Emmanuel Laurentin : Premier volet consacré, quelques mois après l’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris, à l’histoire de l’immigration en France, un sujet que nous avons déjà traité et si vaste d’ailleurs que 4 jours ne suffiront pas pour l’épuiser. Demain, le documentaire de Catherine Guilyardi et Marie-Christine Clauzet prendra appui sur une série d’émissions proposées, il y a 40 ans, sur France culture sur les immigrés en France, série issue du grand dossier qu’avait produit justement sur ce même thème, en 1966, la revue Esprit. Mercredi, des archives sonores inédites sur l’immigration kabyle de 1948, seront commentées par Naïma Yahi, et Edouard Mills-Affif, tous deux historiens. Jeudi, nous nous souviendrons qu’en 1978, il y a 30 ans, était créée la Commission national sur l’informatique et liberté, la CNIL, et nous poserons la question historique du comptage des immigrés en France et plus récemment de ce qu’on a appelé les statistiques ethniques Aujourd’hui, notre invité est Driss El Yazami, né à Fez en 1952, arrivé en France, à 18 ans, en 1970, étudiant à Marseille et militant pour le droit des immigrés dans le sud de la France à cette époque, expulsé en 1975, de retour en France en 1978, fondateur de l’association sur l’histoire de l’immigration, Génériques [1], en 1987, coauteur du rapport qui préfigurait en 2001 la Cité nationale d’histoire de l’immigration [2] et nommé, il y a 15 jours, par le Roi Mohammed VI, Roi du Maroc, président du Conseil des Marocains de l’étranger. Nous suivrons son parcours, pendant toute cette heure.
Tu es un nègre depuis des générations croisées de blancs. Tu es en passe de franchir la ligne, de perdre ta dernière goutte de sang authentiquement nègre. Ton angle facial s’est ouvert et tu n’es plus crépu, plus lippu. Tu as été issu de l’Orient et de par ton passé douloureux, tes imaginations, ton instruction, tu vas triompher de l’Orient. Tu n’as jamais cru en un Allah, tu sais disséquer les légendes, tu penses en français, tu es lecteur de Voltaire et admirateur de Kant. Seulement, le monde occidental pour lequel tu es destiné te paraît semé de bêtise et de laideur. A peu de choses près les mêmes laideurs et les mêmes bêtises que tu fuis. De plus, tu le pressens hostile. Il ne va pas t’accepter d’emblée. Et sur le point d’échanger la loge que tu occupes contre un strapontin, tu as des reculs. Signé Driss Chraïbi, dans Le passé simple, un roman écrit en 1952, l’année de votre naissance, Driss El Yazami.
Driss El Yazami : Ecoutez, Driss Chraïbi, qui vient de s’éteindre cette année, il y a quelques mois, à mon avis dans un silence un peu injuste, a été pour ma génération, et pour la première génération du Maroc indépendant, un des auteurs de référence, Driss Chraïbi, Abdelatif Laâbi, Tahar Benjelloun puis d’autres comme Kateb Yacine ou Mohammed Dib. Tous ces auteurs maghrébins francophones reflétaient un peu pour notre génération, dans les années 60-70, en même temps cette tension entre l’appartenance, l’origine, entre ce Maroc où nous étions en train de grandir, pour ce qui me concerne, Fez, et puis en même temps cet attrait, toujours, pour l’ancienne puissance coloniale. Moi, en préparant mon baccalauréat, je fréquente le Centre culturel français, à l’époque, et le Centre culturel américain, on suit avec nos professeurs français ce qui se passe en France, on est traversé par ces remous, ces interrogations qu’évoque Driss Chraïbi dans ce passage.
Emmanuel Laurentin : Des interrogations sur cet entre-deux, sur la difficulté d’être ici et de penser ailleurs quelquefois et de rejeter à la fois l’endroit d’où l’on vient mais également, une fois que l’on a découvert l’endroit où l’on veut aller, de le rejeter également parce qu’il ne correspond pas exactement à ce qu’on attendait.
Driss El Yazami : Moi, je me rappelle d’un de mes professeur de français, monsieur B. ( ?), qui était probablement trotskyste, c’est après que je l’ai compris, qui nous a fait lire Soljenitsyne, dans les années 60, 67-68, on ne parlait pas encore des nouveaux philosophes à l’époque en France, on ne les avait pas encore découverts, puisqu’on était dans l’après mai 68, il nous disait : « Derrière les murs de Fez, il y a le monde, donc, il faut y aller ». En même temps, d’évidence, moi, je me rappelle aussi lorsque j’ai débarqué à Marseille avec ma bourse française pour faire l’École supérieure de commerce, mon père m’avait confié, dans ma valise, une radio. Pour mon père, la radio était importante, essentielle. Pour lui, une information vraie, c’est une information dite par la BBC à Londres. Lorsqu’il disait : « Londres a dit », cela voulait dire que c’était la vérité absolue. Donc, il m’avait donné une radio.
Emmanuel Laurentin : Il fallait trouver un tiers entre le Maroc et la France, donc pas forcément la radio française…
Driss El Yazami : Il m’avait donné une radio et à la douane de Marignane, le douanier fouille ma valise, trouve cette radio et me dit : « Mais c’est une vieille radio ? » Je lui dis : Oui, monsieur. « Vous pensez qu’on a besoin de cette vieille radio en France ? » Donc, premier choc et le lendemain, j’avais dormi dans une auberge de jeunes, et pour aller de cette auberge de jeunes à l’École supérieure de commerce, à mon avis la course devait coûter à l’époque 5-6 francs, j’ai payé 80 francs puisque le taxi marseillais m’a fait visiter la moitié de la ville.
Emmanuel Laurentin : Alors, cette arrivée en France en 1970, c’est un moment important pour vous qui êtes, vous l’avez dit, un enfant de Fez. Vous tombez dans une période très particulière parce qu’on va beaucoup évoquer, l’année qui vient, 1968, on va peut-être oublier, peut-être pas d’ailleurs, qu’il y avait également outre le mouvement étudiant, les mouvements de grève un peu partout et que 68 c’est aussi la prise de conscience par certains ouvriers vivants en France mais d’origine étrangère, en particulier maghrébine, qu’il y a quelque chose à faire aussi, que la révolution, ou du moins la révolte, peut passer par une prise de parole. Quand vous arrivez en 70, c’est le tout début, le frémissement d’un mouvement autonome des ouvriers, en particulier maghrébins, en France.
