Ida où il a fondé une seconde Troie, et ensuite est allé vers l’Ouest et après, je dirais, diverses péripéties a reçu ce territoire, qui lui a été promis. Après quoi, quelqu’un de la même lignée, qui s’appelle Romulus et puis la ligné des rois, Numa Pompilius également, vont être les législateurs de cette terre, qui a été donnée à Énée par un fatum, c’est-à-dire un destin, fatum cela vient du verbe latin fari qui veut dire énoncer solennellement et qui est l’équivalent du mektoub, c’est dit, cela a été dit, il y a un destin, comme il y a un don des Dieux du côté des Hébreux, il y a un destin du côté des Romains, qui fait que ce qui est arrivé ne pouvait pas être autrement.
Emmanuel Laurentin : Évidemment.
Claude Gilbert-Dubois : Je pense que là aussi on essaye de faire la même chose.
Emmanuel Laurentin : Évidemment, on comprend bien. Jean-Marie Le Gall, Bonjour.
Jean-Marie Le Gall : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Vous avez publié récemment, « Le mythe de Saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Champ Vallon, dans la très bonne collection dirigée par Joël Cornette. Comment la figure de Saint-Denis rentre-t-elle dans ce paysage qui est en train d’être tissée par vos deux collègues ?
Jean-Marie Le Gall : À partir du moment où le mythe troyen s’effondre un petit peu quand même, au début du XVIe siècle, il faut quand même se prévaloir d’une origine avec la Grèce, d’autant que l’on est en guerre avec l’Italie, que les rapports avec Rome ne sont pas simples dans la première moitié du XVIe siècle. Donc, il y a cette volonté d’inscrire la translatitius todi ( ?) entre la Grèce et la Gaule autour de la figure de Saint-Denis. Alors, qui est Saint-Denis, quand même ? Rapidement parce qu’en fait…
Emmanuel Laurentin : Oui, il faut tout de même préciser.
Jean-Marie Le Gall : Aujourd’hui, on distingue trois personnages qui à l’époque sont confondus. Il y a tout d’abord le discipline de Saint-Paul, qui est un magistrat de l’Aréopage, à Athènes, et qui aurait été converti directement au Ier Siècle…
Emmanuel Laurentin : Saint-Denis de l’Aréopagite.
Jean-Marie Le Gall : Voilà, Aréopagite converti au Ier siècle. Puis ensuite, apparaissent, vers le Ve-VIe siècle, des textes important écrits par un pseudépigraphe, qui va se dire être Saint-Denis de l’Aréopagite, mais qui inscrivent ces textes dans le Ier siècle. Et enfin, la légende sera forgée au VIIIe siècle. Mais tout cela on y croit au début du XVIe siècle, ce Saint-Denis, qui aurait écrit des textes qui font figure presque de cinquième Évangile, qui est le disciple de Saint-Paul, serait venu évangéliser les Gaulois, serait donc l’apôtre des Gaules. Il mourait à Paris, à Montmartre, dont il est le premier évêque. Il meurt à Montmartre, mont des martyres. Cette figure-là est d’abord le protecteur de la monarchie, et les rois de France qui à la fin du Moyen-âge, pendant la guerre de Cent Ans, Colette Beaune l’avait montré, ont eu de la suspicion à l’égard d’un Saint-Denis qui était en quelque sorte accusé de collaborer avec l’occupant anglais, eh bien les souverains de France ont retrouvé, au XVIe siècle, en quelque sorte le chemin de Saint-Denis, qui est véritablement le protecteur de la couronne. Puis la France du début du XVIe siècle de François 1er, c’est aussi la France de l’humanisme en France, de la Renaissance, et la figure de Saint-Denis, cet auteur prestigieux, qui écrit justement en grec, permet d’illustrer l’idée, d’incarner même l’idée que la translation des études se fait de la Grèce directement vers la Gaule en enjambant en quelque sorte Rome.
Emmanuel Laurentin : En enjambant l’Empire romain. Une question d’Anaïs Kien
Anaïs Kien : Laurent Avezou, d’où vient le premier coup porté à ce mythe troyen ? Est-ce que l’on peut voir cette première griffure faite à ce mythe, qui jusque là tenait très bien la route ?
Laurent Avezou : C’est assez difficile de répondre parce que le mythe troyen n’a pas été, dans un premier temps, directement pris à partie par les humanistes ou les pré-humanistes mais…
Anaïs Kien : Il y a un moment de recherche ?
Laurent Avezou : De manière détournée en quelque sorte, c’est la résurgence des origines gauloises qui indirectement portent un coup au mythe troyen, que l’on peut situer très précisément, si on veut donner une date, en 1485, avec la publication par Paul-Émile d’un ouvrage qui s’intitule de l’« Antiquité de la Gaule », qui est le premier, à peu choses près, à être consacré en propre aux Gaulois.
Emmanuel Laurentin : Paul Émile étant un humaniste italien,...
Laurent Avezou : Voilà.
Emmanuel Laurentin : Venu à la cour chez Charles VIII...
Jean-Marie Le Gall : C’est cela, qui a été débauché par les rois de France à la fin du XVème siècle. Ce qui va se passer, c’est que la recouverte des Gaulois, à partir de cette époque, va servir à retourner le mythe troyen contre lui-même, dans une perspective qui va en même temps lui rendre hommage. J’entends par là que des auteurs qui, comme Guillaume Postel ou Jean Bodin, mais ceux-ci au milieu du XVIème siècle, vont essayer de mettre en place la fiction selon laquelle Troie aurait été créée par les Gaulois.
Emmanuel Laurentin : Attendez, là, il faut s’arrêter parce que c’est quand même très compliqué cette histoire, et c’est très intéressant parce qu’effectivement on voit bien comment on manipule du symbole dans ce début de XVIème siècle. Donc, il y a cette histoire ancienne, selon laquelle les Troyens fondent ce qui va devenir le royaume de France, mais après on va torturer, disons, cette histoire en inventant une translation dans l’autre sens.
