Laure Adler : Bonsoir à toutes et à tous. « Hors champs », ce soir en compagnie de Stéphane Hessel. Écrivain, poète, diplomate, résistant, humaniste, engagé. Vous êtes tout cela, Stéphane.
Stéphane Hessel : Ah !
Laure Adler : En tout cas à mes yeux mais aussi aux yeux de tous ceux qui ont la chance de vous connaître. Je crois que ce parcours dans le siècle est peut-être dû, en partie, à votre enfance, cette enfance absolument incroyable, que vous avez eue, à Berlin, entre deux pères et une mère qui étaient baignés dans le milieu intellectuel et antifasciste par définition, puisque vous êtes juif d’origine mais pendant longtemps, vous ne l’avez pas su.
Stéphane Hessel : Chance exceptionnelle, en effet ! Non, je savais bien que la famille de mon père était d’origine juive, comme on dit, mais ne pratiquait malheureusement pas, de sorte que je n’ai pas de formation au judaïsme. J’ai de l’admiration pour les Juifs en général, beaucoup de détestation pour le gouvernement israélien actuel, mais ça, c’est autre chose. J’ai été élevé plutôt à la protestante. Ma mère était d’une famille prussienne protestante, j’ai donc été baptisé, mais je n’ai pas eu beaucoup de contact avec la religion en général et je me méfie du monothéisme.
Laure Adler : Tous les monothéismes ?
Stéphane Hessel : Ah, oui ! J’aime beaucoup mieux le polythéisme grec, merveilleux, ou la Chine, avec le Yin et le Yang, c’est un bel équilibre. Les monothéistes sont rigoureux, ils veulent que l’on croie en un seul dieu, c’est difficile, il y a plusieurs divinités. .
Laure Adler : Vous êtes issu de ce que l’on a appelé la Mitteleuropa, extrêmement cultivée, pour qui connaître Goethe, par cœur, Virgile et tous les poètes de l’Europe était non seulement normal mais complètement naturel ?
Stéphane Hessel : Mon père a voulu faire une traduction de l’Odyssée, une nouvelle traduction, en allemand, de l’Odyssée. Mon frère et moi, il nous lisait quelques vers sur la façon dont Ulysse s’est débarrassé de Polyphème, en lui crevant les yeux, ça nous a plutôt fait de la peine pour le pauvre Polyphème. Mais, en effet, comme vous dites, il y a dans mon enfance les Allemands, les Parisiens, car aussi bien mon père que ma mère, ils étaient des amoureux de Paris. Ce qui fait qu’à l’âge de 7 ans,…
Laure Adler : Comme souvent les Allemands de l’époque d’ailleurs ?
Stéphane Hessel : Il y avait au café du Dôme, à Montparnasse, une rangée d’Allemands qui aimaient beaucoup la peinture moderne, qui aimaient beaucoup Kiki de Montparnasse et ceux qui la peignaient. Et Marcel Duchamp, et Man Ray, qui ont été pour moi, petit enfant, l’objet de mon admiration. J’ai appris très tôt à admirer. J’ai admiré es gens comme Breton, comme Max Ernest, que l’on me présentait comme de grands créateurs. Un petit enfant, ça marche !
Laure Adler : Vous avez connu, à Paris aussi, Walter Benjamin, qui venait souvent s’y ressourcer, pour travailler, pour aller à la Bibliothèque nationale, pour erre dans les passages, dont il fera ce livre magnifique. Un Walter Benjamin, que vous retrouverez dans des conditions assez atroces, quelques jours avant sa tentative d’évasion, alors qu’il était à Marseille en transit, et qu’il a pris la mauvaise direction.
Stéphane Hessel : Il a suivi une piste qui était celle de Lisa Fittko, qui était une liste qui marchait pour certains, et qui aurait marchée pour lui s’il n’avait pas eu le malheur à Portbou de tomber sur des Espagnoles, qui au lieu de le laisser passer comme ils laissaient passer généralement les fuyards, l’ont remis à la police française. Et ça, ça l’a tellement déprimé qu’il a pris sa drogue de barbiturique et qu’il y est resté. Il y a là un superbe monument, dû au sculpteur Dani Karavan. C’est une de mes joies, chaque fois que je peux aller à Portbou, je regarde ce monument d’une simplicité extraordinaire. C’est juste un escalier qui descend et au bas, on voit bouillonner la mer.
Laure Adler : Vous avez eu une enfance très protégée. Je disais entre deux pères et une mère car maintenant les gens savent que vous êtes le fils d’Helen Roché et que François Truffaut a adapté l’histoire de ce trio magnifiquement dans, « Jules et Jim ». Votre père, quand vous eu 16-17 ans, vous a donné un curieux avertissement. Il vous a conseillé d’avoir une liaison homosexuelle avant d’avoir une liaison amoureuse ?
