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Histoire des étrangers (4) / Fabrique de l’Histoire

Transcription par Taos Aït Si Slimane du quatrième volet de la série « Histoire des étrangers » 4/4 dans « La Fabrique de l’Histoire », par Emmanuel Laurentin, émission du jeudi 10 janvier 2008.

Édito sur le site de l’émission : Dernier temps de cette série consacrée aux étrangers en France avec le débat du jeudi qui, rattaché au 30ème anniversaire de la Commission nationale informatique et libertés (la CNIL), discute des formes prises dans l’histoire par le comptage des étrangers.

On y revient d’abord sur le recensement de 1851, le premier en France à tenter le classement des étrangers par nationalités.
Et nos invités décrivent alors, et par la suite, la difficulté qu’il y a eu à établir les questionnaires, notamment en ce qui concerne les habitants des colonies.

Les idéologies eugénistes et bien sûr l’épisode nazi frappent ensuite, au cours du 20ème siècle, toujours plus de suspicion toute tentative de classification des étrangers en France.
Bref, avec ces différentes grilles qui n’ont cessé de varier au gré du temps et ces différentes approches de l’étranger (ceux qu’on souhaite garder sur le territoire et ceux qu’on désire moins), c’est comme si le comptage des étrangers était définitivement frappé ici d’infaisabilité.

Invités : Alain Blum, historien et démographe, directeur d’études associé à l’EHESS et directeur du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre européen (CERCEC) ; Emmanuel Blanchard, doctorant en histoire contemporaine, il achève une thèse sur « La police des Algériens en région parisienne 1944-1962 » ; Patrick Simon, socio-démographe à l’INED, spécialiste des phénomènes de discriminations ethniques en France ; Philippe Rygiel, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de l’Université Paris 1 et Claire Zalc, chargée de recherches au CNRS, à l’Institut d’Histoire moderne et contemporaine.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Quatrième et dernier temps de notre semaine consacrée à l’histoire de l’immigration, ce jeudi qui voit justement le Figaro affirmer en « Une » qu’une des bombes du rapport Attali, à paraître le 23 janvier prochain, consiste en la proposition de relancer cette même immigration en France. Il se trouve par ailleurs que nous célébrons, ces jours-ci, la création, il y a 30 ans, de la CNIL, la Commission nationale sur l’informatique et les libertés, chargée de protéger les citoyens sur l’usage des fichiers informatiques. Voilà qui nous a donné l’idée justement de croiser ces sujets et de revenir pour ce débat d’aujourd’hui, du jeudi, sur l’histoire des différentes classifications entre Français et étrangers depuis 1861, premier recensement à faire cette différence. Nous le ferons en compagnie d’historiens et de démographes en compagnie de Claire Zalc, chargée de recherches au CNRS, spécialiste de l’histoire de l’immigration et des entrepreneurs étrangers en France ; avec Philippe Rygiel, maître de conférences à l’université Paris 1 et auteur, récemment, aux éditions Aux lieux d’être du « Le temps des migrations blanches : migrer en occident (1840-1940) » ; avec Patrick Simon, chercheur à l’INED et responsable de l’unité migration internationale et minorité ; avec Emmanuel Blanchard, doctorant en histoire, sur l’histoire des Algériens et de la police après la Seconde guerre mondiale en France et également Alain Blum, chercheur à l’INED et à l’École des hautes études en sciences sociales et nous serons également en compagnie de Catherine Guilyardi, qui a préparé toute cette semaine avec nous.

Emmanuel Laurentin : Et s’il faut commencer par une date, commençons par cette date du 1851. J’ai dit il y a 5 minutes, chez Ali Baddou, « le bien connu recensement de 1851 », il est bien connu peut-être de tous ceux qui sont autour de cette table mais pas de tous les auditeurs de France culture. Bonjour, Philippe Rygiel, qu’est-ce que c’est ce recensement de 1851 ? Pourquoi le prend-on comme moment de départ au moins de cette classification entre Français et étrangers ?

Philippe Rygiel : Le recensement de 1851 est le premier recensement au cours duquel les autorités vont s’attacher à déterminer la nationalité des individus qui sont recensés, c’est donc à partir de lui que nous disposons de données statistiques qui permettent de compter la population étrangère résidente en France. C’est le départ des séries statistiques modernes, d’une certaine façon. D’où le fait qu’effectivement les historiens l’aiment bien, l’utilisent depuis longtemps.

Emmanuel Laurentin : Alors, il est bien, ils l’utilisent depuis bien longtemps mais j’ai cru comprendre qu’il y avait un gros trou. En 1851, il y a un recensement des étrangers mais dans les recensements suivants on l’a pas fait systématiquement, ça a recommencé plutôt dans les années 1870 ou 80. Est-ce que je me trompe, pour ceux qui sont autour de cette table ?

Philippe Rygiel : C’est à peu près exact et c’est lié à des transformations politiques dans la mesure où le Second Empire se préoccupe très, très peu de la question des étrangers, de la présence des étrangers. La présence d’une question dans le recensement est toujours liée à une actualité politique et à une volonté politique. Et dans le contexte des années 1848-1850, on voit la question des étrangers émerger sur le plan politique avec des troubles à Paris, avec des manifestations contre les étrangers qui sont à l’époque des Allemands, pour la plupart, ceux que l’on veut expulser sont des travailleurs allemands, et à l’inverse, le Second Empire, lui, est une période de croissance et de prospérité, donc on n’a pas de problème…

Emmanuel Laurentin : De commerce, d’ouverture…

Philippe Rygiel : Voilà. Et les gouvernements libéraux du Second Empire ne considèrent pas la présence des étrangers comme une question politique méritant leur attention.

Emmanuel Laurentin : Et alors, 1851, c’est aussi une date importante pour ce qui concerne la question de la nationalité. C’est la loi du 7 février 1851. Patrick Simon, Bonjour. Loi du 7 février 1851 qui stipule que tout enfant né en France, d’un père né lui-même en France possède la nationalité française à la naissance et donc devra, s’il veut perdre cette nationalité, faire un acte volontaire au moment de sa majorité. Est-ce qu’il y a une concomitance entre les deux décisions, entre le recensement de 1851 et cette Loi de février, ou est-ce que c’est un hasard chronologique ?

Patrick Simon : Pour le recensement de 1851, c’est plutôt un hasard chronologique, mais on a deux dates qui encadrent la période, que Philippe Rygiel rappelait bien. Il y a la première loi de 1851 qui instaure ce double jus soli qui aura dans le futur, notamment après la décolonisation algérienne,…

Emmanuel Laurentin : Droit du sol.

Patrick Simon : In-envisagée au moment où elle a été votée en 51. Une deuxième date importante, qui est la deuxième réforme de 1889, alors là par contre qui instaure un droit de nationalité de façon beaucoup plus explicite et qui change le Code civil de 1804. Donc, là, on a les deux dates qui encadrent et c’est ce qui va se traduire dans le cadre du recensement par des questions qui vont essayer d’apprécier quelles sont les caractéristiques des populations étrangères en France et le grand recensement de 1891 a là tout un volume spécifique sur les étrangers qui fait suite à cette loi de 1889, pour pouvoir en apprécier les conséquences.

Emmanuel Laurentin : 1851, ce n’est pas très important quand on s’intéresse à d’autres modes de classification. Claire Zalc, bonjour…

Claire Zalc : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : En particulier la classification des étrangers travaillant dans le commerce parce que vous dites généralement la grande période qui coure du début du XIXe siècle jusqu’à la fin XIXe siècle qui est à peu près uniforme, de ce point de vue là, c’est-à-dire la liberté du commerce, s’installe qui veut, travaille qui veut sur le territoire national et que tout compte fait cette classification quand on s’intéresse spécifiquement aux étrangers travaillant dans le commerce n’a pas beaucoup de valeurs jusque dans ces années 1880-1890 en tous les cas.