Driss El Yazami : Pour le jeune étudiant que j’étais, d’abord arriver en France, à l’université, - à l’époque, moi, j’étais à l’École supérieure de commerce à Marseille – c’est déjà voir l’effervescence des universités françaises, commencer à lire la littérature, les journaux qui sortaient ici et là, fréquenter les librairies d’extrême gauche qui existaient à Marseille, il y avait une librairie dont je me rappelle le nom, qui s’appelait Lire qui avait été fondée par un résistant qui avait été aussi CRS et qui avait démissionné de la compagnie des CRS en 47 ou 48, après les premiers affrontements entre ouvriers grévistes, dockers et les compagnies de CRS. Jean, qu’il s’appelait. Donc, commencer à fréquenter ces milieux, c’est effectivement aller à la rencontre de la réalité sociale, des premiers travailleurs immigrés et qui va se cristalliser, disons entre 69-70, surtout à partir de septembre 70, fondamentalement dans un premier temps sur une question qui semble un peu éloignée de la réalité française, qui est la question palestinienne. Septembre 1970, c’est Septembre noir, les affrontements entre l’armée du Roi Hussein, en Jordanie, et les troupes de Yasser Arafat, les détournements, les premières grandes polémiques sur le terrorisme aussi. Donc, on va avoir un certain nombre d’étudiants, d’origine maghrébine, qui vont sortir des universités et aller à la rencontre des ouvriers immigrés pour faire de la propagande pour la question palestinienne et qui rencontrent cette réalité sociale absolument inimaginable pour eux. Ce sont, par exemple, autour du quartier de la porte d’Aix à Marseille, ces taudis. Ces taudis où des dizaines et des dizaines d’immigrés s’entassent par chambre, dans une saleté dont on n’a pas idée aujourd’hui. C’est aussi rencontrer les « sans-papiers », c’est aussi rencontrer le racisme.
Emmanuel Laurentin : C’est la naissance d’ailleurs de ce terme qui a fait florès depuis, c’est-à-dire le terme de « sans-papiers ». Ces années 72-73, c’est le moment où l’on commence à inventer ce terme de « sans-papiers » pour pouvoir le rendre populaire d’une certaine façon.
Driss El Yazami : En décembre 1972, il y a un événement marquant qui va constituer, à mon avis, un tournant. C’est la grève de la faim d’une quinzaine d’immigrés « sans-papiers », dans une église à Valence.
Emmanuel Laurentin : Ça avait commencé avec la grève de la faim de Saïd Bouziri, auparavant, un tout petit peu avant, à Paris.
Driss El Yazami : Saïd Bouziri, qui est maintenant président de l’association que je dirige, est effectivement un militant des comités Palestine dont je parlais à l’instant, il est menacé d’expulsion avec sa femme Fawzi, il fait une grève de la faim en novembre 72 à Barbès, qui a un écho notamment grâce au soutien d’un certain nombre d’intellectuels de renom à l’époque,…
Emmanuel Laurentin : On voit Sartre, Foucault, Deleuze qui suivent cet exemple-là.
Driss El Yazami : Absolument. Qui sont parmi les soutiens des mouvements d’immigrés à l’époque. Donc, après la fin de la grève de la faim de Saïd, disons qui ( ?) cette série de grèves de la faim de « sans-papiers », qui démarre à Valence. Valence c’est un véritable tournant parce que cette grève de la faim qui se passe à Noël avec un prêtre qui s’implique et à partir de là, cette série de grèves de la faim dans les églises…
Emmanuel Laurentin : C’est donc, il y a 35 ans, très exactement, il faut se le mettre en tête parce que c’est important de voir le glissement, le changement de regard à partir de ce moment-là. Décembre 72, il y a 35 ans. Janvier 73, c’est le moment où ça commence à basculer et c’est le moment où tout se développe d’une certaine façon avec la multiplication de ces grèves de la faim. Une action très particulière, cette grève de la faim dans les églises, c’est une action très particulière.
Driss El Yazami : C’est ça qui fait d’ailleurs une partie de l’incompréhension avec la gauche française. Pour une partie de la gauche française en tout cas, et je crois que c’est question importante, la grève de la faim n’est pas un mode de lutte ouvrière. Ce n’est pas une modalité de lutte ouvrière.
Emmanuel Laurentin : Non.
Driss El Yazami : Il faut voir que d’une part il n’y a, disons, que des groupes marginaux de la société qui usent de cette modalité. On verra, durant ces années, des prostituées, les paysans du Larzac,…
Emmanuel Laurentin : José Bové, déjà. François Bayrou d’ailleurs faisant partie à l’époque des disciples de « Lanza del Vasto », des grèves de la faim du côté des Pyrénées, un mouvement qui est issu d’un certain catholicisme de gauche, christianisme de gauche qui s’allie avec des mouvements pacifistes ou venant de plus loin, c’est-à-dire quelquefois « Lanza del Vasto », issus d’une autre vision du monde.
Driss El Yazami : En fait, parmi ces soutiens qui accueillent les immigrés, il y a d’une part ces intellectuels qu’on vient d’évoquer autour de Jean Genet, Foucault, Claude Mauriac aussi qui est très, très active à cette époque,…
Emmanuel Laurentin : Maurice Clavel, j’imagine.
Driss El Yazami : Clavel, absolument. Et à côté de ceux-là, il y a les mouvements d’action catholique. C’est pour ça d’ailleurs que la CFDT va accueillir énormément de ces militants. Le Parti communiste et la CGT sont dans une position, bon…
Emmanuel Laurentin : Ça, n’existe pas ce genre de mouvements, pour eux.
Driss El Yazami : Les ouvriers immigrés sont dans les grandes usines, Renault, notamment, la forteresse ouvrière. Mais dehors, ces immigrés « sans-papiers » n’existent pas d’une certaine manière.
Emmanuel Laurentin : Et même ces ouvriers qui sont dans les usines, on ne doit pas les désolidariser du reste de la classe ouvrière. C’est-à-dire que faire des mouvements qui seraient autonomes, donc tenant compte de leur origine, soit géographique, soit…
Driss El Yazami : C’est inimaginable. C’est absolument inimaginable. On eu des affrontements assez durs, y compris un peu violents avec par exemple la CGT des dockers à Marseille. On était interdits de distribuer un tract, même sur la question palestinienne. Je dois d’ailleurs à un militant du port de Marseille mon premier fichage par la police française. Il m’a pris par les cheveux, que j’avais longs à l’époque, et m’a amené dans le commissariat en face du port de Marseille. Disons qu’avec les grandes organisations ouvrières, surtout communistes, la CGT, le dialogue est très difficile, pour ne pas dire plus, Mais la CFDT, les mouvements d’actions catholiques, l’Église ou ce qu’on appelait à l’époque les chrétiens de gauche, plus l’extrême gauche, plus les intellectuels, ce sont les trois éléments qui constituent la force principale de soutien aux immigrés. Et les églises fonctionnent pour ces « sans-papiers » qui ont peur de faire, comme on dit à l’époque, de la politique.