Stéphane Hessel : Mon père n’aurait jamais osé. Il était un non interventionniste absolu, un non possessif. Ce qui lui a permis de dire à son grand ami, Henri-Pierre Roché : Si ma femme est passionnément amoureuse de toi, faites votre passion ensemble. Ma mère, par contre, drôle de bonne femme, m’a dit, à plusieurs reprises : Pour un jeune, pour un adolescent, une rencontre homosexuelle, avec un sage – nous lisions André Gide, une de mes premières lectures a été ce petit très beau livre de Gide qui s’appelle Corydon, qui est une apologie de l’amour des jeunes pour des hommes plus âgés…
Laure Adler : Vous n’avez pas suivi les conseils de votre mère, donc ?
Stéphane Hessel : Cela ne m’a pas tenté.
Laure Adler : Manifestement, oui. Vous êtes éperdument tombé amoureux d’une jeune femme. Votre mère n’a pas trop râlé, contre ses conventions sociales, son fils tombe amoureux d’une jeune femme.
Stéphane Hessel : Attention, au début, je suis tombé amoureux d’une femme qui avait 17 ans de plus que moi.
Laure Adler : Ah, quand même !
Stéphane Hessel : J’avais 17 et elle 34 ans. C’est la plus belle initiation pour un jeune homme. Vous imaginez ce qu’une femme de 34 ans qui tombe amoureuse…
Laure Adler : Non, je n’imagine pas, racontez nous.
Stéphane Hessel : Qui tombe amoureuse de ce gosse que j’étais, gosse de 17 ans.
Laure Adler : Ce n’est pas vous qui avez fait les premières avances ?
Stéphane Hessel : Si, mais le succès était là curieusement. Je me souviens de l’avoir laissée, après une longue balade à travers la France, à la gare de Cahors. J’ai voulu revenir lui dire encore une fois au revoir, je l’ai trouvée en larmes. Imaginez-vous ce que cela fait à une jeune femme de se dire : voilà une femme qui pleure parce quelle me quitte. Extraordinaire ! Non, je suis un chanceux !
Laure Adler : Un chanceux qui n’a pas hésité quand la laisser partir quand vous êtes entré dans la Résistance.
Stéphane Hessel : Entré dans la Résistance, je me méfie toujours un peu de ce mot. J’ai fait une guerre avec tout ce que l’on peut faire dans une guerre. J’ai été mobilisé dans l’armée. J’ai été fait prisonnier. Je me suis évadé. J’ai rejoint le Général de Gaulle. J’ai travaillé dans l’état major particulier du Général de Gaulle. J’ai été envoyé en mission en France. J’ai été arrêté par la Gestapo. J’ai été dans les camps de concentration. J’ai rejoint en fin de compte l’armée américaine. Avec l’armée américaine, j’ai encore fait 30 kilomètres en direction de Berlin. On ne peut pas mieux profiter de la guerre sous toutes se formes. La seule chose affreuse dans tout ça, c’est le nombre de camarades qui ont laissé la peau. Je blague en vous disant ça, j’ai de la chance…
Laure Adler : Vous dites ça avec un peu d’ironie, comme si vous vous en moquiez de tout ce qui vous est arrivé, au contraire, c’est très important à nos yeux.
Stéphane Hessel : Non, non, on ne peut pas. Et c’est en effet une expérience unique, heureusement, que j’ai vraiment subie de bout en bout. J’ai connu toutes connu toutes les phases de cette extraordinaire période de 5 ans. Et j’ai connu la phase la plus merveilleuse, c’est la fin, la création de l’Organisation des Nations Unies.
Laure Adler : Nous allons revenir sur cette l’Organisation des Nations Unies mais j’aimerais bien peut-être, si vos en acceptez l’idée, Stéphane Hessel, que vous nous parliez de ce premier refus, quand quelqu’un dans la Résistance, dans le camp où vous étiez, parce qu’il faut souligner qu’il y a eu de la Résistance dans les camps...
Stéphane Hessel : Oui.
Laure Adler : On ne le soulignera jamais assez, Claude Lazmann, Sobibor, là-dessus mais on ne parle pas assez de ces moments-là. On vous a proposé, dans le cadre de cette Résistance organisée dans ce camp, de prendre l’identité d’un autre, qui n’était pas encore mort, qui allait sans doute mourir, et au début, vous avez refusé. Il s’appelait Boitel, je crois.