Jean-Marie Le Gall : C’est ça, exactement. C’est une manière de ménager la chèvre et le chou parce que la monarchie tient à ces origines troyenne, on ne peut pas lui retirer Troie parce que Troie c’est la romanité. Mais, se développe parmi les représentants de l’humanisme un courant qui tente de rechercher des ancêtres, dans laquelle les humanistes, qui sont des gens d’Europe, des hommes de loi le plus souvent, cherchent à se reconnaître parce que les Troyens c’est la noblesse dans une large mesure. Les Troyens c’est la monarchie mais derrière elle l’aristocratie. Les humanistes ne peuvent pas alléguer cette filiation pour eux et les Gaulois vont servir à la contourner.
Emmanuel Laurentin : Surtout que dans certains milieux des humanistes on cherche une sorte de République idéale…
Jean-Marie Le Gall : C’est ça.
Emmanuel Laurentin : Et que l’on va inventer une sorte de République gauloise. On a un texte par exemple de Joachim du Bellay, dans Défense et illustration de la langue française, je crois qu’il est daté de 1549, qui va nous être lu par Martin Amic.
Lecteur, Martin Amic : « L’antique sainteté et gravité de meurs de nos Gaulois qui en leur jeu n’ont voulu suivre la vanité grecque des comédies et tragédies mais ont élu ce divin genre de poème pour proposer aux yeux du peuple l’institution de la bonne vie. Il n’y a pas de point de faute que nos Gaulois ont toujours plus que les autres peuples voulu démontrer les choses occultes et intelligibles par les choses sensibles et manifestes. »
Emmanuel Laurentin : Un esprit gaulois, tel qu’il nous est décrit par Joachim du Bellay, dans une lecture de Martin Amic, Laurent Avezou ?
Laurent Avezou : Ce que l’on peut commenter à ce sujet, c’est la perspective des humanistes qui ont un regard législatif en quelque sorte sur le passé gaulois. Les Gaulois sont des professeurs d’institution qui suggèrent que la constitution idéale propre à la France est une sorte de confédération, d’association librement consentie par des peuples qui dans le principe sont opposées à la monarchie absolue.
Emmanuel Laurentin : Alors ça, c’est quand même extraordinaire parce qu’effectivement ce sont des juristes, dites vous, qui ont été forgés du côté de Bourges, pour certains d’entre eux, dans une école de juristes particulière, qui ont travaillé autour de cet héritage du droit romain qu’il faudrait appliquer à l’Europe du XVIème siècle et qui, ces juristes, réfléchissent à l’idée qu’il faudrait, au moment même où se met en place le processus qui va peut-être conduire à la monarchie absolue, tempérer cette monarchie absolue en imaginant des modèles plus, entre guillemet, démocratiques, en tous les cas avec une contestation possible de la personne du souverain, contestation limitée certes…
Laurent Avezou : Confrontation, plutôt, monarchie participative parce que démocratie c’est trop fort mais…
Emmanuel Laurentin : Ça, c’est quand même assez extraordinaire. Voilà des gens qui pensent à l’encontre de ce que veut faire d’une certaine façon la monarchie dans une sorte de tropisme qui lui est propre.
Laurent Avezou : Oui, c’est exact. Mais vraisemblablement, quand cela se met en place, dans les années 1520-1530, je ne pense pas qu’ils soient conscients de forger une bombe à retardement contre l’absolutisme.
Emmanuel Laurentin : Oui, ce ne sont pas des terroristes avant l’heure.
Laurent Avezou : C’est le moins qu’on puisse dire.
Emmanuel Laurentin : Jean-Marie Le Gall, puis Claude Gilbert-Dubois ensuite.
Jean-Marie Le Gall : Sur ?
Emmanuel Laurentin : Sur ce thème.
Jean-Marie Le Gall : Sur ce thème justement de professeur d’institution, c’est vrai que naît au milieu du XVIème siècle le thème de l’autochtonie parce que les Gaulois c’est ça, c’est-à-dire que la France procède d’elle-même en quelque sorte, elle n’a pas besoin d’apports étrangers. Et c’est vrai qu’au XVIème siècle, le mythe gaulois en quelque sorte permet de contrebalancer le poids parfois de familles étrangères dans la vie du royaume de France, comme l’Église qui sont réputés étrangers, et le poids de ces Italiens qui sont envahissants…
Emmanuel Laurentin : Qui sont autour de la cour.
Jean-Marie Le Gall : En même temps à côté du thème de l’autochtonie en quelque sorte gauloise cohabite toujours cette idée qu’une partie de l’histoire de France procède aussi de l’étranger. Finalement, ce Saint-Denis l’Aréopagite qui vient de Grèce, qui fonde l’Église de France, est un moyen, si voulez, aussi de rejouer au XVIème siècle. Les Jésuites, par exemple, qui vont se fonder à Montmartre, vont se prévaloir de la mémoire en quelque sorte de Saint-Denis pour montrer que la France peut être en quelque sorte fécondée par des pensées et par des hommes qui viennent de l’étranger, c’est intéressant. Des ordres nouveaux, les Carmélites, par exemple, vont essayer de réemployer des lieux de mémoire de Saint-Denis.
Anaïs Kien : Jean-Marie Le Gall, comment se diffuse ce motif gaulois dans la représentation des familles aristocratiques et de la royauté française ?
Jean-Marie Le Gall : L’une des grandes familles du XVIème siècle c’est les Montmorency, famille rivale évidemment de l’Église et qui vont inventer, au début du XVIème siècle, une justification à leur devise familiale. Ils sont les premiers barons chrétiens de la chrétienté. Ils vont mettre en avant, au début du XVIème siècle, qu’ils descendent d’un certain Lisbius, sui serait un notable de Lutèce qui aurait été converti en personne par Denis Aréopagite.