Claire Zalc : Oui, tout à fait. Il semble quand même que la question de l’immigration en France soit beaucoup vue par les pouvoirs publics comme une question des travailleurs étrangers et du coup il semble que les artisans, les commerçants et les entrepreneurs échappent complètement à cette classification nationale, jusque même dans les années 30 en fait. Pour ce qui est du droit du commerce,…

Emmanuel Laurentin : On sait par exemple comment la question du transfert de la dentelle anglaise jusqu’à Calais, l’installation des industries de dentelles du côté de Calais, justement est due à cette mobilité des entrepreneurs anglo-saxons et anglais qui viennent justement de l’autre côté de la Manche pour s’installer sur le territoire national dans ces années-là.

Claire Zalc : Oui, tout à fait. Il y a de fortes mobilités. Il n’y a pas à l’époque de contrôle d’installation. C’est le principe du Code du commerce cette fois-ci et pas du Code civile. Or, le droit du commerce, le droit commercial n’est pas tout à fait distinct du droit civil et dans le droit du commerce, c’est liberté du commerce pour tous, donc la nationalité n’est pas une catégorie pertinente. Ce qui pose d’ailleurs un problème très grands pour les historiens comme moi.

Emmanuel Laurentin : En fait c’est utile, ce recensement, même si…

Claire Zalc : On en parle beaucoup parce qu’évidemment pour les historiens, c’est très utile et quand on cherche des entrepreneurs étrangers dans les sources jusqu’en 1919, en France on ne peut rien trouver sur les entrepreneurs étrangers puisque les entrepreneurs ne sont jamais distingués par leur nationalité.

Emmanuel Laurentin : Alain Blum, d’où l’utilité justement de ces grandes classifications nées avec les statistiques du XIXe siècle pour pouvoir mieux comprendre, quand on est historien, le passée en particulier ce du XIXe siècle.

Alain Blum : Je crois qu’un premier point important, celui qu’effectivement que nos regards contemporains ne sont ceux des contemporains du XIXe siècle. La notion de nationalité est différente. Le recensement de 1851 mélange, par exemple, les Allemands et les Autrichiens, alors que l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie sont deux choses différentes. Il mélange les Espagnoles et les portugais, il distingue les Polonais alors que la Pologne est insérée à l’Empire Russe à cette époque… Donc notre regard contemporain n’est pas du tout le même. Ce qui est intéressant…

Emmanuel Laurentin : Et on sait comment ces classifications sont venues ? Sous la plume de ceux qui les ont faites, ça tenait à quoi ?

Alain Blum : Eh ! bien, non. On peut bien analyser…

Emmanuel Laurentin : On n’a pas les mémoires de ceux qui ont écrits les premières classifications en 51 ?

Alain Blum : On arrive. Il y a des éléments de débats. On arrive à comprendre aussi que ce sont des classifications très politiques. La France a un regard propre à cette époque qu’elle cherche à distinguer et donc les classifications suivent un peu cette histoire quelque part des regards politiques. Mais ce qui est aussi intéressant c’est que c’est un moment crucial parce que, disons, à la Révolution, en 1791-93, on cherche à identifier les personnes qui sont présentes sur un lieu. C’est ça le but des dénombrements, à ce moment-là. Et de compter. On s’en fiche des étrangers. On compte les gens qui sont présents. Et peu à peu le recensement devient l’interface entre les administrateurs et les savants. Et les savants cherchent aussi à imposer leurs catégories et 1851 est une période de balbutiement de cette négociation entre ceux qui cherchent à voir…

Emmanuel Laurentin : Entre l’administratif et le politique.

Alain Blum : Et ces catégories sont la négociation entre tout ça.

Emmanuel Laurentin : Eh ! oui. Une question de Catherine Guilyardi.

Catherine Guilyardi : Est-ce qu’on sait aussi comment travaillaient les agents du recensement ? Est-ce que c’est fiable leur façon de travailler au XIXe siècle ? Est-ce qu’on peut suivre les données qu’ils ont recueillies ?

Alain Blum : On est encore dans un balbutiement justement sur est-ce que c’est la personne qui répond ? Est-ce que c’est l’agent qui identifie ? L’idée des statisticiens à cette époque, c’est de plus en plus celle qui sera retenue, c’est à la personne de dire qui elle est. Mais c’est vrai qu’il y a une interaction avec les agents, que les agents vont corriger plus ou moins… On a des exemples, pour 1851 précisément, je ne sais pas, des agents recenseurs qui vont corriger d’après le nom de la personne, d’après ce type d’identification. On a des témoignages sur cette difficile relation entre l’agent lui-même et l’enquêté lui-même.

Emmanuel Laurentin : Alors, Philippe Rygiel, vous avez travaillé à la fois dans votre livre qui s’intitule, « Le bon grain et l’ivraie : la sélection des migrants en occident, 1880-1939 », mais aussi dans un autre livre qui vient de paraître, « Le temps des migrations blanches : migrer en occident (1840-1940) », sur une histoire comparée justement de ces classifications. Une histoire comparée entre la France, la Grande-Bretagne et surtout les Etats-Unis qui vont ont beaucoup intéressés, est-ce que ces questions qui se posent en France en ce moment-là se posent aussi de la même façon, par exemple aux Etats-Unis, de l’autre côté de l’Atlantique ? Ou est-ce que c’est totalement différent, étant donné une autre histoire justement de ce rapport à cette immigration que l’on n’appelle pas encore comme ça ?

Philippe Rygiel : Je pense que les mêmes questions se posent mais que les réponses diffèrent profondément, en fonction des traditions ou des problèmes locaux. Aux Etats-Unis, très tôt, les recensements vont saisir à la fois la nationalité mais aussi l’origine. On va se retrouver en fait avec trois catégories : des nationaux, nés de nationaux ; des gens qui sont des immigrants, qui correspondraient à peu près ce qu’on appelle aujourd’hui dans les codes INSEE les immigrants, des gens nés à l’étranger de nationalité étrangère et puis des gens qui sont nés de parents nés à l’étranger. Le recensement va très, très tôt distinguer ces trois catégories. Alors, après avec d’autres classifications de type ethniques, puisqu’il y a toujours plusieurs systèmes de classifications qui s’emboitent dans un recensement, et cela correspond à la question politique, parce qu’il y a toujours quelque chose de très, très politique dans les classifications publiques, qui est celle de l’assimilation possible d’immigrants et de ses formes. Et la grande question aux Etats-Unis à la fin du XIXe, c’est : Est-ce que tout le monde peut s’assimiler ? Ou est-ce qu’il y a des types de populations pour lesquelles on ne peut pas avoir d’assimilation ? Eton va essayer de distinguer entre les populations qui sont arrivées, selon divers critères, afin d’établir une sorte de palmarès de l’assimilabilité.

Emmanuel Laurentin : Il y a ce fameux Prescott Hall, que vous citez dans votre livre, secrétaire de l’immigration restriction ligue, en 1894, il dit ça, en 1897 : « Il faut savoir si les Américains désirent, je cite, que ce pays soit peuplé par des Britanniques, des Allemands, des Scandinaves, peuples historiquement libres, énergiques et épris de progrès ou par des Slaves, des Latins, des Jaunes que l’histoire nous montre serviles, soumis et routiniers. » On doit faire partie de la seconde catégorie, pour notre part.

Philippe Rygiel : Oui, nous on est à moitié Nordiques, à moitié Latins.

Emmanuel Laurentin : Patrick Simon, ce que viens de dire Philippe Rygiel est extrêmement intéressant. Il y a différentes nomenclatures qui coexistent en même temps et même différentes nomenclatures qui s’intègrent dans une nomenclature générale comme le recensement à un moment donné.