Stéphane Hessel : Michel Boitel, c’est un souvenir très lourd, naturellement. Je savais que condamner à mort, j’allais être pendu comme l’ont été malheureusement les 31 camarades qui m’accompagnaient de Paris jusqu’à Buchenwald, et qui en deux étapes successives sont passés aux crocs de boucherie, pendaison particulièrement rude, particulièrement affreuse. Je savais que je risquais d’y passer. Un merveilleux anglais, Forest Yeo-Thomas, un ami de Churchill qui était avec moi, a permis à deux Anglais et à moi, de profiter de profiter de ce complot lancé par Eugen Kogon, lequel a obtenu d’un médecin SS qu’il nous fasse passer pour trois jeunes Français morts du typhus. Nous attendions que ces malheureux moribonds meurent effectivement et soient envoyés au crématoire avec notre identité et nous avons pris la leur. Nous, tous les trois, nous avons été ainsi sauvés de la mort. Mais nous étions toujours déportés. Il fallait aller dans d’autres camps. J’avais été envoyé dans un camp, avec des usines souterraines, où je me suis évadé. J’ai été repris. J’ai été envoyé à cet affreux camp de Dora où l’on construisait le V1-V2 pour essayer de mettre l’Angleterre à genoux. C’était l’idée d’Hitler. Nous étions là à les fabriquer, ces V1-V2. Heureusement cela n’a duré que deux mois. J’ai pu m’évader et rejoindre l’armée américaine.
Laure Adler : Auparavant, Stéphane Hessel, vous avez rejoint le Général de Gaulle. À cette époque-là, vous avez travaillé au BCRA, il y avait un certain nombre d’intellectuels, ils n’étaient pas très nombreux. Il y avait un certain Raymond Aron. Je vous propose d’écouter sa voix. Il va s’exprimer sur ce concept de vérité.
« Raymond Aron : Je me fais l’idée d’un homme qui a le désir de vérité et qui est plutôt porté à l’honnêteté qu’à la mauvaise foi. Si quelqu’un arrivait à me démontrer que je suis en profondeur de mauvaise foi, je serais à coup sûr atteint par cette vérité mais je ne crois pas que cela soit la vérité. L’interviewer : Ce qui voudrait dire d’une certaine manière qu’étant honnête, on ne reconnaît finalement que très peu de vérité ? Raymond Aron : Non, ce n’est pas du tout ça. Je reconnais au contraire une quantité de vérités désagréables pour les thèses que je défends. Je ne sais plus qui avait un jour écrit que quand je concluais un de mes articles par une prise de position en faveur de telle ou telle thèse, j’avais avant d’arriver à cette conclusion donné la plupart des arguments en faveur de la thèse contraire. Ma femme ne cesse de me reprocher dès que nous discuter de plaider la thèse de mes adversaires. »
Laure Adler : Raymond Aron, c’est très intéressant dans votre itinéraire, Stéphane Hessel, parce que l’on se souvient qu’il avait été à Berlin au moment de l’avènement du nazisme, comme Jean-Paul Sartre, que contrairement à Sartre, il avait compris très vite l’essence du totalitarisme nazi, qu’il a aidé de nombreux Juifs, dont notamment Hanna Arendt, mais ensuite, quand vous le retrouverez auprès du Général de Gaulle, vous n’aurez pas le même avis sur le Général, car lui, justement va très vite critiquer le Général, contrairement à vous.
Stéphane Hessel : Il faut reconnaître qu’à Londres, il y avait pas mal de Français qui étaient inquiets en voyant le Général. On pouvait l’être. On n’a pas idée d’être général, on n’a pas idée de s’appeler de Gaulle, on n’a pas idée d’être seul à revendiquer l’honneur de la France. Il y avait quelque chose de suspect. Et pour des gens comme Henri Hauck, Raymond Aron, les Gombault, Comert, ils se méfiaient. Ils avaient tort. J’en veux à Raymond Aron parce que c’est quand même une personnalité importante. Je l’ai rencontré sur Piccadilly où Darlan avait quitté la France et était venu proposer aux Américains de travailler avec eux, je lui dis : c’est affreux, Darlan, nous n’allons pas nous réjouir qu’il soit auprès des américains ! Il m’a dit : dit attention, Darlan, a derrière lui la flotte française. La flotte française est plus importante pour les alliés que les quelques armées que le Général de Gaulle a. Eh bien, ça, je ne le lui pardonne pas. J’ai beaucoup d’admiration pour lui, sa fille est une amie, mais attention, là, je trouve qu’il a déraillé. Nous autres, nous étions convaincu que le Général était un démocrate, qu’il avait confiance en René Cassin pour être un républicain. Par conséquent, il fallait le suivre et pas l’attaquer.
