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Jacques Le Goff, un historien à la radio

« Radio Libre », Jean-Claude Schmitt, émission du samedi 17 janvier 2004, « Jacques Le Goff : un historien à la radio », transcrite par Taos Aït Si Slimane.

Je conserve volontairement l’oralité lors de mes transcriptions. Si vous constatez une erreur, faute, ou si vous pouvez remplacer mes points d’interrogations, entre parenthèses, qui indiquent un doute sur l’orthographe d’un mot ou un nom, je vous de bien vouloir me le signaler (écrire à cette adresse électronique : tinhinane[at]gmail[point]com) afin de permettre aux autres lecteurs de profiter d’un texte le plus « propre » possible.

Jacques Le Goff : un historien à la radio

Édito sur le site de France Culture : Radio France rend hommage à Jacques Le Goff, animateur depuis trente-six ans de l’émission « Les Lundis de l’Histoire ». Pendant deux heures, l’historien écoute et commente des extraits de quelques unes de ses émissions passées, auxquelles il convia depuis 1967 les plus grands noms de la recherche historique et des sciences sociales : Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Georges Duby, Jean-Pierre Vernant, Emmanuel Le Roy Ladurie, etc. Sur l’apport de chacun et ce qui les relie tout au long de cette histoire intellectuelle en paroles, Jacques Le Goff dialogue avec Jean-Claude Schmitt, Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, qui a préparé l’émission.

Jean-Claude Schmitt : « Jacques Le Goff : un historien à la radio ». Parmi les hommages rendus, en ce mois de janvier 2004, à Jacques Le Goff, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, France Culture entend exprimer sa gratitude et son admiration, non seulement au grand historien, universellement reconnu, mais à celui qui, depuis trente-sept ans, milite pour la diffusion, la plus large possible, du savoir historique en animant l’émission « Les Lundis de l’Histoire . En trente-sept ans la formule a un peu évolué mais fondamentalement, elle est restée la même et les auditeurs de France Culture qui n’ont cessé de témoigner, tout ce temps, des marques de leur fidélité, la connaissent bien. À chaque fois, un livre est présenté et un débat s’engage entre le meneur de jeu, Jacques Le Goff, et l’auteur, ainsi que tel ou tel autre historien, invité en raison de ses compétences pour le sujet du jour. En trente sept ans, Jacques Le Goff a ainsi animé plus de 350 émissions. C’est dire le rôle considérable qu’il a joué et continue de jouer, pour faire connaître, à un grand nombre d’auditeurs, qui sont aussi des lecteurs potentiels, des livres d’histoire, écrits par des historiens de profession, en général des universitaires, dont les travaux qui se situent le plus souvent à la pointe de la recherche sont ainsi assurés de ne pas voir leur influence limitée à un cercle étroit de spécialistes. Cette entreprise que l’on pourrait presque dire militante, au service du savoir et de sa diffusion, est sans doute sans équivalent, dans aucun autre pays. « Les Lundis de l’Histoire » ont fait et font connaître non seulement des livres scientifiques et de grands thèmes de la recherche historique, telle que celle-ci évolue au fil des années, mais les auteurs eux-mêmes, historiens de métiers ou autres chercheurs en science sociales, dont les noms et les voix sont devenus, pour certains au moins, familiers au auditeurs. D’où l’idée de l’hommage rendu aujourd’hui. Il s’agit d’une part d’entendre de nouveau des extraits d’émissions passées des « Les Lundis de l’Histoire », elles s’échelonnent entre 1968 et 1991, et en même temps de demander à Jacques Le Goff de réagir à ces extraits, d’évoquer ses souvenirs de ces émissions, de parler des collègues qu’il avait invités à s’exprimer dont certains hélas ne sont plus là aujourd’hui et, à travers ces cas privilégiés, de nous faire part de ses réflexions sur l’évolution de la recherche historique dont il est depuis plusieurs décennies l’un des principaux témoins et acteurs.

Merci, Jacques Le Goff, de vous être prêté à cet exercice de mémoire, de retour en arrière sur certaines de vos émissions. Mais, auparavant, pouvez-vous dire à nos auditeurs, ce que représente pour vous, avec ce recul de trente-sept ans, l’émission « Les Lundis de l’Histoire » ? Comment vous êtes vous engagé dans cette aventure ? Quelles sont vos impressions les plus marquantes ?

Jacques Le Goff : Bonjour, Jean-Claude Schmitt. « Les Lundis de l’Histoire », je le dis tout de suite, sans ambages, ça a été une des plus grandes chances de ma vie, ça a été une des plus grandes joies et, comme vous avez voulu le dire, ça l’est toujours. Au début de cette aventure, car ça a été pour moi une aventure, et ça l’est toujours un peu, il y a un homme à qui je voudrais rendre hommage, c’est Pierre Sipriot. Pierre Sipriot, qui a été un des grands noms de France Culture, a été le créateur de cette émission, dans les années 1960. Et dans son désir de faire connaître les nouveaux paysages, les nouvelles figures de l’histoire aux auditeurs de France Culture, il est entré en contact avec le grand historien français de la période, Fernand Braudel. Et c’est Fernand Braudel qui m’a présenté et recommandé à Pierre Sipriot. Pierre Sipriot m’a donc invité à quelques unes de ses émissions et en 1968, je m’empresse de dire, non pas du tout que je veuille froncer le sourcil devant les événements de 68, mais c’est en janvier 1968, je ne suis pas un héritage de mai 68 à France Culture, Pierre Sipriot a été nommé à un poste administratif de haute responsabilité et il a dû abandonner cette émission qu’il chérissait.et à ma vive surprise, il m’a demandé de la prendre en main. J’étais à la fois effrayé et ravi, je savais que j’étais un historien mais je n’étais qu’un homme de radio occasionnel, amateur et je succédais à un grand professionnel. Puis, je me suis lancé et très rapidement j’ai compris que la radio pouvait me permettre de réaliser ce que j’ai toujours eu à cœur, qui est la vulgarisation. Je n’hésite pas à prononcer ce mot, que l’on prononce parfois avec un peu de mépris, et qui pour moi désigne une activité magnifique, car il s’agit de répandre dans le vulgus, dans le peuple, le savoir élaboré par des spécialistes. Déjà, j’avais en tant qu’enseignant, essayé de réaliser auprès des jeunes, cet apprentissage du savoir, cette divulgation du savoir et des connaissances et maintenant, c’était le magnifique auditoire d’une radio, une radio qui s’était déjà avérée comme une radio de très grande qualité, que beaucoup de pays nous envient, et qui a su me semble-t-il toujours allier le sens de la qualité et le sens de l’accueil par un vaste public cultivé et même moins cultivé. Je me demande encore aujourd’hui comment j’ai pu assurer, au début, et si je ne m’abuse pendant plus de quatre ans, toutes les émissions hebdomadaires des « Lundis de l’Histoire », d’autant plus que cela m’obligeait à sortir de l’histoire médiévale qui était mon terrain de recherche particulier pour m’occuper de toutes les périodes de l’histoire et de toutes les civilisations. Il est vrai que les Annales, la revue qui avait renouvelé l’histoire à laquelle j’étais très lié, m’avait habitué à cet élargissement du domaine. Ensuite, quand je n’ai pas pu assurer tous les « Lundis de l’Histoire », j’ai demandé à un remarquable historien, Denis Richet, spécialiste du XVIe siècle et de la Révolution française, qui a été l’auteur, avec François Furet, du renouvellement de l’histoire de la Révolution française, ensuite sont venus se joindre à nous, Michèle Perrot, Arlette Farge et Philippe Levillain et actuellement, c’est ce groupe qui se trouve, Roger Chartier ayant pris la succession de Denis Richet malheureusement mort relativement jeune et Arlette Farge ayant maintenant, dans une nouvelle formulation de l’émission, après le grand entretien d’une heure, une partie à part, l’histoire autrement, qui indique bien la volonté d’originalité. Mais, avant de donner sans doute d’autres précisions, je voudrais indiquer que venu du milieu des Annales, venu de l’entourage de Fernand Braudel, je me suis tout de suite promis d’ouvrir largement les « Lundis de l’Histoire » à tous les courants de l’histoire.

Jean-Claude Schmitt : Merci, Jacques Le Goff, c’est ce que nous allons voir tout de suite à travers certains extraits, sept en tout. Le premier extrait que nous allons écouter avec vous, Jacques Le Goff, provient de l’une de vos plus anciennes émissions puisqu’elle fut diffusée le lundi 13 octobre 1969. De votre propre aveu, il s’agissait d’une émission exceptionnelle, je vous cite. Sa raison d’être n’était autre que la parution d’un très grand livre, « Mythe et épopée : L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens » de Georges Dumézil. Et pour débattre de cet ouvrage majeur, vous aviez invité, outre l’auteur, un autre géant des sciences sociales contemporaines, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Nous allons entendre d’abord Georges Dumézil parler de sa formation entre les deux Guerres Mondiales et notamment de sa rencontre avec le grand spécialiste de la Chine ancienne qu’était Marcel Granet. Puis, Claude Lévi-Strauss dira sa propre dette à l’égard de Georges Dumézil et posera ses questions à la théorie dumézilienne de « l’idéologie des trois fonctions indo-européennes ».