Anaïs Kien : Donc là, on est dans l’invention généalogique ?
Jean-Marie Le Gall : On est dans l’invention généalogique.
Emmanuel Laurentin : Au 1er siècle !
Jean-Marie Le Gall : Au 1er siècle.
Emmanuel Laurentin : Converti au 1er siècle, donc c’est une famille aristocratique qui se dit plus ancienne que la famille royale elle-même et de la conversion de Clovis au christianisme. Des chrétiens avant le roi, avant la famille royale, cela pose un petit problème de concurrence entre les deux.
Jean-Marie Le Gall : Ça pose problème. Avant de répondre à la question de pourquoi cela pose problème, il faut bien voir que les Montmorency ont d’autant plus insisté sur cette fondation ancienne qu’ils étaient contestés sur le plan religieux parce que si le connétable mort dans la bataille de Saint-Denis est resté catholique, ses neveux c’étaient quand même le cardinal Odét de Chatillon, passé au protestantisme, c’était l’Amiral de Coligny, donc, c’était une famille qui sentait le fagot et c’était un moyen, pour eux, de montrer que « bon sang » ne saurait être de mauvaise foi.
Emmanuel Laurentin : On publie même, en 1571, un Montmorency gaulois.
Jean-Marie Le Gall : Oui, c’est Forcadel qui publie cela, au moment justement où les Montmorency vont être engagés dans des polémiques.
Emmanuel Laurentin : Claude Gilbert-Dubois, sur ce qui vient d’être avancé, puisque l’on avance tout au long du XVIème siècle sur cet imaginaire gaulois ?
Claude Gilbert-Dubois : En ce qui concerne le renforcement de la fondation du mythe gaulois en France, je crois que l’on peut tenir compte de deux éléments dont il a été fait mention. Le premier est que face à l’humanisme qui se réfère à l’Antiquité gréco-latine, il y a un humanisme moins important, qui est hébraïsant. L’hébreu est moins connu évidemment que le grec et le latin, au XVIème siècle, mais il y a néanmoins un humanisme hébraïsant dont le principal représentant a été cité, est Guillaume Postel, un savant qui connaît la plupart des langues orientales, outre l’hébreu, l’arabe, l’araméen. Alors, on va essayer d’utiliser la voie hébraïque, c’est-à-dire la voie sainte par excellence,…
Emmanuel Laurentin : Bien sûr.
Claude Gilbert-Dubois : Par les écritures, pour essayer de fonder en ancienneté, et en ancienneté encore plus considérable que celle de Rome et de la Grèce, l’antiquité des Gaulois. Alors, cela sera le rôle de Guillaume Postel qui fait descendre les Gaulois du fils aîné du fils de Noé, - Noé et sa famille est le dernier des hommes anciens et le premier des hommes nouveaux. Et de cet ancêtre qui s’appel, Gomère, Guillaume Postel fait naître les Gaulois mais également les Cimbres, par affinité phonétique et les Ambriens, vous voyez…
Emmanuel Laurentin : C’est extraordinaire ! C’est une période...
Claude Gilbert-Dubois : Vous voyez les mélanges sémantiques que l’on est en train de faire. C’est une voie qui permet de dire : vous voyez, les Grecs et les Latins ce ne sont pas eux qui sont à l’origine de notre civilisation, remontons…
Emmanuel Laurentin : Encore plus haut...
Claude Gilbert-Dubois : En suivant le livre de Dieu, à la vérité même qui est la descendance de Noé. Le deuxième élément dont vous venez également de parler, c’est le problème du rapport entre monarchie et tyrannie, ou monarchie absolue. C’est vrai qu’il y a au XVIème siècle un courant qui est d’ordre juridique et qui s’efforce de tempérer les pouvoirs de la monarchie. Mais il y a également, de manière critique, et uniquement par moment, un courant très violemment antimonarchique, notamment dans les milieux protestants, on les comprend, après la Saint-Barthélémy. Après la Saint-Barthélémy, vous avez un livre qui s’appelle « Franco-Gallia », d’un protestant, de François Hotman, qui l’a publié à l’étranger d’ailleurs, qui développe l’idée que chez les Gaulois, il existait un régime qui était, disons, une monarchie accompagnée de contrepouvoirs, pourquoi pas même de république analogue à ce que fût la République romaine. La notion d’indiscipline qui est dénoncée par les auteurs Grecs et Latins, lorsqu’ils parlent des Gaulois, devient une valeur positive est qui le sens de la liberté.
Emmanuel Laurentin : Puisque vous évoquez, Claude Gilbert-Dubois, cette figure de François Hotman et que les choses sont bien faites, eh bien Martin Amic va nous lire deux extraits de cet ouvrage « Franco-Gallia », qui je crois a été publié en 1573. Premier extrait.
Lecteur, Martin Amic : « Quant aux autres, qui pour le goût qu’ils ont pris à des fables et des contes faits à plaisir, ont rapporté les origines des Français aux Troyens et on ne sait quel Francion fils de Priamus, je ne veux dire autre chose sinon qu’ils ont fourni de la matière à écrire aux poètes plutôt qu’aux historiens véritables. »
Emmanuel Laurentin : Deuxième extrait de ce « Franco-Gallia » François Hotman, lu par Martin Amic.
Lecteur, Martin Amic : « Il faut donc entendre que pour l’heure, la Gaule n’était point toute entièrement sujette à la domination et autorité d’un seul, qui la gouvernant en titre de roi, ni ne mettait le gouvernement entre les mains d’un petit nombre des plus notables et des plus ce genre de bien, mais toute la Gaule était départie en cité ou république. C’est que tous les ans, en certains temps de l’année, elle tenait une diète et assemblée générale de tout le pays où ils délibéraient les affaires d’État et concernant le bien universel et la chose publique. »
Emmanuel Laurentin : Deux extrait de cet ouvrage, de la deuxième moitié du XVIème siècle, de François Hotman. Évidemment Laurent Avezou, on ne peut pas faire abstraction de ce que porte cette époque, c’est-à-dire du conflit entre catholique et protestants et des guerres de religions, quand on évoque cette personne de François Hotman et son ouvrage ce « Franco-Gallia », qui sert effectivement de base de réflexion à cette idée que les Gaulois avaient une sorte de démocratie, première, démocratie délibérative qui ne serait plus à l’œuvre dans la France du XVIème siècle.
