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Histoire des étrangers (2) / Fabrique de l’Histoire

Transcription par Taos Aït Si Slimane du second volet de la série « Histoire des étrangers » dans « La Fabrique de l’Histoire », par Emmanuel Laurentin, émission du mardi 8 janvier 2008.

Édito sur le site de l’émission : Retour ce jour sur un numéro spécial de la revue Esprit dans les années soixante, et ses déclinaisons radiophoniques...

« Les étrangers en France » un numéro spécial de la revue Esprit en avril 1966, ou les premières enquêtes sur un monde invisible un documentaire de Catherine Guilyardi, réalisé par Marie-Christine Clauzet.

Après la guerre d’Algérie et le scandale des bidonvilles paraissent les premiers articles de presse sur les conditions de vie et de travail des étrangers en France. En avril 1966, la revue Esprit, dirigée par Jean-Marie Domenach, sort un numéro spécial de 400 pages après deux ans d’enquête sur un monde encore invisible aux yeux des Français. Une dizaine de témoignages d’étrangers accompagne les articles de travailleurs sociaux, prêtres-ouvriers ou médecins qui tentent d’améliorer l’accueil des immigrés, et ceux encore rares par les universitaires ou hauts fonctionnaires qui travaillent sur la question de l’immigration en France.

Avec le témoignage de Paul Thibaud, ancien rédacteur en chef de la revue Esprit ; des collaborateurs de la revue en 1966 : le journaliste hongrois Thomas Schreiber, l’historien Antoine Prost et le politologue Guy Hermet ; Michelle Perrot, une des premières historiennes à s’intéresser aux ouvriers étrangers ; et enfin de nombreux témoignages diffusés en avril 1967 par la radio publique dans une série de 10 émissions réalisées avec l’équipe de ce numéro spécial de la revue Esprit publié en 1966.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Deuxième temps de la Fabrique de l’Histoire consacrée à l’histoire de l’immigration en France, à quelques mois de l’ouverture, c’était à l’automne dernier, de la Cité nationale d’histoire de l’immigration, à Paris. Notre invité d’hier, était d’ailleurs un des initiateurs de cette Cité nationale d’histoire de l’immigration, il nous a surtout parlé de son arrivée en France depuis le Maroc, en 1970, et de son combat pour les immigrés installés sur le sol français, immigrés Marocains ou Maghrébins en général, dans les années 1970-75, au moment où ils étaient encore invisibles, sur le territoire national. La visibilité des immigrés, c’est justement le thème du documentaire que nous allons écouter aujourd’hui. Un documentaire proposé par Catherine Guilyardi, réalisé par Marie-Christine Clauzet. Catherine Guilyardi a retrouvé dans les archives sonores de la Radio nationale, les archives de l’INA, une série d’émissions, proposées, en 1967, par la Radio nationale. Une série d’émissions qui avaient été inspirées par le numéro de la revue Esprit, en avril 1966, 400 pages consacrées, après 2 ans d’enquêtes, à ce monde de l’immigration, encore assez invisible aux yeux des Français, avec des dizaines de témoignages d’étrangers, de travailleurs sociaux, de prêtres ouvriers et de médecins. L’exercice de ce documentaire c’est de jouer, à quarante ans de distance, avec les mêmes acteurs, quelquefois, justement sur cette distance, entre 1966-67, et notre période, avec les témoignages de Paul Thibaud, ancien rédacteur en chef de la revue Esprit ; de Thomas Schreiber, soi-même ; de l’historien Antoine Prost ; du politologue Guy Hermet ; de Michelle Perrot, une des premières historiennes à s’intéresser aux ouvriers étrangers.

Archive, présentateur : Jean Teitgen et Marcel Amrouche vous présentent « Grandes enquêtes ». Au micro, Jean Teitgen : La France, pour faire face à ses besoins recoure à la main-d’œuvre étrangère. On a pu dire, à juste titre, qu’elle compterait 5 millions d’habitants en moins si l’apport dû à l’immigration n’était venu les lui fournir.

C’est à partir d’une étude, consacrée, il y a exactement un an, aux problèmes des étrangers en France, par la revue Esprit, que Thomas Schreiber vous invite à écouter les exposés présentés par les spécialistes et des témoignages dont je n’hésite pas à dire que la plupart sont bouleversants.

Thomas Schreiber : Je me souviens très bien. C’était Teitgen, qui était très sensible au problème de l’immigration, par son éducation, son passé. C’est un journaliste de politique intérieure, Jean Teitgen. Résistant pendant la Guerre, si je me souviens bien, il racontait qu’il était en rapport, dans son groupe de résistants, avec des immigrés. Dans son groupe de résistants, il y avait des immigrés.

Archive, Jean Teitgen : Nous ne devons pas essayer en effet de nous dissimuler la vérité. Trop de Français, beaucoup trop, font preuve de xénophobie. Cette triste constatation, on ne saurait l’expliquer par les séquelles du racisme hitlérien. Elle lui était antérieure et existe toujours à l’état plus ou moins latent. En présentant cette enquête sur la situation des étrangers en France, je n’ai pas l’intention de me livrer à la critique d’un état d’esprit, qui pour être courant, témoigne d’une singulière pauvreté intellectuelle et morale. Jean-Marie Domenach, présentant le numéro spécial de la revue Esprit, qu’il dirige, écrivait : « On trouve normal que des millions d’hommes viennent gagner leur vie en travaillant dans les pays industrialisé d’Europe. Leur apport entre en ligne de compte dans l’économie moderne, comme celui des matières premières. » Calcul abstrait puisque peu de choses sont faites pour humaniser ces déplacements de main-d’œuvre. Mais à ceux que l’aspect humain, j’oserais dire inhumain, du problème n’est pas susceptible d’émouvoir, je présenterais un argument puisé dans l’intérêt collectif du pays. Monsieur Antoine Prost, collaborateur du numéro de la revue dont je viens de parler, écrit : « Du point de vue démographique, l’immigration se solde par un bilan nettement positif. Elle introduit en France des éléments actifs permettant de mieux supporter le poids croissant des vieillards d’abord, des enfants ensuite. Sans les renforts de ces bras, aurions-nous pu nourrir toutes nos bouches ? » Est-il possible de s’inscrire en faux, contre de telles déclarations ? Je ne le pense pas.

