Avertissement : On ne peut et on ne doit jamais faire confiance à la majorité, ni dans son pays, ni dans sa famille et encore moins dans son camp politique. Dans les périodes de crise, ceux qui pensent de manière différente sont considérés comme des monstres et ce sont les premiers qu’on assassine. Les pacifistes étaient minoritaires en 1914, les résistants aussi dans les années 40. Souvent, plusieurs décennies après, les gens médiocres s’aperçoivent qu’ils n’avaient pas complètement tort et on leur donne des noms de rue. Une illustration récente de ce phénomène c’est Bertrand Delanoë, serviteur du vendeur de missiles et magnat des médias Arnaud Lagardère, posant des plaques à la mémoire des centaines de manifestants arabes pacifiques massacrés par la police parisienne à la fin de la Guerre d’Algérie. J’ai écrit ce qui suit en pensant à ce que disait Albert Einstein : « Opposer à la réaction en chaîne des neutrons la réaction en chaîne de la lucidité », en pensant aussi à mon père Hubert, herboriste, mécanicien et victime de la guerre économique.
Jean-Pierre Vernant nous a quittés le 9 janvier 2007, à l’âge de 93 ans. Tout le monde ne le connaît pas, alors voici quelques lignes en guise de biographie. Né à Provins (Seine-et-Marne), dans une famille de gauche, républicaine et anticléricale, évidemment dreyfusarde, il perd ses deux parents très tôt. C’est un mauvais élève, à part dans les matières qui l’intéressent : Lettres, Latin, Grec. Il entreprend des études de philosophie et est reçu premier à l’agrégation en 1937, comme son frère Jacques deux ans plus tôt, ce qui est inédit dans l’histoire de ce concours. Il adhère au parti communiste, mais rentre dans la Résistance des le début de l’occupation, en passant outre les ordres du Parti suite au pacte germano-soviétique. Il met d’ailleurs entre parenthèse son engagement communiste pendant toute la durée de la guerre pour se métamorphoser en gaulliste. Il rejoint le réseau Libération-Sud, puis dirige les Forces Françaises de l’Intérieur en Haute-Garonne et enfin dans toute la région Sud-ouest. Après la guerre, il s’engage dans les mouvements en faveur de la décolonisation, pour l’Indochine puis pour l’Algérie, tout en restant au PCF, qu’il quittera en 1969. Pourquoi être resté si longtemps, alors que tous les autres intellectuels partaient ? Il a expliqué plus tard que c’était pour lutter contre la bêtise de l’intérieur, pourrir la direction stalinienne et surtout soutenir ses anciens camarades de la Résistance. Parallèlement à son engagement politique, il commence à travailler sur l’anthropologie de la Grèce Antique en 1948 quand il rentre au CNRS. Il a découvert la Grèce avant la guerre pendant un voyage entre copains où il avait prévu de rencontrer les prolétaires grecs en lutte contre la dictature militaire de l’époque, et au cours duquel il était tombé en admiration devant l’Acropole. L’antiquité grecque c’était aussi un champ de recherche où il était relativement à l’abri de la stupidité des marxistes officiels et de leurs vérités utiles. Il a écrit une trentaine d’ouvrages, principalement sur les mythes, la religion et l’apparition de la Raison et de la Démocratie en Grèce Ancienne, certains avec son ami, son frère, comme il l’appelait, Pierre Vidal-Naquet, lui aussi disparu récemment, qui ont révolutionné la manière dont les historiens considèrent cette époque et sont devenus des références. Il a également étudié les rapports entre les Grecs entre eux, à l’intérieur de la cité, entre cités et avec les autres civilisations antiques. Il rentre au Collège de France, un des sommets de la recherche française, en 1975 (chaire d’étude comparée des religions antiques) et il obtient entre autres distinctions internationales et doctorats honoris causa, la médaille d’or du CNRS en 1984. Son œuvre a eu une influence en psychologie, en linguistique, en philosophie et la liste n’est pas exhaustive. Jean-Pierre Vernant n’enseignait pas seulement la Grèce Antique, il se considérait lui-même comme un grec ancien en exil et à ce titre n’a jamais cessé de se battre pour la Justice, la Vérité et l’Esthétique, comme une même entité. Ce qui est Vrai est Beau et Bien, ce qui est Bien est Beau et Vrai, ce qui est Beau est Vrai et Bien. Quand il quitte le PCF, c’est pour aller soutenir les dissidents tchèques en organisant des conférences clandestines en URSS. Dans les années 2000, il soutient le groupe d’associations Non-Violence XXI.
Une grande partie de son œuvre s’explique par ses années dans la Résistance. C’est assez évident en ce qui concerne l’Iliade et la mort héroïque chez les grecs. Mais si on ne choisit pas la vie brève d’Achille et la violence du combat armé, on peut préférer la ruse d’Ulysse, pour échapper à la Gestapo, plastiquer des trains ou inonder Toulouse de tracts où il est écrit : « Vive l’Angleterre pour que vive la France » ou encore : « Le mot d’ordre de l’Internationale fasciste : traîtres de tous les pays, unissez-vous ». D’autre part dans les maquis, on est obligé de côtoyer et de faire confiance à des gens qu’on considérait jusqu’alors comme ses ennemis. Pour Vernant, ça sera les résistants issus de la droite catholique ou de l’Action Française, c’est-à-dire ceux qu’il combattait avant la guerre. Ces rencontres le conduiront à revoir complètement ses convictions personnelles, d’où l’apparition de son intérêt pour la religion et les mythes, ainsi que sur le rapport à l’autre, l’Altérité. Petite digression ici : combien de personnes font l’effort une fois dans leur vie, de remettre radicalement en question les convictions politiques et spirituelles qui leur ont été inculquées par leur éducation et leur milieu ?
Il y avait ses qualités intellectuelles et son immense courage, mais il y avait aussi une chaleur humaine, un humour et une autodérision incroyables pour un intellectuel de son acabit. Ce type devait avoir des racines belges. Ceux qui ont assisté avec moi à la conférence à Nantes sur La mort héroïque en Grèce ancienne, le jeudi 14 décembre 2000, n’ont sans doute pas vu ça. Pour ma part, je ne l’avais pas compris à l’époque. Il était peut-être fatigué à ce jour-là mais il faut bien dire que l’organisation de cette conférence était lamentable et a peut-être fait perdre à 800 personnes tout ce qu’elle aurait pu leur apporter.