Emmanuel Laurentin : Puis, il faut le convaincre de faire leur grève de la faim. Ce n’est pas évident.
Driss El Yazami : Oh ! Non, non. C’est d’ailleurs un de nos arguments, comme jeunes militants qui voulons les mettre en grève de la faim, était de dire que les églises sont inviolables, que le droit d’asile existe et ce droit d’asile va être de fait respecté durant les grèves de la faim de 73, 74…
Emmanuel Laurentin : En 75, beaucoup moins. A partir de l’arrivée de Michel Poniatowski, au ministère de l’intérieur.
Driss El Yazami : Michel Poniatowski, c’est à lui que je dois mon expulsion, le 21 janvier 1975, du temple protestant de Maguelone à Montpellier.
Emmanuel Laurentin : Expliquez nous. Vous êtes jeune étudiant, Driss El Yazami, vous êtes arrivé théoriquement pour faire une École de commerce et petit à petit vous êtes plongé dans ce grand bain bouillonnant du gauchisme français, et vous aller devenir une sorte de « messi dominici » dans tout ce sud. Vous aller partir sur les routes pour pouvoir lever des contestations, faire se lever des contestations, et des contestations pas dans le milieu où on l’entend, pas dans le milieu ouvrier, mais également dans le milieu des agriculteurs. C’est-à-dire que vous allez vous confronter à un autre patronat que le patronat des grandes usines, le CNPF auquel sont confrontés ceux qui se battent en France, à Paris, par exemple, en allant occuper le siège du CNPF. Vous, ce n’est pas le genre de choses que vous allez faire, c’est plutôt la question des ouvriers agricoles.
Driss El Yazami : Dans ce Midi où il y a tout même une agriculture assez importante, on découvre progressivement, à partir de 73, l’importance de cette exploitation. La première fois où l’on est mis en contact avec des ouvriers de l’agriculture, je me rappelle très bien, c’est en 73, lorsqu’on voit débarquer - alors que nous étions dans un café à Aix en Provence, qui était un peu le quartier général des gauchistes de la ville – une quarantaine de Marocains, avec des djellabas, des passe-montagnes et qui descendent d’un car, venant d’un village aixois, et qui nous demandent où est le syndicat ? On va les voir et tombe sur des ouvriers qui vivaient dans une serre. Ils travaillaient dans une serre et dormaient dans une serre parce qu’ils n’avaient pas de logement. Et on commence progressivement à découvrir ce qui se passe dans les campagnes de l’Hérault, du Vaucluse, du Var, de toute la région.
Emmanuel Laurentin : Ce n’est pas votre culture a priori, cette culture paysanne, cette culture des ouvriers agricoles, ce n’est pas là où vous avez l’habitude et où même on pense, quand on est militant gauchiste à l’époque, que va se trouver la classe ouvrière, le prolétariat. Ce n’est pas là où on l’imagine.
Driss El Yazami : Non. Ceci étant, dans le Midi, il n’y avait pas, à part sur le port de Marseille, une partie des quartiers nord de Marseille, on n’avait pas une vie industrielle très importante. Donc, aller vers cette réalité n’était pas très mal aisé pour nous. Fondamentalement pour nous, c’étaient des immigrés « sans-papiers » qu’il fallait mobiliser, qu’il fallait « mettre en mouvement » comme on disait à l’époque. C’était un peu plus dur parce qu’il s’agissait de Marocains et les Marocains avaient une grande peur de faire de la politique, entre guillemets. Ils étaient moins alphabétisés que les jeunes grévistes Tunisiens des années 73 qui avaient été scolarisés. On avait à faire là à des gens qui parfois ne parlaient même pas arabe, ils ne parlaient que le berbère uniquement. Ils venaient parfois pour des contrats de 40 jours qu’ils avaient dû payer à un entremetteur et c’étaient des populations plus lentes à mobiliser.
Emmanuel Laurentin : Avec une particularité, cette immigration marocaine en France - l’association Génériques, on y reviendra tout à l’heure, travaille beaucoup sur cette histoire de l’immigration, il y a eu quelquefois des colloques organisés sur l’immigration marocaine en particulier – est lente, tardive, pourrait-on dire, par rapport à l’immigration algérienne en particulier et on compte de 1 à 10, voire de 1 à 20 le nombre des Marocains qui ont immigré en France dans les années 50, par exemple, par rapport aux Algériens. Donc, c’est une immigration marginale et en plus géographiquement très marquée, dit on. C’est-à-dire le sud marocain, la région d’Agadir, d’abord…
Driss El Yazami : Sousse essentiellement. L’immigration marocaine a démarré beaucoup plus tardivement que l’immigration algérienne, même si durant la Première guerre mondiale, comme durant la Deuxième guerre mondiale, il y a eu un apport assez important mais qui est encore méconnu et peu étudié. Mais disons que pour l’immigration ouvrière, elle démarre plus lentement. Il y a deux régions de départ essentielles. Il y a le nord, le Rif marocain, mais qui va plutôt vers d’autres pays européens, vers la Belgique et les Pays-Bas et le Sousse, la grande tradition…
Emmanuel Laurentin : Et le nord, vient, dit on, vient plutôt après 1954, le déclenchement de la Guerre d’Algérie parce qu’au départ ces Rifains vont d’abord en Algérie travailler et c’est parce que la guerre vient déranger les circuits d’immigration vers l’Algérie qu’ils vont se diriger vers le nord et vers l’Europe.
Driss El Yazami : L’immigration rifaine vers l’ouest algérien, date de la fin du XIXe siècle. Il y a même des ouvriers Rifains marocains, immigrés en Algérie qui ont participé à la construction des voies ferrées en Afrique sub-saharienne. Mais c’est, effectivement, à partir de la Guerre d’Algérie que cette voie d’immigration se tarit et qu’il y a une sorte de réorientation vers le nord-ouest européen. Disons que le Sousse est la principale zone d’immigration. Mais il y a déjà de petits noyaux du Sousse marocain dès les années 20-30. Le premier grand chanteur Marocain, Maghrébin de fait, qui chante l’immigration, c’est le grand chanteur Soussi El Hadj Belaïd, qui est à Paris au moment de l’exposition coloniale, en 1931, qu’il y a une très, très belle chanson sur l’avenue de l’Opéra, les courses, l’immigré qui se perd, dans l’immigration, par l’alcool, qui est venu pour envoyer de l’argent et qui progressivement au lieu d’envoyer de l’argent à la famille, il le…
Emmanuel Laurentin : Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux.