Laure Adler : Aujourd’hui, avec le recul du temps et les travaux des historiens, on se demande pourquoi Roosevelt a été aussi inélégant avec le Général de Gaulle.
Stéphane Hessel : C’est en effet aussi une des mes tristesses, car, comme Pierre Mendès France, qui nous avait rejoint à Londres, j’ai une énorme admiration pour Franklin Roosevelt. Je considère que probablement, c’est la personnalité la plus importante du XXe siècle. Pourquoi ? D’abord parce qu’il a mis l’Amérique dans la guerre et cela a permis de la gagner mais parce que c’est vraiment lui, et lui seul, qui a voulu les Nations Unies. Ni Churchill, ni Staline n’avait très envie d’une organisation mondiale. Roosevelt y tenait, il savait ce qu’il faisait, et il a mis sur pied une organisation qui aujourd’hui encore réunit les 192 États de notre société mondiale. À l’poque, il y avait en Amérique des gens qui, comme Alexis Leger, Saint-John Perse, son autre nom, et d’autres, beaucoup d’autres, Chautan, etc., qui disaient : non, non, de Gaulle, non. Il faut plutôt des politiciens, des gens qui représenteraient mieux la vieille tradition française. Roosevelt, se sentait très proche de Pétain, en tant que vainqueur de Verdun. Son ambassadeur auprès de Pétain, l’Amiral Leahy était très proche de Roosevelt. Pour toutes ces raisons, Roosevelt a raté de Gaulle, comme de Gaulle a raté Roosevelt. Il y a de ces ratages dans l’histoire qui nous attristent.
Laure Adler : Écoutons la voix de celui qui vous a tant influencé, que vous venez d’évoquer, la voix de René Cassin.
« René Cassin : J’attache une importance considérable à l’état d’esprit des hommes, car aucune guerre n’est possible si à un moment donné, des masses n’ont pas été façonnées pour l’acceptation de cette guerre. Mais ce que je dis pour la guerre est vrai même pour du collectivisme et du capitalisme. Nous avons dans notre propre pays des hommes qui vivent et dans l’esprit desquels coexistent parfaitement toutes ces idées. Je voudrais prendre l’exemple du paysan de Savoie que je donnais souvent à mes étudiants, quand j’avais la joie de faire des cours. Eh bien, le même paysan était farouchement propriétaire quand il s’agissait de sa petite maison de ses arbres ou de son pré, mais il etait très capable de collectivisme quand il s’agit de faire pâturer ses bêtes, l’été, et il est aussi un salarié, quand dans la journée il descend dans la vallée et qu’il travaille dans les usines électrométallurgiques, et quand il est épargnant il est capable d’être actionnaire et à sa manière un petit capitaliste. Eh bien, les quatre êtres : le salarié, le capitaliste, le communiste et le petit propriétaire terraine, coexistent parfaitement dans la pensée du paysan Savoyard. »
Laure Adler : Je vous vois sourire, Stéphane Hessel, en écoutant la voix si chaleureuse de René Cassin
Stéphane Hessel : Pour moi, c’est un exemple. J’ai eu la chance de faire sa connaissance avant la guerre. Mon beau-père était un juriste, directeur d’ailleurs de l’Institut de droit comparé et Cassin était un de ses collègues qu’il aimait beaucoup. Quand je suis arrivé à Londres, j’ai vu que Cassin était là. Je me suis dit : sûrement, lui, Juif et juriste, il va avoir l’influence dont le Général de gaulle a besoin. L’autre Juif et politique qui a beaucoup eu d’influence sur de Gaulle, c’est Georges Boris, un grand ami de Pierre Mendès France. Voilà les raisons pour lesquelles j’ai toujours pensé que le groupe autour de de Gaulle le préparait bien à être un dirigeant véritablement républicain, à même de mettre en vigueur le programme du Conseil national de la Résistance, ce dont les Résistants n’étaient pas sûr, mais qu’il a quand même porté avec beaucoup de courage. Donc, je suis reconnaissant à Cassin, qui par la suite est devenu mon camarade de travail, puisque c’est à New York, où je me suis trouvé dès 1946, que j’ai pu assister à ce texte extraordinaire, qu’est la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont Cassin a été un des principaux rédacteurs. Et quand je dis principaux, c’est parce que l’adjectif principal qui figure dans ce texte, c’est l’adjectif universel, nous le devons à René Cassin. Il a été le premier à dire : notre déclaration ne doit pas la déclaration international des droits de l’homme, non, il faut qu’elle soit universelle. Et ça, c’est la première fois qu’un texte international porte cet adjectif.