Voici un minuscule échantillon de son œuvre :
« Au palais, en ville, le pied d’olivier installé au cœur de la maison dans la terre d’Ithaque, dans le jardin, à la campagne, toute cette végétation continûment entretenue, voila qui fait le lien entre le passé et le présent. Les arbres ont grandi comme des témoins véridiques, ils marquent la continuité entre le temps où Ulysse était un petit garçon et le temps où maintenant il est au seuil de la vieillesse. En écoutant cette histoire, ne faisons nous pas la même chose, ne relions-nous pas le passé, le départ d’Ulysse au présent de son retour ? Nous tissons ensemble sa séparation et ses retrouvailles avec Pénélope. D’une certaine façon, le temps par la mémoire est aboli, alors même qu’il est retracé au fil de la narration. Aboli et représenté par ce qu’Ulysse lui-même, n’a cessé de garder en mémoire : le souvenir de l’Ulysse de sa jeunesse. »
Cité par Daniel Mermet, dans son émission Là-bas si j’y suis du 10 janvier 2007
Il y a plusieurs Vernant. De l’athée révolutionnaire qui harcelait les ligues fascisantes pendant les années 30 dans le Quartier Latin, au spécialiste des religions anciennes, du chef de guerre « terroriste » selon l’expression des années 40 au militant pacifiste, du scientifique au poète et on pourrait continuer comme ça longtemps. Pierre Vidal-Naquet disait de lui que c’était un « libérateur ». Comme une foule de gens, j’ai aimé et admiré Jean-Pierre Vernant. Quand on lui a demandé, à la fin de sa vie, ce qu’il dirait s’il se retrouvait devant Platon, Homère, Ulysse, Prométhée et tous les autres et que ceux-ci lui demandaient ce qu’il avait fait, il a répondu : « j’ai essayé de vous comprendre et je me suis aperçu que ce n’était pas chose facile mais que ça me rendait heureux. » Je travaille dans la recherche atmosphérique, dans les périodes de découragement, je regarde le ciel et je pense à ça. Ce n’est pas tout. Voici la réponse dans son intégralité :
« A mon avis, je répondrais : Ce que j’ai fait ?, j’ai essayé de vous comprendre et je me suis aperçu que ce n’était pas chose facile mais que ça me rendait heureux parce que vous valiez la peine qu’on essaye de penser comme vous, à travers vous, autrement, toujours libres. J’ai compris que ce qui était décisif c’était ça. C’était de savoir qu’on peut toujours construire un régime, des institutions, des polices qui interdisent, qui restreignent, qui vous mettent dans un filet et quelquefois il est très difficile de les combattre. Mais là où j’ai vu que le combat avait donné des fruits en Union soviétique où je me suis occupé des dissidents, pas mal où j’en ai vu, en Tchécoslovaquie où je m’en suis occupé pas mal aussi, puisque j’ai dirigé avec Derrida l’association Yann Hus qui allait, à Prague sous le régime communiste, faire des conférences plus ou moins clandestines, j’ai dit et je le pensais que quelque soit le tank qui marche sur un terrain asphalté et qui écrase tout sur son passage s’il y a un homme ou des hommes, des individus qui ne cèdent pas, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qui n’acceptent pas de faire ce travail intérieur de renoncement, oui au début ils vont trouver ça dégoûtant, après tout ils ont leurs problèmes de consentement à ce qui est inacceptable, qui comprennent que leur refus, dans certains cas, est un refus quasi métaphysique. Je ne peux pas rentrer là-dedans au moment où les nazis sont vainqueurs. On ne va pas discuter avec eux, ce n’est pas la même humanité. C’est là que ça a marché. Parce que ces gens qui n’étaient rien en ont fait la preuve finalement ça a fait boule de neige et la force brutale a cédé. Oui, on appelle ça liberté, ou droit de l’homme, je ne sais si c’est ça. Ces capacités d’être intérieurement avec soi-même assez lucide pour voir là où on n’a pas fait ce qu’il fallait, on s’est trompé, beaucoup de fois, un tas de fois, et de voir quels sont les points où il ne faudrait céder en aucun cas. On ne peut pas céder. Voilà ce que je leur dirais. »
Autre confidence : j’ai peur en avion, mais je dois le prendre relativement souvent.
Maintenant au décollage, je pense à la conclusion d’une de ses dernières conférences, si ce n’est la dernière de sa vie, dans un lycée à Aubervilliers le 23 octobre 2006, intitulée « Ulysse en Personne » : « Eh les mecs ! Eh les filles ! Vive l’Odyssée ! ». Ça m’aide vraiment, croyez-le ou pas, davantage que de regarder les hôtesses de l’air. Enfin pour conclure cette longue introduction, j’ajouterai juste que ça m’a été extrêmement difficile de dresser le portrait d’un paroissien comme Vernant. A chaque fois que je commençais à lire une de ses interventions, je trouvais une autre dimension de sa personne, des nouvelles idées rayonnantes, tout ça expliqué d’une manière si cristalline que vous avez le plus grand mal du monde à vous arrêter de lire. C’est évidemment subjectif, mais il est très difficile de trouver des défauts à un type comme ça. Des erreurs il en a faites, mais il les a assumées.
Maintenant cessons ces pleurnicheries, et passons à la suite.
Appel à la commémoration du 60e anniversaire du programme du CNR du 15 mars 1944
Au moment où nous voyons remis en cause le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous, vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France Libre (1940-1945), appelons les jeunes générations à faire vivre et retransmettre l’héritage de la Résistance et ses idéaux toujours actuels de démocratie économique, sociale et culturelle.
Soixante ans plus tard, le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et sœurs de la Résistance et des nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n’a pas totalement disparu et notre colère contre l’injustice est toujours intacte.
Nous appelons, en conscience, à célébrer l’actualité de la Résistance, non pas au profit de causes partisanes ou instrumentalisées par un quelconque enjeu de pouvoir, mais pour proposer aux générations qui nous succéderont d’accomplir trois gestes humanistes et profondément politiques au sens vrai du terme, pour que la flamme de la Résistance ne s’éteigne jamais :
Nous appelons d’abord les éducateurs, les mouvements sociaux, les collectivités publiques, les créateurs, les citoyens, les exploités, les humiliés, à célébrer ensemble l’anniversaire du programme du Conseil national de la Résistance (C.N.R.) adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944 : Sécurité sociale et retraites généralisées, contrôle des « féodalités économiques » , droit à la culture et à l’éducation pour tous, presse délivrée de l’argent et de la corruption, lois sociales ouvrières et agricoles, etc.
Comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes sociales, alors que la production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie.
