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Jankélévitch, « La petite mort »

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, d’un extrait d’une émission de France Culture, Jankélévitch, « La petite mort »

Merci à tous ceux qui me signaleront les imperfections de cette transcription. Texte initialement publié, le samedi 21 octobre 2006 à 00 20, sur le blog Tinhinane, dans la rubrique « Oreille attentive ».

Introduction : La petite mort, celle que l’on peut répéter et qui nous donne l’intuition de ce que sera la mort véritable.

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La petite mort

Depuis qu’il y a les hommes, depuis des milliards d’années, eh bien les hommes meurent. Les hommes meurent, toujours dans le même sens, et personne ne sait rien. Est-il rien de plus irritant, n’est-ce pas ? Les hommes meurent à côté de vous, dans la rue, partout, par milliers, mais toujours dans le même sens et pas un pour revenir, pas un pour nous dire quelque chose ; et même ceux qui paraissent revenir n’y sont jamais allés ; ils ne savent rien. Je dirais qu’en un sens, l’intuition est une petite solution – enfin pour nous amuser en attendant – au problème de la mort. Cette petite mort est comme une petite solution parce que là, bien que justement il ne s’agisse pas d’être et de non être, on peut savoir quelque chose. C’est une petite mort qui est suivie d’une résurrection, n’est-ce pas, comme une conscience qui s’abîme dans l’être de l’autre et qui ensuite se rallume, après s’être éteinte, se rallume aussitôt, en sorte qu’il y a comme des clignotements. Je dirais volontiers que la vie de la pensée ressemble à ces clignotements, ces clignotements de la conscience "apparaissante" et "disparaissante" et qui forment l’intellection par opposition à l’intuition.

Nous appellerions donc intuition l’acte privilégié, la fracture elle-même, dans ce qu’elle a de mystérieux, et intellection – qui est l’acte de comprendre –, cette vie quotidienne de la pensée, cette quotidienneté de la pensée par laquelle nous allons et venons, traversons la frontière, faisons un pas, un pas en dehors de la frontière, pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté, si bien que l’existence de l’autre, avec laquelle il s’agit de coïncider, n’est pas absolument « outre », n’est pas un « outre-monde ». C’est qu’en effet il ne s’agit pas de l’outre-monde par rapport à tout le monde, de l’au-delà absolu qui est au-delà de tout, au-delà de tout ici-bas, au-delà de tous les hommes ; mais il s’agit de cet humble, modeste au-delà qu’est l’autre, qui est à mes côtés, par exemple, quand il s’agit de comprendre une personne, de comprendre quelqu’un, quand il s’agit de l’autre qui est la doctrine étrangère, la pensée de l’autre — lorsqu’il s’agit de comprendre une grande doctrine du passé, par exemple. Donc, il ne s’agit pas d’un au-delà de tout ici-bas, mais il s’agit d’un au-delà limité par rapport auquel je suis moi-même un au-delà, d’un au-delà relatif dans lequel le caractère ultérieur, l’« ultériorité » – qui explique seule la perméabilité – n’est pas absolue ; mais elle est elle-même relative et donc elle est objet de connaissance.

En réalité, l’homme de l’intervalle des intuitions, l’homme qui discourt et qui raisonne, l’homme qui assemble des moyens termes dans la médiation est toujours constamment à moitié mort. Il est lui-même à demi-mort. Soit qu’il soit, par exemple, pur existant, pur étant et inconscient, un homme qui est sans connaître est à moitié mort. Il vit par ses organes, par ses viscères, par son cœur qui bat, par sa respiration qui s’accomplit ; mais par l’esprit il est mort. Et, inversement, un homme qui connaît et qui sait sans être, en oubliant, en ne coïncidant pas avec l’être de l’autre, est mort à lui-même. En oubliant la vie de ses propres organes, cet être à son tour est à moitié mort. Il est donc mort parce que conscient. C’est donc le passage d’une demi-mort à une autre demi-mort qui est la vie véritable.

La vie véritable c’est le passage d’une mort à une autre. D’une petite mort à une autre petite mort. De la petite mort de l’homme existant mais non connaissant à l’autre petite mort, complémentaire, celle de l’homme connaissant mais inexistant. Inexistant pour soi-même et inexistant également en l’autre, avec lequel il ne coïncide pas et qu’il ne peut que connaître du dehors. C’est donc le passage de l’un à l’autre, le passage d’une mort à une mort, lequel s’accomplit dans l’instant, qui est la vie véritable. Et, peut-être que nous ne sommes des vivants que par cet instant lui-même. Nous ne vivons véritablement que parce que nous passons perpétuellement d’une mort à une autre, d’une petite mort à une autre, car c’est l’instant seul qui est la vie révélatrice. C’est l’instant seul qui est la vie du savoir, qui est le « savoir vivant », en réalité - en accolant ces deux mots qui jurent de se trouver ensemble, [mots] qu’accolait un grand philosophe russe disparu, Simon Frank, qui avait écrit un livre qui s’appelait « Le savoir vivant » (en russe : « Живое знание ») dans lequel il étudiait, à côté de doctrines du passé, des poètes, comme le grand poète Tioutchev, puisqu’il considérait la révélation des poètes, le message des poètes, comme la vie, le savoir lui-même, le savoir véritable - ; eh bien ce savoir vivant, révélateur du mystère est donc dans la répétition de l’acte d’intuition lui-même qui, par intermittence, nous redonne une expérience vive de la vérité et nous empêche d’être des cadavres. La seule différence entre l’homme et le cadavre vient de ce passage d’un état cadavérique à un autre qui est la temporalité du temps, qui est l’instant qui propulse le temps et l’intuition qui propulse la pensée et qui est cette fracture dont nous parlions.

De même en effet que les instants propulsent le devenir, ou plus exactement encore, font devenir le devenir, font advenir l’avenir, permettent à l’altération de réussir, à la mutation d’aboutir, me font effectivement devenir un autre et font que l’homme n’est pas une banquise ! - et encore les banquises elles-mêmes évoluent et changent dans le temps, la glace fond, elles descendent vers le sud… enfin, elles font des choses, elles les font très lentement, ne vivant que d’une vie très ralentie, mais elles-mêmes elles évoluent ; la calotte polaire, je suppose qu’elle change, d’un changement très lent -. Eh bien, l’homme change beaucoup plus et beaucoup plus vite et c’est l’instant qui explique seul (par le passage d’une demi-mort à la demi-mort inverse, c’est lui seul qui fait aboutir le temps, qui mobilise le temps et la pensée) le passage de l’être nescient au savoir sans être et dans lequel l’homme reprend à tout moment de l’élan pour le renouvellement, pour le recommencement de sa propre pensée.

*Fedor Ivanovith Tioutchev ou Tiouttchev (1803-1873)

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