Patrick Simon : Pas tout à fait. Il y a différents types de construction de l’étranger. La figure de l’étranger n’est pas la même aux Etats-Unis et en France. De façon très claire, le critère de double nativités qui a été utilisé aux Etats-Unis, c’est-à-dire de renvoyer aux parents, qui est le premier critère. Le deuxième critère, qui est beaucoup plus important aux Etats-Unis qu’en France, c’est le pays de naissance, foreign-born qui est prépondérante alors qu’en France on parle de nationalité. On est sur un prisme qui est celui de la citoyenneté, qui est beaucoup moins important aux Etats-Unis, puisque ça ne fait pas partie des tabulations qui sont utilisées bien que la formation existe, montre qu’on a différentes approches. Aux Etats-Unis on est bien l’idée d’une migration, d’un pays de flux et de circulation. Puis il y a un durcissement, à la fin XIXe, lié à la monté justement de ce mouvement qui s’appelle le nativisme qui est d’une revendication de stopper l’immigration ou de la réduire en provenance de ces nouveaux pays émetteurs que sont les pays d’Europe du Sud et l’Europe du Centre.

Emmanuel Laurentin : Et aussi de la Chine…

Patrick Simon : Il y a aussi ce blocage de la Chine avec un racisme antichinois extrêmement violent.

Emmanuel Laurentin : Vous citez cet article de 1876 : « Les Chinois s’entassent par vingtaine dans des bouches irrespirables où aucun blanc ne pourrait demeurer. Ils n’ont aucune des aspirations, des besoins des hommes civilisés. Ils n’ont ni femmes, ni enfants et n’ont pas l’intention d’en avoir. Leurs sœurs sont des prostitués par instinct. Religion et éducation et dégradent tout leur entourage… » Voilà, ça a existé. Pour d’autres catégories en France. Ça a dû être utilisé d’ailleurs à certains moments ou d’autres nationalités.

Patrick Simon : Oui. Par ailleurs ce qu’on apprend à travers les catégories utilisées dans le recensement, c’est bien la pensée d’État. Le recensement représente la pensée d’État. Il y a une forme de codification qui est partagée, qui fini par s’imprimer aussi sur la façon dont on représente la société. L’incidence est quand même assez importante.

Emmanuel Laurentin : Alain Blum, vous avez l’air de douter sur la pensée d’État ?

Alain Blum : C’est une pensée d’État et du monde savant. Je crois que c’est vraiment important.

Emmanuel Laurentin : C’est la construction, par exemple Carole Reynaud Paligot a noté la concomitance de la création par les Républicains, et pas seulement par la droite, à la fin du XIXe siècle, de la notion de race, et des savants qui collaborent…

Alain Blum : Oui, c’est ça.

Emmanuel Laurentin : Savants Républicains qui collaborent à cette vision là.

Alain Blum : Complètement. C’est d’ailleurs la construction de l’individu plus que de la construction de l’étranger, je pense qu’il y a derrière le recensement. Dans les Empires on ne va pas tant distinguer les étrangers que les groupes ethniques. On va dans certains cas prendre la religion, en pensant que c’est ça qui est identifiant, dans d’autres non. Donc, c’est vraiment une complexité de la construction. Il n’y a pas ces distinctions étrangères-nationaux tellement fortement au départ.

Claire Zalc : Oui, ce qu’il y a d’intéressant aussi, par rapport à la question que vous posiez tout à l’heure sur le travail des agents recenseurs, de voir la déconnexion entre justement les normes établies par l’État, donc les statistiques publiées du recensement, et le travail des agents recenseurs. Et là, l’historien a une source, c’est les listes nominatives du recensement. On voit maison par maison comment les gens recense. Et là, on se rend compte que ces catégories ne sont pas complètement intériorisées par les agents recenseurs. Par exemple, à Marseille en 1931, les étrangers, dans le quartier du Panier, c’est les Corses. Les Corses sont marqués étrangers. Alors que rue des Chapeliers, par exemple, les Nord Africains sont marqués Français puisqu’ils sont de nationalités française. Puis on voit après que c’est barré en rouge et marqué NA, Nord Africain. Et on voit là,…

Emmanuel Laurentin : Ça, c’est une correction de quelqu’un qui se trouvait au bureau et pas sur le terrain.

Claire Zalc : Exactement. Donc, on voit très bien là qu’il y a plusieurs niveaux dans la manière d’identifier. Et la fameuse question de déclaration, comment les gens se déclarent, reste encore très difficile appréhender. Il me semble que là, c’est aussi un des enjeux du chercheur.

Philippe Rygiel : Sur ce point, on a des sources en fait. Elles ont été très peu exploitées. On a des sources qui sont cachées dans des archives départementales, dans les fonds E-dépôt ( ?), c’est-à-dire les fonds communaux, parce que c’est une énorme opération pour les communes cette histoire de recensement. Ça mobilise des moyens humains et financiers importants. On sait qu’à la fin du XIXe, au début du XIXe, dans les petites communes, c’est souvent l’instituteur qui va être chargé d’une bonne partie de ces choses, et on a, en particulier vers 1906, des questionnaires qui sont posés aux agents sur la façon dont ils ont rempli leur rôle, j’ai fait un papier là-dessus donc j’ai encore regardé ça, et je me souviens que dans la Nièvre on a un de ces agents recenseurs qui répond en disant : « Moi j’arrive à la maison, s’ils sont là, je leur pose des questions et puis j’y prend, j’y laisse, parce que comme ce sont des illettrés et que je ne suis pas bien sûr de ce qu’ils disent… »

Emmanuel Laurentin : C’est pas mal le « j’y prend, j’y laisse », c’est extrêmement scientifique, comme approche.

Philippe Rygiel : Le produit de cette interaction, c’est le produit d’une négociation entre l’individu à qui l’on pose une question qui n’a pas de sens pour lui et qui répond quand même quelque chose, l’agent recenseur qui a ne case à remplir et qui a ses propres représentations et puis l’espèce de guide normatif qui lui a été envoyé. Le résultat est une synthèse de ces trois éléments, ce qui fait que jamais n’est recensé tout à fait ce que l’Etat et les services centraux voulaient recenser.

Emmanuel Laurentin : Alors, il y a un cas particulier qui était évoqué à l’instant même, Emmanuel Blanchard, sur lequel vous travaillez vous-même, c’est-à-dire la question des Algériens. Voilà un cas sur lequel on s’arrache les cheveux quand on doit être recenseur, parce qu’il y des évolutions juridiques entre la fin du XVIIIe, du XIXe siècle et le milieu des années 30, par exemple, il y a des changements de statuts, comment rendre compte des ces changements de statuts ? Qui sont ces gens-là ? Est-ce qu’ils sont effectivement Français et on les marque Français ? Est-ce qu’ils sont Nord Africains ? Comment on les classifie ? Ça pose des questions, j’imagine ? Vous qui travaillez en particulier sur les rapports des la police à ces populations venant d’Afrique du nord.

Emmanuel Blanchard : Il est clair que face à la difficulté de compter les Algériens, même dans les années 20 ou les années 30, puisqu’il y a une relative liberté de circulation entre l’Algérie et la France…

Emmanuel Laurentin : Relative, il faut quand même des autorisations pour venir ou pas ?

Emmanuel Blanchard : Non, il y a des moments où les autorisations tombent, dans les années 20 notamment. Donc on ne peut pas les compter au moment des départs, ni même au moment de leur arrivée. Les agents recenseurs savent pertinemment qu’ils n’arrivent pas à les compter puisqu’ils vivent dans des endroits qui ne sont pas compté comme des domiciles, donc c’est vraiment très difficile le fait de les compter même si on les retrouve un petit peu à la marge. Donc, en général on dévolu à la police le rôle d’aller les compter de temps en temps. La première grande enquête sur les Nord Africains qui sont aussi dits Arabes, qui sont aussi Algériens en France, a lieu en 1927. En fait, c’est une enquête préfectorale. Et quand on va dans les archives départementales, ce qu’avait fait notamment Geneviève Massard-Guilbaud, on voit que cette enquête est menée par des commissaires de police locaux. Ça, c’est une chose très intéressante.

Emmanuel Laurentin : Ça, aussi, c’est très scientifique.