Laure Adler : Dans quel climat intellectuel s’est élaborée ce texte ?
Stéphane Hessel : C’est une période extraordinaire, les trois premières années des Nations-Unies, de 45 à 48. Nous souhaitions tous, que les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale restent unis et restent derrière les valeurs fondamentales de la charte qui avait été rédigée quelques mois auparavant, et restent conjointement responsables de donner au monde ces valeurs qui vont figurer dans la Déclaration. Il fallait travailler sous la présidence de la merveilleuse Eleanor Roosevelt, excellente présidente qui savait mettre un terme au débat quand ça allait trop loin et ramener les gens à plus de compréhension mutuelle. Nous avions un merveilleux Soviétique, Pavlov [1], qui était très bon, nous avions un Anglais, Cassin, Français, nous avions un Latino-Américain, un Libanais, un Chinois, un Chinois de la vieille école mais porteur de valeurs fondamentales de la civilisation chinoise. Et nous avons réussi à faire… Quand je dis nous, moi, j’étais le petit garçon qui portait les papiers, j’étais un tout jeune diplomate, mais d’avoir assisté à l’élaboration de ce texte, c’est une chance dont je me félicite encore aujourd’hui.
Laure Adler : Quand vous rentrez en France, vous trouvez une France si elle continue à être républicaine, elle n’est plus vraiment démocratique, elle est gangrenée par un système de corruption, de succession, de ministres qui n’arrivent pas à diriger ce pays et vous n’hésitez pas beaucoup avant de vous engager pour Pierre Mendès France.
Stéphane Hessel : Exactement et pour une raison que vous venez d’évoquer, qu’est-ce qui rendait cette France si lourde à porter ? C’était le maintien de la colonisation. Nous n’avions pas réussi à faire ce que la Grande Bretagne à fait, c’est de se débarrasser de ce qui pesait sur les sociétés de l’époque, qui était la colonisation.
Laure Adler : Notamment la Guerre d’Indochine.
Stéphane Hessel : La Guerre d’Indochine que nous menions avec la subvention financière des États-Unis, que nous menions mal, qui s’est terminée tragiquement pour nous. Il fallut Mendès France pour avoir le courage de dire : je mets fin à cette guerre et je trouve une solution. J’ai eu la chance, connaissant Mendès, notamment via Georges Boris, de travailler quelques mois, 7 mois, avec lui, à son cabinet, et d’assister à ce qu’il a pu faire. Ce qu’il a fait de très fort, sur le plan international : la fin de la Guerre d’Indochine, le commencement de la libération de l’Afrique du nord, la Tunisie, aussi le rejet de la Communauté européenne de défense, qui a été très critiquée, mais ce que je regrette…
Laure Adler : Ce que l’on appelle le CED, oui...
Stéphane Hessel : Ce que je regrette, c’est qu’il n’ait pas eu le temps de s’investir dans ce qui était véritablement sa force, c’est l’économie. Il aurait pu rester deux ou trois ans de plus, il aurait fait de l’économie française ce qu’elle devrait avoir été.
Laure Adler : Je vous propose d’écouter la voix de Pierre Mendès France, c’était en 1973, il va s’exprimer à propos de cette notion : le pouvoir.
« Pierre Mendès France : Je ne suis pas de ceux qui sont taraudé, rongé par le besoin du pouvoir, par l’ambition au mauvais sens du mot. C’est vrai que m’en rends pleinement compte qu’au pouvoir on peut agir, on peut servir, on peut être utile. Je crois que quand on n’est pas au pouvoir, on doit aussi s’efforcer de servir, de rendre service en faisant avancer les choses auxquelles on est attachées, les causes auxquelles on est attachées et dans tous les cas parler pour ce que l’on croit être le bien de la collectivité, même dire des choses impopulaires. Cela consiste évidemment à choisir entre des inconvénients, c’est-à-dire à choisir, toujours choisir. Prendre ses risques, choisir. Interviewer : Vous avez toujours cru aux causes que vous défendiez ? Pierre Mendès France : Oui. Interviewer : Ce n’est pas toujours le cas chez les hommes politiques. Est-ce que vous avez été payé en retour ? Pierre Mendès France : On ne doit jamais s’occuper de savoir si l’on est payé en retour. Un homme politique doit dire ce qu’il pense, il doit être au service des convictions, il doit défendre ses convictions, il doit se battre pour ce qu’il croit être le bon, le bien. Eh bien, il y aura des cas où il sera mal entendu, mal écouté, où il n’aura pas gain de cause. S’il est sûr que ce qu’il dit, ce qu’il croit c’est la vérité, du même coup il est sûr qu’à la longue il aura raison, peut-être sans lui, peut-être après lui. Dans l’intervalle on aura perdu du temps, on aura fait du mal, mais s’il a raison, s’il est sûr qu’il l’emportera arrive à la longue, il doit s’efforcer de faire avancer cette maturation le plus possible. C’est pour ça qu’il doit se battre. »
Laure Adler : Pierre Mendès France, reste l’incarnation de la vérité en politique, Stéphane Hessel, pourtant il n’aura régné qu’entre juin 54 et février 55. on le voit Stéphane Hessel, vous n’avez rien perdu de votre vigueur intellectuelle, ni votre sens de l’action pour la vérité et surtout le rétablissement de la fraternité, où que cela soit dans le monde. On vous sait très engagé dans la cause palestinienne. Vous allez très souvent dans les territoires occupés, vous allez vous occuper de personnes très déshéritées qui vivent dans un état d’humiliation totale, est-ce dû à votre sens de l’engagement, au sens le plus camusien du terme ? Je crois que quand vous étiez adolescent, quand vous avez été jeune homme et ensuite quand vous êtes devenu un adulte, Camus a beaucoup compté pour vous.