Georges Dumézil : Ces problèmes m’ont hanté depuis toujours, mais cela ne veut pas dire que je me sois suffisamment tôt et assez énergiquement armé pour les traiter, ce qui explique probablement que jusque vers 19…, la date est élastique, de temps en temps je dis vers 1934 quelquefois vers 1938, j’ai dit surtout des bêtises et le mot n’est pas de moi, il est de Granet, car c’est le troisième personnage qui a joué un rôle important, après Niebuhr et Michel Bréal, dans ma préparation. J’avais conscience de donner des coups de pioche dans le sable, de ne rien trouver, j’étais assez démonté, d’autres part des questions de carrière se posaient, j’avais surtout vécu à l’étranger et en 1933 je suis entré en France sans beaucoup d’espérance, Sylvain Lévi, qui était la bonté même, m’a dit : ne vous découragez pas, il y aura peut-être une place pour vous à l’École des hautes études, allez voir untel et untel, - on ne faisait pas exactement des visites de candidatures – mais allez voir telle personne, telle personne qui peut vous être favorable mais surtout il y a quelqu’un que vous ne devez pas aller voir, c’est Granet, parce qu’il vous mettra à la porte. J’avais une admiration folle pour Granet, depuis toujours. Je crois même que dans un de mes premiers mauvais livres, « Le festin de l’immortalité », je m’étais servi de lui, comme on ne doit pas se servir d’un homme compétent. J’ai hésité puis je me suis dit, s’il me met dehors, il me mettra dehors. Et je suis allé. Il ne m’avait jamais vu, je suis allé, tout près de la Cité universitaire, frapper à sa porte, c’est lui qui m’a ouvert.il ne me connaissait pas, j’ai dit mon nom, j’attendais le coup de pied, il a ouvert grande la porte et il m’a dit : Il y a douze ans que je vous attends, entrez. Et pendant deux heures, deux heures, j’ai entendu le commentaire le plus écrasant qui puisse se faire de mon œuvre. J’étais entièrement d’accord avec lui, par conséquent je le supportais. Et au moment où il m’a congédié, il m’a tapé sur l’épaule en me disant : Allons, ne vous découragez pas, vous n’avez dit que des bêtises, mais c’étaient des bêtises intelligentes. Mais enfin, je pense qu’à partir de 1938, il y a eu au moins une ligne directrice qui me semble avoir des chances de subsister. Et ça, je tiens à le répéter, c’est à Granet que je le dois. Et alors, qu’elle est cette idée centrale ? Elle est fort simple, c’est l’Inde qui en fournit le modèle le plus achevé, ce qui ne veut pas dire le plus ancien, sous la forme la plus ancienne, c’est l’idée qu’aussi bien le monde que la société, peut-être l’âme humaine, enfin tout ce qui se propose à l’analyse des sages, est constitué par la réunion organisée, hiérarchisée de ce que j’ai été amené à appeler « les trois fonctions ». Le mot a été critiqué, je n’y tiens pas, mais je ne sais pas quoi mettre à la place et puis surtout il est lancé maintenant, je n’y peux plus rien. Une première fonction concernant le sacré au maximum, c’est-à-dire l’administration générale du monde ou de la société ou de la direction de l’âme, une deuxième fonction dont le principe est la force, la force physique avec diverses résonnances et ne particulier bien entendu la force militairement, belliqueusement utilisée, puis une troisième fonction qu’il est plus difficile de saisir, de résumer d’un mot mais qui est centré semble-t-il autour de la production, autour de l’alimentation, par conséquent de l’abondance et des diverses conditions et conséquences de l’abondance et cela peut mener loin.

Jacques Le Goff : Je voudrais demander, dès maintenant, à Claude Lévi-Strauss de situer sa propre œuvre et sa propre recherche par rapport à la vôtre.

Claude Lévi-Strauss : Vous parlez de dialogue et en réalité il ne s’agit pas tout à fait de cela. Il s’agit d’une dette, que je proclamerais volontiers, et écrasante si nous ne la portions avec tellement d’allégresse, si nous ne la reconnaissions avec tant de joie, que les hommes de ma génération, que je cite d’abord parce que c’est celle qui suit immédiatement la génération de Monsieur Dumézil, et ceux des générations suivantes ont envers sa pensée et son œuvre. C’est véritablement lui qui nous a appris lire les mythes et à lire les rites, et qui, j’ai été très frappé d’ailleurs par cet exemple qu’il a donné de la première révélation que tout enfant encore il a eu de ce qu’il serait plus tard, sa pensée et sa méthode, parce quand il a comparé, à cet âge tendre n’est-ce pas, les trois Horaces et le monstre à trois têtes d’Hercule, il posait ce qui allait être, à partir de lui, notre doctrine à tous, à savoir : lire des mythes, cela consiste à les traduire les uns dans les autres et à découvrir un code qui permet de découvrir - d’une variante à l’autre du même mythe, d’un mythe à l’autre de deux populations qu’on a par ailleurs des raisons historiques de rapprocher - des règles de convertibilité. Et ça, très certainement, c’est à Dumézil que nous le devons.

Je dois dire que c’est une question sur laquelle j’aimerais beaucoup poser un problème et savoir ce qu’on pense Monsieur Dumézil, parce qu’à ma connaissance il n’a pas eu l’occasion, jusqu’à présent, de s’exprimer là-dessus. Il a montré, avec une force convaincante, que ce système des « trois fonctions » était, si l’on peut dire, un critère diagnostic pour la culture, la civilisation, les traditions indo-européens, naturellement quand on s’occupe, comme moi, de peuples complètement différents, bien nous allons probablement gênés parce que les fatalités de l’histoire qui ont conviés à cette table deux espèces d’Indiens, ceux de l’Inde et ceux de l’Amérique, on se demande si cela se trouve ailleurs. Je voudrais, si je puis donner un tout petit exemple, il y a chez les Algonkins, de la région des grands lacs, un petit mythe qui me semble-t-il profondément dumézilien. Je le résume très rapidement. Il y a dix hommes, déjà assez âgés, qui s’en vont à l’extrême ouest voir un Dieu qui y règne et qui, paraît-il, peut exhausser tous les souhaits. Ils arrivent chez le Dieu, on leur demande ce qu’ils veulent, le premier déclare qu’il voudrait être un chasseur qui tue énormément de gibier. Il est exhaussé. Le second dit qu’il voudrait être un guérisseur qui guérit et gagnerait beaucoup d’argent. Il est exhaussé également. Le troisième, demande à être prophète et il est exhaussé. Ensuite viennent six demandes indistinctes, de la part de six autres, auxquels le mythe ne prête guère attention. Puis, le dixième demande de jouir d’une vie éternelle et il est transformé en un continent, un rocher qui existe toujours. Alors, nous avons évidemment d’un côté un schème tripartite qui s’oppose globalement à un autre terme tellurique qui représente l’inertie et la durabilité sous sa forme la plus complète, j’imagine que Monsieur Dumézil n’aurait aucune peine à ranger un tel mythe dans ceux qu’il étudie. Seulement, je voudrais juste terminer là-dessus, la grande différence, c’est que pour l’Amérique, cela ne serait pas rentable. Je veux dire que l’on reconnaît le vestige, bien partout où il y a des hommes, ils ont joué avec toutes les formules, celles du tripartisme n’ait pas tellement exceptionnelle qu’elle ait pu venir indépendamment à l’esprit de beaucoup d’êtres humais, mais alors que, me semble-t-il, que les Indo-européens s’en sont saisit, en ont fait un schème organisateur de toute leur pensée religieuse, de toute leur philosophie, de toute leur vie sociale, ailleurs cela se présente sous des formes embryonnaires, anecdotiques mais sans aucune fécondité. Mais alors, je termine en demandant à Monsieur Dumézil, quand certains de ses disciples retrouvent, par exemple, le tripartisme au Japon, qu’est-ce qu’il en conclue ? Est-ce que l’on atteint une sorte de roc, de socle universel, n’est-ce pas, pour reprendre une expression de Marcel Mauss, ou bien que c’est la preuve qu’il n’y a eu, dans la mythologie japonaise, comme il y a d’ailleurs beaucoup de raisons de le supposer, des apports d’origine indo-européens ?

Jean-Claude Schmitt : Jacques Le Goff, nous venons de réentendre, trente cinq ans après, ce dialogue très éclairant entre Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss. Qu’avez-vous à en dire aujourd’hui en tant qu’historien, médiéviste aussi, vous qui vous êtes penché sur la question de la « tri fonctionnalité », dite indo-européens au Moyen-âge ?

Jacques Le Goff : D’abord, je ne saurais cacher mon émotion parce que cela a été, je crois, un grand moment, en tout cas pour moi, de cette émission à ses débuts et réentendre, surtout quand l’une des ces voix s’est tue depuis assez longtemps maintenant, c’est un nouveau choc. Vous avez très bien choisi, non seulement parce qu’il s’agit des deux plus grands esprits français des sciences humaines et sociales de la fin du XXe siècle mais parce que, je crois, cet extrait montre bien, ce que j’ai essayé de faire dans « Les Lundis de l’Histoire ». Quand je dis, j’ai essayé, j’étais d’ailleurs en fait le préposé, si je peux dire, déjà par Pierre Sipriot, que j’ai mentionné, et aussi c’était l’esprit d’ouverture de France Culture qui était conforme à ce que nous disaient les grands directeurs de France Culture, que j’ai connus, avec lesquels j’ai été fier de collaborer, Yves Jaigu et Jean-Marie Borzeix. Alors, vous le voyez, ici, il y a plusieurs choses. Il y a d’abord le fait que l’histoire a besoin des autres sciences sociales pour expliquer l’ensemble de l’évolution humaine. Et ici, c’est à l’anthropologie que l’on s’adresse. Il y a aussi le fait que l’historien doit élargir sa documentation. Il s’agit de le montrer de le faire comprendre aux auditeurs. Et ici, le nouveau document d’une richesse formidable, c’est le mythe. Par ailleurs, il se trouve que la théorie trifonctionnelle de Georges Dumézil, qu’il vient d’expliquer, dans cet extrait, est très éclairante pour un médiéviste. Vous le savez aussi bien que moi, Jean-Claude Schmitt, la société de l’Occident médiéval s’est elle-même reconnue d’ailleurs, surtout à partir du Ixe siècle et en particulier au XIe siècle, comme une société composée de trois grandes catégories sociales : celle des clercs, ceux qui prient, celle des guerriers, tels qu’ils se battent, et puis cette fameuse troisième fonction, dont Georges Dumézil vient de rappeler combien elle était souvent difficile à cerner, c’est celle des laboratores, des travailleurs au Moyen-âge. Et on voit aussi le très grand intérêt pour l’histoire parce que ce schéma trifonctionnel replace l’histoire de l’Occident médiéval dans la longue durée de l’histoire indo-européenne mais en même temps montre ce qu’il apporte d’original et de nouveau. Je prendrai deux exemples. Vous voyez que la troisième fonction, vous le savez, c’est celle qui s’exprime par le travail et, vous êtes persuadé comme moi, c’est une des caractéristiques de la société médiévale que d’avoir élaboré cette notion de travail, d’ailleurs avec toutes ses ambivalences, toutes ses ambigüités. D’autre part, dans les sociétés anciennes, indo-européennes, les personnages importants, en particulier le roi, appartient en général à l’une des fonctions. Il y a un roi plutôt sacré, un roi plutôt guerrier, un roi plutôt fécond, si je puis dire. Le roi médiéval, est un roi qui cumul les trois fonctions. Il a un certain caractère sacerdotal, il a évidemment un caractère guerrier et enfin il doit par l’aumône, par exemple, par la façon dont il favorise la production, pour reprendre le mot de Georges Dumézil, cette troisième fonction. Je retrouve, je dois dire avec joie, ce que cette émission a pu apporter, je crois, aux auditeurs des « Les Lundis de l’Histoire » parce qu’entendre expliquer leur système, et d’une façon claire, facilement compréhensible, ces grandes théories, par ces deux géants de la recherche et de la pensée des sciences humaines, qu’ont été Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss, je ne veux pas dire que j’en suis fier, cela serait exagéré, mais je dois dire que j’en suis heureux.

Jean-Claude Schmitt : Merci beaucoup, Jacques Le Goff, de ces prolongements, de ces éclaircissements, nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir à la figure du roi médiéval, trifonctionnel dans sa totalité, mais auparavant, nous allons écouter un autre extrait, d’un autre « Lundis de l’Histoire ».