Emmanuel Blanchard : Donc, ce rôle de la police, on le retrouve jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. En fait il y a des recensements des Algériens qui sont fait à partir du moment où c’est l’INSEE qui va compter, qui va être chargée du recensement. Le recensement de 1954 et 1962, sont très intéressants parce que là on s’est focalisé sur deux catégories en France : il y aurait les Français et les étrangers. Or, quand on regarde le code des nationalités pour le recensement de la population, qui est édité pour être donné aux agents recenseurs, il y a trois catégories qui sont données : la première c’est les Français de naissance, le seconde c’est les Français par acquisition, et la troisième c’est les étrangers. Donc, déjà on voit qu’il y a une gradation dans la francité. Et surtout, à partir de 1954, vu qu’il y a cette interrogation : combien sont-ils ces Algériens dont on a peur qu’ils nous envahissent ? Donc, on introduit une sous-catégorie dans la catégorie Français de naissance, sachant qu’en 1950, Français de naissance pour les Algériens ça n’a pas beaucoup de sens puisqu’ils sont devenus Français en 1944, 1947 avec les différents textes, et on dit aux agents recenseurs vous coderaient 00, autres que Musulmans originaires d’Algérie, et vous coderaient 01, Musulmans originaires d’Algérie. La catégorie 0 étant celle des Français musulmans. Et ce qui est très intéressant, c’est qu’on est sensé être dans une pensée d’État, alors même que la catégorie Musulmans originaires d’Algérie n’existe pas, il y a une catégorie juridique qui existe c’est Français originaires d’Algérie.

Emmanuel Laurentin : Ce qui était extraordinaire, Patrick Simon, vous le racontez dans certains de vos articles, c’est qu’effectivement il y a théoriquement des classifications qui sont globales puis il y a quand même des cas dont on ne sait pas quoi en faire, il faut créer des sous-catégorie, puis peut-être des fois des sous-sous-catégories… Alors on le voit pour les Français par acquisition, vous le notez, mais après 62, multiplication des catégories, rapatriés Français de naissance, Français musulmans ayant choisi de conserver la nationalité française, Français musulmans devenus Algériens… Donc, là, on ne sait plus très bien quoi faire parce que justement la politique internationale, la création d’une nouvelle nation, changent la donne.

Patrick Simon : Le recensement est une sorte de loupe qui permet de regarder comment se construisent les Etats-nations, comment se dissolvent aussi les colonies. C’est très compliqué de reclassifier, reclasser le résultat de tous ces changements. Dans le cas français, ça a été une transformation assez radicale. Dans après 62, entre 62-67…

Emmanuel Laurentin : Pourtant on est loin du recenseurs du XIXe siècle. Théoriquement il y a une professionnalisation, il y a eu création d’un institut,…

Patrick Simon : Le problème, c’est la description de ce que l’on veut faire. C’est là que ce situe le problème. La professionnalisation ne change rien à la difficulté qui est d’essayer de décrire qu’elles sont les catégories des personnes qui résultent de ce grand chambardement qu’est l’accession à l’indépendance de l’Algérie et de ce flou qui est entretenu pendant 5 ans entre 62-67 sur : qu’est-ce que c’est la nationalité des personnes qui viennent d’Algérie ? Sont-ils Français ? Ou, ils l’ont été, le sont-ils encore ? Ont-ils opté pour cette nouvelle nationalité algérienne pour ceux qui vivaient en France ? Parce qu’en plus le régime est différent selon que l’on est immigré venant d’Algérie après 62 ou que l’on est resté en France et qu’on était Français-musulmans avant 62… Donc, vous voyez le panorama est terrible. Ce qui est passionnant, c’est que la façon dont l’INSEE va traiter tout cela, alors qu’il y a aucune information qui est donnée dans le recensement, pour pouvoir distinguer les Français-musulmans et les Musulmans d’Algérie, d’un côté par rapport aux rapatriés ou aux Français non-musulmans d’Algérie, eh bien, on va procéder avec les noms et les prénoms. Il y a toute une réflexion autour des noms et des prénoms comparés Français-musulmans par rapport aux Juifs Algériens qui eux sont depuis le décret Crémieux Français.

Emmanuel Blanchard : Ça, ça existait déjà puisqu’en 1954. On demande justement aux agents recenseurs de ne pas tenir compte de la parole des gens qu’ils vont avoir face à eux et de les classer en fonction de leurs noms et de leurs prénoms, sachant qu’une liste des noms et des prénoms est éditée par le Gouvernement général d’Alger et qu’on demande bien de distinguer entre ce qu’ils appelaient les Israélites et les…

Emmanuel Laurentin : Sachant que les grands dictionnaires des changements de noms sont issus aussi d’une certaine pensée politique venant de l’extrême-droite des années 30 aussi. Évidemment c’est par ces dictionnaires des changements de noms qu’on sait quels sont les gens qui ont changé de noms pour pouvoir justement se franciser en particulier les Juifs des années 30, ça sera une des grandes traditions de l’extrême-droite française. Pour parler justement de cette Algérie des années 30, écoutons justement ce fantaisiste des années 30, Mohamed El Kamel,Tic-Tac, très influencé le transfert culturel par Charles Trenet

Kinchoufec kalbi yâmel tic tictac
N’habeck nâchek fizinek ah yamahek
Kinchoufec kalbi yâmel tic tictac
N’habeck nâchek fizinek ah yamahek
 
Hbelt, habeltini
Doukht douakhtini
Fibhâr âchek gharbtini
Tica tica tic tictac
N’habeck nâchek fizinek ah yamahek
 
Galb madjorh ikhamem ghir alik
Tol el lil fi mnami n’khayel bik
Ouallah amri abden ma nensek
Ma andi habib fi dounia ghir siouak
Galbi yâmel
Tic-tac
Fik i amel ah !
Tica tic tic tric tic-tac
 
Kinchoufec kalbi yâmel tic-tic-tac
N’habeck nâchek fizinek ah yamahek
Kinchoufec kalbi yâmel tic-tic-tac
N’habeck nâchek fizinek ah yamahek
 
Hbelt, habeltini
Doukht douakhtini
Fibhâr âchek gharbtini
Tic atic tic tric tic-tac
N’habeck nâchek fizinek ah yamahek
 
N’habek, nâzek kalbi lik châhi
Ya halouet kedek zinek el bahi
S’lebti âkli, rouhi, oufouadi
Khaliti el kalbi âlik inadi
Galbi yâmel
Tic-tac
Fik i amel ah !
Tic atic tic tric tic-tac

Emmanuel Laurentin : Mohamed El Kamel, Tic-tac, c’est les années 30. Chanteur Algériens extrêmement connu dans les années 30. Connu également sur le territoire métropolitain, car vous vous le rappelez, il y avait évidemment des allers-retours très fréquents entre les cabarets de la capitale et les cabarets d’Alger. Ces années 30, c’est aussi, on a beaucoup évoqué hier un personnage dont on n’avait pas peut être assez précisé l’importance dans notre propos, il s’agissait de Georges Mauco. Claire Zalc, qui est Georges Mauco ? Et pourquoi devient-il si important quand on parle de ces questions là ? Georges Mauco qui était auteur, en 1932, « Les étrangers en France »

Claire Zalc : Georges Mauco, c’est l’un des premiers experts de l’immigration en France. Quelqu’un qui est géographe, qui soutient sa thèse en 1932, qu’il publie en 1932, qui s’appelle « Les étrangers en France », comme vous le disiez, qui est extrêmement connu parce qu’il a été beaucoup utilisé par les historiens parce qu’il fait un tableau, notamment à partir du recensement de 1926, de l’état de l’immigration en France. Ce qui est intéressant c’est qu’après il va avoir des postes politiques notamment dans le cadre du premier sous-secrétariat à l’immigration, en 1938, puis après il va prendre des responsabilités sous Vichy, puis il va continuer une carrière universitaire, après guerre, comme tout un ensemble de géographes, démographes de l’époque. Donc, c’est un des premiers experts de l’immigration, le maître mot, si vous voulez, de ses thèses, c’est l’assimilation. En fonction de ce maître mot de l’assimilation, il va en creux, et son livre est assez explicite là-dessus, établir tout un ensemble de catégories, de hiérarchies…

Emmanuel Laurentin : Des catégories qui ne correspondent pas forcément aux catégories administratives habituelles ?