Reporter : Avril 1966, la revue Esprit publie un numéro spécial sur « Les étrangers en France », ou comment les médias tentent d’alerter les médias dans les années 60.

Thomas Schreiber : Première réflexion, je suis très ému pour écouter cela parce que c’est très vieillot, c’est très vrai. A l’époque on a pris cela très au sérieux. On était persuadé que cette présentation, théâtrale, extraordinaire, va bouleverser, mobiliser les foules, etc., etc. Ce n’était pas facile. Tout d’abord il y avait un refus de pas e personnes de s’exprimer à la radio. C’est très amusant, celles qui ne voulaient pas parler non seulement ils n’étaient pas Français ou Françaises mais ils n’avaient pas de carte de résidence privilégiée. La carte d’identité de séjour privilégié était valable 10 ans, de couleur bleue et le titulaire de cette carte n’avait pas besoin d’une carte de travail. A l’époque, c’était le critère. Et si je parle à la radio, chaque mot est écouté, enregistré, analysé etc., je peux avoir des ennuis.

Archive, voix d’un présentateur : Au micro Jean Amrouche : Dans l’enquête qu’il consacre à la situation des étrangers en France, Thomas Schreiber nous a exposé, hier, les données générales du problème. Il nous parle aujourd’hui de l’accueil réservé aux immigrants. Thomas Schreiber : Mais avant même de parler accueil, il y a des difficultés au départ, notamment en ce qui concerne le Portugal. Voici, un premier témoignage d’un Portugais, encore peu familiarisé avec la langue française : « En Portugal, Salazar ne donne pas de passeport, à cause de la guerre en Angola parce que lui sait que tous les jeunes s’en vont du Portugal, parce que personne ne voulait l’Afrique. Parce qu’on sait que si on va à l’Afrique, on va peut être trouvé la mort et on reviendra plus à Portugal. C’est pour ça qu’on cherche toujours à s’échapper en France. Parce qu’en France, la vie ça va un peu mieux qu’en Afrique, quoi. Il y en a aussi des jeunes qui sont au service militaire au Portugal, il vient, en vacances, à sa maison, il trouve un des gars, comment ça s’appelle, un des gars qui fait le trafic, qui ramène les clandestins pour France, alors, ce gars là qui était en service avant il s’échappe de ce service. Il vaut mieux s’échapper en France que retourner plus au Portugal. Alors, Salazar, avant il donnait quelques passeports, je dis pas beaucoup mais quelques, mais il y avait un problème. Il faudrait qu’on laissait, en dépôt, 100 000 francs anciens, mais il faudrait retourner en Portugal dans un délai d’un an. Mais tous les gens, comme moi aussi, que j’ai eu ce passeport, j’ai laissé 100 000 francs anciens, j’avais pensé retourner dans un délai d’un an au Portugal, je voudrais mieux perdre 100 000 francs anciens que retourner au Portugal. »

Il faut en faire des voyages
Il faut en faire du chemin
Ce n’est plus dans son village
Qu’on peut gagner son pain.

Voix masculine ( ?) : Beaucoup n’obtiennent pas de passeport mais ils arrivent quand même.

Loin de son toit, de sa ville
À cinq cent lieus vers le nord
Le soir dans un bidonville

« Pour nous, pour passer la frontière, il y a des copains qui nous disent comment il faut faire. On avait des passeurs qui passent les gars clandestinement. Il y en a tout un tas de problèmes de la partir du Portugal pour arriver en France. D’abord, on paye 250 à 200 000 francs. On part, on passe la première frontière du Portugal vers l’Espagne, clandestinement. Après, on traverse un morceau d’Espagne en voiture. Après on se reprend à pied, il faut passer la montagne, très difficile, passer 2 ou 3 jours de marche à pied, des fois même sans manger. Ça fait, ça, des choses très difficiles des immigrants qui passent clandestinement. Après ça, il faut passer la frontière d’Espagne en France, clandestinement aussi. Il y en a des passeurs qui passent les gens, pas les autres. Des fois aussi, on arrivant en France, il faut encore repayer pour le train et pour arriver à Paris. »

Il est arrivé à la gare d’Austerlitz
Voilà deux ans déjà
Il n’a qu’une idée : gagner beaucoup d’argent
Et retourner là-bas

Reporter : Après la fin de la Guerre d’Algérie et le scandale des bidonvilles, qui ne cessent de grandir malgré la loi Debré de décembre 1964, les médias s’intéressent de plus en plus aux conditions de vie des immigrés en France. En avril 1966, la revue Esprit publie un numéro spécial, de 400 pages, où l’on dénonce l’exploitation des étrangers et le mauvais accueil qui leur est fait. C’est le résultat de 2 ans d’enquête. Encouragé par Jean-Marie Domenach, directeur de la revue depuis 1957, et mené par un groupe réunissant travailleurs sociaux, universitaires, hauts-fonctionnaires et surtout collaborateurs étrangers de la revue réunis autour d’Élisabeth Reiss-Parmentier, une Autrichien mariée à un Français qui anime un groupe de réflexion proche de la revue Esprit. Elle est interviewée, ici, en mars 1967.

Élisabeth Reiss -Parmentier : Oui, l’impression que lorsque l’étranger a l’intention de s’intégrer en France, le Français ne comprend pas cette décision. Très inconsciemment il se dit peut-être : « Moi, je n’aurais jamais pris cette décision. Moi, je ne m’intégrerai jamais ailleurs. » Tout ça, évidemment, est inconscient. Au début, on voyait l’étranger comme un voyageur, un touriste, un chercheur. On l’accepte, on échange avec lui mais tout d’un coup il veut se fixer, et à ce moment-là il assume le statu de l’étranger, de celui qu’on ne comprend plus de l’intérieur.

