Témoignage de la Résistante Lucie Aubrac - jointe au téléphone par Léila Saidi - qui rappelle un des aspects de la personnalité de son vieil ami : son engagement de la première heure dans la Résistance contre l’occupant allemand.
Lucie Aubrac : Jean-Pierre Vernant, comme moi, nous faisions partie de ces groupes d’étudiants antifascistes et antiracistes qui se battaient contre l’Action française et les Jeunes patriotes, qui étaient soutenus par les finances de Mussolini et Hitler. Et quand je dis bataille, c’étaient des batailles à coups de poings, sur les trottoirs du boulevard Saint-Michel. Puis nous nous sommes automatiquement retrouvés, lui, agrégé de philo, et moi, d’histoire, dès la défaite, en France, en 1940. Et je crois que nous avons été, avec Jean Cavaillès, qui était un agrégé de philo, et d’Astier-de-Lavigerie les premiers à faire un tract très brutal contre le gouvernement de Vichy qui venait de signer un traité de collaboration, avec Hitler, à Montoir. Ce premier tract a cité, aussi, les horreurs du racisme qui étaient pratiquées dans l’Allemagne nazi déjà depuis 1933.
Léila Saidi : Est-ce qu’on peut dire que c’est une action qui s’inscrit dans le mouvement Libération sud ?
Lucie Aubrac : Absolument ! Il était membre de Libération sud. Je voudrais vous signaler à ce propos que nous avions beaucoup d’universitaires, parce que nous étions nous-mêmes universitaires et nous recrutions dans notre propre milieu professionnel. La chose la plus extraordinaire, c’est que la plupart de ces universitaires confirmés, agrégés d’université, ce sont engagés pour le combat et pas seulement pour l’écrit et la propagande.
Portrait de Jean-Pierre Vernant, journal de 18 h, par Florence Sturn, mercredi 10 janvier 2007. Un portrait physique et intellectuel du philosophe et historien par Emmanuel Laurentin , le producteur de La Fabrique de l’Histoire, qui eut souvent l’occasion de le rencontrer, de l’interviewer... En dialogue avec la présentatrice du journal, Florence Sturm.
Emmanuel Laurentin : L’homme surtout c’était une carrure. Une carrure d’athlète, c’était une stature de sportif, quelqu’un qui pratiquait la randonné et puisqu’on est à la radio, il faut dire aussi que c’était une voix. C’était une voix profonde, grave, une voix qui résonnait quand on l’enregistrait. Et c’était une voix aussi qui avait des échos, qui remontaient très loin, qui remontaient à la fois à cette histoire de la France, donc l’histoire de la Résistance et qui remontaient bien plus loin encore à l’histoire de la Grèce. Ce que vient de dire Lucie Aubrac est très important parce que cette stature, cette carrure, cette voix il la mettait au service de la fraternité. D’une fraternité qu’il avait apprise justement pendant la Résistance, il l’avait déjà pratiquée avant la guerre mais évidemment dans les groupes qui étaient évoqués par Lucie Aubrac, ces groupes en particulier de jeunes antifascistes, qui dans les années 30 faisaient le coup de poing avec les jeunes fascistes, qui manifestaient contre les métèques et les juifs, en particulier du côté de la place de la Sorbonne. Donc, il avait pratiqué cela, il avait pratiqué aussi ce culte de l’amitié qu’il pratiquera toute sa vie, ce rapport à l’autre qui est un rapport fraternel et égal à celui qui est en face de soi. C’est quelque chose de très fort, François-René Christiani, avant même l’ouverture de ce journal nous rappelait son amitié avec René Char, des amitiés qui étaient très fortes et qui duraient depuis très longtemps. Gilles Martinet, Lucie Aubrac qu’il avait connus dans les années 30 et qu’il continuait à croiser, à fréquenter, jusqu’à leur mort, ça c’était très important. Une amitié forgée par ce combat et cet antifascisme.
Florence Sturm : Et puis il y a aussi ce combat postérieur, son engagement dans le Parti communiste, la distance critique qu’il entretenait également.
Emmanuel Laurentin : Oui, alors, évidemment il était dans le parti communiste, il le revendiquait. Il y est resté jusqu’en 1970. Mais à l’intérieur du Parti communiste il a toujours été de tous les coups, les coups-de-main contre la ligne la plus stalinienne, contre la ligne la plus dure. Il faut se rappeler, quand même que dans les années 80, il avait avec Jacques Derrida participé à l’association Jan Hus, une association d’aide aux jeunes intellectuels Tchèques, qui allait donner des cours en cachette, les mettre au courant de l’évolution du savoir, des compétences, de ce qu’on apprenait, ce qu’on avait découvert dans les universités européennes occidentales, et cela c’était quand même une sorte de résistance.