Driss El Yazami : Absolument. Mais ça, c’est un grand récit du XIXème siècle.
Emmanuel Laurentin : Bien sûr, mais c’est un récit qui continue à développer l’imaginaire des immigrés à Paris notamment.
Driss El Yazami : L’immigration, c’est en partie la perdition effectivement.
Emmanuel Laurentin : Donc, ces Marocains, vous les rencontrez, vous les reconnaissez, vous l’étudiant de Fez, comme étant de votre pays, vous comprenez ce qui les a poussés ici ou pas ?
Driss El Yazami : Honnêtement en les voyant, mon père a essayé d’immigrer dans les années 65-66, avait fait des jours et des jours la queue devant l’Office national de l’immigration à Fez, en les regardant ici, je me disais heureusement qu’il n’est pas parti. Évidemment il y avait ces moments de fraternité, de combat, de joie - parce que c’étaient des moments de joies aussi – mais en même temps nos univers se séparaient. Les militants professionnels que nous étions avaient une autre vie, avaient une famille, allaient au restaurant - parfois en cachette -, au cinéma…
Emmanuel Laurentin : Vous parliez le français, lisiez le français.
Driss El Yazami : Bien sûr. Vous avez raison de le dire. Je crois qu’on a oublié cette immense solitude qu’il y avait.
Emmanuel Laurentin : Décrite par Tahar Benjelloun, avec un certain succès. La solitude sexuelle en tout cas.
Driss El Yazami : Absolument, qui demande au moins au niveau de la fiction à être traité, me semble-t-il. A part Driss Chraïbi, qui a parlé de cette perdition dans l’immigration, d’une manière formidable. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a tout de même une solitude. Je crois que même dans les grandes villes, les structures syndicales, même chez les syndicalistes immigrés les plus intégrés dans la société française, il y avait une sorte de vie à part. C’est pour ça que moi j’étais heureux d’une certaine manière de ne pas voir mon père immigrer.
Emmanuel Laurentin : Ces 35 ans qui nous séparent de cette date, de 72-73, nous séparent d’une période totalement oubliée, - sauf pour ceux qui regardent sur les chaînes du câble, « Dupont Lajoie », par exemple – c’est la période des meurtres racistes en France qui sont très nombreux et c’est l’été 73, c’est justement au même moment où il y a une émergence sur la scène publique de ces immigrés, de ces ouvriers, de ces travailleurs maghrébins qui prennent la parole, qui s’installent dans les églises avec le soutien des Chrétiens qui les accueillent et puis de l’autre côté, il y a une multiplication énorme de crimes racistes.
Driss El Yazami : Surtout ce tournant de l’été 73, fin août 73, je travaillais à l’époque dans le bâtiment, je me rappelle très bien des débuts de cette vague de crimes racistes de 73. Je sors du chantier vers 16h -16h 30, parce qu’on finissait tôt, je vais vers l’arrêt de bus, dans les quartiers nord de Marseille et je vois qu’il n’y a pas de bus. Les gens commencent à dire qu’il y a une grève des traminots marseillais. On découvrira plus tard qu’un Algérien qui avait été trépané, soigné à Lyon et qui était sur la voie du retour en Algérie avait assassiné Émile Guerlache, un traminot marseillais. Il avait été presque lynché par la population. A partir de ce jour-là on va avoir, durant la dernière semaine du mois d’août, tous les jours l’assassinat d’un Algérien, deux Algériens. Tous les matins, dans Le Provençal, qui était le journal local, on trouve les photos de ces immigrés. En même temps, dans l’autre quotidien régional marseillais, qui s’appelait Le Méridional, rédigé par Gabriel Domenech, qui se retrouvera plus tard député du Front national, une campagne d’un racisme effréné, avec une violence du verbe qu’on ne connaît plus aujourd’hui, et aussi la constitution du CDM, Comité de défense des Marseillais. Pour le petit noyau de militants que nous étions, qui avait été très réduit, puisque l’été, juste quelques mois avant, les principaux militants que nous avions avaient été expulsés pour troubles à l’ordre public. A l’époque, dès qu’un immigré ouvrait la bouche, Mohammed Laribi, Maurice Coubarge, qui étaient nos dirigeants, les dirigeants de ce petit mouvement que nous étions dans le sud de la France, avaient été expulsé. Nous étions un peu déstabilisés par ces expulsions. On décide de commencer à nous occuper de ces meurtres racistes. Le premier décembre 1973, on fait une procession des quartiers nord de Marseille jusqu’au port de Marseille autour de la dépouille du plus jeune de ces victimes du racisme, El Hadj Lounès. Un jeune de 16 ans qui avait été tué. Nous étions allés voir sa famille, nous ramenons sa dépouille du quartier nord au port de Marseille, à la Joliette, en traversant tous les quartiers d’immigrés et au fur et à mesure la foule venait progressivement nous rejoindre. Sur son cercueil, un ami, un militant du mouvement des travailleurs arabes, c’est comme ça que nous nous appelions à l’époque, appelle à une grève générale des immigrés arabes pour le lundi 3 septembre. Dans la journée même on a sorti les tracts. On s’est retrouvé avec des dizaines et des dizaines de nouveaux militants qui nous rejoignaient. On a ainsi, pour le lundi 3 décembre, organisé la première grève des immigrés arabes à Marseille, Aix en Provence, à Fosse-sur-Mer qui était à l’époque en pleine construction, à la Ciotat. Il y a eu la deuxième phase d’éruption des immigrés sur le terrain politique avec une série de débats politiques et de polémiques.
Emmanuel Laurentin : Ça conduira à la fois à de nouvelles manifestations, à de nouvelles grèves de la faim et ça conduira aussi à un moment un peu oublié, la présentation de candidat soutenu par le MTA, un candidat à l’élection présidentielle de 1974. Alors ça, c’est une aventure totalement oubliée de l’historiographie, peut-être pas justement de ceux qui ont participé. Donc, il y avait une sorte d’émergence dans la scène publique et politique française nationale de ce mouvement de travailleurs immigrés.