Jean-Claude Schmitt : Jacques Le Goff, vous avez bien connu Fernand Braudel, grand historien de la Méditerranée et des premiers développements de « l’économie monde ». Plus d’un an avant l’émission que nous venons d’entendre, le 18 mars 1968, c’est bien le mois de mars en effet, dont vous parliez tout à l’heure, vous l’aviez convié à débattre avec d’autres historiens de la nouvelle histoire du Languedoc qui venaient d’être publiés, à Toulouse, sous la direction du médiéviste, Philippe Wolff. Deux des auteurs de cet ouvrage collectif étaient aussi présents à l’émission, l’historien Emmanuel Leroy Ladurie et le géographe Louis Dermigny. Ce qui avait particulièrement retenu l’attention de Fernand Braudel dans ce livre, c’était, et on ne s’en étonnera pas, le traitement de l’espace par les historiens, la part de la géographie, qu’il jugeait du reste insuffisante dans cet ouvrage. Le débat avec ses interlocuteurs, que l’on entendra, eux aussi tour à tour, porta notamment sur l’ère de diffusion du catharisme dans le Languedoc, du XIIe-XIIIe siècle et sur la discordance entre cet espace de l’hérésie médiévale et celui de, deux ou trois siècles plus tard, du protestantisme, également virulent, dans cette même région du Languedoc, au XVIe siècle. Plus, la question de l’hérésie appelant celle de la croisade, contre les Albigeois, on entendra une dernière fois Fernand Braudel jeter, avec humour, l’anathème, sur le principal responsable de l’expédition sanglante de 1209-1213, le roi Louis VIII, père de votre cher Saint-Louis.

Fernand Braudel : J’avoue que je suis assez surpris, et je pose la question à mon tour à Philippe Wolff, de voir la part, je dirais très modeste, qui a été faite à la géographie. Vous parlez peu de la Méditerranée, vous parlez peu de la Garonne, vous parlez peu du climat, de la végétation, pour qu’elle raison ? Est-ce que Philippe Wolff pourrait revenir sur ce triangle d’espace qui est le support de l’hérésie ?

Philippe Wolff : Oui, si l’on avait à la faire, et nous essayerons de le faire dans le volume des documents de l’histoire du Languedoc, une carte de l’implantation hérétique en Languedoc, c’est cette grande région qui va d’Albi à Carcassonne et à Toulouse, qui est la région centrale, c’est là que se trouvent tous les lieux saints du catharisme, c’est là que se trouvent Fanjeaux en particulier et c’est là qu’un homme, qui avait de bonnes raisons de s’attaquer au centre même de l’implantation Cathare, est venu se fixer, je veux parler de Saint Dominique qui est venu s’établir à Fanjeaux et qui a fondé son premier couvent à Prouilhe.

Emmanuel Leroy Ladurie : Là, chose très curieuse, c’est que ce triangle cathare ne sera pas du tout un triangle protestant, ce qui va contre la théorie des continuités du catharisme au protestantisme. Au contraire, le protestantisme, plus tard, s’établira dans l’est de la province. Par conséquent, on peut se demander si l’évangélisation catholique, contre le catharisme, n’a pas extirpé vraiment, pour des siècles, les possibilités d’hérésie, au moins d’hérésie importante.

Philippe Wolff ? : Vous savez, on peut se poser la question suivante, se demander si le Haut-Languedoc n’a pas précisément, au cours du XIIIe siècle, alors beaucoup plus tardivement, refait la plus grande partie de son retard, sur le Bas-Languedoc, car il faut rapprocher tous ceci d’un autre phénomène, qui ne m’a pas moins frappé, c’est que ces développements des bastides, ces développements des villages, et aussi d’un certain nombre des petites villes, qui est si caractéristique du XIIIe siècle, et qui là encore est en retard sur l’ensemble de l’Occident, c’est un phénomène qui intéresse avant tout les pays gascons et les Hauts-Languedoc. Il s’arrête à peu près à la hauteur de Carcassonne. Et le bourg de Carcassonne est même l’un des beaux exemples de ces bastides, à l’est, on en trouve plus beaucoup.

Fernand Braudel : Puis-je poser une autre question peut-être insidieuse à Philippe Wolff ?

Jacques Le Goff : Bien sûr.

Fernand Braudel : Une hérésie, disait le Père Congar, que j’ai bien connu, que je connais bien encore, « c’est une vérité regardée de trop près ». Est-ce qu’il y a une possibilité de partir de cette remarque, peut-être discutable, pour présenter tout de même en profondeur le catharisme ?

Philippe Wolff : Je vous remercie beaucoup de cette question car en fait elle nous amène en effet à envisager le catharisme sous un autre angle, et cela est tout à fait indispensable.

Fernand Braudel : Il n’y a pas que la société, que la géographie.

Jacques Le Goff : Il est certain que ce catharisme passionne. Et avec le catharisme, notre Languedoc est un Languedoc qui s’enflamme, qui s’enflamme hélas de bûchers, et c’est un Languedoc qui a été le Languedoc plein de catastrophes, le Languedoc martyrisé qu’évoquait Louis Dermigny car l’hérésie, c’est aussi la guerre. Car l’hérésie, ce fût aussi la croisade, et cette croisade, quel souvenir a-t-elle laissé dans le Languedoc ?

Fernand Braudel : D’abord, il faut en dire les horreurs, il faut que nous marquions avec force, il faut demander à Philippe Wolff de s’expliquer à ce sujet.

Jacques Le Goff : Bien entendu, il y a eu des horreurs, dont on peut rendre un peu conscience d’ailleurs, quand on voit, et on ne peut pas le faire sans émotion, les lettres que certains des plus hauts seigneurs du Midi, ont écrites en 1226 lorsque Louis VIII est arrivé en vainqueur décisif, le roi de France Louis VIII, dans le Languedoc. Voilà des hommes qui s’étaient montré courageux et qui étaient passés par de telles horreurs qu’ils ont envoyé au roi de France des lettres stupéfiantes d’humilité et d’écrasement. Ils se rouaient à ses pieds en le suppliant, suppliant sa générosité. Quand on voit des hommes dont on a tant de raisons par ailleurs de penser qu’ils étaient courageux, quand on les voit en venir à telles extrémités, nous avons un peu le moyen de mesurer l’horreur des années qu’ils avaient traversées.

Fernand Braudel : Disons violemment : « À bas Louis VIII le Lion »

Jean-Claude Schmitt : Jacques Le Goff, s’il est amusant d’entendre Fernand Braudel s’en prendre ainsi à la mémoire du roi Louis VIII, il me semble que l’on doit surtout retenir de son intervention, son souci aigu de la dimension spatiale des phénomènes historiques. Ce souci n’avait d’égal que son attention à la pluralité du temps qui l’avait amené, on le sait, à formuler l’hypothèse de trois types de durée historiques, l’une très longue, structurelle, la deuxième moyenne, conjoncturelle et la troisième, brève, événementielle. Vous-mêmes, Jacques Le Goff, vous aviez plus anciennement suivi l’enseignement de Maurice Lombard, le maître des grands espaces euro-asiatiques. Que pensez-vous du débat, que nous venons d’entendre à propos de l’histoire et de la géographie ou plus précisément de l’espace en histoire ?

Jacques Le Goff : Jean-Claude Schmitt, laissez moi d’abord dire une petite chose anecdotique. Les auditeurs ont pu se rendre compte que la passion n’a pas manquée aux « Lundis de l’Histoire » et j’espère qu’elle continuera à y être présente. Cet extrait me rappelle que, je dirais presque l’alter ego du grand dominicain, le Père Congar, dont a parlé Fernand Braudel, le Père Chenu, ce grand historien de la théologie médiévale, qui avait bien voulu venir à un des « Lundis de l’Histoire », y avait été traité de moine, par un participant, s’est enflammé, autant que l’a fait Braudel à propos de Louis VIII, en disant : « Moi, moi, un moine ? Je suis un frère, Monsieur. Et je suis frère parce que je n’ai pas voulu être moine. » Ceci dit, vous avez raison, et je vous remercie d’avoir choisi cet extrait car à partir du livre dirigé par ce grand médiéviste, qu’a été Philippe Wolff, et avec la participation d’Emmanuel Leroy Ladurie, qui n’avait encore, si je ne m’abuse, écrit Montaillou, mais qui avait parlé des paysans du Languedoc en se situant, lui aussi, dans cet espace si caractéristique du Languedoc. Cette émission, je l’avais aussi, je me rappelle, souhaitée pour parler d’autres choses que de Paris, de faire entendre des historiens autres que les historiens parisiens à France Culture. Et je crois que de façon assez générale, les « Lundis de l’Histoire » ne sont pas une émission parisienne, et d’ailleurs, France Culture se défend, avec succès, d’être une chaine parisienne.

Mais l’essentiel, vous l’avez dit, c’est l’espace. On reconnaît à l’histoire et aux historiens, comme spécialité, le temps. Mais, on oublie que le temps est toujours lié à l’espace. Et les historiens qui avec les Annales, Lucien Febvre, Marc Bloch, puis Fernand Braudel ont renouvelé l’histoire, ont renouvelé à la fois le sentiment de l’espace en histoire, comme le sentiment du temps. Braudel nous a proposé le concept, si fécond, de longue durée, qui nous permet de suivre l’évolution des sociétés sur un temps suffisamment long pour que l’on puisse distinguer les continuités et les changements. Et des historiens, comme celui qui a été mon principal maître, je vous remercie de l’avoir nommé, Maurice Lombard. Ce que Maurice Lombard m’a appris - Maurice Lombard était islamologue - il ne m’a pas détourné de mon petit Occident mais il m’a montré comment on ne pouvait pas faire de l’histoire sans se lancer dans l’espace. L’histoire se fait dans des espaces et le sien était formidable, l’Islam du XIIIe. Au XIIIe siècle, cela allait de l’Inde au Maroc et à l’Espagne et il montrait comment cheminer, établir des routes, rassembler les héritages, tout au long de ces routes, et c’était une des façons dont se faisait l’histoire.

Jean-Claude Schmitt : Merci, et merci aussi pour cette évocation de Maurice Lombard, ce grand historien trop tôt disparu.

Nous allons évoquer, maintenant, la mémoire d’un autre grand historien, qui était pour vous, un ami. Il s’agit de François Furet. La plupart de nos auditeurs le connaissent comme l’historien de la Révolution française mais François Furet s’est intéressé à bien d’autres phénomènes importants des XVIIIe et XIXe siècles, en particulier de l’histoire de l’alphabétisation en France. Et c’est à ce titre qu’il est venu débattre aux « Lundis de l’Histoire », le 27 octobre 1969, du livre d’Henri Jean-Martin « Livres, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle ». Outre l’auteur et François Furet, pris part également à ce débat, Alphonse Dupront, historien de la culture religieuse européenne. L’extrait choisi, porte, là encore, sur une question d’espace mais il s’agit cette fois de l’opposition entre Paris et Lyon. Comme on le verra, en rappelant l’ancienneté de cette polarité, le débat touche non sans humour, à une question qui reste bien actuelle.