Stéphane Hessel : Camus a énormément compté, Jean-Paul Sartre aussi. La notion même d’engagement, c’est vraiment chez Sartre que je l’ai trouvé la plus clairement définie, comme une espèce de besoin. Pour qu’un homme soit vraiment un homme, il faut qu’il prenne des responsabilités, il faut qu’il s’engage. Quand je vois aujourd’hui des jeunes, je leur dis : gardez la faculté d’indignation qui suscite votre engagement. Mais vous venez d’évoquer la Palestine, je voudrais dire que j’ai été de ceux, tout naturellement, qui à la sortie de la guerre, quand nous avons su ce qu’avait été la Shoah, nous avons milité pour qu’Israël soit la terre des Juifs. Nous avons été très heureux lorsque le Conseil de sécurité, à l’unanimité, a créé la terre d’Israël. La tristesse, c’est que cet État n’a pu su se faire accepter par ses voisins.
Laure Adler : Fallait-il effectivement voter un seul et unique État créer, un seul État d’Israël ? Ou fallait-il suivre l’exemple de certains intellectuels d’origine allemande dont certains s’étaient réfugiés aux États-Unis, je pense notamment à Hanna Arendt, qui dès les débuts, et certains américains l’avaient aussi pensé, croyaient que l’unique existence d’une État d’Israël dans un espace géographique arabe était peut-être dangereux en soi, ne fallait-il pas à ce moment-là édifier un double États, israélien et palestinien ?
Stéphane Hessel : C’est ce qu’ont fait les Nations-Unies. Souvenez-vous que…
Laure Adler : Dans un premier temps.
Stéphane Hessel : Oui. La première résolution indiquait 55% de la Palestine mandataire pour les Juifs, qui avaient besoin de retrouver leur terre ancestrale et biblique, on ne voit pas où ailleurs que là on ait pu créer un État pour les Juifs. Mais il faillait laisser l’autre moitié, 45%, aujourd’hui c’est ramenée à 22%, pour une population arabe, d’abord la Jordanie et maintenant nécessairement une Palestine. Mon regret, c’est que nous n’ayons pas eu le leader charismatique, Juif-Israélien, qui auraient dit : moi, maintenant, je fais la paix avec mes voisins Palestiniens. Je les aide à créer un État, ils en ont le désir et le besoin, je travaillerais avec eux. Quand Yitzhak Rabin est arrivé au gouvernement, il était tenté d’arriver d’aller dans ce sens. Il a été assassiné.
Laure Adler : Stéphane Hessel, vous êtes donc rentré dans le corps diplomatique, très jeune, vous n’avez cessé de construire un avenir le plus égalitaire, le plus fraternel possible, avec différentes personnalités, et vous avez eu plusieurs missions, extrêmement difficiles. Vous avez intégré le Haut conseil pour l’intégration en 1989…
Stéphane Hessel : Oui.
Laure Adler : À chaque fois qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas en France, on vous confiait des missions. On vous en confie encore maintenant. Il y a eu des missions absolument remarquables, qui ont donné lieu à des suites positives, notamment l’histoire des « Sans-papiers », vous avez été médiateur, on s’en souvient, au moment où les « Sans-papiers » avaient trouvé refuge dans l’église Saint-bernard, mais il y a eu d’autres moments qui ont dû être sans doute plus douloureux pour vous. Je vous propose d’écouter une archive.