Nous appelons ensuite les mouvements, partis, associations, institutions et syndicats héritiers de la Résistance à dépasser les enjeux sectoriels, et à se consacrer en priorité aux causes politiques des injustices et des conflits sociaux, et non plus seulement à leurs conséquences, à définir ensemble un nouveau « Programme de Résistance » pour notre siècle, sachant que le fascisme se nourrit toujours du racisme, de l’ intolérance et de la guerre, qui eux-mêmes se nourrissent des injustices sociales.
Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. Nous n’acceptons pas que les principaux médias soient désormais contrôlés par des intérêts privés, contrairement au programme du Conseil national de la Résistance et aux ordonnances sur la presse de 1944.
Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons dire avec notre affection : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ».
Signataires : Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice Voutey.
Il faudrait écrire un hommage pour tous ces gens, qui - pardonnez-moi l’expression - ont sauvé l’honneur de la France, ainsi que pour tous les combattants - et combattantes ! - anonymes de la Liberté et de la Dignité. La plupart se définissaient de gauche, d’autres comme Philippe Dechartre, plutôt de droite. Tous méritent un immense respect. Qui peut imaginer ce que c’est que de voir ses amis partir dans les camps d’extermination ? Je suppose que certains d’entre vous connaissent l’histoire des époux Aubrac, d’ailleurs des amis de jeunesse de Vernant, Claude Berri en a fait un film, mais il faut quand même se forcer un peu pour s’imaginer torturé par Klaus Barbie ou pour aller voir un procureur collabo et lui dire que s’il ne libère pas votre résistant de mari, c’est un homme mort. Pendant ce temps, François Mitterrand recevait la francisque n°2202, « insigne du Maréchal de France Chef de l’État Français » et Georges Marchais fabriquait des avions Messerschmitt en Allemagne pour le troisième Reich.
Qui connaissait ce texte ? Je souhaiterais pouvoir faire un sondage et constater que je me trompe. Maintenant, s’il vous plait, relisez calmement l’avant dernier paragraphe. De quoi parle-t-il exactement ? Qu’est ce que ça veut dire ? A ma connaissance, ce texte n’a été publié dans aucun journal à grand tirage, pas la peine de parler de la télévision. Il a été lu dans l’émission de Daniel Mermet « Là-bas si j’y suis » sur France-Inter, le 12 mars 2004. Que ceux qui ne la connaissent pas se dépêchent de l’écouter si ça les intéresse cf. parce qu’elle a déjà perdu la moitié de ses auditeurs quand on l’a déplacée de 17 à 15 heures en cette année électorale et qu’elle sera sans doute bientôt supprimée définitivement. J’ai contacté, très poliment, Le Monde, Libération et Télérama, trois publications qui ont publié de vibrants panégyriques de Jean-Pierre Vernant (ceci-dit le torchon pour bobos du banquier Rothschild n’a même pas été fichu de recopier correctement les tracts que j’ai cités), pour leur demander pourquoi ils n’avaient pas voulu de ce texte dans leurs pages « Opinions ». Je n’ai pas eu de réponse. Evidemment, ce texte a été diffusé par des réseaux associatifs et est sorti dans quelques journaux alternatifs comme La Décroissance. Mais pourquoi doit-on faire partie de la fraction de la population la plus politisée pour avoir accès à un texte comme ça ? Est-ce que l’état de la cuisse de Zidane, le mariage du Prince Charles ou les derniers résultats du CAC40 sont plus importants que le testament politique de ceux qui ont combattu le nazisme dans notre pays ? Et qui décide de cette hiérarchie dans l’information ? Dans un entretien à la revue Casseurs de Pub (novembre 2005), Raymond Aubrac comparait l’état de la presse en France aujourd’hui à celui juste avant la guerre et disait que c’était essentiellement la même chose, en terme de soumission aux puissances économiques et de contrôle de l’information. C’est fini pour toi Raymond, tu as eu ton heure de gloire avec ton film, maintenant tu nous lâches et on écrira des beaux papiers sur ton courage et ton engagement politique quand tu seras mort.
Faut-il rappeler le rôle fondamental des médias dans une démocratie ? Ce qui me semble incroyable, c’est que la plupart des gens cultivés se permettent de critiquer TF1 et Fox News, alors qu’ils ne se rendent compte de l’état de délabrement des médias dits sérieux, en particulier en France, du Monde à France-Culture, en passant par Ouest-France et les Inrockuptibles. Depuis des années c’est comme ça et ça ne fait qu’empirer, la propagande est de plus en plus grossière et insultante, de plus en plus de gens s’en rendent compte mais les dernières personnes à comprendre sont ceux qui croient avoir une information et des analyses de qualité, parce qu’ils paient leur journaux, qu’il y a un peu moins d’images dedans et qu’on y emploie parfois des mots à plus de trois syllabes. Enfin à la dernière modification de la maquette du Monde, ils ont quand même augmenté la taille des caractères et le nombre de photos, ça coûte moins cher et ça attire plus le regard sur les publicités.
Si vous vous retournez sur ce qui s’est passé ces 15 dernières années, à chaque fois que quelque chose d’important se passe la désinformation est massive. Génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, mouvement social de novembre décembre 1995, intervention de l’Otan au Kosovo en 1999, élection présidentielle de 2002 et référendum sur la constitution européenne sont des évènements peu comparables entre eux mais pour lesquels trouver une information honnête relevait du parcours du combattant. Je respecte tout à fait l’avis des gens qui ne sont pas d’accord avec moi sur ces questions. Vous pouvez considérer qu’il fallait voter oui à ce référendum, je ne suis pas persuadé d’avoir fait le bon choix. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’on a subi une pression du système médiatique ahurissante pour nous forcer à agir et à penser dans une direction. Et là si vous n’êtes pas d’accord, autant que vous arrêtiez de lire la suite de ce texte, il n’y a rien à faire pour vous. On ne va pas revenir ici sur tous ces sujets, ils sont déjà bien documentés et je sens que je commence à vous ennuyer. J’ai en fait beaucoup plus intéressant à proposer, une anthologie des absurdités que j’ai entendu sortir doctement de la bouche de personnes que je considérais a priori comme plus malines et plus cultivées que moi. Je ne citerai pas de nom, mais j’espère que certains se reconnaîtront.