François Furet : […] Il me semble qu’au XVIIIe siècle, autant qu’elle ait été étudiée, c’est-à-dire relativement peu, la prééminence de Paris existe dès le début du XVIIIe siècle et tend plutôt à s’aggraver, l’édition provinciale étant de plus en plus confinée dans un rôle d’édition de textes officiels, de textes du Parlement, de l’administration de l’Ancien régime. Et ce qui m’a frappé le plus, dans le livre de Monsieur Martin, c’est cette extinction de l’édition provinciale sur tout le courant du siècle parce qu’au fond au début du siècle, Monsieur Martin disons entre 1600 et les années 40, vus avez encore une édition provinciale vivante, en France. A votre période, Monsieur Martin, c’est-à-dire dans le XVIIe siècle et notamment au début du XVIIe siècle, est-ce qu’il n’y a pas une revanche de la province par la contrefaçon ?

Henri Jean-Martin : Non. Au début du XVIIe siècle, ce n’est pas une revanche de la province par la contrefaçon, c’est une revanche de la province par la pénétration de la littérature étrangère. C’est-à-dire que la province vit de la littérature espagnole et italienne. Ensuite, quand la littérature espagnole et italienne s’efface devant la littérature française, les provinciaux se rabattent sur les contrefaçons et alors-là, c’est la revanche par les contrefaçons.

Jacques le Goff ( ?) : Mais enfin, les contrefaçons ne sont qu’un moyen désespéré de constater une prééminence.

Henri Jean-Martin : Oui, c’est un moyen désespéré de constater une prééminence surtout quand la police du gouvernement central exige que les imprimeurs de province n’aient pas de verrous à leur portes pour qu’on puisse y pénétrer à toutes heures de jour et de la nuit.

Alphonse Dupront : J’ajouterais au débat, si je vous ai bien lu, que certains libraires lyonnais, bien avisés que d’autres ont donné le mauvais exemple en venant s’installer à Paris.

Henri Jean-Martin : Oui, Monsieur, c’est parfaitement exact, les libraires lyonnais les plus dynamiques ont compris que leur fortune passerait par Paris, si bien qu’à la fin du XVIIe siècle les libraires les plus dynamiques de Paris, sont d’origine lyonnaise.

Jacques le Goff ( ?) : Et bien, je crois que ce dialogue, que vous poursuivez dans votre personne et votre œuvre, Monsieur Martin, entre Lyon et Paris, a malgré tout justifié votre choix, à vous aussi, de Paris…

Henri Jean-Martin : Je dois préciser que je ne suis pas Lyonnais mais que je suis Parisien.

Jean-Claude Schmitt : Jacques le Goff, ici aussi vous rappeliez, tout à l’heure, que France Culture et les « Lundis de l’Histoire » bien sûr, ne sont pas que parisiens. Après le Languedoc, c’est de Lyon qu’il est question, de ce vieux couple Paris-Lyon, mais dans cet extrait de l’émission, il est aussi question de bien autres choses et notamment du livre et de la culture lettrée. Et ici, alors même que l’on parlait de l’histoire du XVIIe et XVIIIe siècle, il est sûr que nous entrons dans une très longue durée de la culture européenne et que le médiéviste, que vous êtes, est naturellement familier de ces problématiques, alors, pouvez-vous intervenir sur cet extrait ?

Jacques le Goff : Le phénomène fondamental sur lequel il me semblait intéressant d’attirer l’attention, à travers ce livre, des auditeurs de France Culture, c’est le phénomène de l’alphabétisation parce qu’à la base de la lecture et de tout ce qui en sort, il y a donc l’usage du livre. Et c’était pendant la période où je ne me confinais pas dans l’histoire médiévale mais le médiéviste aussi était présent car un des grands événements de la période médiévale, c’est l’essor du livre, le livre sous ses aspects techniques, sous ses aspects sociaux, bien entendu sous ses aspects intellectuels. Ce qui est capital, déjà, avec le Moyen-âge, c’est que le livre rouleau, de l’Antiquité, est remplacé par le codex, que l’on ouvre page par page et qui est bien évidemment beaucoup plus facile à utiliser. Puis, à partir du XIIIe siècle, avec les universités, là, c’est Paris qui s’affirme. Paris, plus que Bologne encore, est la première grande université qui suscite des libraires, qui invente d’ailleurs des techniques permettant de reproduire rapidement les manuscrits. Donc, le Moyen-âge a été la première période, avant l’imprimerie, on l’oublie trop souvent, de la fabrication de ce qu’il faut bien appeler le livre. J’étais évidemment heureux que viennent parler de ce livre, mon très cher ami, je dirais mon frère, François Furet, qui travaillait sur l’alphabétisation au XVIIIe siècle, qui est venu parler de cet ouvrage et de ces problèmes avec l’exceptionnelle intelligence historique, qui était la sienne, qui a fait qu’il a su parler aussi bien de l’alphabétisation, que de l’histoire quantitative, que de la Révolution française, que du communisme. Je suis évidemment heureux que ce grand historien ait pu se faire entendre aux auditeurs des « Lundis de l’Histoire ».

Jean-Claude Schmitt : Je voudrais rappeler aussi que François Furet a été président de l’École des hautes études en sciences sociales, après vous même. Puis, pour ce qui est de ce livre médiéval, je pense que vous avez bien mis le doigt sur ce problème essentiel dans notre culture jusqu’à aujourd’hui, qui est la naissance du livre à la charnière de l’Antiquité tardive et de ce que l’on appelle communément le Moyen-âge. Je voudrais simplement ajouter que ce livre, c’est très rapidement aussi, un livre illustré. Et si nous avons bien l’habitude des livres à images, il faut se souvenir que ce sont les manuscrits enliminés ( ?) qui sont les premières formes de cela…

Jacques le Goff : Absolument.

Jean-Claude Schmitt : Et que l’image dans l’Antiquité fonctionne tout à fait autrement…

Jacques le Goff : Quand on parle d’image, vous qui êtes un grand historien des images, vous savez de quoi vous parlez. J’en profite aussi pour dire que j’avis le souci, et je crois que nous l’avons tous à France Culture, de montrer l’ensemble, la solidarité qui existe entre les différents médias. Le média du livre, le média de ce qui se lit doit aller avec les médias que l’on voit, comme la télévision, ou les médias que l’on entend, comme la radio. C’est un peu une fête du savoir à travers tous les sens. Je crois que cette présence sensorielle de la radio s’exprime aussi à travers « Lundis de l’Histoire ».

Jean-Claude Schmitt : Tout à fait parce que l’on entend des voix. Je voudrais rappeler ici quelqu’un d’autre que vous avez bien connu, qui est Paul Zumthor, lui aussi disparu, et qui avait très bien mis l’accent sur ce problème de la voix. La littérature, c’est d’abord de la voix parce qu’on la dit, on la chante même. Et la présence de l’orale, en même temps que l’écrit est une des grandes caractéristiques du Moyen-âge. Naturellement, il y a une culture lettrée, qui est en fait très minoritaire puisque c’est la culture des clercs, les litteratis ( ?), les seuls capables et d’écrire dans la langue de l’écriture, c’est-à-dire avant tout le latin, mais à côté il y a, et eux même jouent ce rôle, la diffusion orale de la culture. Donc, nous avons là une très longue durée qui conduit jusqu’à ces problèmes d’alphabétisation de l’ancien régime.

Merci Jacques Le Goff, pour cette première partie de l’émission

[Pause musicale]

Jean-Claude Schmitt : Cette « Radio Libre » en hommage à Jacques Le Goff, « un historien à la radio », est l’occasion d’évoquer avec lui les trente sept années écoulées de l’émission les « Lundis de l’Histoire », qu’il anime depuis le printemps de 1967. Le résultat, je le rappelle pour les auditeurs qui viendraient seulement de nous rejoindre, est impressionnant, plus de 350 émissions consacrées à autant de livres, principalement des livres d’histoire, et qui ont donnés à de passionnants débats avec une foule d’historiens, universitaires pour la plupart. Nous venons d’entendre les extraits de trois émissions parmi les plus anciennes, diffusées entre 1967 et 1969. Elles nous ont permis d’écouter débattre, avec vous Jacques Le Goff, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, François Furet, d’autres encore.

Dans la deuxième partie, de cet entretien, nous allons entendre d’autres extraits d’émission plus récentes, que, si vous le voulez bien, Jacques Le Goff, vous commenterez, là encore, tout en évoquant vos souvenirs de ces « Lundis de l’Histoire ».

Jacques Le Goff, le 9 juillet 1973, vous invitiez Georges Duby à venir parler, aux « Lundis de l’Histoire » de son dernier livre auquel, je le sais, vous vouez une admiration toute particulière, « Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214 ». Livre étonnant, si l’on songe aux travaux antérieurs de Georges Duby et aux tendances profondes de l’historiographie à cette époque, et aujourd’hui encore, en premier lieu en France, au pays de la revue des Annales, fondée en 1929. Comment expliquer ce retour apparent à l’histoire événementielle et même à l’histoire bataille, honnie par les héritiers de Marc Bloch et de Lucien Febvre ? Or, Georges Duby, n’a pas lésiné sur la provocation. Le titre de son livre est même explicite, avec en toute lettre le mot bataille et même une date au jour près, dimanche 27 juillet 1214. Écoutons-le sans justifier.