Driss El Yazami : Lorsque le président Pompidou meurt, une grève de la faim des travailleurs Maghrébins et Pakistanais, - on voit déjà à l’œuvre les premières transformations de l’immigration en France se manifester avec l’arrivée des immigrations de l’Asie du sud-est – tout près d’ici, à la place de Clichy, à la rue Dunan, les copains du MTA, Mouvement des travailleurs arabes, de Paris, s’inquiètent de l’oubli dans lequel risque de tomber cette crise. D’où cette idée de présenter un candidat de l’immigration…
Emmanuel Laurentin : Kamel Djilali.
Driss El Yazami : Djilali Kamel. C’est un nom, pas son véritable nom, composé de Djilali qui est le nom d’un jeune Algérien tué par un concierge raciste à Barbès, dans le XVIIIe arrondissement et Kamel c’était le nom d’un ami militant qui était sous le sceau d’une expulsion pour « trouble à l’ordre public ». Puisqu’on trouve comme ça, de temps en temps, de manière régulière des expulsions pour « trouble à l’ordre public ». Il y a donc ce candidat, à l’époque il y avait René Dumont, candidat aussi à la présidentielle, et Alain Krivine, cèdent un peu de leur temps d’antenne à Djilali Kamel. Et ce garçon qui était très, très doué pour la communication va être un des événements de cette campagne.
Emmanuel Laurentin : Il n’ira pas loin.
Driss El Yazami : Ça ne va pas très loin mais l’idée est là. A mon avis, nous étions, sans le savoir, sans le systématiser, sur le processus d’enracinement, ou d’intégration. On est en train de poser les valises. On est là, on veut rester et on veut avoir des droits.
Emmanuel Laurentin : Cette idée d’une candidature naît, dit on, d’un colloque à Marseille, un colloque sur l’immigration. C’est à ce moment-là que ça se discute, qu’on la décide, au mois d’avril 74 ?
Driss El Yazami : Cette grève générale de 1973 qui a commencé à Marseille et le milieu de la France le 3 septembre, a été reprise dans la région parisienne le 14 septembre avec un rassemblement notamment devant la Mosquée de Paris, va ouvrir un débat qui va traverser toute la gauche et l’extrême gauche. Est-ce que ces immigrés doivent s’organiser de manière autonome ou pas ? D’une certaine manière, tant que nous étions que dans les églises, ou dans les champs d’agriculture et pas dans les grandes forteresses ouvrières notre existence était plus ou moins marginale. A partir du moment où par la grève, l’outil de lutte par excellence de luttes ouvrières, ces Maghrébins, ces Arabes, comme on disait à l’époque, s’organisent et veulent organiser un mouvement à part, une question très, très connue ( ?) va traverser la gauche et l’extrême gauche. A l’époque Didier Motchane, qui est un des théoriciens du PS sort un article, dans la nouvelle revue socialiste, disant : « A quand le syndicat arabe ? » Il pose directement la question : faut-il ou pas ? Il y a eu un débat très, très houleux à l’intérieur de la CFDT et de la CGT dans Politique hebdo, un des journaux de référence de l’extrême gauche de l’époque. Donc, pour nous, il fallait d’une certaine manière en même temps, je crois, continuer à nous organiser de manière autonome et en même temps renforcer, trouver des passerelles…
Emmanuel Laurentin : Regagner les liens habituels de la lutte ouvrière. C’est-à-dire qu’en gros vous allez faire des grèves, des choses qui sont relativement plus communes pour un militant ouvrier, plutôt que les grèves de la faim, non ? Vous allez continuer, oui, les grèves de la faim, puisque c’est comme ça que vous allez être expulsé vous.
Driss El Yazami : Absolument, mais l’idée c’est tout de même, à mon avis, de manière pas très consciente, pas très systématisée, de retrouver les voies et les passerelles vers la société française, disons de rompre l’isolement. Essayer d’aller au-delà du seul noyau de l’extrême gauche qui nous soutenait quasi systématiquement.
Emmanuel Laurentin : Alors, fin du premier épisode, 1975, pour vous. C’est cette grève de la faim de sans papiers, à Montpellier, au Temple protestant de Maguelone. Là, le ministre de l’intérieur change de politique. Les églises ne sont plus hors du territoire de la République, des sanctuaires. On vient vous chercher et on vous expulse. C’est à ce moment que vous allez d’une certaine façon fermer une première période de votre vie en France entre 1970 et 75.
Driss El Yazami : Avant mon expulsion je découvre d’abord le Centre de rétention de la Hague, qui était totalement méconnu à l’époque. Moi-même en étant à la Hague je n’étais pas conscient de l’importance de ce phénomène qui va se développer de manière très importante encore aujourd’hui, comme on sait. Au Maroc, je passerai deux ans avec des arrestations, par la DST marocaine, libérations, puis nouvelle tentative d’arrestation à laquelle j’échappe et c’est en 1977, à la fin de 1977, après la tenue du procès où je suis condamné par contumace à la prison à vie que je reviens en France.
Emmanuel Laurentin : Clandestinement.
Driss El Yazami : Sur un voilier, un des plus beau souvenir que j’ai de ma vie.
Emmanuel Laurentin : Vous arrivez en 1977-78 et là, vous quittez votre forteresse marseillaise pour vous installer à Paris. Ça change quelque chose de changer de lieu d’installation, sur le territoire national, en France ? Est-ce que c’est la même chose d’être Marocain, pendant 5 ans à Marseille et Marocain à Paris ensuite ?
Driss El Yazami : Je crois que non. De fait, Paris d’évidence offre, on peut le regretter peut-être, toute une série d’opportunités qu’une ville comme Marseille ne peut pas offrir, en tout cas pour l’immigré que j’étais, en élargissant les rencontres, notamment, je pense, en m’amenant progressivement à rencontrer un certain nombre d’intellectuels qui d’une manière ou d’une autre réfléchissent sur la question de l’immigration. De fait, mes rencontres intellectuelles c’est plutôt depuis 1979 que cela s’est développé, depuis mon installation à Paris.
Emmanuel Laurentin : Donc, en passant d’un certain gauchisme à, disons, une gauche plus modérée ou du moins en considérant qu’une gauche plus modérée, qui va peut-être accéder au pouvoir bientôt, celle qui pourrait être le Parti socialiste alliée avec le Parti communiste, pourrait être un véhicule différent pour pouvoir porter des revendications nouvelles.