1. Le jour du coup d’état raté contre Hugo Chavez, le 11 avril 2002, j’ai entendu deux proches, dotés d’une culture politique et plutôt moins bêtes que la moyenne, me sortir mot pour mot la même expression à quelques heures d’intervalle, alors qu’ils ne s’étaient pas concertés pour me faire une farce : « Ils ont le choix entre la peste ou le choléra ». On peut penser ce qu’on veut de la révolution bolivarienne, mais celui qui a pris le pouvoir pendant quelques heures c’était Pedro Carmona, le président de la chambre de commerce, l’équivalent vénézuélien de Laurence Parisot. On est en droit d’imaginer que le sort de la majorité des Vénézuéliens aurait été sensiblement différent si le peuple ne l’avait pas foutu dehors. De même, si Chavez c’était vraiment la peste pour ses mandants, il n’aurait pas gagné plus de 10 élections consécutives d’une manière plus démocratique que George W. Bush, parce que projetée sous les feux de l’actualité et de la suspicion internationale. Alors comment pouvez-vous parler comme ça d’une situation à laquelle vous ne connaissez rien, et d’où vous viennent ces idées ? Il serait intéressant de comparer la différence de traitement médiatique entre ce putsch et celui du 11 septembre 1973 au Chili. Mais je sais, Chavez, il est populiste (formule magique…)
2. En discutant avec un ami « socialiste » dans la cafétéria d’une école d’ingénieur de Grenoble, on arrive à parler du Fonds Monétaire International (FMI). Il me dit d’un air sérieux un truc comme ça : « Il y a certes des problèmes, mais on ne peut pas s’en passer pour l’économie mondiale ». Oui sans doute. Va donc expliquer ça aux Maliens et à tous ceux qui doivent supporter les plans d’ajustements structurels(PAS). Pour ceux qui ne savent pas ce que c’est, un PAS, ça signifie plus d’école publique, plus de santé publique, plus de transport public. C’est imposé par un monsieur du FMI en costume sombre qui arrive dans le pays, passent deux jours dans un hôtel 5 étoiles de la capitale, le temps de montrer ses tableaux Excel au ministre des finances d’un pays dont il ignore parfois jusqu’au nom. Lisez Stiglitz, ancien économiste en chef de la banque mondiale. Et c’est quoi au fait l’« économie mondiale » ? C’est plus important que la vie de la majorité des gens sur cette planète ?
3. On parle des impôts avec un ami, brillant élève de Science-Po, il m’explique gentiment : « l’impôt sur la fortune, c’est peut-être une belle idée mais ça coûte aussi cher que ça rapporte ». D’accord, moi comprendre. Mais au fait, dis-moi, est-ce que cet impôt n’a qu’une justification économique ? Et de toute façon la productivité augmente partout alors pourquoi ça serait différent chez les fonctionnaires du fisc ? Ah parce qu’ils sont fonctionnaires justement ? Mais ils ont aussi des ordinateurs qui évoluent oui ou non ? Je sais ce que tu vas répondre : si on les taxe trop, ils vont partir. Donc si j’ai bien compris, ce que vous apprenez à Science-Po, c’est qu’il faut adapter les lois en fonction des personnes les plus fortunées du pays ?
4. Deuxième perle de Science-Po (ces gens-là ont souvent un bon fond mais ils ont encore plus facilement tendance que les autres à se croire d’une essence supérieure au téléspectateur moyen de TF1). Dans les écoles d’ingénieurs maintenant ils font des efforts pour nous ouvrir au Monde et nous apprendre des choses qui ne relèvent pas que de la technique, c’est très bien. Et puis la géopolitique ce n’est pas idiot d’apprendre ça étant donné qu’une grande partie d’entre nous va travailler pour l’industrie de l’armement. On sera d’autant plus lié avec le pouvoir médiatique d’ailleurs puisque c’est maintenant ces industriels qui contrôlent la majorité des médias dans notre douce France. Donc en parlant du conflit israélo-palestinien et de ses retombées ici, notre cher professeur, n’écoutant que son courage nous déclare : « dans les mouvements pro-palestiniens, il faut se méfier, on trouve des relents d’antisémitisme ». Bravo, les étudiants arabes ont du apprécier. Sans doute qu’on y trouve de l’antisémitisme, la bêtise règne partout, dans les cités, dans les mouvements gauchistes et dans tes cours, mais tu préfères qu’il soit encadré et que ces gens-là rencontre les nombreux juifs qui luttent pour la dignité des Palestiniens ou qu’on laisse les gosses poser des bombes devant les synagogues ?
5. J’ai une amie originaire d’Allemagne de l’Est, elle est très sympa. Elle étudie les institutions européennes à Bruxelles. Avant elle a fait des études d’économie en Italie.
L’autre jour on discutait de l’éducation des jeunes allemands sur le nazisme. Elle me disait que c’était vraiment un lavage de cerveaux et que maintenant les jeunes en avaient marre de payer pour les horreurs commises par leurs grands parents. C’est compréhensible. Après on a parlé de la propagande en RDA. Elle me dit qu’il lui arrive de regretter cette période quand même, et que son père est resté très à gauche. J’en viens à lui demander pour qui elle a voté : « pour Merkel, parce que j ai étudié l’économie ». C’est drôle parce qu’elle se définit comme scientifique parce qu’elle connaît des lois mathématiques appliquées à l’économie et en même temps elle croit dur comme fer à l’astrologie. Elle n’imagine pas qu’il puisse y avoir un bourrage de crâne aujourd’hui après en avoir subi toute sa jeunesse. On a un pari en cours tous les deux, il faut qu’elle trouve la famille astrale de 10 personnes rien qu’en leur parlant et en étudiant leur personnalité. La chute est moins comique : ce sont ces gens-là qui travaillent à l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE).
6. Peu avant le dernier référendum, avec un copain on discute comme tout le monde du texte de la constitution. J’ai droit au classique : « Oui mais toutes les constitutions sont libérales ». Mais combien de constitution tu as lues pour me dire ça ? En tout cas, certainement pas celle qui est en vigueur en ce moment en France. Va donc voir le point 9 du préambule de 1946 et on en reparlera après. Si les lois sont anticonstitutionnelles c’est un autre problème.