Laurent Avezou : Oui, tout à fait, c’est vraiment inscrit dans le conflit de religion. On peut d’ailleurs rappeler que la publication de « Franco-Gallia » est postérieure d’un an à la Saint-Barthélémy, à laquelle Claude Gilbert-Dubois faisait allusion. Mais au-delà, il y a un ancrage politique plus concret, c’est la constitution à cette même époque de provinces-unies protestantes du midi, une sorte de confédération informelle, qui s’érige en contrepouvoir de la monarchie septentrionale et qui se choisit d’ailleurs comme protecteur un membre de la famille de Montmorency, le fils du connétable de Montmorency d’Anvil qui bien que resté catholique accepte de servir de caution politique pour cette confédération. Donc, à ce moment-là, la contestation virtuelle qui était inscrite dans les écrits de Guillaume Postel, des années 1530, se transforme en prise à partie effective de la version absolue fondamentaliste, d’une certaine manière, que la monarchie est en train de mettre en place.
Emmanuel Laurentin : Une question d’Anaïs Kien.
Anaïs Kien : Une question pour Claude Gilbert-Dubois. Je voulais rebondir sur ce que vous disiez tout à l’heure. Les Gaulois ont plutôt mauvaise réputation, dans une certaine littérature ancienne, on les décrit comme buveurs, sales et indisciplinés ; par quelle gymnastique intellectuelle arrive-t-on à les réhabiliter pour les faire rentrer dans cette mythologie, dans ce discours des origines de la France ?
Claude Gilbert-Dubois : La réhabilitation peut s’opérer par un renversement, comme je vous l’indiquais à propos de l’indiscipline. César et les historiens grecs disent qu’il n’y a pas moyen de trouver une cohérence dans leur manière de vivre et de gouverner, eh bien c’est pris comme le sens de la liberté, le sens de l’individu qui est une valeur, pour eux, et permet cette organisation sociétale par la base qui se construit en sens inverse de la doctrine du droit divin. Il y a ce mode de renversement, il y a également la critique des critiques. C’est-à-dire que ces auteurs grecs et romains font à leur tour l’objet d’attaques concernant leur partialité. Et cette réhabilitation des Gaulois peut s’opérer par exemple autour de l’ignorance. Ce sont des peuples ignorants, barbares qui n’ont pas de civilisation écrite, pas de culture, pas du tout, répond-on, c’est un des peuples les plus religieux, il y a tout un clergé et l’histoire des Druides - qui va être énormément développée jusqu’à Noél Taillepied, à la fin du XVIème siècle – qui va être là pour montrer que ce fut le peuple le plus religieux de la terre et que même ils vont inventer, avant les Hébreux, ce qui est vrai d’ailleurs, l’idée de l’immortalité de l’âme. Religieux mais aussi un peuple littéraire et artiste, et c’est la fameuse translatio studii, le transfert de la civilisation de la culture où les Gaulois jouent un rôle tout à fait important. Alors, on met l’accent sur le fait qu’ils avaient une langue qui a servi à former la langue grecque. On inverse là encore, ce ne sont pas les Grecs qui ont apporté leur langue à l’Europe ancienne mais ce sont les Gaulois qui ont apporté, parce qu’ils parlaient grec, ils parlaient gaulois mais un gaulois qui était l’ancêtre du grec, et qui ont initié les Grecs à leur propre langue. C’est encore un renversement.
Emmanuel Laurentin : Décidément, ils sont trop forts ces Gaulois, Laurent Avezou ?
Laurent Avezou : Ils sont partout. On peut même ajouter à ce que Claude Gilbert-Dubois vient de dire, qu’ils sont censés avoir anticipé sur le christianisme.
Emmanuel Laurentin : Ce qui est quand même extraordinaire, c’est qu’on est dans une période de critiques. Vous développez dans votre livre, vous racontez la France, comment justement tout au long de ce XVIème siècle, on va se débarrasser des mythes, en particulier des mythes religieux qui ont été rassemblés par les historiens du Moyen-Age, on va essayer, disons, de faire de la critique textuelle…
Laurent Avezou : Voilà, et en même temps on met en place d’autres mythes.
Anaïs Kien : On crée des textes même.
Emmanuel Laurentin : On en est même effectivement à créer des origines là où il n’y en a absolument pas.
Laurent Avezou : Oui parce que ces humanistes juristes qui tout de même très sérieusement inventent une première amorce de critique historique, qui se veut scientifique, si tant est qu’elle le soit vraiment, sont en même temps de fervents patriotes. Ils veulent peut-être réduire la charge doctrinale, représentée par la monarchie, sur l’histoire de France mais ils ne veulent pas pour autant que l’on jette le bébé France avec l’eau du bain monarchique. Donc, il faut se défendre sur un autre plan aussi, auquel on n’a peut-être pas fait allusion directement je crois, eh bien c’est face à l’Allemagne.
Emmanuel Laurentin : Parce qu’effectivement à la fin du XVème siècle on redécouvre La Germanie de Tacite, je crois à ce moment-là…
Laurent Avezou : Voilà.
Emmanuel Laurentin : Donc, à partir de ce moment-là, se forge de l’autre côté du Rhin, une identité particulière, et effectivement il va falloir faire une sorte de ping-pong entre les deux nations, enfin les deux civilisations, disons, face à face avec justement cet héritage romain. Jean-Marie Le Gall.