Driss El Yazami : En ce qui me concerne, il y a l’investissement à partir de 1979 dans la première expérience d’un journal de l’immigration, Sans frontières puis après Baraka, de 1979 à 1986. Puis après, je quitterai l’équipe de Baraka pour fonder l’association Génériques pour travailler sur l’histoire. Il y a en ce qui me concerne deux choses essentielles. C’est d’une part l’investissement dans la presse et de l’autre côté mon investissement dans les droits de l’homme. Mon passage par le Maroc, ma condamnation, la condamnation de mon frère aussi et celle d’un certain nombre d’amis m’a fait découvrir l’importance de la question des droits de l’homme. Vous savez que j’avais été enlevé, lors de mon retour au Maroc, par la police politique marocaine, donc la DST de l’époque, et le fait d’être enlevé, d’être disparu, ce n’est pas comme être condamné, en prison. Moi, je n’ai passé que 3 mois, je connais des gens qui ont passé des années, il y a des Marocains qui ont passé 18 ans comme cela. Avoir un bandeau sur les yeux, des menottes aux mains, être allongé sur un lit, 24h/24h, avec l’interdiction de parler, ne pas savoir la peine à laquelle on est condamnée, être coupé du monde, moi, je me rappelle que je passais mes journées à essayer de comprendre ce que signifiait la privation de liberté. Ce n’est pas simplement être en prison, être privé d’aller acheter le journal, d’aller au cinéma. Donc, à mon retour en France, j’ai continué mes activités sur l’immigration mais j’ai développé progressivement des activités sur la question des droits de l’homme avec la Ligue française des droits de l’homme, Amnesty international puis après, la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme.
Emmanuel Laurentin : La gauche arrive au pouvoir, vous allez donc peut-être avoir les possibilités, après 1983, la marche des Beurs, les désillusions peut-être de cette marche des Beurs, les discussions qu’il y a au sein de la gauche sur ce qu’est l’avenir, la représentativité en particulier des immigrés, parce qu’il y a toujours la question du vote, faut-il voter aux élections ? Pendant longtemps la gauche fera croire que c’est pour demain, voire pour avant demain.
Driss El Yazami : On l’attend encore.
Emmanuel Laurentin : On l’attend encore et ça ne viendra jamais au bout du compte. Puis il y a toute cette question de la seconde génération, des émeutes en banlieues… Tout ça doit changer la donne pour un observateur, comme vous êtes ?
Driss El Yazami : Il y a eu d’abord le premier grand choc qui était tout de même celui de 1981, avant l’élection de François Mitterrand, celui des événements avec le Parti communiste.
Emmanuel Laurentin : Le bulldozer de Vitry.
Driss El Yazami : Le soir de l’arrivée de la marche des Beurs, à Paris, le 3 décembre 1983, j’étais responsable de la tribune des marcheurs à Montparnasse. J’étais celui qui gardait l’escalier et laissait passer les personnalités pour rejoindre les marcheurs…
Emmanuel Laurentin : Il faut forcément un ancien gauchiste pour être responsable du service d’ordre évidemment.
Driss El Yazami : Je me rappelle de Paul Mercieca, qui est décédé depuis, qui était député-maire de Vitry, qui avait été le responsable de cette opération de bulldozers,…
Emmanuel Laurentin : Rappelons-le pour les auditeurs qui ne le sauraient pas. C’était un foyer de travailleurs immigrés, le Parti communiste qui dirigeait la ville, et dans d’autres villes aussi où ça se passe également, à Ivry, je crois, mettent en œuvre une politique en disant : « C’est insupportable, il faut raser ce genre d’endroits », en particulier ces foyers de travailleurs immigrés, avec un contenu dont on pourrait dire - en tout cas c’est comme ça que ça a été analysé à l’époque – raciste…
Driss El Yazami : Au minimum xénophobe, disons.
Emmanuel Laurentin : Là, il y a un vieux conflit entre gauchistes et Parti communiste, aussi.
Driss El Yazami : Non, je crois qu’il y a un débat même au sein du Parti communiste. Les élus du Parti communiste étaient loin de partager ce point de vue. En tout cas certains élus communistes et une partie de la direction nationale demandaient dès l’époque une répartition équitable des immigrés sur toutes les communes en disant que leur présence dans les communes ouvrières était un poids trop lourd pour leur budget social etc.
Emmanuel Laurentin : C’est ça.
Driss El Yazami : Donc, Paul Mercieca arrive à la tribune de Montparnasse pour monter et je me rappelle très bien lui avoir dit : Monsieur Mercieca, pour accéder il faudrait ramener votre bulldozer. Ceci pour dire simplement qu’il y a bien évidemment ce premier choc de l’attitude de ces élus du Parti communiste, puis après une année de tranquillité avec la gauche, la campagne des municipales de mars 83 avec déjà une série de dérives de certains élus. Il faut se rappeler que les élections de mars 1983 qui avaient vue l’émergence du Front national à Dreux notamment, avaient vu également des dérives ici et là d’élus de gauche sur la question de l’immigration. Et l’été 83, avec cette marche des Beurs qui est un moment en même temps de fraternité mais aussi d’illusions parce qu’on va penser d’une certaine manière que tous les problèmes sont réglés, que cette nouvelle génération d’acteurs sociaux, les enfants de l’immigration traversant la France à la Gandhi, ou à la Martin Luther-King,…
Emmanuel Laurentin : Qu’il suffit de chanter « Douce France », par le groupe « Carte de séjour », pour que tout soit réglé.
Driss El Yazami : Absolument et que non seulement on va avoir de nouveaux acteurs sociaux qui vont être les vecteurs de la paix en banlieue et en même temps les ambassadeurs de relations renouvelées entre leurs pays d’origine et la France. Et très, très vite, la désillusion va arriver. C’est pour ça que d’une certaine manière, je crée rapidement, en tout cas en ce qui me concerne, je commence à penser qu’il faut aller plutôt vers la création d’un organisme de recherche historique sur l’immigration puisque cet accueil fait aux Beurs gomme toute l’histoire de leur parents. On voit ce jeune Beur qui arrive mais on n’imagine absolument pas que derrière lui,…
Emmanuel Laurentin : Comment celui qui l’a précédé est arrivé, ou ceux qui l’ont précédés sont arrivés.
Driss El Yazami : En tout cas, l’image que l’on donne de son père est une image tellement négative qu’avec quelques amis on souhaite s’y opposer.
Emmanuel Laurentin : C’est très étonnant de passer comme cela de l’activisme, du présent, d’aujourd’hui à hier en se disant, il faut passer par le passé, je crois d’ailleurs que c’est Saïd Bouziri, dans une de ses déclarations, qui disait : « Écrire l’histoire, c’est s’enraciner et dire je suis là. » Est-ce que c’est une chose qui vous paraît évidente à cette époque-là ? Ou est-ce une autre façon d’agir que de passer par le passé et donc de revenir sur cette histoire de l’immigration ?