Georges Duby : Lorsqu’on m’a proposé d’écrire ce livre, j’ai accepté sans hésitation. Et je dois dire que je l’ai écrit avec beaucoup de joie. C’est peut-être celui de mes livres dont l’écriture m’a procurée le plus de plaisir. Pourquoi ? Parce qu’il m’a semblé en effet que ce n’était pas du tout renier mon histoire des profondeurs et l’histoire de la longue durée que d’essayer au contraire d’établir la corrélation entre un événement et précisément ce qui le soutient, l’explique et ce sur quoi brusquement il éclate et ce sur quoi aussi, il réagit. Le 27 juillet 1214, le matin, dans la fraîcheur du matin, l’armée de Philippe Auguste se retirait, pour aller s’abriter derrière un rempart naturel, constitué par les marées et de la vallée de la petite rivière de la Marque. L’arrière garde fut, à ce moment-là, attaquée par l’armée adverse, composée du roi d’Allemagne, l’Empereur Othon, du comte de Flandres et du comte de Bologne. Cette armée, en effet, a cru, disent les textes, que c’était le bon moment pour, avant que l’armée de Philippe Auguste se soit effectivement retirée, la saisir et faire, autant qu’il était possible, des prisonniers. Averti, alors qu’il était en train de prendre un peu de repos, sous un arbre, devant la Chapelle de Bouvines, Philippe Auguste, après avoir hésité, décide d’accepter la bataille. Cette bataille se déroule entre midi et 4h ou 5h du soir, c’est un triomphe puisqu’effectivement le roi d’Allemagne s’enfuit, on ne peut pas le prendre, mais prend les deux autres, le comte de Boulogne et le comte de Flandres et avec eux, au moins 150 prisonniers de très grande qualité. Et bien, Jacques Le Goff, vous le savez, j’ai voulu saisir de l’événement, ses traces et j’ai commencé par présenter et par commenter la trace la plus directe, la plus étendue, c’est-à-dire le rapport que Guillaume Le Breton, un membre de la Chapelle de Philippe Auguste, qui était sur le terrain, derrière le roi, a écrit aussitôt après l’événement. Ce récit me permet de répondre aux trois questions que vous avez posées. Le dimanche de Bouvines, eh bien, d’abord, cet événement est perçu par les contemporains comme étant un sacrilège, comme étant la violation d’un tabou, d’un interdit, imposé par l’Église, la paix du dimanche est effectivement imposée aux hommes de guerre, de même que le repos du dimanche est imposé aux travailleurs. Vous me demandez pourquoi Effectivement, c’est un événement extraordinaire que cette bataille et vous dites que l’on peut croire que les rois de l’époque étaient constamment en bataille. Eh bien, ce n’est pas vrai. La bataille est un événement extraordinaire, j’ai essayé de montrer dans le livre, quelque chose de tout à fait différent de la guerre. La guerre effectivement est une activité quasi permanentent, saisonnière bien sûr, elle s’interrompt l’hiver mais chaque printemps, les princes entraînement ceux qui les suivent dans ces aventures militaires. Alors que la bataille est, au contraire, un moyen de mettre fin à la guerre. C’est une épreuve, c’est un jugement que l’on demande à Dieu, c’est au fond un acte sacré, une véritable opération liturgique qui consiste de part et d’autre à mettre tout en jeu et à attendre précisément que tout soit réglé. C’est si grave que les princes et notamment les rois s’y risquent fort peu. À Bouvines, il y avait plus d’un siècle qu’un roi de France ne s’était pas engagé dans une bataille. Enfin, les contemporains, et notamment Guillaume Le Breton, ont bien marqué que cette rencontre, qui avait opposé plusieurs milliers de chevaliers, n’avait fait en réalité que très peu de victimes. Pourquoi ? En bien parce que précisément, cet acte liturgique ne doit pas être une tuerie. Les chevaliers qui se rencontrent ne cherchent pas à se tuer les uns et les autres. La guerre est devenue pour eux, conformément à la morale que l’Église a progressivement établie, l’entreprise où il s’agit de capturer l’adversaire, d’en tirer un certain profit mais où on évite à toute force de le tuer véritablement. Cependant, dans une bataille, et c’est pour cela que c’est si grave, il y a deux personnages que l’on cherche à tuer, et que l’on parvient parfois à tuer, ce sont précisément les deux princes qui s’affrontent. À Bouvines, on a voulu tuer Philippe Auguste, on a voulu tuer Othon. Si on n’a pas réussit à le faire, c’est en raison des protections exceptionnelles, qui entouraient leurs corps, de cette armure, qui était plus puissante que celle de toutes les autres parce que ces deux princes étaient les plus riches et qu’ils avaient su défendre leur corps mieux que les autres.

Jean-Claude Schmitt : Jacques Le Goff, nous venons de comprendre en entendant Georges Duby parler, en 1973, de son livre tout récent, « La bataille de Bouvines », que la bataille au Moyen-âge, c’est bien plus qu’une passe d’armes. C’est, disait-il, un acte liturgique et même un acte sacré, révélateur de structures mentales, idéologiques, politiques beaucoup plus profondes. Et naturellement, c’est cela même qui justifie qu’un historien de la taille de Georges Duby ait pu s’intéresser à un événement, à une sorte d’histoire-bataille. Alors, partagez-vous cette analyse de la guerre, de la paix, de la bataille et, à travers ces événements, naturellement de la personne du roi, celui-là même que l’on veut tuer, ce qui paraît étonnent ?

Jacques le Goff : merci d’abord, Jean-Claude Schmitt d’avoir choisi un extrait d’une émission avec Georges Duby. Je dois dire d’ailleurs que cela n’a pas dû vous être trop difficile.

Jean-Claude Schmitt : Oh non.

Jacques le Goff : Je crois que Georges Duby, pour des raisons assez évidentes, a été le principal invité, du temps de son vivant, dans cette émission et je lui en ai encore une très grande reconnaissance. La faible différence d’âge entre nous, a fait que Georges Duby a été à la fois mon maître et mon ami. Donc, l’inviter était une fête. Et la considérable œuvre historique de Georges Duby, je crois, qu’on a pu la suivre se dérouler aux « Lundis de l’Histoire ». Cette émission me tient particulièrement à cœur parce que, comme vous l’avez rappelé, elle est consacrée au livre de Georges Duby qui m’a le plus bouleversé, si je puis dire, et le plus enchanté. Certes, nous avions, si je peux me permettre de le dire, un objectif voisin, sinon commun, qui était que dans le renouvellement de l’histoire dans lequel nous nous trouvions et auquel nous participions, en particulier dans la phase qui était celle, me semble-t-il, caractéristique de cette période, que j’appellerais la phase des retours, il s’agissait de défendre, de préciser, d’illustrer, contre ce que ces retours auraient pu avoir, si vous me permettez le terme, de réactionnaires, de conserver les conquêtes de l’histoire nouvelle. C’est ce que Duby a fait merveilleusement, je dois dire, comme vous l’avez d’ailleurs très bien analysé, comme lui-même l’a expliqué, dans l’extrait que vous avez donné, le phénomène d’une part de l’événement et d’autre part, le phénomène militaire. Le phénomène de l’événement, Georges Duby montre, dans cette journée, que l’événement ne peut pas s’expliquer pendant le seul temps court où il s’est réalisé. Il doit être saisi, expliqué à la fois par tout ce qui l’a préparé et tout ce qui l’a suivi. Ici, Georges Duby, a surtout parlé de la suite, a parlé des traces, la dernière partie du « Dimanche de Bouvines » est, à cet égard, une innovation considérable dans l’historiographie. Mais il a aussi expliqué, tout ce qui l’a préparé. En particulier, il a montré, alors-là, nous passons au second intérêt, c’est-à-dire, événement, oui mais événement qui ne se limite pas à un temps événementiel. Événement, qui ne s’explique que dans la longue durée. Ça, c’était la révolution. C’était l’acquis du renouvellement de l’histoire. D’autre part, c’était une révolution dans la conception et le traitement du phénomène militaire en particulier du phénomène de la bataille. Lucien Febvre, Marc Bloch s’étaient battus contre l’histoire-bataille et maintenant c’était l’histoire-bataille qui gagnait, si j’ose dire, mais quelle histoire-bataille ? Georges Duby n’a pas rappelé, dans l’extrait que vous avez donné, un élément extrêmement important aussi de ce phénomène militaire, c’est son aspect économique. Il explique merveilleusement dans ce livre, comment la guerre, telle qu’elle se mène au plus haut niveau, au début du XIIIe siècle, nécessite une préparation économique considérable. Cette préparation, elle se fait dans des exercices, vous le savez, qui sont à la fois des exercices de préparation militaire et ne même temps des fêtes, des cérémonies, ce sont les fameux tournois. Et Georges Duby a parfaitement montré, ce que Walter Scott avait assez bien montré dans Ivanhoé, au début du XIXe siècle, que le tournoi est l’occasion d’un énorme marché. Non seulement marché de toutes les provisions qu’il faut pour consommer lors de cette fête mais surtout marché des chevaux, marché des armes, marchés même des mercenaires. C’est probablement la plus grosse entreprise économique du Moyen-âge. Par conséquent, le phénomène militaire était en même temps un phénomène économique. Et puis alors, il a montré maintenant que nous savons combien l’histoire de l’imaginaire est essentielle, pour comprendre l’évolution historique, il a montré que c’était un phénomène symbolique, un phénomène de l’imaginaire. C’est véritablement un livre que je continue à trouver absolument merveilleux.

Jean-Claude Schmitt : À propos du marché, ce n’est pas par hasard, et Georges Duby naturellement l’a relevé, que le même mot, en latin, nundinae, signifie les foires et justement ces occasions de tournoi. L’aspecté économique est présent, je dirais, dans toute cette vie des armes, cette vie militaire d’abord dans la rançon, naturellement, aussi au tournoi que dans la bataille, ce que l’on vise avant tout, sauf pour le roi, on va en reparler, c’est non pas à tuer ou à blesser mais à saisir, à faire des captifs dont on pourra exiger ensuite des rançons. Puis, l’aspect financier, matériel est présent naturellement aussi dans l’armement, il coûte extrêmement cher : entretenir un cheval de guerre, avoir une armure efficace, là encore on retrouve le roi puisque comme il le disait très bien à la fin dans cet extrait, le roi est celui qui naturellement peut le mieux s’armer, celui qui a le plus d’argent, le plus de moyens pour avoir l’armure la plus efficace.

Puisque je parle du roi, nous savons tous que le roi vous a beaucoup intéressé dans la culture médiévale, justement il y a cette insistance qu’il met au sort particulier du roi, le roi dont on pourrait exiger la plus forte rançon, et cela est arrivé naturellement, votre Saint Louis en a fait les frais, eh bien ce roi, on cherche à le mettre à mort. Pourquoi ?

Jacques le Goff : Si je m’éloigne un peu des « Lundis de l’Histoire » pour me rapprocher, comme vous m’y inviter, de mes propres travaux, je dirais que j’ai été au cours de ma carrière et de mes recherches de plus en plus fasciné par deux personnages qui sont les héros du Moyen-âge, c’est le roi et le saint. Il se trouve qu’ils se sont surtout incarnés dans deux grands personnages du XIIIe siècle, Saint Françoise d’Assise et Saint Louis. Le roi, c’est le grand personnage politique, entre guillemets. Et ici, je crois, que les nouveaux médiévistes ont modifiés, sans parvenir peut-être complètement à faire disparaître les anciens clichés, un peu le paysage traditionnel de l’histoire politique médiévale. L’histoire politique médiévale est dominée, sur le devant de la scène il y a deux personnages : le Pape et L’Empereur. Sans enlever toute importance au Pape et à l’Empereur, il nous semble aujourd’hui que ce sont plutôt des ombres assez vaines qui se promènent sur le devant de la scène et que derrière les personnages importants, ce sont les rois et les saints. C’est le roi qui est au Moyen-âge à la fois le symbole et le processeur du principal pouvoir politique. Certes, il n’est pas seul, la marche vers l’absolutisme n’est qu’ébauchée au Moyen-âge, c’est au cours du XVIe, comme on le sait, et XVIIe siècle, que le roi deviendra ce personnage absolutiste. Mais, vous le voyez, c’était aussi, pour moi, une émission comme celle-là, un livre comme celui-là, un historien, comme celui-là, l’occasion de montrer à la fois l’historiographie, l’histoire telle qu’elle se fait et quels étaient les principaux personnages de l’histoire renouvelée. Ces personnages d’ailleurs pouvant être, en d’autres occasions, une catégorie sociale, le peuple, un ensemble social, voire un espace, sur le modèle de la Méditerranée de Fernand Braudel.