Claire Zalc : Pas du tout. Me revient-là, je n’ai pas le bouquin avec moi, des phrases telles : « grouille ici une population de Juifs et de Levantins », comme commentaire d’une photographie d’une devanture d’une épicerie avec des écritures hébraïques devant. Donc, il y a une sorte de hiérarchisation raciale et ethnique qui est extrêmement répandue à l’époque, dans le monde savant et dans le monde politique même si elle n’est pas forcément traduite dans les faits dans les recensements.

Emmanuel Laurentin : Alors, justement vous êtes sur votre terrain, Alain Blum, puisque vous disiez tout à l’heure, l’alliance du savant et du politique, ou l’alliance du savant et de l’administratif puisque l’un peut devenir conseiller de l’autre à un moment donné.

Alain Blum : Oui, c’est tout à fait ça. Enfin, c’est plus que conseiller. C’est…

Emmanuel Laurentin : Inspirateur.

Alain Blum : Inspirateur et aussi utilisateur. Parce que le savant se dit ces sources statistiques je dois les utiliser, donc je dois essayer de projeter mon propre regard, demander à la statistique de me donner les informations. De l’autre côté, l’État cherche à s’assurer de la scientificité de ce qu’il fait, et d’une autre côté il a ses propres catégories. Donc il y a toujours ces allers-retours, il y a effectivement des hiérarchies, des classifications qui sont concurrentes. La question de l’assimilation est en permanence présente. La question aussi de la sélection à l’entrée, on en a parlé pour les Etats-Unis… Quelque chose qui est intéressant c’est que le QI, n’a pas été inventé pour ça, mais a été utilisé pour démontrer que tel peuple de telle origine était moins intelligent que les autres etc., donc vous pouvez faire des sélections à partir du QI. Donc, il y a une sorte de bouillonnement classificatoire qui recherche des formes d’identification.

Emmanuel Laurentin : Ce qui est intéressant, Philippe Rygiel, c’est qu’il semble que la France, au moins jusqu’à un certain temps, échappe justement à ces classifications, dites vous, jusqu’après la Première guerre mondiale et c’est après la Seconde guerre mondiale que là il va y avoir une sorte de multiplication, en tout cas pour ce qui est de l’entrée des étrangers, des lois qui se fondent sur ces questions d’étrangers-Français, pour pouvoir interdire l’accès à certains ou à d’autres.

Philippe Rygiel : Là, il y a plusieurs choses. La première, c’est qu’il y a toujours une espèce de multiplication des projets classificatoires dans une même période. Il y a une sorte de floraison sauvage des classifications savantes ou semi-savantes.

Emmanuel Laurentin : La classification des autres n’est jamais la bonne, on préfère la sienne, c’est ça ?

Philippe Rygiel : Tout à fait. C’est toujours un combat. Un combat en parie savant, en partie politique, avec des experts qui jouent sur les deux tableaux. Et on connaît très, très mal, dans le cas français, ce petit milieu de l’expertise pour l’entre-deux-guerres et pour l’après 45, parce qu’il y a Mauco que tout le monde cite parce qu’il y a des photos dans sa thèse, mais on a des dizaines de thèses soutenues dans les facultés de droit dans l’entre-deux-guerres. Il y a William Walit ( ?)qui est aussi quelqu’un d’important. On n’a pas une idée très précise encore de la façon dont circulent les idées des classifications dans ce petit milieu. Et c’est vrai que un des enjeux de ces systèmes de classification c’est e savoir qui on laisse rentrer et qui on ne laisse pas rentrer. Qui sont les immigrés désirables ? Qui sont les immigrés indésirables ?

Catherine Guilyardi : Selon quels critères.

Philippe Rygiel : Selon quels critères.

Catherine Guilyardi : Selon quels critères ? Est-ce qu’ils sont plus ou moins assimilables ? Est-ce qu’ils sont plus ou moins efficaces au travail ?

Claire Zalc : Chez Mauco, en tout cas, il a vraiment un lien avec le travail, très, très net. Il faut une espèce de stéréotype où en fait une origine, c’est-à-dire pour lui traduit en une nationalité, est lié à un type d’emploi. Par exemple, les Juifs font du commerce, le commerce on en a pas besoin à l’époque dans les années 30, donc, ils ne seraient pas assimilables. Il y a toute une sorte de hiérarchie selon des stéréotypes en disant : « les Africains sont bons pour les travaux rudes et ingrats », je cite. Donc, c’est vraiment dans une hiérarchie du travail chez Mauco. Chez d’autres ça va être beaucoup plus… Par exemple chez René Martial, on en a pas parlé, qui lui est d’extrême-droite, Alain Blum pourrait en parler mieux que moi. Mais là, il ne s’agit pas du tout d’être dans l’assimilation par le travail mais dans une autre catégorisation, hiérarchisation beaucoup plus ethnique ou ethnico-raciale.

Patrick Simon : Ce qui frappe dans le cas français quand même c’est la très grande stabilité des nomenclatures institutionnelles officielles. Le bulletin du recensement, la façon d’enregistrer la nationalité…

Emmanuel Laurentin : Qui a duré à peu près un siècle, jusqu’aux années 90.

Patrick Simon : Voilà. C’est quasiment les mêmes catégories depuis la formulation, il change à la marge, Français par naturalisation au départ, c’est devenu par acquisition, c’est quand même ça la grande innovation dans les années 60. Donc, on a quand même une grande stabilité. Ce va et vient entre le savant et le politique, il est quand même à la marge par rapport à la statistique officielle. Il se passe dans d’autres dimensions, celui du traitement, des écrits et encore. La grande caractéristique française, également, si l’on compare avec les États-Unis, c’est une très grande subordination du milieu des sciences sociales que ce soit géographie, histoire et démographie à des catégories institutionnelles. Il n’y a pas du tout d’influence, ou très peu d’influence en définitif de ce milieu l’expertise scientifique sur la façon dont le milieu de la statistique va produire ces nomenclatures.

Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire qu’en gros des chercheurs sont convaincus de la validité des catégorisations politiques ?

Patrick Simon : Ça, serait intéressant de travailler sur comment les chercheurs ce sont construits à l’époque. Mais, en tout cas, rétrospectivement et en regards dans les travaux, c’est frappant de voir que même une sociologie plus ou moins critique qui se développe dans les années 50-60 autour de l’immigration, en grande partie reprend la catégorie d’étrangers sans aucune discussion, prend les statistiques telles qu’elles sont produites institutionnellement et va les prendre comme étant la description de l’univers social qu’elle prétend commenter.

Alain Blum : Il ne faut pas simplement se focaliser sur l’étranger. Il y a effectivement une grosse réflexion quand même sur les nomenclatures sociales et socioprofessionnelles, qui va déboucher après la Seconde guerre mondiale avec les CSP etc. Donc, il y a une réflexion sur comment classer. Il y a une réflexion sur la mobilité. Le recensement fourni peut-être effectivement des catégories de plus en plus institutionnalisées au niveau de la nationalité, c’est-à-dire qu’on défini de mieux en mieux ce qu’est une nationalité, au XIXe siècle c’était flou, après la Seconde guerre mondiale, c’est quand même beaucoup mieux défini. Dans l’entre-deux-guerres c’est plus difficile. Qu’est-ce qu’une nationalité, les Russes arrivant est-ce qu’ils sont apatrides ? Ils sont quoi ? Les Ukrainiens est-ce qu’ils sont Russe, soviétiques etc. Il y a tout un tas de flou autour de ça. Donc, il y a une réflexion autour de ça, mais je crois qu’il y a une domination sans doute, par rapport aux autres États, de réflexion sur le social en termes de catégories sociales, de relations avec l’univers professionnels par rapport à des catégories d’origines.