Voix d’homme : Puis-je vous demander un exemple ?

Élisabeth Reiss -Parmentier : Lorsque je suis venue en France, bien sûr on m’accueillait, comme on accueillerait n’importe quelle étrangère, n’importe quelle étudiante mais lorsque j’ai annoncé mon mariage à mes amis, mariage avec un Français, je m’attendais à ce moment-là à être accueillie autrement. Je ne peux pas vous l’expliquer. Mais ça ne s’est pas produit. Je ne suis pas devenue une personne à part entière.

Reporter : La revue publie aussi une dizaine de témoignages de réfugiés politiques et de travailleurs immigrés. Il s’agit de sensibiliser l’opinion publique et de faire réagir les politiques. Un an après la parution, l’équipe la revue s’associe à Jean Teitgen, et Inter-variétés pour une série de 10 émissions sur les travailleurs étrangers.

Reporter : Ces carnets par exemples ?

Thomas Schreiber : Les carnets, les rendez-vous, les lieux de rendez-vous, quelques fois on se retrouvait, en général c’était le mardi ou le vendredi, à Neuilly. Je trouvais, grâce à mon carnet justement, l’adresse, boulevard d’Argenson, au 25, où habitait donc la famille, famille d’Élisabeth Reiss, c’est également là, aussi bien avant Noël 65 et 66 on se retrouvait là entre nous pour fêter justement l’année, fêter notre activité. On était des bénévoles mais on dirait des militants, dans les mouvances de ces groupes de Témoignages chrétiens. Esprit était toujours intéressé par ce qui se passe dans la cité. Et tout cela dans une ambiance très conviviale. On dirait aujourd’hui, peut-être qu’à l’époque on le disait aussi, mais je ne souviens pas, « on partage les mêmes valeurs ».

Reporter : Thomas Schreiber, vous avez appartenu au groupe de Paris, qui a préparé ce numéro spécial de la revue Esprit, « Les étrangers en France », pendant deux ans. C’est ce qu’explique Jean-Marie Domenach dans l’introduction. Dans ce numéro de la revue Esprit, vous parlez beaucoup, Thomas Schreiber, des réfugiés politiques, qui viennent du monde communiste, qui sont particulièrement surveillés par la police.

Thomas Schreiber : Si l’on n’oublie pas qu’au moment de la fabrication de ce numéro, on était encore en plein guerre froide. Moi-même je suis arrivé comme réfugié politique en 1949, à l’âge de 20 ans, sans parler un mot de français. Je parlais très bien l’anglais et allemand. J’ai traité plus particulièrement le problème qui m’est très cher, le problème des naturalisés. Naturalisé, comment on devient Français ? D’ailleurs, la loi sur la nationalité française, je ne sais pas depuis ça a changé, quand j’ai travaillé ce sujet j’ai regardé le Code de la nationalité de 45, vous êtes naturalisé Français, vous avez tous les droits citoyens français sauf que vous n’êtes pas électeurs pendant 5 ans. Peut-être que ça a changé. Et pendant 10 ans, on peut vous enlever la nationalité française, ce qui veut dire que si votre attitude ne plaît pas au pouvoir en place, qui change, qui peut changer de couleur, ce que je donnais comme exemple c’est qu’en fait le pivot du gouvernement, des autorités en place, c’était le concierge. Je n’ai rien contre les concierges, que les choses soient claires. Mais on a fait une enquête de moralité, les inspecteurs sont venus demander au concierge : « Est-ce que vous connaissez X, Y ou Z ? Qu’est-ce qu’il reçoit comme courrier ? Qu’est-ce qu’il fréquente ? Est-ce que des gens viennent le voir ? Est-ce que vous entendez parler une autre langue ? Etc., etc. On a des centaines de cas, des milliers de cas. Ça dépendait parfois de ça. Ça dépendait parfois des dénonciations de compatriotes.

Avec ma gueule de métèque
De Juif errant, de pâtre grec
Et mes cheveux aux quatre vents
Avec mes yeux tout délavés
Qui me donnent l’air de rêver
Moi qui ne rêve plus souvent
Avec mes mains de maraudeur
De musicien et de rôdeur
Qui ont pillé tant de jardins

Reporter : Paul Thibaud, vous êtes rédacteur en chef de la revue Esprit, quand la revue décide de publier ce numéro spécial, en avril 66, sur les étrangers en France, pourquoi avoir fait un numéro sur les étrangers en France, cette année la ? Qu’est-ce qui se passe au sein de la revue Esprit pour qu’on décide de faire ça ?

Paul Thibaud : Je pense que la demande vient, je pense, d’un certain nombre de collaborateurs, qui sont eux-mêmes étrangers, à la revue et qui ont envie d’exprimer quelque chose sur ce qu’ils ont vécu en arrivant en France, en s’y intégrant avec plus ou moins de difficultés. C’est ça la principale demande. En plus, il y a quand même cette tradition de contact avec des immigrés, des immigrés politiques, il y a toujours eu un turn-over, des gens qui venaient de pays, du Maroc, d’Europe de l’Est, le problème de Tchécoslovaquie etc. et que l’on voyait. Il y a toujours eu ce contact. Et alors, évidemment, aussi tout le monde des humanitaires, on ne le disait pas à l’époque, qui travaille en direction es étrangers, vous verrez la Cimade évoquée, par exemple, ou ATD-quart-monde. La question des bidonvilles, question absolument centrale à l’époque, qui avait une connotation d’ailleurs un peu différente pendant la Guerre d’Algérie, parce que le bidonville était un lieu de misère mais aussi un lieu d’illégalité pendant la Guerre d’Algérie, notamment le bidonville de Nanterre, où les uns ou les autres ont eu l’occasion d’aller, vous voyez… C’est au fond cette présence de l’immigration qui s’est concentrée dans ce numéro.