7. J’ai dit que je ne viserais personne directement, mais je vais faire une exception : moi-même.
Encore à ce sujet douloureux pour tout le monde qu’est le TCE. En général, de l’extrême-gauche à la droite classique on était au moins d’accord sur un point : la construction européenne c’est bien. Ensuite on commençait à s’engueuler. Voici ce qui est écrit sur le Pont de l’Europe, qui relie Strasbourg à Kehl : « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger, dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connaît, on se construit, par le contact, par l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont. »
Je trouve ces vers magnifiques, tant sur la forme que sur le fond. Et savez-vous qui les a écrits en plus ? Jean-Pierre Vernant lui-même ! Mais il a aussi expliqué dans Les origines de la pensée Grecque en 1962 que là où il n y avait pas de discussion, il n’y avait pas de pensée rationnelle. Je voudrais donc quand même poser une question : est-ce qu’on est certain que la construction européenne c’est foncièrement bon ? Cette question, si on la posait à ce moment-la, et je ne me la posais pas, on était tout de suite catalogué villiériste ou pire, en tout cas traité comme un débile mental profond. Il y avait cette idée que la majorité partageait en France, sans être d’accord sur les moyens d y arriver, qu’il faut construire une Europe politique pour humaniser la mondialisation, construire un modèle alternatif à l’Empire Américain. Surtout ça : en Europe on est meilleur que les Américains. Il y a la dedans un côté « Vive nous » qu’on pourrait peut-être un tout petit peu remettre en cause. On a évité les guerres en Europe pendant plus de soixante ans et c’est magnifique, mais ce n’est pas pour ça qu’on ne doit pas s’interroger sur l’action de l’Europe dans le Monde et sur l’évolution de la situation à l’intérieur de l’Union depuis sa création. Est-ce que les multinationales européennes sont plus correctes dans le tiers-monde que les américaines ? Et le sort fait aux immigrés africains est il meilleur que celui des latinos ? La banque centrale européenne est elle plus ou moins ultralibérale que la réserve fédérale des Etats-Unis(FED) ? Et dans les négociations internationales, est-ce que l’Europe se comporte vraiment d’une manière différente des Etats-Unis ? On n’a même plus le droit de poser ces questions-là, elles ne sont pas censées exister. L’Etat-Nation en Europe, c est une notion bonne à jeter à la poubelle, il n’y a plus que l’extrême-droite qui s’y intéresse. Je voudrais juste faire remarquer que ça n’a pas toujours été le cas. Il y a eu par exemple un type qui s’appelait Garibaldi et il a fait certaines choses. Au moment du vote, j étais en Suède mais j’essayais de participer au débat quand même. Erasmus, c’est peut-être ce que l’Europe a fait de mieux, après éviter les guerres. On rencontre des tas de gens de plein de pays, on approche différentes cultures, c’est une expérience fantastique. Mais qui en profite ? Déjà, il faut faire des études supérieures, ensuite il faut pouvoir vivre à l’étranger avec les 100 euros par mois du programme. Plus, si on a la chance d’étudier dans une région riche comme c’était mon cas, mais de toute façon, il faut que la famille complète dans la majorité des cas. Encore une fois, c’est la partie de la population aux capitaux économiques et culturels les plus importants qui profite le plus du système et qui se fait le plus berner.
Alors pourquoi c’est comme ça ? Est-ce qu’il y a un groupe de gens, au sommet d’un gratte-ciel, qui définissent les mensonges du jour ? Nous passons notre temps à expliquer que ce que nous dénonçons ce n’est pas un complot mais un système. Est-ce que la Pravda c’était un complot ou un système ? « Nul n’est méchant volontairement. » disait Platon. Aujourd’hui la majorité des journalistes est précaire, comme tout le monde. Ils n’ont plus le choix des sujets qu’ils traitent ni de la manière dont ils le font et sont soumis eux aussi à la pression de la rentabilité économique à court terme, ce qui n’est pas compatible avec la qualité, en particulier pour les informations. Un de mes amis est journaliste, pigiste à Radio France depuis des années. Au moment du passage à l’euro il fallait qu’il interroge les gens aux distributeurs de billets en leur demandant : « Alors Heureux ? ». C’est ça les Albert Londres modernes, alors que c’est un métier qui fait encore rêver tant de jeunes, je suis bien placé pour le savoir. Le plus triste, c est que ces gens-là défendent le plus souvent leur profession et leur entreprise quand on soulève le problème avec eux. C’est toujours les prêtres-ouvriers qui défendent les évêques pédophiles. Il y a les jeunes journalistes précaires, il y a aussi les journalistes qui luttent contre la destruction des valeurs d’honnêteté et d’objectivité auxquelles ils croient encore. C’est admirable, il faut les soutenir, mais leur combat est perdu d’avance compte tenu de l’état actuel des structures des entreprises de presse. Je hais particulièrement le journal Le Monde, parce que c’est ce qui sert de référence dans notre pays, ce que les journalistes de la télévision et de la radio lisent pour préparer leurs sujets, et que sur les sujets que j’ai un peu plus étudiés il a vraiment fait de la désinformation pure, mais même dans cette publication je sais bien qu’il reste des gens honnêtes et courageux qui se démènent comme ils peuvent pour pouvoir se regarder dans la glace. J’ai de la peine pour eux, leur vie ne doit pas être facile. Et puis dans tout système de domination, il y a les idiots utiles comme les animateurs du matin sur France-Inter, les Guy Carlier et les Daniel Schneiderman. On trouve aussi des gens réellement cyniques qui sont là uniquement pour gagner un maximum d’argent et profiter de leur auréole médiatique. Sans doute peut-on y classer la majorité des présentateurs des émissions de TF1, en tout cas c’est l’impression qu’ils donnent quand on prend la peine de regarder leur émission quelques minutes. Ce n’est pas agréable d’écrire cela, mais à un certain moment il faut dire stop, maintenant c’est marre. L’arbre est tellement pourri qu’il n y a plus rien à faire que de l’abattre. Enfin, il y a les gens qui font réellement du mal et qu’on doit dénoncer fermement.