Jean-Claude Schmitt : Merci, Jacques Le Goff, d’avoir évoqué la figure si importante, dans l’historiographie du XXe siècle, de Georges Duby, c’est avec une émotion partagée bien sûr que nous avons entendu sa voix.

Nous allons maintenant entendre de nouveaux extraits, qui naturellement s’inscriront dans le prolongement de ce que nous venons de dire.

[Pause musicale]

Avec « la Bataille de Bouvines », nous venons de voir comment une certaine forme d’histoire événementielle peut paradoxalement trouver une place dans la nouvelle histoire. Une autre réhabilitation du même genre, concerne l’individu qui, lui aussi, semblait devoir céder définitivement la place à l’histoire des masses et des structures. Mais là aussi se posait le problème des retours et de la réintégration de l’individu dans une histoire nouvelle. La biographie n’avait plus très bonne presse pourtant. Et vous-même, Jacques Le Goff, vous avez montré, à propos de Saint Louis, comment une nouvelle conception d’une histoire biographique pouvait contribuer au renouvellement de la réflexion historique. Avant même, un autre exemple nous était fourni par le beau livre d’André André Miquel, « Ousâma, un prince syrien face aux croisés », auquel vous avez consacré une émission des « Lundis de l’Histoire », le 6 octobre 1986. Écoutons André Miquel nous parler du témoignage autobiographique d’Ousâma, sur les croisades et les croisés des terres saintes, vus pour une fois depuis l’autre camp. Nous entendrons aussi à ce propos, l’intervention du grand spécialiste de l’Islam, Maxime Rodinson, que vous aviez convié à ce débat.

André Miquel : Dans la première partie de la vie d’Ousâma, lorsqu’il faut négocier avec les Francs, le cas échant, contre d’autres principautés musulmanes, la situation est plus ambigüe. Il y a d’abord finalement, la fraternité d’armes. Finalement, ces gens, de part et d’autre, ce sont des guerriers qui ont la même conception de l’honneur militaire, de l’honneur du mâle à la guerre etc. au fur et à mesure que le projet de Zengi, puis de son fils Noureddine, puis de Saladin en Égypte voit le jour, autrement dit le projet de rassembler l’Égypte et la Syrie dans une lutte commune contre le Franc, certainement, au fur et à mesure de la vie d’Ousâme, l’hostilité a accrue de façon tout à fait régulière. Donc, sentiments, nous y reviendrons, mais ambigus. Ces Francs, les ennemis, on les criques pas forcément d’ailleurs pour les mêmes domaines. Il y a un phénomène très important tout de même, qu’Ousâma est le premier à signaler à savoir dit-il qu’il y a deux générations de Francs. Il y a les anciens qui sont, dirais-je mon Dieu, à peu près supportables parce qu’ils ont payé à minima à la coutume locale et notamment, il y a cette très belle évocation d’un chevalier Franc, retiré dans sa propriété à Antioche, qui reçoit à sa table un ami Musulman, lequel a des réticences pour des raisons que nous devinons, et le Franc n’y va pas par quatre chemins, il lui dit : tu peux manger sans craintes, non seulement je ne te sers pas du porc mais j’ai banni la nourriture de porc de mon propre ordinaire et ce sont du reste des cuisinières Égyptiennes qui, chez moi, font la cuisine. À côté de ces anciens Francs, supportables, il y a les nouveaux qui, eux, sont résolument odieux, parce qu’on a le sentiment, d’après ce que raconte Ousâma, qu’ils représentent un corps tout à fait étranger à l’Orient et notamment, autre exemple, pour faire pièce à l’autre, Ousâma raconte que lorsqu’il est allé à Jérusalem, les Templiers avaient ménagés dans la grande mosquée, transformée en église, un petit coin où les musulmans pouvaient prier et qu’un énergumène s’est précipité sur lui en lui disant : ce n’est pas dans cette direction-là, celle de la Mecque, en gros vers le sud-est, que tu dois prier mais comme nous, Chrétiens, vers l’est. Les Templiers le chasse, il revient. Les Templiers le chasse une seconde fois et demandent à Ousâma de les excuser, eux, du comportement de cet énergumène, en lui disant : c’est un nouveau venu, il est arrivé depuis peu, il ne connaît pas vos coutumes. Alors, c’est un phénomène, je crois, très importants, les deux générations de Francs.

Maxime Rodinson : Je voulais dire à ce sujet qu’il y a les grandes idéologies, [manque deux mots] dans la guerre puis il y a les idéologies de la vie courante qui vont contredire cela en partie. Il y a l’idéologie de la chevalerie qui est presque commune aux deux et ça, je voudrais citer un passage occidental qui est à peu près correspondant à celui-là, c’est la chronique anonyme de la première croisade, par un chevalier qui a pris part, au soir d’une bataille, notait au fur et à mesure, en Anatolie en route pour Jérusalem, vers 1095 par là, 1097-1098, il écrit : Ces Turcs sont de magnifiques chevaliers, dommage qu’ils soient Musulmans, s’ils étaient Chrétiens, ils seraient parfaits.

Jean-Claude Schmitt : Jacques Le Goff, comment analysez-vous historiquement, cette ambivalence du regard sur l’autre, ce mélange de fascination et d’hostilité dont les relations entre Francs et Musulmans semblent avoir été le creuset à l’époque des croisades au XIIe et XIIIe siècle, en Palestine ? Et Pourquoi ne pas poser la question puisque pour vous le présent et le passé sont étroitement lié ? N’y-a-t-il pas là matière à réflexion, pour nous-mêmes aujourd’hui ?

Jacques le Goff : Vous voyez d’abord ce qui a pu me faire choisir, dans la production historique, dont il faut dire qu’elle a été pendant les trente cinq années, dont vous voulez bien parler, et qu’elle est toujours aujourd’hui abondante et souvent de qualité. Il n’y a en général que l’embarras du choix pour le livre dont je souhaite parler aux « Lundis de l’Histoire ». Mais là, vous le voyez, ce choix répond à une de mes préoccupations constantes, depuis que j’ai eu la responsabilité de cette émission, il s’agit, encore une fois sans esprit de chapelle, de fournir aux auditeurs amateurs d’histoire, des ouvertures, des ouvertures sur les grandes civilisations, sur les grands espaces historiques et de les inviter à s’enraciner dans en profondeur dans la compréhension et l’analyse des phénomènes historiques. Par conséquent, il s’agit, pour l’émission d’une radio française de sortir du milieu européen occidental et s’agissant du Moyen-âge, du milieu chrétien. Alors, il y a évidemment un événement historique qui permet de répondre à toutes ces questions, c’est les croisades. Mais, heureusement, le beau livre d’André Miquel, fournissait une base très originale puisqu’il s’agit de voir les croisades et les croisés de l’autre côté. Ousâma est un prince musulman, en même temps, le texte sur lequel André Miquel s’appuyait, qu’il a publié d’ailleurs, est son analyse montre bien ce que l’on appelait, c’était à l’époque très à la mode et ça je crois beaucoup apporter à l’histoire, les mentalités, j’ajouterais ses mœurs, les comportements, la vie quotidienne. Il y avait donc tout cela et je crois que cela nous permettait face aux événements malheureusement si dramatiques que nous voyons dans le Proche-Orient, de comprendre qu’un phénomène historique en général ne s’éclaire bien que si justement on se place dans la longue durée. Le XIIe siècle d’Ousâma nous fait inévitablement penser au XXe et au XXIe siècle de la Palestine actuelle. Par conséquent, je crois que la discussion sur ce livre, avec la présence de deux grands spécialistes du monde musulman fournissait, aux auditeurs des « Lundis de l’Histoire », la possibilité de comprendre comment en général, chez ces peuples qui vivent ensemble sur un même espace, nous retrouvons ici l’idée de l’espace, il y a le plus souvent un mélange d’attraction et de détestation, ce qui explique peut-être le caractère spécialement passionné de ces relations. Ici, je dirais que nous envisageons, nous pourrons envisager aussi un domaine de la recherche historique qu’une émission, comme « Les Lundis de l’Histoire » s’efforce d’ouvrir, de mettre à la disposition des auditeurs, qui est celui du monde de la sensibilité, du monde des passions. C’est l’homme tout entier dans les sociétés, dans le temps qu’une émission comme celle-là a l’ambition de montrer et de montrer à travers la production historique.

Jean-Claude Schmitt : Ce qui rend ce témoignage d’Ousâma particulièrement proche et émouvant, c’est bien sûr son caractère autobiographique. C’est que c’est Ousâma, lui-même, qui écrit ou qui dicte ses impressions sur l’ensemble de cette culture du Proche-Orient où se retrouvent des Chrétiens, des Musulmans, d’ailleurs aussi des Juifs. De ce point de vue-là, naturellement le double regard que l’on peut avoir sur cette période et sur cet espace est d’autant plus important et intéressant que l’on a l’équivalent de l’autre côté aussi, du côté chrétien, avec un décalage chronologique, on pense bien évidemment à Joinville. Joinville qui peut-être n’aurait pas dit : dommage qu’ils ne soient pas Chrétiens, qui peut-être aurait eu une réaction d’emblée plus violente lui-même parce que dans le fond il venait de l’extérieur, c’était un nouvel arrivant lorsqu’il suivait le roi Louis IX dans sa croisade.

[Pause Musicale]

Jean-Claude Schmitt : Jacques Le Goff, avec les deux derniers extraits de vos émissions passées des « Lundis de l’Histoire », nous allons suivre un autre développement de la recherche historique récente, l’histoire de la différence des sexes, ce que les historiennes et les historiens anglo-saxons appellent la « gender history », qui ne se limite pas à l’histoire des femmes. Ce sont les livres de deux historiennes qui nous aideront à évoquer ces problèmes. Toutes deux dialogues avec la même anthropologue, Françoise Héritier-Augé. Écoutons d’abord Nicole Loraux évoquer, le 9 septembre 1990, les expériences de Tirésias, de devin de l’épopée thébaine, antique qui a connu le sort étrange non seulement de devenir, un temps, une femme mais étant redevenu ensuite un homme de se souvenir de l’autre sexe qui avait été le sien.