Reporter : Jean-Marie Domenach dénonce même la mort d’un Polonais qui, interrogé par la DST, en 1963, il s’appelle Estakievitch ( ?), il va être interrogé assez durement et quelques jours après il meurt d’une crise cardiaque.

Paul Thibaud : Son ami, Estakievitch ( ?), Polonais, qui était un brave démocrate-chrétien, immigré, qui a été convoqué à la DST, il n’est resté que 36 heures, c’était donc un délai de garde-à-vue tout à fait honnête, si vous voulez tout à fait légal, est mort deux jours après en disant : « Les méthodes de la police française ne laissent pas de traces. » Ça, ça l’avait beaucoup secoué. Il s’est beaucoup remué mais il n’a abouti à rien. D’abord il n’avait pas de preuves puisqu’il n’y a pas eu de certificat médical. Il est mort à l’hôpital mais l’hôpital n’a rien observé, à supposer qu’il ait été observé. Moi, je ne sais pas. En tout cas c’était, pour lui, une chose assez mortifiante.

Notre opinion n’a pas fixé sa position à l’égard de ces étrangers. On ne les voit pas ou on les voit très peu. Ils sont en général rejetés à la périphérie des villes. La plus grande partie d’entre eux habite dans des conditions inhumaines. Tout le monde a entendu parler des bidonvilles, a entendu parler car bien peu y sont allés - Jean-Marie Domenach, dans « Grandes enquêtes », le 18 avril 1957 – C’est d’abord cela que nous voulions dire, que nous voulions rendre sensible. Est-il normal que dans des sociétés industrielles, des sociétés prospères, des hommes vivent dans ces conditions qui rappellent celles du prolétariat industriel de la moitié du XIXe siècle ? Nous pensons que cela n’est pas normal et qu’il s’agit d’une réalité que nos compatriotes doivent avoir devant les yeux. Dans l’ensemble, la population française ne les considère pas comme des hôtes, comme des êtres humains. On les prend pour des voleurs de travail alors qu’au fond ils viennent pour aider à notre production. Or, ces hommes là, dans un monde qui se socialise, qui s’industrialisent, ne devraient plus être considérés comme des esclaves venus se louer chez nous. J’ajouterais, en terminant, que ce qui nous intéressait aussi, dans cette étude, était de rechercher ce qu’est un étranger. Quel est le vécu d’un étranger dans un pays où il débarque brusquement ? Je me suis dit, parfois, que nous pourrions, nous aussi, être des étrangers dans ce monde qui brasse les hommes, où les coups d’état et aussi les nécessites industrielles déplacent d’énormes masses humaines. Alors, que signifie être un étranger ? Ne le sommes nous pas tous, plus ou moins, étranger dans cette société qui bouge à toute vitesse ?

Archive, au micro Marcel Amrouche : Dans l’enquête qu’il consacre à la situation des étrangers en France, Thomas Schreiber nous a exposé, hier, les données générales du problème. Il nous parle, aujourd’hui, de l’accueil réservé aux immigrants. Thomas Schreiber : Je me contenterais, pour l’instant, du témoignage, d’un jeune Espagnol, recueilli parmi tant d’autres : « On voit très bien aussi l’exploitation, quand même malheureuse, de certains qui peuvent se considérer comme humanitaires pour importer cette main-d’œuvre et de les entasser dans des caves sans eau, sans lumière, sans air. C’est ces jeunes qui arrivent et qui doivent encore se priver de pas mal de choses avec une sous-alimentation, avec une fatigue constante qui se cumule. Alors, n’est-ce pas réellement, pourrait-on dire, des crimes que d’assassiner presque avec lenteurs ? En tant qu’immigré, je pense, et nous devons tous penser, qu’un jour, toutes les organisations syndicales, qui peuvent se réclamer réellement de cette vocation, doivent demander, même au bureau international du travail, de créer une charte de l’immigration. Car ces courants d’immigration qui existent actuellement peuvent changer de direction, peuvent changer de normes. Et je formule le vœu que ceux qui n’ont pas compris que la solidarité du monde ouvrier puisse exister dans n’importe quelle couleur soit-on, n’importe quelle confession soit-on, de n’importe quel idéal philosophique que l’on puisse avoir, il n’en demeure pas moins que l’homme doit être respecté. »

Maman je pense à toi je t’écris
D’un trois étoiles à Cachan

Archive, Au micro Marcel Amrouche : Nous vous parlerons demain, de problèmes de logement.

Tu vois faut pas que tu trembles ici
J’ai un toit et un peu d’argent
On vit là tous ensemble on survit
On ne manque presque de rien
C’est pas l’enfer ni l’paradis
D’être un africain à paris
 
Oh, oh un peu en exil
Étranger dans votre ville
Je suis Africain à Paris

Voix de femme, ( ?) : Je peux citer des exemples à l’infini. Je connais des gens qui ont loué des appartements, on leur a dit un certain prix et lorsqu’on a su que c’était des Africains on a aussitôt augmenté le loyer. Ou alors on vous dit au téléphone, « Oui, vous pouvez venir, l’appartement est libre » et lorsque vous venez, on sait que ce sont des noirs, aussitôt on vous dit que l’appartement est occupé alors qu’il ne l’est pas. Ou, dans la rue, vous allez faire des achats, un vendeur de pomme de terre vos dit, par exemple : « Alors, Blanchette » C’est un peu ridicule, c’est grossier. Ou alors lorsqu’on conduit, on fait souvent des erreurs de conduite, parfois c’est même vous qui avez raison, on vous insulte : « Retournez chez vous, qu’est-ce que vous faites ici ? » Quand je suis arrivée en France, je pensais vraiment que les Français de France n’étaient pas racistes parce que j’en avais rencontré beaucoup à l’occasion de séjours précédents c’était une mentalité tout à fait différente de celle des Français d’Afrique, des colons. Si bien que je pensais trouver parmi les étudiants un accueil chaleureux, très ouvert. Au restaurant universitaire, une fois on attendait, un jeune homme qui mangeait a fini, il savait qu’on allait prendre sa place et il dit : « je ne suis pas raciste mais ça me fait mal de céder ma place à des noirs, à des nègres » Si vous voulez, il y a une sorte de méfiance à la base et on n’essaye pas de la combattre. Lorsqu’on fait l’effort de connaître les gens d’une autre race, on découvre qu’au fond ils sont pareils que les autres. Et parfois on se fait des amis.