Le petit cercle de journalistes vedettes et d’intellectuels maquillés qui dominent le système et qu’on retrouve absolument partout, ainsi que leur cour d’experts autoproclamés en science politique, en économie et dans tout le reste. Ils ne sont pas précaires ceux-là, ce sont les mêmes qu’on voit depuis des années. Je me fiche pas mal de savoir s’ils ont conscience des horreurs qu’ils font, un être humain doit être jugé sur ses actes. Je suis au delà du cercle polaire en ce moment, j’ai le malheur d’allumer la télé, TV5monde, et je tombe sur Elkabbach, le type qui téléphone au ministre candidat pour lui demander qui il doit choisir comme journaliste pour le couvrir. C’est une horrible expérience qui me met vraiment hors de moi. C’est ça l’image de la France à l’étranger ? Avec des fripouilles pareilles, le débat politique intéressant (pour une fois) sur l’Europe ne risquait pas de sortir de l’hexagone, comme j’ai pu d’ailleurs le constater en Suède. Ces gens sont d’accord sur à peu près tout mais font semblant de débattre pour amuser la galerie et payer leur villa à Marrakech : les Luc Ferry, les Christine Ockrent, les Alain Duhamel, les BHL, les Alain Minc, les Jacques Attali, les Alain Finkielkraut, les Alexandre Adler, les Jacques Julliard, les André Glucksman, les Laurent Joffrin, les François de Closets, etc. Il y en a une petite trentaine qui sont de moins en moins appréciés, mais qui s’accrochent à leur micro, parce qu’à part faire les guignols à la télé et écrire des idioties, ils ne savent rien faire du tout. De quel droit monopolisent-ils la parole publique comme ça ? Ces gens-là font parfois semblant de défier le pouvoir, mais c’est dans des limites strictement imposées, comme les fous des rois sous l’Ancien Régime. Et la plupart du temps ils ne le défient pas mais le soutiennent ouvertement, en fait ils nous tiennent la tête dans le sable. Ces gens vivent dans le petit monde ou l’on dîne avec les millionnaires, où l’on fait ses courses à Dubaï et où l’on prend de la cocaïne de luxe, et nous justifierons peut-être bientôt une guerre nucléaire pour le pétrole. Ils remplissent le rôle des inquisiteurs du moyen âge ou des gardes rouges pendant la révolution culturelle chinoise. La majorité de ces gens étaient communistes, trotskistes ou maoïstes quand c’était à la mode, alors en souvenir de leurs vertes années, voici pour eux un bon vieux boulet rouge : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuel en général. »
C’était Karl Marx qui écrivait ça dans Critique de l’Economie Politique en 1859, et on a encore le droit de le lire et de l’apprécier sans prendre tout ce qu’il dit pour parole d’Evangile.
Une des raisons qui peuvent expliquer cet état de fait en France, outre la possession de la totalité des grands médias par des industriels et des banquiers ultraréactionnaires, c’est le système éducatif élitiste que nous avons dans ce pays qui crée un microcosme autiste en relation directe avec le patronat et la finance. J’ai fait partie du système et je sais un peu de quoi je parle, même si je n’en étais pas un bon élément. Avec le recul, je me dis que c’est tant mieux, parce que j’aurais pu leur ressembler, pas aux intellectuels médiatiques mais à tous ceux qui boivent leur parole en se sentant supérieurs, et qui nous traitent d’attardés ou de fachos si on ne vote pas comme eux. Quand on vous répète tous les jours que vous faites partie de l’élite de la nation vous finissez par le croire, c’est un peu normal et c’est une position confortable. Le système éducatif français est dégradant pour une grande partie de la population et contreproductif : cette séparation entre université et grandes écoles par exemple est lamentable. Ça ne m’empêche pas de reconnaître que ce même système a aussi formé quelques uns des plus grands intellectuels du Monde (ne pas confondre avec le journal). J’en ai déjà présenté un, mais il y en a plein d’autres qui ont été très importants. Pierre Bourdieu était beaucoup moins drôle que Jean-Pierre Vernant, mais ils se valent au niveau des distinctions universitaires et de la reconnaissance mondiale. Lui aussi Médaille d’or du CNRS (1993) et titulaire d’une chaire au collège de France (Sociologie), il a aussi révolutionné son domaine. Il est l’un des scientifiques les plus cités au Monde en ce qui concerne les sciences humaines, et est considéré par beaucoup comme le plus grand sociologue de la deuxième partie du XXe siècle. Je n’ai pas le temps ni la compétence de détailler ses théories mais elles présentent aussi un potentiel émancipateur incroyable. Pour Bourdieu les déterminismes sociaux c’est comme la gravité, on ne peut jamais y échapper mais si on veut contrer un peu le phénomène et la fatalité il faut les connaître le mieux possible. Tous ceux qui font l’effort de se plonger dans ses livres peuvent y trouver par exemple des éléments de réponse à des questions comme « pourquoi je fais ce que je fais », « pourquoi j’aime ce que j’aime » etc. mais également des armes pour se défendre contre la violence symbolique quotidienne, ce qui est plutôt utile par les temps qui courent. Le schéma qui suit date un peu mais mérite qu’on s’y attarde : Espace des positions sociales et espace des styles de vie.
Source : Wikipedia, schéma simplifié extrait de Raisons pratiques, 1996
J’ai lu Bourdieu comme les individus des générations précédentes qui occupaient une position équivalente dans l’espace social et doté d’un minimum de curiosité ont lu Foucault ou Sartre avant moi. Mais il faut reconnaître que c’est moins facile à lire que du Vernant. Bourdieu était parfaitement conscient du fait que la science peut servir à faire le mal, et il a essayé de protéger son travail de subir le même sort que celui de beaucoup d’autres. Il faut dire qu’il n’a pas complètement raté son coup, si l’on regarde aujourd’hui tous les abrutis qui passent encore leur temps à le diffamer 5 ans après sa mort. Dernièrement, l’un d’entre eux a réussi à dire chez Finkielkraut sur France-culture, que Bourdieu était antisémite. C’est une des accusations qu’on fait régulièrement à ceux qui critiquent les médias et ça suffit, maintenant on ne va plus se laisser impressionner. Est-ce qu’on a le droit de déconner avec ça en France après tout ce qui s’est passé, entre l’affaire Dreyfus et Vichy ? Est-ce qu’on peut laisser banaliser cette accusation, alors que les tensions communautaires ne font qu’augmenter ? Pierre Vidal-Naquet, dont les parents sont morts dans les camps et qui a passé sa vie à combattre le négationnisme et toutes les manipulations de l’Histoire, n’est malheureusement plus là pour réagir, ni Vernant, ni Derrida, et ce n’est pas tous les sophistes à la mode que Bourdieu dénonçait et combattait qui vont maintenant le défendre (pour l’anecdote, Bourdieu appelait Finkielkraut et ses amis « les pauvres blancs de la culture »). Pierre Bourdieu a commencé lui aussi par subir les harcèlements d’une certaine gauche, stalinienne puis soixante-huitarde illuminée style maoïste, les gens qui sont maintenant passés du côté de Pascal Lamy et de Georges Bush, ceux qui font la couverture du Nouvel Observateur. Et il a regardé, impassible, avec un ricanement flaubertien, passer le train des apostats, à droite toute. Voici un extrait d’une de ses dernières interventions, dans mon pays d’adoption : « Ces gens des médias sont terribles. Un des grands obstacles à la constitution de forces de résistance est le fait que les dominants contrôlent les médias comme jamais dans l’histoire. […] De nos