Emmanuel Laurentin : On ne peut pas néanmoins ne pas prendre un autre critère qui est le critère du rapport de la France avec ses colonies, ou à ses anciennes colonies, qui est un grand critère qui complexifie énormément ce tableau que l’on voudrait stable d’un bout à l’autre. D’abord parce qu’on conquière des colonies au fur et à mesure pendant un certain temps, avant que tout cela ne se stabilise, mais Emmanuel Blanchard ça fait partie effectivement des nouvelles approches historiographiques qu’on peut avoir, voir comment on classifie les coloniaux à l’intérieur des classifications du territoire national. Le travail que vous menez pour l’instant sur la question des rapports de la police, par exemple, avec les brigades nord-africaines vis-à-vis des Nord-Africains en France, fait partie de tout ça.

Emmanuel Blanchard : Oui, parce qu’il y a deux choses qui sont très importantes ici, la première c’est qu’aujourd’hui on voit bien que le critère du colonial est venu brouiller le critère de la nationalité. On dit, un peu rapidement, qu’en France le critère de la nationalité est établi au XIXe siècle de façon de plus en plus ferme, sauf que dans les années 50, ce critère de la nationalité est extrêmement compliqué à mettre en œuvre notamment pour les agents recenseurs, qui nous intéressent aujourd’hui, puisqu’on les met bien en garde que par exemple quand il rencontre quelqu’un qui se dit Malgache, Togolais, pas Togolais justement…

Emmanuel Laurentin : Pourquoi pas Togolais justement ?

Emmanuel Blanchard : Pas Togolais, parce que c’est des colonies que l’on a récupérées des Allemands après la Première guerre mondiale, donc…

Emmanuel Laurentin : Ça complexifie les choses…

Emmanuel Blanchard : En gros toutes nos colonies africains, sauf le Togo et le Cameroun, doivent être classer comme Français. Ça, pour un agent recenseur, c’est quand même un véritable problème. Donc, on est obligé de le rappeler à de multiples reprises, sachant que dès les années 60, on dit : On a un problème, parce qu’en gros on a plein d’Africains qui se déclarent Français, mais ils ne sont pas Français, ces gens-là. Donc, maintenant quand vous rencontrez quelqu’un qui a un nom et peut-être une couleur, mais ça n’apparait pas dans les écrits, qui manifestement n’est pas Français et qui vous dit qu’il est Français, vous le rebasculer dans une autre catégorie qui est une catégorie d’étranger. Avec en plus, au-delà de ce critère de nationalité, des classifications ethniques qui elles se baladent dans les administrations. Non pas au sommet de la pensée d’État mais si l’on va au premier niveau de l’administration la police enregistre les individus selon des critères ethniques, le critère nord-africain… Et on trouve dans tous les formulaires de police, par exemple, même la classification race qui existe dans les années 50-60.

Emmanuel Laurentin : Ce qui montre qu’effectivement pour la vie quotidienne des Nord-Africains en France, cette question de la classification existe véritablement, il ne faut pas se fonder simplement sur les critères de recensement pour pouvoir mieux comprendre comment il peut y avoir une différence vécue par les Nord-Africains vis-à-vis de cette différence de traitement en tous les cas.

Claire Zalc : Je pensais évidemment quand même aux précédents de la Deuxième guerre mondiale, dont on a pas encore parlé, où là on montre bien, sur plein de sources, le fait que la catégorie nationalité n’est pas si stable que ça puisqu’au sommet de l’État on parle de nationalité juive. Le ministre des affaires étrangères dès octobre 40 parle de nationalité juive. Il y a un recensement justement des Juifs qui est fait. On a trouvé des sources sur les gens qui vont se déclarer, lors de ce recensement, de nationalité juive, en se disant si je me déclare de nationalité juive, je perds ma nationalité française ? Donc, on voit bien là qu’il y a un brouillage chez les individus des catégories mais qui est aussi au plus haut sommet de l’État. Je pense qu’il faut avoir aussi ça en tête pour bien comprendre la question de la nationalité.

Philippe Rygiel : Je crois qu’il y a en fait, au-delà de ces hésitations sur le statut des coloniaux, il y a une autre source d’hésitation et parfois de modifications des classifications officielles, qui est le statut que l’on donne au mariage et au femmes. Parce que pendant un certain temps, les femmes étrangères qui vont épouser un Français prendront la nationalité du mari. A l’inverse, les femmes Françaises qui épousent un étranger prennent la nationalité de leur mari, jusqu’à la loi de 27. Et là, vous avez tout au long de la période une hésitation sur cet entre-deux justement. Quelle est la nationalité d’une femme qui a épousé un homme qui n’est pas de sa nationalité ? Il y a une hésitation sur la classification et il y a une hésitation chez les agents recenseurs eux-mêmes.

Patrick Simon : ( ?) la nationalité est encore plus patent et sans doute la catégorie la plus compliqué à analyser qui sont les enfants des étrangers nés en France. Le Code de la nationalité, lui-même, est relativement stable. Il y a eu des changements entre 93 et 98 mais globalement un enfant d’étrangers né en France est réputés étranger à sa naissance, sauf dans le cas de l’application du double jus soli dont je parlais au départ, mais lui-même comment se déclare-t-il ? Comment ses parents le déclarent-ils dans le recensement ? On sait que les déclarations sont très mauvaises. La plupart des enfants d’étrangers nés en France sont déclarés Français, voilà. Parce que pour les personnes, ils sont nés en France, ils sont Français. Ce qui est actuellement vrai quand ils ont atteint 18 ans ou parfois quand ils ont fait une démarche anticipée. Mais c’est une sorte de citoyenneté virtuelle. On a inventé un concept assez compliqué en France de citoyenneté virtuelle, entre 0 et 18 ans.

Claire Zalc : Justement, exactement sur cette question là, au moment du recensement des Juifs, j’ai trouvé plusieurs lettres de parents qui se déclarent eux-mêmes de nationalité juive et leurs enfants de nationalité française. Évidemment ça ne fait aucun changement par rapport aux autorités qui les classent tous et recensent tous comme Juifs, mais on voit bien là qu’en effet pour eux le lieu de naissance va influencer leur déclaration de nationalité.

Emmanuel Laurentin : C’est du moins comme ça qu’ils ont compris le Code français de la nationalité.

Claire Zalc : Exactement.

Alain Blum : Je crois aussi que ça tient au fait qu’à la limite dans le recensement, je ne parle pas des enquêtes, la question de la nationalité c’est la seule qui porte vraiment la confusion entre quelque chose qui serait propre à la personne et quelque chose qui est une relation avec l’institution. Tout le reste du recensement c’est des relations avec l’institution, ça va être - sauf le sexe et encore – l’âge, à partir d’un enregistrement on a quel âge ; la profession, c’est une relation au système économique, etc. la nationalité ça devrait être ça, c’est-à-dire effectivement même si c’est flou, un statut institutionnel mais en fait les personnes pensent qu’il y a une sorte de persistance, à la question de l’assimilation, est-ce qu’on est Juif tout le temps ? Est-ce qu’on est Nord-Africains même si on est enfant de Nord-Africains ?...

Emmanuel Laurentin : Est-ce que, comme nous le disait Driss El Yazami, lundi, on a une multiplicité d’appartenances ? Ce qui complique encore…

Alain Blum : Exactement. C’est la question, la seule question dans le recensement qui a introduit tout ce flou.

Patrick Simon : Vous parlez de la multiplicité d’appartenance, le recensement ne vous donne pas le choix d’avoir une double nationalité.

Alain Blum : Non, non.

Emmanuel Laurentin : Bien sûr.

Patrick Simon : C’est quand même une aberration complète. On sait que la double nationalité est très fréquente et le recensement, de façon obstinée, vous donne le choix exclusif d’une nationalité.

Et si la vie c’était une vie de désespoir,
Une lutte contre l’espoir
Que l’on croise sur le trottoir,
J’ai décidé d’y croire
Mais la lumière ne me laisse voir
La beauté de nos soirs
Que je croise dans ce miroir.
Espérons que l’espérance
Nous donne encore la chance
D’avoir de la raison
Pour pouvoir aimer la France.
Qu’avez-vous fait de nous ?
Qu’avez-vous fait de vous ?
Le monde est devenu fou
Sous l’emprise de la méfiance.
 