Jean-Marie Le Gall : Oui, dans tous les pays de toute façon à l’époque, aussi bien en Angleterre, avec La Germanie de Tacite, mais également en Espagne, avec toute la question des origines ibères ou visigo-gothiques de l’Espagne, on débat de la question des origines. Sur la question justement des Gaulois comme civilisation matricielle de l’ensemble de l’Occident, ça ne démonétise pas forcément Saint-Denis. Par exemple, dans la Gallia de Rodrigues, qui était un disciple de Postel, il y a cette idée que Saint-Denis serait un Gaulois, en quelque sorte, d’origine, mais qui serait quand même venu de Grèce. Donc, il y a évidemment…
Emmanuel Laurentin : Pendant que vous êtes en train de raconter ça, de l’autre côté, Jean Frédérix, qui est un de nos techniciens qui s’amuse à ces rebondissements multiples des origines gauloises en France…
Jean-Marie La Gall : Absolument ! On joue avec les étymologies. Par exemple les Galates, on allègue de Saint-Paul aux Galates, on considère que les Galates ce sont des Gaulois, par simple en quelque sorte, homonymie. Donc le thème de l’autochtonie peut avoir un usage politique mais le mythe de Saint-Denis Aréopagite lui aussi a un usage politique parce que, comme vous l’avez dit tout à l’heure, il va entrer en concurrence avec un autre mythe, celui de Clovis. Parce que, comme vous l’avez dit, à partir du moment où les Montmorency, par exemple, se prévalent d’être chrétiens avant même que la monarchie le soit devenue, cela pose un problème à une monarchie qui à la fin du siècle a quand même un problème de positionnement confessionnel, notamment avec la figure d’Henri de Navarre. Les généalogistes royaux forceront en quelque sorte les Montmorenciens à interpréter autrement leur devise. Ils ne sont pas les premiers barons chrétiens parce qu’ils ont été convertis par Saint-Denis mais ils sont les premiers barons chrétiens à avoir été convertis après que Clovis l’eut été par Saint-Rémi. Il va y avoir une valorisation…
Emmanuel Laurentin : On fait un saut de quatre – cinq siècles rapidement…
Jean-Marie La Gall : Sans problème ! D’ailleurs les monarques à partir de 1571-72 n’honorent plus Saint-Denis, ils ne vont plus à l’abbaye de Saint-Denis et même le mythe va, pendant la Ligue, être retourné, en quelque sorte, contre le roi qui valorisera du coup les Bourbons, en plus montant sur le trône, plutôt la figure de Saint-Louis.
Emmanuel Laurentin : C’est quand même très étonnant parce qu’effectivement en lisant votre livre qui s’appelle « Le mythe de saint Denis, entre Renaissance et Révolution », chez Château, chez Champ Vallon – décidément aujourd’hui je fais pas mal de lapsus – Jean-Marie Le Gall, en l’occurrence on découvre ça. C’est-à-dire Saint-Denis n’est plus à la fin du XVIème siècle, l’endroit, disons, où la royauté vient se ressourcer, se recréer. Justement cela pose un problème à la royauté…
Jean-Marie La Gall : Elle est gênée parce que tout d’abord la Ligue s’est emparé de Saint-Denis, donc Henri III ne va pouvoir y être enterré, Catherine de Médicis non plus, ce qui est une manière d’introduire une discontinuité dynastique. En même temps, les monarques sont obligés quand même de se référer à Saint-Denis parce que c’est le lieu de la continuité dynastique, comme Saint-Denis incarne la continuité apostolique et c’est la raison pour laquelle Henri IV se convertira à abbaye de Saint-Denis, et même envisagera un temps de se faire sacrer avant d’aller à Chartres.
Emmanuel Laurentin : On va écouter maintenant, lu par Martin Amic, dans cette longue geste des rois de France, un extrait de La Franciade de Pierre Ronsard.
Lecteur, Martin Amic : « Sois courageux, tout heureux d’aventure par trait de temps et douce sont l’endure. Pour endure, Hercule se fit Dieu. Tu planteras ta muraille au milieu des bras de Seine, où la Gaule fertile te doit donner une île pour ta ville. Gaule abondante en peuples redoutés, peuples guerriers, aux armes indomptés, que telle terre et plantureuse et belle, Riche, nourrit d’une grasse mamelle. »
Emmanuel Laurentin : Extrait de Pierre Ronsard, La Franciade, 1580.
Anaïs Kien : Je reviens à ma question de début d’émission sur la représentation. Comment on nous voit ? Quelles sont les images que l’on voit de cette réémergence du motif gaulois, Jean-Marie Le Gall, et là on fait allusion à Hercule et progressivement on voit les rois de France être représentés en Hercule gaulois, barbu et en armes.
Jean-Marie Le Gall : Oui, je ne sais pas si je suis le plus à même de répondre à cette question. Peut-être que Claude Gilbert-Dubois pourrait démêler l’écheveau de la figure de l’Hercule gaulois qui est en effet très barbu, symbole de l’éloquence.
Anaïs Kien : On change d’interlocuteur.
Emmanuel Laurentin : Il faut préciser que cet Hercule gaulois est présent, par exemple, dans toutes les entrées de villes. Lorsque l’on crée des arc-de-triomphes pour les entrées royales dans les villes, surplombant cet arc il y a généralement cet Hercule gaulois. Claude Gilbert-Dubois puis Laurent Avezou.