Sketch en public : Dans le village où j’habite, on a un étranger. (rires) On ne l’appelle pas par son nom, on dit : tiens voilà l’étranger qui arrive. (rires) Sa femme arrive, on dit : voilà l’étrangère. Souvent je lui dis : Fout le camp, pourquoi tu viens manger le pain des Français. (rires) Alors, une fois au café, il m’a pris à part, je n’ai pas voulu trinquer avec lui, un étranger, dites donc ! (éclats de rires) je ne vais pas me mélanger avec n’importe qui, parce que moi, je ne suis pas un imbécile (rires) puisque je suis douanier (éclats de rire). Il m’a dit : pourtant je suis un être humain, comme tous les autres êtres humains. Évidemment, il est bête alors celui-ci ! (éclats de rires) J’ai un cœur, une âme, comme tout le monde. Évidemment, comment se fait-il qu’il puisse dire des bêtises pareilles ? (éclats de rires) Du haut de ma grandeur, (éclats de rires), je l’ai quand même écouté cet idiot. (éclats de rires) Il me dit : J’ai un cœur, une âme, est-ce que vous connaissez une race, vous, où une mère davantage ou moins bien son enfant qu’une autre race, nous sommes tous égaux. Là, j’ai rien compris à ce qu’il a voulu dire, (éclats de rires), pourtant, je ne suis pas un imbécile puisque e suis douanier. (éclats de rires) Fout le camp, tu viens manger le pain des Français. Alors, un jour, il nous a dit : J’en ai ras le bol ! De vous, (rires), Français, de votre pain et pas de votre pain, je m’en vais. Va-t-en. Alors, il a pris sa femme, ses enfants, il est monté sur un bateau, il a été loin, au-delà des mers. (rires) Et depuis ce jour là, eh bien ! On ne mange plus de pain. (rires) Il était boulanger. (éclats de rires et applaudissement).

Reporter : Est-ce que, Antoine Prost, vous avez voulu passer un message lorsque vous écrivez « L’immigration en France, depuis 100 ans », pour la revue Esprit, en avril 66 ? Est-ce qu’il y a quelque chose à faire comprendre au grand public qui ne connaît pas cette histoire ?

Antoine Prost : Ce qu’il y a besoin de faire comprendre, et à mon avis c’est toujours vrai, on a toujours besoin de le comprendre, c’est que l’immigration est un vieux problème et les sources de l’histoire de l’immigration ne sont pas évidentes. Un des sujets qui mobilisent beaucoup c’est l’histoire ouvrière parce qu’on est quand même dans le problème important c’est celui de comprendre l’exclusion de la classe ouvrière, ce n’est pas encore celui de comprendre l’exclusion des immigrés.

Reporter : Il y a beaucoup d’immigrés qui sont ouvriers.

Antoine Prost : Il y a beaucoup d’ouvriers qui sont immigrés et on les retrouve. Mais quand vous prenez, par exemple, Michèle Perrot, elle fait sa thèse sur la grève, Agulon, il a déjà soutenu sa thèse, mais c’est de l’histoire sociale, c’est les paysans, c’est les ouvriers, c’est les habitants de Toulon. Enfin, il y a toute série que l’on pourrait prendre, ils se mobilisent sur ce type de chantier. Ils ne peuvent pas es mobiliser simultanément sur d’autres. Ce n’est pas une histoire facile à faire. C’est ce que moi j’ai découvert en faisant l’article parce que moi je ne m’étais jamais posé la question de savoir combien il y avait d’immigrés en France. Mais quand vous prenez les chiffres, les recensements, c’est quand même des données à peu près fiables, je dis à peu près. Les étrangers ça ne date pas d’aujourd’hui.

Reporter : Alors est-ce que l’histoire, dans les années où vous faites votre recherche, s’intéresse à l’histoire des étrangers, Michèle Perrot ?

Michèle Perrot : Pas beaucoup. Les sociologues davantage. Par exemple, dans les mêmes années, Andrée Michel que je connais bien par ailleurs, publie ce qui est sa thèse et en 1956, 3 ans avant que je fasse ma communication, qui s’appelle « Les travailleurs Algériens en France ». Elle fait paraître ça au CNRS, donc ce n’est pas du tout quelque chose de marginal. Et elle, elle traite des garnis. Elle montre comment les travailleurs algériens qui arrivent, là, dans les années 1950, logent, sont logés. Elle montre le rôle des garnis, c’est-à-dire ces hôtels où ils venaient, quelquefois tout seuls mais souvent déjà avec leur famille, pour essayer de tenir le coup. Donc, les sociologues, oui. Ils ont perçu dans ces années là l’importance du travail immigré, qui encore une fois est lié aux 30 glorieuses. Parce que là, on parle des années 1950- 1960.

Reporter : Pour vous qui avez donc appartenu au Parti communiste, pendant 2 ans, dans les années 50, Michèle Perrot, où se situe la revue Esprit, pour l’intellectuelle que vous êtes, l’universitaire que vous êtes au milieu des années 60 ? Qui sont ces gens ?

Michèle Perrot : C’était très important. Il y avait toute une mouvance autour d’Esprit qui était pour essayer de penser le christianisme autrement, s’ouvrir aussi bien du côté de l’art, du côté de l’autre… Esprit avait publié en 36 un numéro que j’ai connu assez vite sur « La femme est une personne ». Le fameux numéro d’Esprit, « La femme est une personne ». Ça paraît incroyable, on trouve inouï qu’on puisse dire ça, il y a longtemps qu’elle l’était mais dans la pensée chrétienne, dire que la femme est une personne, ce n’est pas anodin.