(x3 le refrain)
Quelle chance, quelle chance,
Quelle chance, quelle chance,
Quelle chance d’habiter la France.
 
J’ai souvent cette image
D’un monde qui n’est pas mien,
De l’admirer, de le pleurer
Sans y trouver le lien,
Comme un tableau que l’on peint
Aux nuances impossibles,
Les couleurs sont présentes
Comme un pinceau sans la cible.
On a traîné mes racines dans un océan de boue,
La vie m’a rendu fort
Pour que mes enfants vivent debout.
La France est-elle malade
Au point d’en être son fait divers ?
La France est-elle si folle
Qu’elle en oublie d’être fière de vous ?
 
(x3 le refrain)
Quelle chance, quelle chance,
Quelle chance, quelle chance,
Quelle chance d’habiter la France.

Emmanuel Laurentin : 60 millions de Ridan. Quelle chance d’habiter la France. On voit combien le poids de l’histoire est extrêmement important, quand on s’intéresse à cette question-là, puisqu’évidemment tout ce qui se dessine aujourd’hui en matière de classification qu’on pouvait appeler soit ethnique, soit de l’immigration etc. ces classifications sont issues d’une histoire longue et évidemment avec un poids très fort de cette histoire sur les décisions qui sont à prendre aujourd’hui. On le voit pour la question des fichiers, des classifications justement liées à l’informatique et aux libertés, nous sommes 30 ans après la création de la CNIL, le poids évidemment des fichiers en particulier celui des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale est extrêmement fort dans l’imaginaire là-dessus, on voit aussi le poids de l’anthroposociologie, de l’eugénisme, des utilisations des pensées, fin de siècle –XIXe siècle, justement par l’eugénisme dans la façon dont on conçoit la nationalité et le rapport à l’étranger, tout cela c’est très fort et ça décide des débats publics nationaux aujourd’hui quand on parle de toutes ces questions. Alain Blum, par exemple.

Alain Blum : Oui, effectivement ça décide des débats. Les débats les réorientent. Je crois que le débat public est complètement marqué effectivement par la multiplicité des regards que l’on peut porter. Là-dessus il y a une relation très forte justement entre ce qui est porté, disons, par certaines disciplines scientifique et le débat public parce que le débat public est fondé sur le sens commun, entre guillemets, et là il est multiple - quand on parle des identités des personnes, il y a des identités extrêmement multiples, très complexe – et sur des tentatives de rationalisation plus ou moins liées à ce sens commun. Et je crois que là, on est au cœur des polémiques qui peuvent se développer autour de ça. Parce que justement il n’y a pas de solution unique, il y a un vrai débat qui est fondé sur des choix.

Emmanuel Laurentin : Que voulez-vous dire par la question du sens commun et les classifications qui sont issues de ce sens commun ?

Alain Blum : Le sens commun va dire, Claire Zalc l’a évoqué pour les Juifs, - les sens communs, il n’y a pas le sens commun – les Juifs sont comme ça, il va utiliser des catégories extrêmement floues, très multiples,…

Emmanuel Laurentin : Les Juifs sont commerçants, on n’a pas besoin de commerçants, on n’a donc pas besoin de les faire venir…

Alain Blum : Exactement. Ou ils ont tel type, on les reconnaît, les noirs on les reconnaît, on va parler des noirs, les Arabes, ou les maghrébins ou les Beurs etc. on va utiliser des choses très, très complexes. Mais le savant, lui, cherche à étudier ce type de processus, ce type d’interactions et il va essayer de figer ça dans des choses beaucoup plus nettes. Et c’est là qu’on est au cœur finalement de la polémique qui peut se développer.

Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire que les savants d’aujourd’hui ne peuvent pas s’abstraire de ce que vous disiez des savants d’hier, c’est-à-dire que tout compte fait ils sont dans la même société que tout le monde et qu’aujourd’hui il y a aussi des concomitances entre les pensées des savants, la pensée politique, les sens communs qui se développent. Patrick Simon, vous qui êtes justement un de ces savants qui travaillez sur ces questions-là en particulier.

Patrick Simon : Oui, je crois que l’histoire est au cœur de tous nos débats pour une bonne raison, d’abord parce que si jamais une question du racisme et des discriminations se pose aujourd’hui c’est précisément à cause de l’histoire. C’est le résultat de plusieurs siècles d’expansion européenne et de construction d’une vision hiérarchisée et rationalisée du monde, pour en expliquer les raisons de la domination. Deuxièmement de l’expérience coloniale, de sa fin et de ses séquelles que l’on continue à constater aujourd’hui. Donc, on est dans ce contexte là et il se trouve que toutes ces catégories qui ont été forgées, utilisées dans ce cadre du nouveau monde de l’expansion européenne et puis ensuite de la colonisation ont été réacclimatées, en quelque sorte, par le sens commun ou se trouvent manipulées dans les rapports sociaux quotidiens.

Emmanuel Laurentin : Mais avant l’expansion du monde, on peut aussi lier Ibn Kheldoun, on est encore dans la théorie des climats, et Ibn Kheldou, en plein Moyen-âge européen dit, à peu près, ce que le sens commun dit quand il évoque justement le VIIe, je ne me souviens plus très bien mais je crois que c’est le VIIe de ce monde dans lequel il vit, le VIIe est plus éloigné évidemment, c’est celui où vivent les noirs, par exemple, et les noirs évidemment ne construisent rien parce qu’ils sont naturellement fainéants, du moins ce n’est pas comme ça que c’est dit exactement mais il y a quelque chose de ce type-là. En l’occurrence il n’y a pas simplement la construction européenne de ce regard mondial mais il y a aussi des constructions concomitantes qui se sont développées des autres civilisations, j’imagine.

Patrick Simon : Il n’y a pas un prima définitif mais simplement ici, pour parler d’ici et maintenant, nous sommes les légataires, en quelque sorte, de cette histoire. Et donc, la deuxième chose qui est importante, c’est la transformation du projet lui-même. On a parlé des catégories, dans le recensement, qui répondaient à un projet politique de gestion d’administration, qui est celui de gérer l’immigration et de transformer les étrangers en Français, c’est le grand message du modèle français d’intégration. C’est ça qui se modifie quand même avec le temps. Pourquoi les États-Unis ont approché différemment des populations qui pouvaient être assez similaires finalement, dans les deux espaces ? C’est parce que leur projet politique, leur crédo n’était pas de la même nature. Donc, les catégories finalement reflétaient les enjeux de ce crédo américain. Aujourd’hui, il y a une modification sans doute des perspectives, on n’a peut-être plus d’intérêt, ou d’envie de savoir, comment se construit une société plus multiculturelle, ou en tout cas perçue plus multiculturelle qu’elle ne l’était auparavant.

Emmanuel Laurentin : Philippe Rygiel, vous insistez beaucoup sur cette question dans vos livres, en particulier sur la comparaison entre La France et les États-Unis et des modèles différents.

Philippe Rygiel : Je ne sais pas s’il y a un modèle américain et un modèle français, parce que là encore dans l’histoire on a une variation. Et on a une variation en France, on a une variation aux États-Unis aussi, dans les projets. Il y a un projet américain, très durable, qui est celui de forger une nouvelle société mais qui soit une société blanche. Et c’est vrai pratiquement jusqu’aux années 1960. Du coup, après 1965, quand les lois de l’immigration sont modifiées aux États-Unis, on entre dans une ère nouvelle qui là aussi d’ailleurs va se traduire par un certain nombre de modifications dans cet appareil qui sert à gérer le projet politique qu’est le recensement.

Emmanuel Laurentin : Et donc, qui donne effectivement cette idée aujourd’hui d’une société multiculturelle en particulier avec le nombre d’Hispanos et de Latinos qui sont entrés sur le territoire américain dans les 10 dernières années, par exemple.