Claude Gilbert-Dubois : Ce personnage d’Hercule, plus exactement d’Hercule gaulois va jouer un rôle considérable dans les représentations plastiques et dans la littérature de la deuxième moitié du XVIème siècle. Qu’est-ce que c’est cet Hercule gaulois ? En fait il y a deux figures. Il y a l’Hercule libyen, qui entre d’ailleurs dans une espèce de vaste mélange où le mythe de Troie se trouverait intégré dans le mythe général de l’immigration vers l’Ouest des gens de la Bible, et il y a d’autre part un Hercule gaulois qui représente l’intellectuel par excellence, sa principale représentation c’est qu’il conduit un groupe de personnes qu’il tient liées par une chaîne qui va de sa bouche aux oreilles de ceux qui le suivent. Cet Hercule gaulois, qui est le type même de l’orator, l’orateur, c’est-à-dire de l’intellectuel dans la société tripartite, va se combiner avec l’image, disons, plus traditionnelle de l’Hercule athlète qui est en même temps un athlète qui fait de sa performance un chemin vers la perfection.
Emmanuel Laurentin : Donc, à la fois la massue d’un côté et de l’autre côté la parole, la tête et les jambes d’une certaine façon.
Claude Gilbert-Dubois : Tout à fait cela en effet. En plus, on va avoir un Hercule chrétien. Et Ronsard, dont vous citiez La Franciade, est également l’auteur d’un hymne qui s’appelle Hercule chrétien. Alors, c’est tout à fait étonnant, par une méthode de concordance, on va lire la vie d’Hercule à la lumière de la vie de Jésus. Quelques fois cela nous fait un peu sourire : Jésus avait douze apôtres, Hercule a dû accomplir douze travaux ; Jésus est celui qui a fait, à un moment donné, que ont abandonné la synagogue pour entrer dans l’église, de la même manière Hercule a eu deux femmes, la première Mégara, il l’a tuée, c’est un symbole qui signifie son abandon de la synagogue pour avoir une deuxième épouse qui représente l’église. Vous voyez le genre ! Mais cet Hercule chrétien joue un rôle très important y compris dans l’art religieux puisque la cathédrale de Saint-Étienne, à Limoges, comporte un jubé, placé à l’intérieur, sur lequel se trouve sculpté les douze travaux d’Hercule.
Emmanuel Laurentin : Ce qui est intéressant, Jean-Marie Le Gall, c’est de se poser la question pour savoir comment ces inventions d’intellectuels, pourrait-on dire, ces créations intellectuelles que sont justement ces renouveaux de mythologies finissent par rentrer dans la société de l’époque. Par où cela passe ?
Jean-Marie La Gall : D’abord, il y a un intérêt politique à les diffuser. Le mythe de l’Hercule gaulois va quand même entrer en concurrence avec la figure de Charles Quint. Charles Quint qui avait décidé que sa devise serait « Plus Oultre », allusion explicite à Hercule qui justement, après avoir fondé les colonnes du même nom, avait dit : « nec plus ultra ». Alors, on comprend pourquoi Charles Quint a pu épouser cette devise parce que désormais au-delà des colonnes d’Hercule, il y a l’Amérique qui lui appartient. Et on comprend pourquoi les rois de France ont eu en quelque sorte besoin de développer, eux aussi, une image d’un Hercule de l’éloquence, cette fois-ci, mais qui entre en concurrence avec l’Hercule de Charles Quint. Donc, les cérémonies, les entrées de villes, les entrées de prince dans les villes sont un moyen en quelque sorte de faire savoir cela. Toute la question est de savoir évidemment qu’est-ce que les spectateurs pouvaient comprendre…
Emmanuel Laurentin : Et comment on traduisait cet ensemble de symbole justement…
Jean-Marie La Gall : Il y a des livrets qui sont édités, mais que pouvait penser par exemple le Parisien de base, en quelque sorte, lors de ces entrées ?
Anaïs Kien : On est étonné quand même devant la complexité de cette fabrication de cet alliage mythologique. Finalement la plupart des personnes qui voyaient ces entrées n’avaient pas accès à la multiplicité de ces signes condensés en un seul être, en un seul symbole pour créer l’homme parfait.
Jean-Marie La Gall : Peut-être que ce que la population de Paris ou des autres villes voyaient avant tout, dans ces grandes cérémonies, c’était la mise en représentation du corps social et d’une société hiérarchisée. Puis à côté de ça on faisait passer un message politique qui quand même étaient déchiffré. Il y a des livrets qui sont publiés, des dessins qui sont faits. Donc, il y a pour un lecteur cultivé un petit peu la possibilité quand même d’essayer de comprendre.
Anaïs Kien : D’avoir quelques repères.
Jean-Marie La Gall : Il a été montré par d’autres études, par exemple sur Versailles, que ce n’est pas parce qu’un programme iconographique a sa cohérence qu’il est forcément compris et même que sa lisibilité continue d’être perçue.
Laurent Avezou : On peut rajouter à ce qui vient d’être dit, je préciserais que je suis d’accord avec le caractère relativement confidentiel de toute cette mythographie, il n’en reste pas moins qu’elle a connue quelques sommets qui justifient l’idée d’une celtomanie pendant la deuxième moitié du XVIème et le début du XVIIème siècle. On peut faire allusion à ce qui est un petit peu le chant du cygne de cette redécouverte des Gaulois, c’est la publication du roman du poète soldat, Honoré d’Urfé, l’Astrée, qui s’achève en 1628 et qu’Éric Rohmer, il y a quelques années, avait fort courageusement porté à l’écran, parce que ce n’était pas évident à faire passer comme message. L’Astrée qui a été perçu à l’époque, autant qu’on le sache, comme un véritable livre historique par ces lecteurs, relate sur le mode précieux, dans une Gaule de fantaisie, les amours du berger Céladon et de la bergère Astrée. En fait une sorte de fantaisie bucolique mais qui met les Gaulois sur le même plan de légitimité littéraire que Rome avec, je ne sais pas, les Géorgiques de Virgile.
Emmanuel Laurentin : Quel complexe ! Tout de même que l’on essaye de surmonter justement par tous ces textes qu’ils soient juridiques ou littéraires. Denier texte lu par Martin Amic, celui d’Étienne Pasquier, dans « Les recherches de la France », un ouvrage qui s’étale entre 1560 et la mort d’Étienne Pasquier en 1615, extrait.