Reporter : Est-ce qu’il vous semble, Paul Thibaud, que ce numéro sur les étrangers en France aurait pu s’appeler « L’étranger est une personne » ?

Paul Thibaud : Oui, certainement. Certainement. Bien sûr, bien sûr. Mais il ne faut pas mettre ce mot là à toutes… Il y a un numéro célèbre, d’avant guerre, « La femme est une personne », qui a d’ailleurs servi à la télévision, je crois, quelques dizaines d’années plus tard… Là, si vous voulez ça faisait choc mais pour l’étranger la question ne se posait pas de la même manière. Il n’y a pas de revendication identitaire perceptible à travers ça. Alors, la question du multiculturalisme, de l’intégration, même du refus de l’intégration, du passage de l’assimilation à l’intégration, très important et fondamental 20 ans après.

Reporter : Jean-Marie Domenach vient de dire en introduction que c’est rare qu’il y ait autant de témoignages. Est-ce que, quand même, un des rôles de la revue Esprit, Paul Thibaud, c’était de faire connaître la vraie vie des gens, d’apporter la parole brute ?

Paul Thibaud : Ce n’est pas la parole brute. C’est la parole indirecte à travers les gens qui travaillent avec eux et qui les connaissent. Quand les témoignages sont directs effectivement on dit : « Je le connais, je l’ai connu comme ceci, je lui ai tendu le micro, il m’a dit que » Ils parlent à condition qu’on aille les interroger. Il y a quelque chose de paternaliste dans ce que je dis mais c’était la situation de l’époque. Ce n’est pas eux qui lèvent la voix. Ce n’est pas eux qui lèvent la voix.

Quel témoignage prendre ? De toute façon l’idée est effectivement de reprendre un cas. Guy Hermet, jeune thésard, est contacté par la revue. Il travaille sur les besoins culturels des Espagnoles : Donc, j’ai pris, en somme, le cas le plus attachant, qui était probablement la personne que j’avais vue le plus souvent et qui était cette jeune femme, née en 1936, qui à l’époque où je l’ai interviewée, en 65, avait 28-29 ans. Moi, j’en avais deux de plus. Ça compte parce qu’il y avait une proximité. Moi, j’avais vers 31 ans, à peu près, je l’avais trouvé tout à fait remarquable, intelligente, sans qu’au début elle ne me faisait pas trop confiance. Mais après la confiance était établie et véritablement, elle se livrait. Donc, c’était certainement ce que j’avais de mieux. J’ai vu Maria en 1965, mais les immigrants économiques de l’après Seconde guerre mondiale, ça commence tout juste en 55-56, c’était récent. Maria a fait, à l’inverse de sa mère qui n’a fait que 2 ans d’école, 7 ans d’école primaire. L’institutrice aurait voulu qu’elle continue ses études mais il y a son frère. C’est un garçon, les garçons doivent pouvoir faire face dans la vie et donc, si un des enfants doit faire des études c’est évidemment le garçon. C’est là, que Maria en tant qu’ainé, en tant que personne qui se considère comme responsable, fait, ce qu’elle appelle même, un peu le sacrifice de sa vie, c’est presque, je crois, comme ces femmes qui avaient une vocation religieuse. Il y a de ça chez elle. Elle persuade ses parents qu’elle doit immigrer et là, il n’y a pas le choix, c’est comme employée de maison. Ce n’était pas assez pour envoyer de l’argent à ses parents. Elle réussit à avoir, l’année suivante -elle doit arriver l’année 64, par là, ou 63 -une carte de travail pour l’industrie. Donc, elle entre dans le textile, et ça lui plait. L’usine lui plait, elle n’apprend jamais vraiment le français, moi, je lui parlais en espagnole. Elle pratiquait très peu le français, mais elle s’adapte, gagne 500 francs par mois, elle peut envoyer 200 francs chez elle et donc le frère peut entrer chez les frères ou à l’école catholique. Malheureusement on la licencie très rapidement. Au bout de 6 mois, elle est licenciée. Un e française lui fait don d’une vieille machine à coudre et elle se met à faire de la couture, des robes et tout ça et elle arrive à gagner 600 francs par mois. Elle est parfaitement satisfaite. Elle envoi 200 francs à ses parents, chaque mois, et elle, elle est à l’aise. Elle a une chambre confortable, chauffée. Elle dit en France, c’est bien chauffé, c’est mieux que chez moi. Elle se sent bien et c’est là qu’elle me disait qu’au fond elle avait envie d’épouser un français, ce qu’elle n’a jamais fait. Mais elle se sentait bien sauf qu’elle n’arrivait pas à parler français. Beaucoup d’Espagnoles ont beaucoup de mal. Elle ne comprenait que si l’on s’adressait à elle, mais elle ne comprenait jamais une conversation, elle ne pouvait pas écrire en français. Elle est tombée sur un type comme moi, j’imagine, avec une once de prétention, que ça a dû être formidable, pour elle, de pouvoir me raconter des tas de choses. Elle pouvait.

Reporter : Je voudrais évoquer deux choses, un peu plus, qui m’ont frappée dans ce numéro spécial. D’abord, il est dit en introduction, qu’il n’y a pas d’articles sur les Nord-Africains. Il n’y aura rien sur les Nord-Africains, on est en 66, dans ce numéro spécial « Les étrangers en France ». Donc que des Européens, c’est Jean-Marie Domenach qui dit ça, en introduction. On ne comprend pas pourquoi, peut-être que l’article n’est jamais arrivé, peut-être qu’il y a un souci à écrire effectivement sur les étrangers qu’ils sont aujourd’hui, en 1966.