« J’étouffe, j’étouffe. Tout ce que je pense contre tous ceux qui ne s’occupent pas de moi. J’essaye de me dire que j’ai la vie, que je la garde, c’est déjà beaucoup. C’est tout ! Tous ceux qui m’abandonnent. J’essaye de cacher mon amertume, ma rancune… de l’oublier. Souvent je pense à mon mari, à ma famille mais ça me fait tellement mal que j’essaye de ne pas y penser. L’année dernière, je me souviens, à la même époque, je me réjouissais de Noël. J’étais sûre de passer Noël ensemble. Cette année, je n’y pense pas, je ne veux pas y penser parce que je vais avoir un Noël triste, toute seule, comme l’année dernière. Jamais je n’aurais pensé que le gouvernement français soit si lâche. S’il y avait un enjeu pour lui, si c’était un ambassadeur, bien sûr qu’il aurait fait quelque chose. Mais pour des gens comme moi, rien ! Si mon mari ne les avait pas suppliés pour prendre contact, ils n’auraient pas pris contact. Peut-être que l’on serait restés des mois et des mois sans premiers contacts. On était défendu par l’inaction, l’inertie, par l’abandon, la lâcheté et par le mensonge. La France ne croit pas, fait semblant de croire, que les choses vont s’arranger. C’est honteux, honteux, honteux ! Le Tchad a fermé la porte aux Français, les Français s’écrasent lâchement ! Naturellement, je ne vais pas mourir, les révolutionnaires ne me tueront pas. Je garderais la vie mais qu’est-ce que je deviendrais ? Je deviendrai folle au bout de trois ans. »
Laure Adler : Vous semblez très ému et nous sommes très émus en écoutant la voix de Françoise Claustre, c’était en novembre 1975, au moment où elle avait été enlevée par les rebelles du Tibesti et où Raymond Depardon avait réussi à s’approcher d’elle. C’est à la caméra de Raymond Depardon qu’elle s’exprimait. Et vous, on vous a appelé pour essayer de régler cette histoire-là et qu’elle puisse être libérée.
Stéphane Hessel : C’est un de mes échecs les plus évidents…
Laure Adler : Mais il n’y a pas échec Stéphane !
Stéphane Hessel : Si. C’est un échec. J’ai fait la bêtise qu’il ne faut jamais faire. J’ai annoncée trop vite qu’elle serait libérée alors que le complot qui devait aboutir à sa libération, qui était monté par son mari, a totalement échoué. Du coup, mon annonce, prématurée, a brouillée les cartes entre la France et le Tchad. Un de mes échecs. Mais chère Laure, je n’ai connu que des échecs ! Il faut le dire. Vous parliez par exemple de l’église Saint Bernard et des médiateurs que nous avons voulus être, que le gouvernement n’a pas reconnu comme médiateurs. Quand nous avons fait des propositions de médiations avec des critères très clairs, le gouvernement de Jean-Louis Debré, ministre de l’intérieur à l’époque a dit : non !
Laure Adler : Mais pas de l’identité nationale !
Stéphane Hessel : Effectivement, c’était encore un peu mieux qu’aujourd’hui. Jean-Louis Debré, qui par ailleurs est un homme honorable, n’a pas compris que notre médiation allait dans la voix d’une meilleure compréhension du problème de l’immigration pour les Français. Ariane Mnouchkine avait été merveilleuse, elle les a accueillis. Nous avons ensuite essayé, avec Paul Bouchet, Laurent Schwartz, Edgar Morin, avec des tas de gens merveilleux, Jean-Pierre Vernant, dont le souvenir m’est particulièrement cher. Ils étaient tous de ce petit collège des médiateurs. Nous avons fait des propositions à Chirac et Debré et nous n’avons pas été suivis. Échec ! Quand Rocard m’a demandé d’écrire un rapport sur le développement et la coopération, ce rapport est resté dans les tiroirs parce que Mitterrand n’en voulait pas. Les échecs, je les ai connus, chère Laure. Je les ai connus et je sais ce que c’est que de vouloir quelque chose et d’échouer. Mais je sais aussi qu’un échec n’est jamais définitif. Lorsque l’on a échoué une fois, qu’on recommence, que l’on échoue encore une fois et que l’on recommence, vient le jour où la thèse que l’on défend vient à être. Comme l’a dit tout à l’heure, je pense que c’est René Cassin, qui a très bien dit cela, vous avez eu raison de nous le faire entendre aujourd’hui, il y a des vérités et des valeurs quand on les défend et que l’on y croit, ce sont ces valeurs qui finissent par triompher.
Laure Adler : Aujourd’hui, vous appartenez au Collegium international, qui est une organisation assez secrète mais oh combien importante, qui est constitué de membres qui ont été soit d’anciens premiers ministres, des ministres importants de l’Europe toute entière, mais aussi des intellectuels et des prix Nobel. Et là, régulièrement vous projetez un monde idéal ?