Lecteur, Martin Amic : « Qui considéra de près leur ancienne police trouvera un pays merveilleusement bien ordonné car combien la Gaule fut bigarrée en factions et puissances, comme nous voyions maintenant l’Italie, qui fut véritablement le premier défaut de leur République et pour lequel finalement ils le ruinèrent, toutefois en cette variété d’opinions fondée pour leur grandeur, avaient-ils un justice générale, par laquelle était rendu le droit à un chacun particulier, vu qu’entre leurs communes d’union, justice avait toutefois cours, et qu’ils avaient gens choisis sous la puissance desquels, nonobstant les débats de leur primauté, ils soumettaient les négoces des particuliers »
Emmanuel Laurentin : Voilà donc un extrait de ces « Les recherches de la France », Étienne Pasquier, un ouvrage extrêmement important, dans lequel Étienne Pasquier cite ses sources. C’est un élève de François Hotman, dont on a parlé tout à l’heure. D’une certaine façon, il est mal compris à son époque parce que justement la lecture en est difficile. Il a l’intention de faire un vrai travail critique sur les textes, il est mal compris à son époque et sera mal compris postérieurement, pourra–t-on dire, parce qu’à partir du début du XVIIème siècle, ces analyses sur « Les recherches de la France » d’Étienne Pasquier seront contrebalancées par un retour, Laurent Avezou, de cette mythologie troyenne que les juristes avaient tentée de mettre par la porte.
Laurent Avezou : Eh oui, le drame d’Étienne Pasquier qui est extrêmement consciencieux c’est qu’il a remis son ouvrage sur l’établi. En 1560 il arrive trop tôt, quand il propose une méthodologie de l’histoire de France, qui n’est pas une histoire de France directement. En 1615, quand il apporte la dernière touche à la énième réédition de son livre, la monarchie fait un retour. La monarchie fait un grand retour sur la scène historiographique, qui va vraiment se confirmer dans les années qui suivent…
Emmanuel Laurentin : Il faut rappeler, Louis XIII puis Louis XIV ensuite, évidement.
Laurent Avezou : Louis XIII et Louis XIV ensuite qui contrastent avec les derniers Valois et même Henri IV, qui ne sont pas intéressés par la manipulation de l’histoire, la constitution d’une histoire officielle. Ce n’est plus le cas de Louis XIII, surtout de Richelieu derrière Louis XIII, lesquels veulent revenir à la vulgate originelle, c’est-à-dire celle d’une monarchie immémoriale…
Emmanuel Laurentin : Inscrite dans la lignée troyenne.
Laurent Avezou : De nouveau inscrite dans la lignée troyenne et qui surtout n’a que faire de ces Gaulois dont il faut rappeler qu’ils entrent dans l’histoire comme des vaincus. C’est tout de même un gros problème. On connaît les Gaulois par le récit du vainqueur, par la Guerre des Gaules de César, c’est tout à fait autre chose que La Germanie de Tacite, qui présente les Germains de manière ethnographique, en quelque sorte, comme libres…
Emmanuel Laurentin : Qui a sa singularité.
Laurent Avezou : Qui garde son indépendance, sa singularité au-delà du Rhin. Donc, ces Gaulois qui ne peuvent pas produire la figure d’un grand roi, si ce n’est Vercingétorix, on ne peut pas dire que cela finisse bien pour lui au bout de ses quelques mois d’existence politique, ces Gaulois qui n’ont pas l’aura d’un peuple vainqueur, il va falloir essayer de les mettre de côté momentanément et de revenir au Francs.
Emmanuel Laurentin : Ils vont disparaitre de la sphère sociale et surtout intellectuelle jusqu’au XIXème siècle.
Anaïs Kien : Peut-être que l’on peut continuer sur ce thème de la critique des mythes, justement parce que l’on s’est plutôt positionné, au cours de cette émission, du côté de ceux qui les érigent, qui les justifient, les argumentent. Jean-Marie Le Gall ?
Jean-Marie Le Gall : Le critique est en même temps le meilleur faussaire puisque c’est lui qui connaît le mieux comment faire, entre guillemets, un faux. La critique s’est développée en même temps que la construction de ces légendes au XVIème siècle. Le problème qui se pose à Pasquier arrive à tenir en quelque sorte un récit, si vous voulez, des origines avec une démarche critique. J’ai l’impression que dans la première moitié du XVIIème siècle, il y a une critique historique qui va se développer. Elle ravage complètement par exemple le mythe de Saint-Denis et la monarchie va laisser parfois faire cette critique.
Emmanuel Laurentin : Est-ce que c’est une critique ou comme le dit Laurent Avezou dans son livre « Raconter la France », ce n’est pas une sorte de bipartition ? D’un côté un récit et de l’autre côté l’érudition qui va mettre à mal le récit.
Jean-Marie Le Gall : Oui, c’est ça. Le mot historien, c’est une catégorie et les critiques c’est une autre catégorie des gens de savoir et des gens de lettres. Mais la monarchie laissent travailler ces critiques parce qu’ils contribuent aussi à la gloire du royaume de France. Parce que ce qui fait quand même le rayonnement de la France, la France moderne qui commence avec Louis XIV, c’est cette idée que la critique va pouvoir se développer en France, évidemment au Pays-Bas aussi et en Angleterre mais c’est le règne de la critique.
Laurent Avezou : Oui d’accord avec cette bipartition. Quitte à ce que la monarchie soit saisie de temps à autre d’un mouvement d’humeur, par lequel elle rappelle qu’elle garde la haute main sur l’interprétation de l’histoire. Et là aussi à titre d’épilogue, on peut rappeler la mésaventure qui arrive au malheureux Nicolas Fréret en 1714. Un jeune académicien, de l’Académie des écritures et belles lettres, promis à un brillant avenir d’érudit, qui dans une de ses études présentée à l’Académie, en toute innocence balaye du plat de la main la fiction des origines troyennes de la monarchie. Qu’est-ce qui lui arrive ? Il est embastillé pour plusieurs mois parce qu’on ne badine pas avec le discours officiel.