Nicole Loraux : « Les expériences de Tirésias : le féminin et l’homme grec », disons que le sous-titre indique qu’il va être question de montrer comment l’homme Grec que les institutions et les discours institutionnels de la cité constituent comme un homme entièrement viril est une figure plus ambivalente que la logique ne le veut et ne le souhaite et que les Grecs, Grecs des cités, ont mis en place tout un système de réflexion, de pensée et d’imagination autour de la part féminine dans l’homme. Donc, mon objet était d’essayer de montrer comment non seulement les Grecs ont pensé une part féminine dans l’homme mais comment il arrive même que cette part féminine soit jugée absolument nécessaire à la constitution même de l’homme viril en tant que tel. Bon, disons que cela se passe dans l’épopée et qu’à l’époque classique la représentation est beaucoup moins subtile et beaucoup plus arrêtée et que l’homme est sensé être homme mais il n’empêche qu’il y a des instances de paroles et des instances de paroles institutionnelles et officielles, comme la tragédie, qui procède à cette réinsertion de féminin dans l’homme. À partir de là, j’aurais pu donner un titre qui tourne autour d’Héraclès, héros même de la virilité et de la force, qui manifeste par ailleurs un goût tout particulier pour les robes de femmes et pour un certain nombre de situations où il se trouve en position féminine. Mais, j’ai préféré donner un titre en passant par Tirésias, qui est la grande figure de devin de l’épopée thébaine et que les mythes créditaient d’avoir été femme à un moment de son histoire. Le mythe raconte que Tirésias, jeune se promène sur le mont Cythéron, voit deux serpents en train de s’accoupler et les sépare, qu’il met un bâton entre eux, pour former le caducée, ou que même il tue l’un des deux, certaines versions le disent. Il devient instantanément femme. Il est femme pendant une certaine période de sa vie puis, sur le mont Cythéron, il revoit deux serpents en train de s’accoupler et cette vue le rend à sa nature première d’homme mais c’est un homme qui n’a pas oublié qu’il a été femme. Et lorsque les grands Dieux de l’Olympe, le couple royale de l’Olympe même, Zeus et Héra, se querellent pour savoir qui de la femme ou de l’homme éprouve le plus de plaisir dans l’acte sexuel, Tirésias est convoqué, compte tenu de son expérience, d’où le titre, par les expériences, et appelait à trancher, il répond que dans le plaisir si l’homme a une part, la femme en a neuf. Donc, on divisant le plaisir en dix, la femme en éprouve neuf dixième.

Françoise Héritier-Augé : Si je me suis intéressé au système de parenté, je m’intéresse aussi énormément à ces questions-là. Et d’ailleurs dans mes enseignements, dans mes cours où je brasse large et pas seulement sur l’Afrique, j’utilise des textes d’historiens, des textes d’historiens de l’Antiquité et très particulièrement même des textes de ma collègue, Nicole Loraux. Ils m’intéressent au titre de cette anthropologie générale du corps parce qu’il est une superbe démonstration de ce que l’on peut faire sur des textes et pas comme nous autres nous le faisons sur des terrains vivants, concrets où nous avons, comme souvent les historiens nous le font bien savoir, la chance de pouvoir voir de nos yeux ce que vous, vous devez restituer à travers l’écrit. Mais, là, on écoutant simplement parler Nicole, il me revenait simplement un petit détail qui m’avait bien amusé dans la lecture du mythe de Tirésias, c’est que contrairement à ce qu’un lecteur un peu pressé qui ne connaît pas la situation et le conflit qui oppose Héra et Zeus pourrait le croire, c’est que dans le débat qui les oppose, c’est Zeus qui pense que les femmes ont plus de plaisir que les hommes et c’est Héra qui veut défendre, en mentant, parce qu’elle le sait bien où est la vérité, et qui soutient la vérité inverse. Et là, je voudrais savoir ce qu’en disent les textes parce qu’apparemment c’est quelque chose qui passe, si je puis dire, comme une lettre à la poste, le fait qu’il y ait cette opposition entre Héra et Zeus, personne n’a l’air de s’intéresser à pourquoi Zeus défend la suprématie du plaisir féminin ?

Nicole Loraux : Je pense qu’aucun Grec ne s’étonnait qu’Héra réagisse ainsi…

Françoise Héritier-Augé : Elle, elle défend le mariage.

Nicole Loraux : Elle défend le mariage et elle défend le mariage autant que le plaisir y a une part, je ne dirais pas la plus réduite possible, mais réduite tout de même. Quant à Zeus, lui aussi est peut-être le modèle de ce désir de féminité qui peut être exprimé par les hommes Grecs et si Zeus accouche, par exemple, - cela lui arrive deux fois, bien que cela ne soit pas par des lieux du corps tout à fait prévu puisque c’est par la tête, pour Athéna, et par la cuisse, pour Dionysos – il n’ a pas l’expérience du plaisir au féminin mais c’est un coureur de femmes et je suppose qu’il doit parfaitement savoir ce qu’il en était pour un Grec, à savoir que les femmes étaient, comme le dit Aristophane, d’excellente cavalière, des amazones endiablées et que finalement on peut faire l’hypothèse parce que les textes sont très silencieux sur la question, que c’est précisément qu’en tant qu’il a fréquenté des quantités de femmes et des mortelles que Zeus a des opinions sur le plaisir féminin.

Jean-Claude Schmitt : Jacques Le Goff, le débat que nous venons d’entendre entre l’historienne de l’Antiquité, Nicole Loraux, trop tôt disparue, peu après cette émission, d’une part et d’autre part Françoise Héritier-Augé, anthropologue, pose plusieurs questions importantes. Les historiens n’ont-ils pas la plupart du temps inconsciemment ou non, écrit l’histoire du seul point de vue des hommes parce que ceux-ci détenaient l’autorité, la légitimité et pour commencer le pouvoir que confère l’écriture ? Ne faut-il pas inscrire la relation entre homme et femme au cœur des interrogations historiques actuelles, non seulement pour tenir compte aussi du point de vue des femmes mais pour découvrir cette richesse insoupçonnée de l’ambivalence sexuelle, la part féminine qui est en l’homme et inversement ? Enfin, comment tirer, ici, profit de l’apport de l’anthropologie ? C’est-à-dire de l’observation directe, sur des populations présentes, de cette perpétuelle négociation entre homme et femme à propos du partage des tâches matérielles et des tâches rituelles, à propos de l’autorité ou encore à propos de la transmission des biens. Jacques Le Goff, puis-je vous demander quelle part dans vos propre travaux et dans vos réflexions à cette série de question ?

Jacques le Goff : Vous savez, Jean-Claude Schmitt que cette question m’a, si j’ose dire préoccupée. Je dis préoccupée parce que, comme vous le savez très bien, malgré les progrès qui ont été accomplis, le regard de l’historien s’attache moins aux femmes qu’aux hommes, d’autre part, dans nos métiers en particuliers dans l’université, les femmes, malgré encore de grands progrès, tiennent sans doute un rôle moins important que les hommes et très tôt j’ai pensé qu’il y avait là, quelque chose contre quoi il fallait dans la mesure du possible remédier. Remédier, en ce qui concerne le présent, en faisant appel à des historiennes, à des spécialistes des sciences humaines dans ces émissions, et c’est ce que je crois avoir fait chaque fois que la chose était possible, et d’autres part, dans les livres dont on parlait, les thèmes dont on parlait, m’intéresser notamment à tout ce qui concernait les rapports entre les sexes. Le problème, comme vous l’avez bien dit, et c’est d’ailleurs la vraie définition de la « gender history », ce n’est pas l’histoire des femmes mais c’est l’histoire de la place de la femme dans le couple, dans la famille, dans la société. J’y étais poussé d’ailleurs précisément par Georges Duby, pour qui ça a toujours été un thème essentiel de sa recherche et de sa réflexion. Les derniers ouvrages de Georges Duby, qui ont été présentés aux « Lundis de l’Histoire », ce sont ceux qu’il a consacrés aux dames du XIIe siècle et dans lequel il a essayé de se guérir, si je peux dire, de la souffrance véritable qu’il éprouvait à ne pas arriver à retrouver les femmes dans la documentation historique. D’autre part, cette recherche de cette moitié de l’humanité…

Jean-Claude Schmitt : C’est Mao qui disait cela.

Jacques le Goff : Il avait bien raison. Cette recherche m’amenait aussi à faire appel, comme je le faisais, dès que je le pouvais, dans ces émissions, à des spécialistes de sciences humaines et sociales qui n’étaient pas historiennes par définition mais ouvertes à l’histoire. Et ici, il y a eu cette collègue et amie, d’une qualité exceptionnelle, Françoise Héritier-Augé, qui de l’Afrique noire au Collège de France, a été notre grande institutrice en matière de regard sur les femmes dans l’histoire et dans la société. J’ajoute d’ailleurs que l’histoire des femmes qui a été écrite dans ces années-là, et qui a eu un grand retentissement, a été dirigée par Georges Duby, d’une part, et par Michèle Perrot, qui était venue rejoindre « Lundis de l’Histoire ». Le médiéviste, que j’étais, ne pouvait s’empêcher de penser non seulement à ce phénomène, si je puis dire, quantitatif, la moitié de la société, la moitié de l’humanité, mais au rôle des femmes dans tous les domaines importants de la vie. Je crois que c’est en prenant en considération ce problème du masculin et du féminin que l’on peut peut-être éclairer mieux encore qu’on ne l’a fait un des phénomènes essentiels de l’histoire de l’Occident médiéval, qui est dans la religion chrétienne, la promotion de la vierge Marie. Parce que là, peut-être d’une façon encore plus éclatante que dans les religions antiques avec la présence des grandes Déesses, le christianisme a accordé à une femme, un statut quasi divin. Je me plais à dire au risque d’un peu choquer, que le monothéisme médiéval n’était pas un vrai monothéisme, que la plupart des hommes et des femmes du Moyen-âge estimaient que la réalité c’était le Dieu en trois personnes, que la trinité c’était bien trois personnes, ce à quoi j’ajoute, allons encore plus loin dans la provocation, que comme les trois mousquetaires qui étaient quatre, les trois Divinités médiévales étaient quatre avec une Divinité féminine, qui était la vierge. Par conséquent, tous les éclairages apportaient par une historienne de l’Antiquité, aussi remarquable, et ici encore cela a été aussi pour moi une nouvelle émotion que d’entendre la chère Nicole Loraux, ou d’autres historiennes apporter ce point de vue de l’histoire des sexes, surtout des rapports entre les sexes en histoire.

Jean-Claude Schmitt : Et avec ce point sur lequel elle insiste et qui me paraît particulièrement intéressant, qui est celui de l’ambivalence sexuelle, c’est-à-dire de cette part féminine dans l’homme, de la part masculine dans la femme. La mythologie chrétienne, de ce point de vue là, non seulement promeut la vierge Marie à un rang extraordinaire et Divin, quasi Divin, mais elle a aussi pensé l’ambivalence sexuelle dans la figure du Christ. Car si le Christ est homme, s’il est mâle, sa génération n’est pas d’ordre charnel mais spirituel d’où par exemple ces représentations figurées du Christ, sur lesquelles l’historien de l’art Américain, Leo Steinberg a attiré l’attention, où en fait il n’est pas sexué. Ceci nous entraînerait…

Jacques le Goff : Je crois que l’on ne peut pas oublier, même si cela ne se montre pas d’une façon directe, précise, et je pense que c’est tant mieux, que les sciences humaines et sociales au XXe siècle, parmi leurs grands maîtres, leurs grandes ombres sont celles de Freud.