Driss El Yazami : Pour moi, il y a eu un double choc au milieu des années 80. C’est d’une part cette méprise à laquelle a donné lieu la marche des Beurs, c’est-à-dire l’émergence de l’image positive du Maghrébin qui gomme totalement le passée, celle du père, qui négativise même celle du père. Connaissant un peu l’histoire de l’immigration maghrébine, connaissant au minimum, grâce aux travaux de Benjamin Stora, d’Omar Carlier et d’autres historiens, l’ancienneté de l’immigration algérienne, son enracinement y compris politique en France, l’émergence du nationalisme algérien en France, dans les années 20, je me disais qu’il fallait absolument transmettre cela. Le deuxième choc qui était plus personnel, que j’ai partagé avec quelqu’un comme Saïd Bouziri, est le fait de voir certains amis, surtout catholiques, des prêtres, partir progressivement, les uns après les autres.
Emmanuel Laurentin : Alors qu’ils vous avaient accompagnés depuis le début.
Driss El Yazami : Alors que ( ?), ou d’autres amis, Dussault ( ?), toute une série d’amis nous avaient accompagnés.
Emmanuel Laurentin : Le CERAS …
Driss El Yazami : Absolument, le père André Costes, de la Compagnie de Jésus, un des fondateurs aussi de l’association Génériques, qui est décédé il y a 3 ans. Antonio Perotti, un ami Italien, un prêtre Italien, responsable de l’immigration italienne. Pour nous, c’était une façon d’estimer que le passé pouvait aider ces jeunes générations à mieux se situer en France. Effectivement toujours un activisme sur le présent mais un peu plus distancé.
Emmanuel Laurentin : Alors, cette association se monte, commence à organiser en particulier une grande exposition pour le bicentenaire…
Driss El Yazami : De la Révolution française.
Emmanuel Laurentin : De la Révolution française en 1989. L’occasion de grands discours sur l’enrichissement de la France par l’immigration. C’est aussi un des discours qui commence à émerger à ce moment-là. En disant que l’immigration n’est pas un poids pour la France, justement c’était le discours tenu autour des lois d’expulsion, de demande de départ à partir de 1974, en particulier de la crise pétrolière. Mais là, la gauche trouve un nouveau slogan « L’immigration, une chance pour la France ».
Driss El Yazami : Je pense que si on essaye de voir sur une moyenne durée, pour retrouver une image qui a été utilisée à propos d’autre chose, on a en permanence à faire aux deux France. Celle qui accueille et celle qui rejette, celle qui s’ouvre et celle qui se crispe, celle de la fraternité des résistants étrangers-français antinazis et en même temps celle des camps d’internement. Effectivement il y a ce discours qui émerge, comme vous le dites, de « l’immigration une chance pour la France » mais en même temps le discours de la crispation est en permanence là. Ce qui est frappant tout de même, sur un peu plus de 20 ans maintenant, depuis 74, depuis l’arrêt officiel de l’immigration de travail, c’est cette inflation juridique, le nombre de lois et de circulaires. On a eu une accalmie juridique de 1945, avec l’ordonnance de 45, jusqu’au début des années 70, avec bien évidement quelques grandes lois mais fondamentalement un paysage juridique stabilisé pour les étrangers et à partir de 1974, surtout à partir de 83-84, il y a eu cette inflation que nous vivons encore. Je suis quasi certain que dans 6 mois nous aurons encore une nouvelle loi, une nouvelle circulaire. En même temps il y a encore ce discours que vous allez retrouver à la Une de certains magazines sur la réussite de la France « Black-blanc-Beur », ces immigrés qui réussissent, cette diversité qui se manifeste au gouvernement etc., etc.
Emmanuel Laurentin : Mais est-ce que vous n’avez pas l’impression qu’il y a beaucoup de leurres dans ces affaires là, de faux-nez, de faux-semblants, justement depuis 1982-83, depuis la marche des Beurs, ces chants de la France « Black-blanc-Beur » de 98, etc. ? Est-ce que vous n’avez pas l’impression que c’est une sorte de discours faux-nez, qui permet de se donner bonne conscience et d’attendre ou de laisser attendre plus longtemps ceux qui voudraient, par exemple, prendre des responsabilités dans la société française ?
Driss El Yazami : Je pense qu’on a affaire, comme j’ai essayé de le dire il y a un instant, à deux processus parallèles. Il y a d’évidence un processus d’enracinement des populations maghrébines, et je fais le pari, notamment à travers une exposition que je prépare, de montrer que la population la plus intégrée culturellement dans ce pays est la population immigrée d’origine maghrébine. Ce processus est réellement à l’œuvre et se voit, de mon point de vue, à tous les niveaux. En même temps, vous avez une médiatisation et une politisation de cette question qui amène cette profusion des discours qui peuvent être trompeurs, ces faux-nez que vous citez.
Emmanuel Laurentin : Vous jouez sur ce double aspect, toujours, et vous l’utilisez vous-même quand vous faites par exemple un rapport au premier ministre, en 2001, vous dites : « il faut » - alors-là c’est du volontarisme – « développer » dites vous – vous reprenez ce thème de l’enrichissement – vous dites : « le phénomène de l’immigration est universel, permanent, facteur de progrès, d’enrichissement des sociétés. » et puis en parallèle, vous dites : « développer la fierté d’être Français, la fierté des Français d’appartenir à un pays qui sait se montrer accueillant et la fierté des étrangers et des Français d’origine étrangère de vivre et d’être citoyens d’une grande démocratie, d’une République issue d’une longue histoire, suffisamment forte pour intégrer des individus d’origines et de cultures variées et pour considérer d’une façon pluraliste toutes les pages de son histoire dont son histoire coloniale. » Donc, vous renversez la problématique, dont vous parliez, la division en deux, ou le parallélisme des deux France, et vous dites : « il faut les prendre, ces deux France, et on s’en sert autrement. Il faut dire aux Français soyez fier d’appartenir à cette nation parce qu’elle accueille et aux étrangers, soyez fiers d’appartenir à cette France qui accepte démocratiquement de regarder son propre passé y compris son passé colonial. » Il y a du volontarisme ?