Jean-Marie Le Gall : La critique ne désenchante pas forcément le récit national.
Laurent Avezou : Oui.
Jean-Marie Le Gall : Elle le reconfigure, permet elle-même de créer un autre récit national, qui est que la critique serait française en quelque sorte, mais elle n’est pas forcément quelque chose qui désenchante totalement la nation.
Emmanuel Laurentin : Un dernier mot, Claude Gilbert-Dubois ?
Claude Gilbert-Dubois : On a parlé de beaucoup de choses et on a parlé en particulier de cette tache indélébile de l’histoire de la Gaule, c’est qu’en définitif on appartient à un peuple vaincu. Mais justement les Français aiment beaucoup les vaincus glorieux parce que si vous réfléchissez à tous nos grands hommes, leur fin n’a pas été terrible. Vercingétorix est le premier mais Jeanne d’Arc c’est pareil…
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs quand il s’agit de se choisir un emblème, c’est plutôt un coq que le lion, le léopard ou d’autres animaux célèbres choisis généralement par d’autres monarchies européennes.
Claude Gilbert-Dubois : C’est tout à fait exact. Napoléon aussi cela n’a pas été une fin glorieuse et je me demande même si le Général de Gaulle, vous voyez comme le nom est prédestiné, n’a pas quitté volontairement, parce qu’il n’était pas obligé de quitter, le pouvoir justement pour entrer dans cette tradition du vaincu glorieux à la Cyrano de Bergerac, qui meurt lamentablement d’une bûche qu’il reçoit sur la tête, mais qui garde son panache jusqu’à l’entrée du paradis.
Emmanuel Laurentin : Merci Claude Gilbert-Dubois d’avoir conclu ainsi cette émission consacrée au regard que les clercs et les laïques, juristes du XVIème siècle ont porté sur l’invention de la Gaule. Je rappelle que vous êtes l’auteur de « Récit et mythe de fondation dans l’imaginaire culturel occidental », qui vient de paraitre aux Presses universitaires de Bordeaux. Jean-Marie Le Gall, on ne peut qu’enjoindre nos auditeurs de lire le « Le mythe de saint Denis, entre Renaissance et Révolution », dans la très bonne collection dirigée par Joël Cornette, chez Champ Vallon. Laurent Avezou, alors, vous, pourriez presque être invité dès demain encore puisque votre livre couvre toute l’histoire de la France et la façon dont elle a été écrite par les historiens, « Raconter la France : Histoire d’une Histoire », chez Armand Colin. Merci à tous ainsi qu’à Martin Amic, qui a lu les textes pour nous aujourd’hui. Je rappelle que demain, nous nous poserons la question de savoir comment les Gaulois reviennent au XIXème siècle, en particulier par le soin de Napoléon III et les fouilles d’Alésia. Nous remercions également Charles Bourriau ( ?) qui nous permis cette émission. À la technique Jean Frédéx, à la réalisation Véronique Samouiloff. On peut demander aussi à nos auditeurs d’aller voir sur le très bon site de la Bibliothèque nationale de France, gallica.fr sur lequel se trouve la plupart des textes que nous avons choisis pour pouvoir illustrer l’émission d’aujourd’hui.
Les livres signalés sur le site de l’émission
– Laurent Avezou, « Raconter la France : histoire d’une histoire », Ed. Armand Collin, 2008.
4ème de couverture : Tout Français cultivé entretient un dialogue intime et fort avec l’histoire de la France. Il en va ainsi parce que, de Clovis à nos jours, il s’est trouvé à chaque époque des hommes de talent et de conviction pour enquêter sur le passé du pays et y rechercher les clés du présent. Cette entreprise collective, à laquelle chaque siècle a donné ses couleurs propres, est transcendée par un certain nombre d’œuvres majeures (Voltaire, Michelet, Bloch, Braudel...).
Mais que sait-on vraiment de « l’histoire de l’histoire de France », de cette réinvention en continu du « roman national », des évolutions dans la perception de ce qui rassemble et divise les Français ? Comment est-on passé du récit des hauts faits des princes à l’exaltation du peuple, de la révérence envers le sacré (Dieu, le Roi, la République, la Patrie...), à l’irrévérence de ceux qui ne veulent plus s’en laisser conter, de l’exaltation des épisodes glorieux à la levée des tabous sur les « pages noires » du passé national ?
Le sujet attendait de longue date un véritable travail d’historien. Au fil de cette étude magistrale, nous allons de découverte en enchantement, et toute l’histoire de notre pays, côté « secrets de fabrication », se déroule sous nos yeux à un rythme soutenu.
– Jean-Marie Le Gall, « Les humanistes en Europe, XVème-XVIème siècles », Ed. Ellipses, 2 juillet 2008.
Présentation de l’éditeur : Qu’est ce qu’un humaniste ? Ce livre s’efforce de répondre à cette question, non pas en étudiant l’humanisme en général, mais en se plaçant à la Renaissance, à l’époque qui vit apparaître cette profession. L’humaniste est alors un spécialiste de l’étude des humanités. Il cherche à maîtriser et à enseigner les langues prestigieuses de l’Antiquité et à mieux connaître cette période. Fort de cette expertise rénovée des Anciens, il est parfois en mesure de formuler, autrement que les scolastiques de l’université médiévale, le rapport des gens de savoir à un monde alors confronté aux grandes découvertes géographiques et techniques, ainsi qu’à la Réforme protestante. Le livre examine la part que ces amateurs des Anciens ont pris dans l’émergence de l’époque moderne en Europe, en soulignant la diversité de leurs débats et de leurs positions intellectuelles et sociales.