Stéphane Hessel : Je crois que vous avez bien saisi ce vœu que nous avons. Nous pensons que les défis du XXIe siècle ne sont pas les mêmes que ceux que nous avons connus au cours du XXe siècle. Nous avons voulu développer, développer, développer, productivité, financiarisation, économie florissante et nous sommes allés dans le mur. Aujourd’hui, nous savons que nous avons surexploité la terre et qu’il faut mettre un terme à cette surexploitation. Nous savons que nous avons surfinanciarisée l’économie et qu’il faut écouter Joseph Stieglitz et Armatya Sen…
Laure Adler : Qui font partie de votre Collegium.
Stéphane Hessel : Nous espérons allier la sagesse des uns, de ceux qui ne font que penser, et la prudence des autres, ceux qui ont gouverné ou qui gouvernent, et de faire de la conjonction de la sagesse des uns et de l’imaginaire des autres, Edgar Morin, Peter Slertdijker, qui sont aussi parmi nous. Nous espérons faire quelque chose qui pourrait prendre la forme d’une charte, celle que nous avons adoptée, il y a trois semaines à Sao Paulo, au Brésil, sous la présidence du Président, Cardoso, qui nous a merveilleusement accueillis. Vous voyez, je reste persuadé qu’il y a des choses simples et précises à faire : la terre, l’injustice sociale, voilà des luttes, et naturellement vaincre le besoin de violence, de combat, d’utiliser des armes de plus en plus sophistiquées. C’est merveilleux de pouvoir maintenant viser, avec un missile, le point où cela fait le plus mal, ça, c’est horrible ! Nous pouvons essayer de débarrasser notre jeune génération, qui est toute ouverte, qui aime bien entendre ce message, à repousser tout cela, à ne plus vouloir de la violence et à s’intéresser à la diversité culturelle, qu’elle peut aborder aujourd’hui beaucoup mieux que le pouvions dans ma jeunesse, puisqu’avec tous les appareils dont ils profitent maintenant avec leurs doigts sur les touches de leur ordinateur, ils sont directement en contact avec le monde entier. Ça, c’est très positif.
Laure Adler : Vous faites de la gym ?
Stéphane Hessel : Non, je ne fais pas de gym, je ne fais pas de sport. Je ne suis pas comme Churchill qui disait : « No sport », pour raconter sa bonne consistance. Il n’y a qu’une chose que j’aime, c’est la nage.
Laure Adler : Mais vous, vous êtes svelte et vous avez l’air d’un jeune homme.
Stéphane Hessel : Oh, il ne faut pas gratter. Non, non, je commence à avoir des problèmes. Mais, j’ai eu aussi la chance d’avoir quelqu’un qui m’a raclé la colonne vertébrale et depuis je marche de nouveau très bien, et un autre qui m’a raclé l’un de mes yeux et depuis, je vous vois. Par conséquent, ça, c’est de la chance.
Laure Adler : Vous avez oublié le principal, c’est la poésie quand même et l’apprentissage sensuel et sensoriel que vous faites chaque jour, car vous connaissez des milliers de poèmes par cœur. C’est peut-être ça, votre gym.
Stéphane Hessel : Non, des milliers non, malheureusement pas. Mais, j’en connais une centaine. Effectivement, c’est probablement ma ressource psychique la plus constante. Quand je ne me sens pas bien, quand je m’ennuie, quand je n’arrive pas à m’endormir, je me récite le Corbeau [2] d’Edgar Poe, ou un bon sonnet de Shakespeare, ou le Bateau ivre [3], ou le Cimetière marin [4], tout cela s’est rentré en moi, uniquement, il faut le dire, des poésies connues. Je ne suis pas un découvreur, malheureusement, de jeunes poètes. Mais ceux qui nourrissent ma mémoire, et je suis tombé, par une chance exceptionnelle, sur une femme dirigeait une maison d’édition qui s’appelle le Seuil, et grâce à elle, on a publié ensemble un livre, que je n’ai pas appelé « Mon beau bateau, ô ma mémoire » mais simplement « Ô ma mémoire » mais il y a un petit bateau sur la couverture.
Laure Adler : Et pour nourrir notre nuit, quel poème nous choisissez-vous pour nous, Stéphane ?
Stéphane Hessel : Je vous propose tout simplement, un court Apollinaire, qui fait toute mon émotion.
J’ai cueilli ce brin de bruyèreL’automne est morte souviens-t’enNous ne nous verrons plus sur terreOdeur du temps brin de bruyèreEt souviens-toi que je t’attends.