Michèle Perrot : En effet, je regarde la couverture, « Les immigrations portugaises, espagnoles, noires » c’est intéressant. Ça me surprend parce qu’il me semble que la Guerre d’Algérie avait qu’on avait incorporé l’image du Nord-Africain dans la classe ouvrière et dans l’immigration. Donc, ça me surprend. Je suis étonnée qu’il n’en soit pas davantage question. Par exemple, le roman de Claire Etshereli, « Elise ou la vraie vie », qui paraît en 1967 et qui a le Prix Femina. Cette femme, Claire Echereli, était une ouvrière, elle a eu un amour algérien, en même temps elle raconte comment ça se passait pendant la Guerre d’Algérie dans les usines. C’est un très, très beau roman. Un très grand texte, assez extraordinaire. Simone de Beauvoir a interviewé Claire Etcrelie, ça a fait beaucoup de bruit.

Reporter : Est-ce que, Michèle Perrot, au milieu des années 60, l’Algérien, le Marocain, ce sont des étrangers ou dans l’esprit des gens, surtout les Algériens, des Français ?

Michèle Perrot : Si c’est des Français, on les traite mal. On dit : « les bicots ». Il y a toutes sortes de qualificatifs très dévalorisants. Oui, peut-être qu’après tout en continue à penser que ce sont nos coloniaux. C’est bien possible. Ce n’est pas des étrangers, peut-être. Est-ce que les Maghrébins sont des étrangers ? Où est-ce qu’ils sont ces gens-là ? Je pense que c’est probablement un facteur d’exclusion supplémentaire pour eux. Ils sont un entre deux. Ils sont à je ne sais quoi. Ils sont dans un vide.

Reporter : Même pour des intellectuels engagés qui ont combattu contre l’Algérie française et pour la libération de l’Algérie ? Même pour eux, les Algériens qui sont en France sont dans une catégorie non définie ?

Michèle Perrot : Un espèce de zone d’ombre, oui. Mal identifiée, je crois. Autrement dit, il y a du malaise. Je pense que c’est après 68 surtout qu’une intégration se fera davantage. Alors, là, vraiment beaucoup plus. D’abord parce que les immigrés vont prendre leur sort en main. Il y a des grèves qui ne sont que des grèves d’immigrés. Les grèves de la SONACOTRA, les grèves de la région lorraine et tout ça, dont d’ailleurs quelque chose comme Les cahiers de Mai se fera l’écho. Ils ont accordé de l’intérêt aux grèves de femmes et aux grèves des immigrés. Je pense qu’à ce moment là, il s’est passé quelque chose. Au milieu des années 60, il y a encore beaucoup de non-dits, beaucoup de difficultés liées aux séquelles de la Guerre d’ Algérie. Une Guerre d’Algérie qui a été vécu dans la tension dans la classe ouvrière entre les ouvriers Français et les ouvriers coloniaux. Ce n’est pas une préoccupation dominante. En 68, ce n’est pas de cela que parlent essentiellement les étudiants. Ils parlent des États-Unis, du Vietnam, des guerres coloniales, mais pas tant que ça des étrangers.

Reporter : On ne les voit pas, quoi. Ils sont invisibles.

Michèle Perrot : Invisibles. Oui, oui, je pense qu’ils sont invisibles. Les gens ne les voient pas.

Reporter : Ça révèle quoi, à votre avis ?

Michèle Perrot : Ça révèle une extraordinaire cécité collective. On peut le dire. Oui, bien sûr.

Paul Thibaud : Ça va avec l’idée, et plutôt l’impression, qu’on est maître de la situation. C’est très curieux parce que beaucoup de chose que nous connaissons maintenant sont présentes. Que les gens soient arrivés clandestinement, au détour d’une phrase, on le voit. On dit que les deux tiers sont arrivés clandestinement. Bon d’accord, oui, c’est comme ça. Qu’ils forment des isolats par moment, oui des isolats il y en a eu, il y en a toujours eu. Voyez les Polonais en Lorraine ou dans le Nord, ils vivaient en isolat etc. La libéralisation oblige à des transferts, à des bouleversements économiques, qui vont nous affecter nous aussi, c’est dit clairement dans le truc, c’est évident. Mais d’un autre côté, en même temps, ces problèmes ne sont pas insolubles. Il y a une question, c’est le chômage, il n’existe pas, on répète, et je crois que c’est vrai pour le moment, qu’il n’y a pas concurrence, il y a complémentarité entre l’emploi français et l’emploi des étrangers. Voilà comment ces choses sont senties. Donc, dans ce cadre là on peut se permettre, si vous voulez, d’être optimiste.