Philippe Rygiel : Oui, parce que c’est une société qui est conçue comme permettant la coexistence et la cohabitation d’un certain nombres d’unités qui ont leur autonomie, qui ont leur légitimité.

Emmanuel Blanchard : Il est souvent mis l’accent, quand on parle d’une modèle français, avec tous les guillemets nécessaires, sur le fait que l’assimilation aurait été au cœur de ce projet. Or, si l’on s’intéresse à la catégorie la plus nombreuse des immigrés en France, à partir des années 60, c’est-à-dire les Algériens, c’est une catégorie dont il n’a jamais été pensé qu’elle devait s’assimiler. Il a toujours été pensé que le projet, vis-à-vis de cette population, qui était officiellement française, alors là avec un paradoxe encore plus fort, c’était justement qu’elle ne devait jamais s’assimiler à la France, avec une vraie difficulté par la suite…

Emmanuel Laurentin : On entendait ça, dans les archives d’hier, en particulier quand on évoquait justement la difficulté du travailleur nord-africain, le fait qu’il continue à manger comme là-bas, qu’il arrivait ici et était fatigué par le climat et qu’il ne pouvait pas travailler comme les autres, d’une certaine façon…

Emmanuel Blanchard : A tel point, encore une fois avec des guillemets, on ne sait pas les nommer et on ne sait pas les compter. Au sens de Robert Castel ce sont de véritables surnuméraires, dans la société française des années 50. C’est-à-dire qu’ils sont là mais on ne voudrait bien qu’ils n’y soient pas et on fait tout pour qu’ils disparaissent même dans la façon de les nommer avec des glissements qui vont rester très longtemps et qui restent aujourd’hui.

Alain Blum : On oublie aussi, je crois, dans ce débat, enfin ce débat porte sur les statistiques, mais les statistiques ça nait au XIXe et peut-être qu’elles vont disparaître, ça a été très lié à une forme de gestion de l’État dont l’extrême a été d’ailleurs la planification totale. Ce qui est très paradoxal dans le discours, aujourd’hui, politique c’est que des politiques de quotas il n’y a pas plus étatique que ça alors qu’on veut être dans un État plus libéral aujourd’hui. La statistique n’est pas le moyen unique, en particulier pour toutes les sciences sociales de comprendre ces phénomènes. Je pense qu’une des évolutions contemporaines ces justement de revenir un peu en arrière par rapport au tout statistique, je crois que c’est relativement important.

Catherine Guilyardi : Oui la question aujourd’hui des enquêtes, parce qu’il n’y a pas que le recensement, il y a toutes les enquêtes qui sont lancées, c’est un peu le débat actuel, notamment qu’est-ce qu’on pose comme question dans les enquêtes qui vont parler de l’origine, de la couleur éventuellement etc.

Emmanuel Laurentin : Patrick Simon, vous n’êtes pas d’accord avec Alain Blum sur ce point là ? C’est ce qu’on appelle, entre guillemets, les statistiques ethniques. Il faut les remettre dans cette logique longue, dont nous parlions tout à l’heure, de non seulement ceux qui arrivent sur le territoire national mais de ceux qui sont issus, de ceux qui sont arrivés sur le territoire national, comment on les classifie ? Comment on les compte ? Comment on les perçoit même dans le territoire national ?

Patrick Simon : Ce n’est as la même chose de faire des nomenclatures officielles et de faire des enquêtes de sciences sociales. J’aimerais bien que l’on soit tous d’accord là-dessus. Alors qu’on essaye de restituer, de refléter, de rendre compte de ce qu’on comprend de la société, - on a des limites évidemment, on peut se tromper - on essaye d’utiliser un certain nombre de catégories et de caractéristiques qui nous paraissent rentrer en ligne de compte dans les phénomènes que l’on décrits. Je ne dis pas que pour n’importe quel type d’enquêtes il faut introduire des questions sur l’origine ou parler de la couleur de la peau, il se trouve que nous faisons une enquête actuellement sur la question de la discrimination et l’intégration, et dans le cadre de cette enquête, il nous a semblé incontournable, parlant des discriminations à raisons de différents types de critères dont la couleur, de parler de couleur e peau avec les personnes qu’on enquêtait. Voilà. Il se trouve cette option-là a créé, chez mon voisin, une réaction d’une très grande violence, qui l’amène à assimiler le type d’enquêtes que nous faisons avec les statistiques coloniales et vichystes. Et là, je trouve qu’il a un raccourci tout à fait détestable.

Emmanuel Laurentin : Alors, une minute Alain Blum.

Alain Blum : Je suis très sceptique effectivement sur la question quelle est votre peau ? Parce que je pense que ce n’est pas une question à laquelle on peut répondre, et je pense qu’il y a une grande influence des grandes enquêtes, c’est quand même une grande enquête faite par une institution publique, sur les catégories ensuite d’usage en politique.

Emmanuel Laurentin : C’est-à-dire que vous, vous avez une méfiance par rapport à l’usage des statistiques, ou du oins des enquêtes scientifiques dont Patrick Simon dit qu’il y a une certaine autonomie du champ scientifique, là vous dites non, parce que le politique va s’en emparer.

Alain Blum : Dans un contexte politique oui. On parle de quotas, on parle de mettre dans la constitution des choses qui remettent en cause tout un passé… Je pense qu’il faut bien avoir en tête que la lutte contre la discrimination tout le monde est d’accord mais la statistique n’est pas le moyen unique et ce n’est pas en utilisant des catégories floues que l’on peut s’en sortir.

Emmanuel Laurentin : Catégories floues, Patrick Simon, vous n’êtes pas d’accord ?

Alain Blum : Qu’elle est votre couleur ?

Patrick Simon : Je ne sais pas ce que ça veut dire catégorie floue, je pense que toutes les catégories sont floues. On l’a dit pour la nationalité, on a ben eu raison. La nationalité n’est pas quelque chose d’aussi bien structurée que l’on veut bien le croire. Il a une incertitude sur sa propre nationalité. Elle est changeante. Toutes les catégories ont du flou et c’est très bien comme ça et ce n’est pas pour ça qu’on ne fait pas des enquêtes en posant des questions aux personnes qu’on enquête. Je crois que c’est nécessaire d’essayer d’explorer, et d’essayer de dresser un certain nombre d’éléments qui permettent de comprendre des mécanismes, des rapports sociaux, des évolutions sans que cela traduit par des identités administratives. Il y a quand même une marge. Je ne suis pas naïf au point de penser que les enquêtes n’ont strictement aucune incidence sur politique, ni d’ailleurs aucune incidence sur la représentation collective. Bien sûr qu’elles en ont une, on a une responsabilité à cet égard. On a la responsabilité parce que l’on fait mais on a une responsabilité par ce que l’on ne fait pas. Et le fait de ne pas avoir parlé de racisme et de discrimination pendant aussi longtemps de la part des chercheurs en sciences sociales, je me mets dans le lot, est aussi une responsabilité. Maintenant on le fait, c’est très bien, je pense qu’il faut se donner les moyens de le faire.

Emmanuel Laurentin : Merci à tous. Ça sera un autre débat, dans une autre émission peut-être de France culture que de développer vos dissensions sur cette question-là. En tout cas, merci d’être venus pour pouvoir nous éclairer justement sur ce qui précède ces décisions d’aujourd’hui, autour de ces questions statistiques. Motionnons des livres aux éditions Aux lieux d’être de Philippe Rygiel, en particulier « Le temps des migrations blanches : migrer en occident (1840-1940) », 10 août 2007 mais également « Le bon grain et l’ivraie : la sélection des migrants en occident, 1880-1939 », 2006 et puis parlant donc de cette collection aux éditions Publibook - Université, où vous intervenez, Claire Zalc, avec d’autres sur « Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers en France (19-20e siècle) », 2006 et puis Philippe Rygiel également sur Sur les images et les représentations du genre en migration. Merci à tous. Tout cela a été préparé par Catherine Guilyardi, que nous remercions, avec une réalisation de Marie-Christine Clauzet.



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