Driss El Yazami : Je pense qu’il y a là les termes de ce qu’on pourrait appeler une offre culturelle et politique au sens large du terme, pas partisane, et d’un discours que l’on pourrait tenir aujourd’hui et qui est en train d’une manière ou d’une autre, j’en suis certain, d’être illustré par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, par les travaux de notre association et par plein d’autres bonnes volontés dans ce pays. L’idée est la suivante : il faut assumer toutes nos appartenances. Je crois que ce n’est pas simplement un défi ou une problématique de l’immigration ou de personnes d’origine étrangère. Je pense que c’est un défi qui est posé à toutes personnes dans le monde, sur la planète d’aujourd’hui. C’est-à-dire, comment assumer de manière aussi harmonieuse que possible la multiplicité des appartenances. Moi, j’ai coutume de dire que je suis un peu de Fez, du nord du Maroc, Marocain, Maghrébin, Arabe, Musulman, Français, Européen et Citoyen du monde et homme aussi en même temps puisque je suis un homme et pas une femme. Chacun est confronté à cette gestion aussi harmonieuse que possible de ses appartenances.
Emmanuel Laurentin : Oui, mais avec difficulté pour une nation qui a eu la tradition, le creuset français, de vouloir rassembler ces appartenances en une seule, dire, tout compte fait, que le parapluie de la République allait protéger tout le monde à condition que l’on abandonnât, à l’entrée sur le territoire français, les particularismes et que l’on devienne totalement français. C’est un changement, non ?
Driss El Yazami : Je ne pense pas qu’historiquement le creuset français ait fonctionné comme cela. Ce qui est évident c’est que le discours politique tenu aujourd’hui…
Emmanuel Laurentin : Bien sûr, c’est ce que je…
Driss El Yazami : Le discours politique tenu aujourd’hui, la lecture de l’histoire de l’immigration et de l’histoire de la République, privilégie une lecture républicaniste.
Emmanuel Laurentin : Oui, c’est ça.
Driss El Yazami : Comme quoi, il y aurait disparition de toutes les communautés d’appartenance. En fait, l’histoire montre que les Arméniens qui sont arrivés dans les années 20, ou les Polonais qui sont arrivés en même temps,…
Emmanuel Laurentin : Sont restés des soutiens à l’Arménie...
Driss El Yazami : Ils ont eu des relations, ont développé des relations de manière permanente, avec leur terre d’origine, la culture d’origine… ont fait une sorte de réappropriation à la deuxième, troisième génération… Il y a d’évidence un discours partisan, aujourd’hui, qui nous empêche de voir l’histoire de l’immigration et l’histoire de France dans sa complexité. Je ne crois pas qu’il y ait une voie royale vers l’intégration, par la disparition des groupes d’appartenance.
Emmanuel Laurentin : Il y a eu un discours omniprésent sur cet abandon.
Driss El Yazami : D’évidence un discours majoritaire dans la pensée française, dans le milieu de la presse, dans le monde politique… Je crois que le vote, par consensus pratiquement, de la dernière loi sur les signes religieux le révèle puisqu’il y a eu d’une certaine manière consensus sur cette discussion.
Emmanuel Laurentin : Qu’est-ce qu’on vous dit, par exemple, lorsque vous êtes nommé, par le Roi Mohammed VI, je le disais en tout début de cette émission, président du Conseil de la communauté des Marocains de l’étranger, à l’étranger, avec d’autres personnalités très fortes qui viennent de tous les pays puisqu’il y a des gens qui viennent de Belgique, d’Allemagne, des États-Unis, du Canada etc. ? Qu’est-ce qu’on vous dit de ça, c’était justement il y a 15 jours ? On vous dit : choisissez, vous êtes ou ? A l’étranger ? Vous êtes en France ? Vous êtes Marocain ?
Driss El Yazami : Tout. Ce n’est pas seulement un phénomène français. Il y a eu par exemple de très grandes polémiques, il y a quelques mois, aux Pays-Bas, sur la nomination d’un ministre d’origine marocaine ou d’une député d’origine, un peu moins violemment, les mêmes polémiques en Belgique, d’évidence, aujourd’hui, un certain nombre d’étrangers, ou de personnes d’origine étrangère, en France comme ailleurs, sont en train d’inventer, ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui, une citoyenneté transnationale. Je pense que l’on a déjà vécu ça en Europe et on est en train de le vivre. Quelqu’un comme Cohn-Bendit, comme Dany qui est un ami assez proche…
Emmanuel Laurentin : Qui est à la fois député européen pour l’Allemagne puis également pour la France. Qui a une vie politique dans les deux pays.
Driss El Yazami : Qui est en train d’illustrer, à mon avis, il a anticipé, comme il l’a d’ailleurs fait à d’autres moments, et emblématise cette citoyenneté d’avenir. Moi, je me sens totalement Français, je me sens totalement Marocain. Je pense – je l’ai fait ailleurs quand j’ai participé aux travaux de la commission instance sur la réconciliation au Maroc, de la violation grave des droits de l’homme au Maroc entre 1956 et 1999 – que nous pouvons être des hommes et des femmes passerelles à partir du moment où ce qui fonde les deux appartenances ce sont les droits de l’homme et les valeurs universelles.
Emmanuel Laurentin : On vous reproche moins, dites-vous, aujourd’hui, cet aller-retour, cette passerelle qu’on ne vous le reprochait auparavant ? Ou on vous le reproche autant ? D’un côté, comme de l’autre.
Driss El Yazami : Non, je pense sérieusement que c’est en train de s’atténuer. Les deux sociétés, les deux systèmes politiques, mais aussi ailleurs, sont en train de découvrir que la mondialisation c’est celle des biens, des finances, des idées mais c’est aussi celle des hommes et de la gestion des appartenances pour un bien commun. Ce qui est fondamental, à mon avis, c’est les valeurs de références qui fondent l’appartenance à plusieurs aires culturelles et politiques et je crois que c’est l’avenir, d’ailleurs pas simplement des immigrés d’origine maghrébine, c’est l’avenir de plus en plus de nos frères humains.
Emmanuel Laurentin : Merci, Driss Yazami, d’avoir accepté d’ouvrir cette semaine sur toute cette histoire de l’immigration en France, une partie de l’histoire de l’immigration en France. On peut encourager nos auditeurs à aller sur le site de l’association que vous dirigez, dont vous êtes le délégué général, l’association Génériques, au pluriel. Un site très riche dans lequel on trouve d’ailleurs beaucoup de comptes-rendus de colloques qui nous ont permis de préparer cette émission. Vous organisez bientôt d’autres colloques, il y en avait un, on en a parlé il n’y a pas très longtemps, à Marseille, sur les footballeurs algériens en France.
Driss El Yazami : Là, on prépare surtout une grande exposition, qui commencera en novembre 2008, c’est sur un siècle d’histoire culturelle des maghrébins de France. On va essayer de retracer à travers la chanson, la création, le cinéma, un siècle des Maghrébins en France de la fin du XIXe au début de ce siècle.
Emmanuel Laurentin : Merci encore, Driss Yazami.