jours, tous les grands journaux français sont complètement contrôlés, très directement ; des journaux apparemment autonomes comme Le Monde sont des sociétés d’actionnaires dominées par les grandes puissances d’argent. Donc l’autonomie relative des médias, qui rendrait possible une certaine représentation fictive, et du même coup un certain soutien aux forces de résistance, tout ça disparaît. […] L’univers médiatico-journalistique des intellectuels médiatiques ou des journalistes intellectuels, tout cet univers-là est globalement parvenu à un état de soumission qui est pathétique. […] Par exemple, l’affaire de Pinault qui crée son musée. J’ai vu des gens qui se prétendaient de gauche, des administrateurs culturels, se précipiter pour accepter ce musée qui est une sorte de vitrine pour grands patrons. C’est tout à fait étonnant qu’il n’y ait pas eu de conscience commune là-dessus. […] Et de même lors du passage du journal Le Monde en société par actions : on pensait que ça allait susciter des réactions critiques, pas du tout, ça a été le silence absolu. […] Les intellectuels sont tellement coupés des réalités sociales que non seulement ils ne contribuent pas, mais ils combattent ceux qui contribuent. » Entretien à la revue Flux News n. 27, décembre 2001-février 2002, Liège, cité par PLPL n. 8
Mais revenons un instant sur cette accusation récurrente d’antisémitisme. Bourdieu disait que les journalistes dominants avaient « le monopole de la diffamation légitime ». L’un des plus coriaces et des plus talentueux critique des médias occidentaux s’appelle Noam Chomsky et est linguiste au MIT à Boston. Il a subi lui aussi les foudres de nos censeurs parisiens, pour notre propre bien, cela va sans dire. Peu importe si Chomsky est juif, a enseigné l’hébreu, a été dans sa jeunesse militant sioniste de gauche et a vécu dans un kibboutz en Israël ; il est antisémite. Quand j’étais au lycée, il y avait une beurette pas très fine qui traitait le prof de français de raciste quand elle avait des mauvaises notes, c’est la même chose que font les Finkielkraut et compagnie, sauf qu’au lieu de le faire devant 30 élèves, ils touchent plusieurs centaine de milliers de personne. Jamais deux sans trois : Chomsky a lui aussi révolutionné son domaine en publiant Structures Syntaxiques en 1957. Il a découvert une grammaire universelle, qui s’applique à toutes les langues humaines, et montré ainsi qu’il existe une grande part d’inné dans le langage. Désolé si vous avez l’impression que je me répète : son travail théorique a été utilisé entre autre, en psychologie et en informatique. Le New York Times l’a décrit comme le plus grand intellectuel vivant (en ajoutant certes qu’il était trop dur avec la politique étrangère américaine mais c’est un autre problème) Ses livres sur l’impérialisme occidental et ses valets universitaires et médiatiques, comme son œuvre scientifique, sont traduits dans le monde entier. Mais il a peut-être des raisons personnelles de se haïr lui-même, si notre minuscule prof de philo de France-Culture, qui lui en tout cas ne fait plus mystère de son racisme, est dans le vrai. Je signale qu’un Cahier de l’Herne consacré à Chomsky (numéro 88) vient de sortir, qui tente de résumer ses théories sur le langage et ses idées sur la politique.
Parmi les conséquences effroyables de l’état du paysage médiatique, il y a le fait que l’on peut dire n’importe quoi sur tout, sans encourir le moindre risque de se faire reprendre, les gens ne peuvent plus faire la différence entre par exemple Bernard-Henry Levy et Claude Levi-Strauss. Des gens comme Bourdieu ou Vernant, il n’en reste vraiment pas beaucoup, et il faut faire un certain effort pour les trouver aujourd’hui. Pour qu’apparaissent des gens comme ça, il y a plusieurs conditions nécessaires Au moins deux sont en train de disparaître. Il faut d’abord un système académique relativement autonome, pour que les savants dans un domaine se cooptent d’abord entre eux, ensuite un système médiatique lui aussi autonome qui assure une possibilité de parole publique libre, cela suppose aussi que les journalistes soient assez compétents pour faire la différence entre un savant et un clown. Inutile de revenir sur le système médiatique, qu’en est-il du système académique ? Le 18 janvier 2007, ils ont ajouté une nouvelle chaire au collège de France, établissement qui date de 1530, la chaire d’innovation technologique-Liliane Bettencourt, sponsorisée par l’Oréal. Le vers est dans le fruit. Quant au CNRS, on peut rappeler ici avec quel mépris il a été traité par le pouvoir politique ces dernières années, jusqu’à la nomination comme administrateur du directeur de thèse d’Elisabeth Teissier, astrologue de Mitterrand et de télé 7 jours en octobre 2005. Mais ce ne sont là que des épiphénomènes d’une tendance de fond qui vise à la destruction du système éducatif public, laïc et gratuit, comme de tout ce qui est public en général. Rappelez-vous l’histoire du gars qui voulait envoyer le mammouth à l’équarrissage. Est-ce que ceux parmi vous qui font de la physique ou des maths aiment se faire représenter par les frères Bogdanov ? Et est-ce qu’ils apprécient que le public pense qu’ils ressemblent à ces deux marioles ? Est-ce que ceux qui font de l’histoire ne sont pas un tout petit peu gênés quand des historiens aux motivations douteuses comme Stéphane Courtois jouent avec les chiffres et les faits ? Evidemment dans le domaine culturel il se passe la même chose. Les écrivains mis en avant ne sont que les mauvais auteurs branchés qui font vendre. J’ai pris du plaisir à lire Houellebeq comme on peut en prendre à regarder un block-buster mais à mon humble avis ce n’est rien d’autre que de la littérature de gare. Enfin, l’Histoire jugera.
Ce système broie les individus qui essaient d’y rentrer, les transforme en bouffons inoffensifs et souvent rend des gens intéressants irrécupérables. Pour rentrer sous les projecteurs, il faut accepter de rentrer dans un moule : maquillage, rigolade, ne pas bouger pendant le jingle et supporter les questions scatologiques, cinq minutes de temps de parole entre deux publicités, ou trois colonnes en page « horizons », pages de gauche, la page de droite est en effet plus chère et est réservée aux annonceurs. Vous ne pouvez faire passer aucune idée nouvelle car ça demanderait un tout petit peu de pédagogie et il n y a pas la place avec la pub. Prenez deux personnes sincères et qui veulent améliorer la société : José Bové et Philippe Val. Ils rentrent dans la machine mais c’est impossible d’en sortir et il faut toujours être plus disponible pour le spectacle sinon on n’est plus invité. Avec quels résultats ? La confédération paysanne a perdu la seule chambre d’agriculture qu’elle contrôlait, et ce depuis 30 ans, en Loire-Atlantique. J’ai dans ma famille des agriculteurs dans ce département, ils n’apprécient pas trop les pitreries médiatiques, même quand elles sont moustachues. Joseph Bové a aussi fondé un parti politique pour faire gagner au deuxième tour des gens qui veulent envoyer l’armée mater les pauvres et s’est inventé des aventures à la Tintin à Cuba en espérant peut-être passer sur TF1. Quant au directeur de l’ancien journal libertaire, ses prises de positions ont tellement viré à droite qu’on s’attend maintenant à ce qu’il nous écrive dans un de ses flamboyants éditoriaux, que si on n’est pas pour le rétablissement du suffrage censitaire, on est un débile mental d’extrême-droite. Et je ne suis même pas certain d’exagérer sur ce point.