Jean-Claude Schmitt : Nous allons continuer d’ailleurs à réfléchir à ces questions, avec le dernier extrait, qui concernera, là encore, la famille et la femme.

[Pause musicale]

Le domaine de la parenté est certainement un des terrains privilégiés de la rencontre entre historiens et anthropologues. On va en avoir une nouvelle confirmation à propos du dernier extrait que nous écouterons, un extrait des lundis de l’histoire, du 28 janvier 1991, consacré au livre de Christiane Klapisch-Zuber, « La maison et le nom », qui concerne les stratégies de l’alliance et les rituels du mariage à Florence au XVe et XVIe siècle. Là encore, c’est avec Françoise Héritier-Augé que l’auteur dialogue.

Christiane Klapisch-Zuber : Les Florentins, très clairement distinguent différents cercles. Il y a le cercle des consanguins, ceux qui appartiennent à la case, au lignage et puis il y a le cercle parents qui sont unis par l’alliance, le parlentade ( ?) ou un autre mot, reparé ( ?) mais qui est utilisé en général plutôt dans ce sens-là, et il y a ensuite une zone assez incertaine qui est plus ou moins liée par des liens de consanguinités, les consorts mais qui peuvent être aussi des liens d’amitié ou de voisinage.

Françoise Héritier-Augé : C’est d’ailleurs une chose assez étonnante, dans cet ouvrage, pour une anthropologue, de se rendre compte à quel point - et c’est un point d’ailleurs sur lequel vous insistez notamment dans votre introduction, Christiane Klapisch – il y a une discordance entre le vécu et la norme. Cette norme qui est imposé par les lettrés ou par l’Église, en disant, en gros, que la norme voudrait que la parenté soit bilatérale, en sens qu’il y ait les mêmes valeurs selon les lignes qui passent par les hommes et les lignes qui viennent du côté utérin, du côté de la mère. Or, en fait vous nous montrez que les femmes ont peu d’importance, c’est d’ailleurs un des points que l’on aura à débattre ce matin, mais leur parenté aussi. Disons qu’il y a une sorte de greffon qui porte sur deux générations au maximum et qu’ensuite tout ce qui vient du côté maternel est évacué. Il y a donc cette incroyable discordance entre une théorie, une pratique, qui est une pratique de l’Église puis la pratique quotidienne dans ces milieux, qui sont des milieux de noblesse d’une part et des milieux de couches sociales relativement aisées puisque c’est une bourgeoisie marchande qui est surtout l’objet naturellement de votre traitement. Cela serait intéressant de voir si ce même biais massif que j’appelle de la patrilinéarité se retrouve dans des couches plus populaires, mais il y a fort à parier que vous trouveriez un modèle assez semblable.

Christiane Klapisch-Zuber : Assez semblables quoiqu’estompé. Les enjeux sont moindres.

Françoise Héritier-Augé : Oui, les enjeux sociaux sont moindres.

Christiane Klapisch-Zuber : Il y a deux aspects au problème. Il y a le fait que les enfants appartiennent au lignage de leur père. Donc, ils doivent rester dans le lignage du père. Et les situations où les enfants suivent leur mère dans un autre lignage sont absolument exceptionnelles et posent des problèmes. L’autre élément, c’est que le sort de la veuve, comme vous l’avez dit, est en particulier le sort des biens qu’elle a apporté, les biens dotaux qu’elle a apportés et qui doivent lui revenir maintenant qu’elle sa veuve. Donc, elle va dépouiller ses enfants d’un premier lit si elle se remarie et là, c’est un nœud que les Florentins ne savent pas résoudre, autour duquel se nouent des quantités d’interprétations affectives, des rapports entre hommes et femmes tout à fait capital.

Jacques le Goff : La traduction de cette situation en termes affectifs justement, c’est cette étiquette de la mère cruelle que l’on donne à une femme qui n’est que la victime d’un système.

Christiane Klapisch-Zuber : Et qui doit, qui est reprise par sa parenté pour être replacée en mariage quelque part ailleurs.

Françoise Héritier-Augé : Évidemment, tout dépend de son âge.

Christiane Klapisch-Zuber : Tout dépend de son âge bien sûr. Au-delà de trente cinq ans, elle a peu de chance de devoir quitter ses enfants. Mais avant, elle est très souvent reprise, c’est le terme, tirée, extraite de sa famille…

Jacques le Goff : Or, les jeunes veuves sont quand même très nombreuses.

Christiane Klapisch-Zuber : Bien sûr, très nombreuses.

Françoise Héritier-Augé : Là, on est en plein cœur de problèmes ethnologiques tout à fait cruciaux, c’est le choix entre deux solidarités. Les hommes n’ont qu’une seule solidarité et les femmes sont déchirées entre deux solidarités.

Jacques le Goff : Absolument.

Françoise Héritier-Augé : Et la fille, la jeune veuve, généralement, elle est tiraillée, surtout si elle a des enfants, entre la solidarité entre son lignage d’accueil et la solidarité avec son lignage d’origine. Et très généralement, si j’ai bien compris, c’est le lignage d’origine qui l’emporte.

Christiane Klapisch-Zuber : Oui, la solidarité est plus importante dans ce cas-là…

Françoise Héritier-Augé : Et on fait abandonner les enfants. Et alors, c’est tout à fait remarquable, il y a au moins un cas où une femme prend la parole, dans un discours, je ne me souviens plus très bien, il y a une joute oratoire, entre un jeune homme qui explique que les femmes sont cruelles, notamment pour ces raisons, et une femme qui retourne l’argument en disant, en quelque sorte, nous y sommes contraintes. Et c’est la seule fois où l’on voit qu’elles peuvent être désespérées d’avoir à abandonner leurs enfants, dans le cadre de l’amour proprement maternel. Car s’il y a une chose qui est absente, [manque deux mots], c’est justement cela.

Jean-Claude Schmitt : Alors, Jacques Le Goff, ce qui ressort de ce débat et puis bien sûr du travail de Christiane Klapisch-Zuber et des observations de Françoise Héritier-Augé, c’est, outre la question de la voix des femmes, là encore, la question très actuelle en fait, mais ici inversée, du refus de ce que l’on appelle aujourd’hui les familles recomposées, qui se produisaient, au XVe siècle, pour cause de veuvage mais aussi et surtout peut-être la spécificité de l’alliance, dans la société chrétienne médiévale et moderne, qui consiste en une contradiction peut-être sans équivalent dans d’autres sociétés, entre d’un côté une culture religieuse officielle, celle de l’Église, qui accorde à la femme, y compris à la femme mariée, une certaine dignité, voire un droit, infime peut-être, mais réel à la parole, ce qui n’est pas négligeable et vous avez évoqué bien sûr la figure tutélaire de la vierge Marie, et de l’autre, une logique sociale, bien différente, bien plus dure qui privilégie un seul côté de l’alliance, le côté patrilinéaire, celui des pères et des frères. Peut-on estimer que cette contradiction a pu servir à terme les intérêts de la femme dont la situation était sans doute pire encore, là où le religieux et le social formaient ou forment un ensemble plus indistinct ou moins contradictoire ?

Jacques le Goff : Là encore, à travers le choix du beau livre de Christiane Klapisch, il y avait peut-être d’abord le souhait de montrer, aux auditeurs, combien on peut écrire un beau livre d’histoire et un livre très éclairant sur les structures et le fonctionnement d’une société à travers des documents très différents des documents traditionnels de l’historien. Le titre même, « La maison et le nom », c’est, je crois, la première démonstration à travers ce livre. Puis, ensuite, il y avait le désir de montrer comment ces problèmes sont des problèmes beaucoup plus importants sans doute en histoire qu’on ne l’a dit. Il me semble que par rapport aux historiens traditionnels de la féodalité, parmi lesquels bien entendu il ne faut pas oublier Marx, qui a mis en évidence des structures tout à fait fondamentales, il y a des éléments qui ont échappés, qui ont été très bien mis en valeur par beaucoup de médiévistes contemporains, à commencer par Georges Duby. Ce sont justement les systèmes de parenté, c’est le lignage, c’est la concurrence dans la course aux femmes, si je peux dire, qui a non seulement défini la féodalité mais qui a été un des instruments de fonctionnement de cette société féodale. Je crois que par là, nous comprenons non seulement mieux ce qu’a été le passé médiéval, et un passé médiéval dans lequel il faut prendre l’ensemble des hommes, des femmes, des enfants, des familles, c’est bien toute la société qu’il faut prendre, et pour montrer comment, là encore, tous les problèmes qui se posent aujourd’hui, vous avez fait allusion à la famille recomposée, tout ce qui se pose autour de la famille, on pourrait presque dire la même chose à propos du travail, ont eu, sinon leur source, leur origine, mais un épisode, un moment capital dans le passé, en particulier dans le Moyen-âge, sans lequel on ne peut pas bien comprendre ce qui se passe. Je pense voir par là, ce qui a été en tout cas un de mes soucis, comme je sais que c’est celui de mes amis des « Lundis de l’Histoire », c’est que cette présentation d’ouvrages caractéristiques de la production historique, soit en même temps un éclairage du présent.

Jean-Claude Schmitt : Tout à fait. Je crois que ce dialogue du passé et du présent est très présent à votre esprit. Il me semble double, c’est-à-dire qu’il y a des continuités, parfois de fausses continuités aussi, et puis des il y a dans l’analyse et l’essai de compréhension du passé, la volonté de trouver des problèmes. Naturellement, nous y trouvons des problèmes qui sont les nôtres mais qui en même temps nous permettent d’éclairer un peu plus le passé. En tout cas, Jacques Le Goff, je vous remercie bien sur de vous être prêté à cet entretien, qui aura permis à nos auditeurs d’entendre à nouveau des extraits de sept de vos émissions passées « Lundis de l’Histoire », que vous animez, je le rappelle, depuis pas moins de trente sept ans, et qui ont été l’occasion de débattre de plus de 350 livres importants dans le domaine de l’histoire et des sciences sociales. Mais plus important, peut-être, nos auditeurs vous auront entendu réagir à ces extraits, apporter de nouveaux commentaires, tant il est vrai, comme le disait, Georges Duby, que l’histoire continue.

C’était « Jacques Le Goff : un historien à la radio », entretien entre Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, à propos de l’émission « Les Lundis de l’Histoire » de 1967 à 2004.

Cette émission nous a permis d’entendre les voix de Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, François Furet, Georges Duby, André Miquel, Maxime Rodinson, Nicole Loraux, Christiane Klapisch-Zuber, Françoise Héritier-Augé.

Nous remercions l’Ina de nous avoir fourni ces archives.

Merci aussi à Laurence Laurence Jennepin, attachée de l’émission.

Prise de son et mixage, Christian Larondès ( ?)et Gérard Cognet ( ?).

Chargée de réalisation, Nathalie Triandaffyllidès.



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