Archive, l’animateur ( ?) : Voici enfin le témoignage d’un médecin Français. le médecin ( ?) : Je me suis trouvé un soir attiré par une émission sur l’Amérique-latine à la télévision. J’étais avec quelques amis, et je me suis trouvé en train de manger une entrecôte bordelaise en voyant des une séquence abominable, des gosses nus aux ventres bombés, enfoncés jusqu’aux chevilles dans la boue liquide des marées de récifs en train de s’emparer de crabes. Des crabes dont la famille allait se nourrir ou qu’ils iraient vendre au marché, des crabes qui s’enfonçaient dans ce milieu nourricier de leur propre déjections humaines. Je me suis arrêté de manger, écœuré. On a regardé l’émission jusqu’au bout et quand elle a pris fin, une amie, qui est là, s’est mise à crier : « J’en ai assez ! J’en ai assez ! Je ne peux plus, je ne veux plus regarder des émissions pareilles. Toute la journée, toute cette misère vient nous chercher jusqu’à chez nous par la presse, par la radio, par la télé, alors que moi, j’ai ma maison, mon mari, mes gosses, tous mes problèmes, tous ceux des miens. J’ai dit l’autre jour à mon mari, je ne veux plus voir tout ça, entendre tout ça, je ne peux plus le supporter. » Elle se débattait, nous autres on la regardait médusés, chez moi tout s’est comme coagulé, si vous voulez. L’animateur ( ?) : vous avez reçu en somme le coup de grâce. Le médecin ( ?) : Eh bien, non, ce n’est pas ça qui m’a donné le coup de grâce. Ce qui m’a donné le coup de grâce, c’est que j’ai eu le malheur d’acheter le numéro d’avril dernier de la revue Esprit. Je vous le conseille. Si vous sortez vivant de la lecture de cette somme sur les étrangers, alors… de toute façon vous êtes fait, vous serez pris. Moi, je l’ai lu d’une traite. Quand je l’ai fini, j’ai su que j’étais changé. L’animateur ( ?) : Qu’est-ce qui s’est passé à ce moment-là ? Vous avez voulu agir ? Vous avez voulu faire quelque chose pour les étrangers ? Le médecin ( ?) : D’abord, un certain nombre de choses me sont revenues, sont revenues à la surface. Je me suis souvenu de tels coups de pied au derrière donnés par un parachutiste Français en guise de paiement à un vieux goumier épuisé, qui crachait ses poumons entre les brancards, après les courses, à Saïgon. Je me suis rappelé de tels interrogatoires de quelques jeunes gens à Taïnine ( ?), près de la frontière cambodgienne, par un lieutenant des Services spéciaux, combien spéciaux ! Je me suis souvenu de ces Africains verdâtres, qu’on peut voir à Paris, balayant les feuilles mortes en novembre ou en décembre. Je me suis souvenu de leurs mains pleines d’engelures, crevassées. Et puis, ces visites au bidonville, l’an dernier, après le terrible hiver, les sept personnes dans la cabane, la bougie au milieu de la grande pièce, pas de feu et tout ça à Paris, en 66. C’est à ce moment-là que j’ai acheté la revue Esprit et il me semble que j’ai été changé. Alors, vous me demandez ce que j’ai fait ? J’ai patouillé. J’ai multiplié des démarches, le plus souvent inutiles. Je me suis adressé ici ou là. J’ai secouru un Portugais, un autre. J’ai aidé une famille. J’ai fait placer des noirs dans des foyers, des entreprises, j’ai perdu un nombre d’heures incalculables à faire tout ça, tout seul. J’ai essuyé je ne sais combien d’échecs, de déceptions. Et c’est vrai que l’on ne peut pas tout faire. L’animateur ( ?) : Alors, vous donnez l’absolution à tous les abstentionnistes ? Le médecin ( ?) : Pas du tout, ce n’est pas parce que je ne jette pas la pierre que je dis que l’on a raison ! Je ne renie pas par exemple d’avoir agi avec tant d’inconscience. Je ne me renie pas moi-même. Je ne dis pas pour autant que je suis fier d’avoir si longtemps passé à côté, de n’avoir pas vu un problème qui me crevait les yeux. Je me dis que si quelqu’un avait pris soin de m’éclairer, s’il avait su par quel chemin me faire prendre conscience, je n’aurais pas perdu tant d’années. Je ne savais pas que j’étais raciste. L’animateur ( ?) : Raciste, vous ne croyez pas que le mot est un peu fort ? Le médecin ( ?) : Si, c’est un mot malheureux, j’en conviens. Mais comment définir ce manque d’émotions, de chaleur humaine, ce manque d’accueil, ce manque de visite, qui ont été les miens sinon une forme larvée de racisme, disons de xénophobie ? Je ne dis pas que nous soyons les derniers des esclavagistes de la planète, il ne s’agit pas de battre sa coulpe, pour le plaisir de battre sa coulpe mais il n’est que de voir à quel point la situation vitale, concrète de l’étranger parmi nous ne nous touche pas, ne nous concerne pas, ne nous dérange pas. Pour la plupart d’entre nous, il y a une fibre qui manque au cœur. Nous n’avons pas, nous Français, innée la fibre fraternelle, le sens d’international, l’esprit œcuménique. Il ne faut pas en rester là. Ce n’était pas peut être de notre faute jusqu’à aujourd’hui, mais à partir d’aujourd’hui, ça serait la nôtre. On ne peut pas indéfiniment se laver les mains du meurtre des innocents. L’animateur ( ?) : C’est là, votre dernier mot ? Il est bien dur ! Le médecin ( ?) : Il est dur, oui. Mais c’est à moi que je pensais et si je ne suis pas des plus fiers d’avoir agi ainsi, si longtemps, je suis heureux, décidément je suis très heureux d’avoir parlé ici, devant ce micro. Ce n’est pas que je me plaise dans les aveux publics, ce n’est guère ma spécialité, mais j’espère, si vous pouviez savoir combien j’espère, que ma voix aura été en chercher plus d’un, là où il se trouve encore, là où je me trouvais il y a seulement quelques mois, c’est-à-dire hors de portée de voix de l’étranger.

Thomas Schreiber : Ce témoignage est très bouleversant. [manque deux phrase] On était un petit peu les boyscouts. On voulait évidemment attirer l’attention du pouvoir public et aussi l’attention de l’opinion publique en général sur les inégalités, l’exploitation et tout cela, et finalement on n’a pas plus de résultats, ce que nous constatons aujourd’hui. Cela veut dire que si je pense à cet aspect du travail, je dois être amère parce que finalement on n’a pas réussi, on n’a pas tellement réussi à secouer l’opinion publique française. De temps en temps, il en faut, il faut dans la vie faire des choses comme ça. Non seulement je ne le regrette pas, au contraire, je suis très fier d’avoir participé à cette entreprise mais sans illusions. Aujourd’hui, s’il fallait le faire, je suis tout à fait disposé mais je n’aurais absolument pas d’illusions.

Reporter : « Les étrangers en France », un numéro spécial de la revue Esprit enavril 1966. Avec Thomas Schreiber, Paul Thibaud, Michelle Perrot, Antoine Prost et Guy Hermet. Prise de son, Marcel Lebras ( ?) et Fabien Gausset ( ?). Mixage, Pierre Monteil. Une réalisation de Marie-Christine Clauzet. Un documentaire proposé Catherine Guilyardi.



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