Je m’arrête un peu sur Charlie Hebdo parce que c’est un journal que j’ai aimé, qui a participé à ma formation politique et qui tombe de plus en plus bas à mesure que les anciens disparaissent. Il faut défendre la liberté d’expression comme la prunelle de nos yeux parce que c’est justement la prunelle de nos yeux. Qu’est-ce qu’on a retenu à propos de l’affaire des caricatures ? Que les musulmans sont vraiment des marionnettes obéissant aveuglément à leurs imams obscurantistes ? « Vive nous » encore une fois. Dans Charlie, ils ont fait passer en même temps que les dessins des textes de personnes de tradition musulmane se disant proche de la philosophie des Lumières, et qui approuvaient le courage du journal. « Je ne suis pas raciste, j’ai plein de copains arabes », ça ne vous rappelle rien ? Qui sait que les dessins qu’on a montrés là-bas, ce ne sont pas les mêmes qu’ici ? Celui du gars qui fait sa prière agenouillé, sodomisé par un chien, vous l’avez vu celui-ci ? Et vous saviez qu’il existait ? Au moment où nos « Voltaire d’opérette » selon l’expression du journal CQFD luttaient courageusement contre les méchants intégristes, il y avait un autre journaliste, Denis Robert qui subissait son trentième procès en diffamation suite à l’Affaire Clearstream. Celle qui est intéressante, pas l’embrouille minable entre deux politiciens sans scrupules. Pour faire vite un énorme scandale financier au cœur de l’Europe avec des ramifications sur toutes la Planète. Robert et ses éditeurs ont gagné 28 procès sur les 31 contre la multinationale, bien entendu dans une indifférence médiatique quasi-totale. Le journal Le Monde, qu’on appelle dorénavant le Quotidien Vespéral des Marches pourrait comme souvent recevoir la palme de la manipulation, avec ses techniques bien rodées : demi-vérité, mis en avant de faits anecdotiques, sous-entendus diffamatoires. Même le vrai-faux traître Schneiderman est parti à la rescousse de la multinationale. Qu’a retenu Philippe Val de cette histoire ? Qu’il n y a aucune raison de penser que la firme ait fait quoi que ce soit d’illégal. Au fait l’avocat de Charlie Hebdo est un des nombreux avocats de Clearstream, Richard Malka. Finalement les dessinateurs de Charlie ne sont pas si différents des manifestants de Riyad, ils ne peuvent se battre que quand on les y autorise. Sauf que là-bas le régime politique, c’est une monarchie absolue. Dernière remarque pour en finir avec cette histoire : il y avait aussi des dessins très marrants sur les Allemands avant la Première Guerre Mondiale. En voici un autre que pour ma part, je trouve beaucoup plus intéressant :
Ce qui se passe en ce moment en France, ce n’est pas une campagne électorale mais un spectacle honteux pour le pays qui a inventé les notions de droite et de gauche. Avant une élection on est supposé débattre sur des décisions collectives et comparer des programmes politiques, pas raconter des histoires émouvantes en exhibant sa chirurgie dentaire. L’un des deux candidats favoris contrôle maintenant la quasi-totalité de l’appareil médiatique, l’autre ne lui oppose rien et de toute façon n’a rien à proposer, son parti est idéologiquement mort et enterré depuis longtemps. Est-ce que vous trouvez cela normal ?® Je ne suis pas complètement naïf, je sais bien que la majorité des gens préfèrent obéir à un chef que de prendre le contrôle de leur vie, s’abrutir devant la télé et penser par procuration plutôt que réfléchir aux systèmes de domination. Et c’est tout à fait normal, car on leur répète tous les jours que tout se vaut et qu’il n’y a rien à faire. Si la situation était stable encore, on pourrait se taire mais elle ne fait que se dégrader et on ne peut pas savoir où et comment ça va s’arrêter.
J’ai cité des gens que j’apprécie et qui m’ont aidé à comprendre ce qui se passait aujourd’hui, j’ai essayé de montrer le danger que représentaient quelques autres. Mais de toute façon ce n’est pas parce que quelqu’un est médaille d’or du CNRS qu’il faut le croire sur parole, surtout quand il parle de politique. Vernant disait : « Il n’y a de savant nulle part, en aucun domaine ». C’est déjà un bon postulat en science, ça l’est encore plus en politique. Vous pouvez toujours trouver quelqu’un de malin qui soit d’accord avec vous, surtout si vous le payez pour ça. Les idéologues néoconservateurs aux Etats-Unis sont surdiplômés, leurs collègues en France, comme Alexandre Adler, aussi. Ce dernier, reçu premier à Normale Sup, se vante d’être passé « de Georges Marchais à Georges Bush ». Il a eu tort toute sa vie. J’ai assisté à Stockholm à une conférence des « prix Nobel d’économie » 2004. Les deux types avaient soi-disant démontré mathématiquement que c’était mieux si une banque centrale était complètement indépendante du politique, et donc si les taux d’intérêt directeurs étaient fixés par un banquier richissime sans aucun contrôle démocratique, c’est-à-dire en fait comme c’est le cas aujourd’hui dans la zone Euro. Grâce à leurs belles formules ils ont gagné un million de dollars. Je trouve leur théorie très amusante, surtout dans un contexte historique inédit d’épuisement des ressources énergétiques. Est-ce que quelqu’un a d’ailleurs pris la peine de vérifier leurs calculs ? Est-ce que c’est autre chose que de la numérologie ? Dans une démocratie, toute les opinions se valent, et c’est bien ça qui est intéressant. Pour finir, voici ce que disait l’un des premiers historiens de l’Humanité, Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre ».
Merci.
Alexis(du grec alexein# : repousser dans le sens de protéger)
alexism@no-log.org (copyleft)
Sodankylä, Finlande, 18 février 2007 – Bruxelles, Belgique, 10 avril 2007