Florence Sturm : Donc, jusqu’au bout, la démarche pédagogique de l’agrégé de philosophie qui voulait donner à comprendre, selon ses propres termes, donner envie de se projeter vers ce qui est étranger.
Emmanuel Laurentin : Oui, alors, ça c’était aussi sa pratique des Grecs. C’est-à-dire la pratique de ces Grecs qui avaient aussi appris la distance critique. La distance critique par rapport au monde, la liberté d’esprit, le fait qu’il n’y avait pas de dogme. Et, aussi, cette tentation qu’il a eu toute sa vie de décrire de façon claire, sa volonté d’aller vers une épure, une façon plus claire encore de parler du monde et effectivement quand j’ai commencé à réécouter des archives de Jean-Pierre Vernant, on s’aperçoit qu’il devient de plus en plus un conteur, un conteur qui raconte la genèse du monde vue par les Grecs, les amours d’Ouranos et de Gaia et comment la séparation d’Ouranos et de Gaïa sous la force de Cronos avait ouvert l’univers, ouvert le monde, ouvert le temps, ouvert l’espace en même temps et ça, c’était assez formidable. C’était cette volonté, ce souci de clarté qui faisait de lui, à la fin de sa vie, un conteur lumineux. Nous avions enregistré, il y a deux mois à peu près, plus de deux mois à peine, la dernière de ses interventions, qui sera diffusée dimanche sur notre antenne, c’était dans le cadre des déplacements du Collège de France à Aubervilliers, il était venu devant l’assemblée, ici, rassemblée d’Aubervilliers, il était venu en fauteuil roulant avec une voix qui était, là, un peu moins claire que d’habitude, et puis petit à petit il avait commencé à raconter Ulysse, il avait commencé à raconter la métis, la ruse d’Ulysse, il fallait le voir fasciner son auditoire et ce que nous écouterons justement dimanche dans cette émission spéciale.
Florence Sturm : Oui, effectivement, merci en tout cas Emmanuel Laurentin. Je précise que France culture va rendre un hommage à Jean-Pierre Vernant, dores et déjà demain dans « Tout arrive » à la mi journée et puis dimanche, comme vous le disiez, avec une émission spéciale, de 16 h à 22 h, constituée par de nombreux témoignages et entretiens d’archives.
Les matins de France culture, par Ali Baddou, réalisation Dany Journo, mercredi 10 janvier 2007. Au lendemain de l’annonce de la disparition du philosophe et anthropologue, Alexandre Adler revient sur le parcours d’un homme engagé.
Ali Baddou : Bonjour Alexandre
Alexandre Adler : Bonjour.
Ali Baddou : Vous rendez hommage, ce matin, à Jean-Pierre Vernant.
Alexandre Adler : Oui, et bien oui. Comme j’en ai parfois pris l’habitude, lorsqu’une personnalité de premier plan disparaît, et qu’il se trouve que je l’ai connue, et même fort bien connue, je prends la liberté d’en parler. Jean-Pierre Vernant, nous quitte à un âge respectable. Il est pour tout le monde, et pour l’éternité, conservé dans cette image de jeune homme en colère, plein de vitalité, d’esprit de liberté et de rébellion. Qu’on en juge. Jean-Pierre Vernant est probablement le premier résistant, dans l’absolu, de l’histoire de France. On peut discuter car un certain nombre de personnes sont rentrées dans la Résistance peut-être le 17 juin, d’autres le 18, non pas en entendant l’appel du Général de Gaulle mais de leur propre mouvement, le 19 ou le 20. Mais en tout cas, il est certain que Jean-Pierre Vernant et son frère Jacques, qui nous a quitté il y a déjà quelque années, ont décidé d’eux-mêmes et sans consulter qui que ce soit, vers la fin du mois de juin 1940, de mener une action clandestine pour chasser les Allemands du territoire français. Il n’avait besoin d’aucun poste à galène, d’aucune consigne venant de nulle part, et surtout pas du Parti communiste, dont Jean-Pierre Vernant était un sympathisant, il était un dirigeant des étudiants communistes au quartier latin, quelques années auparavant, le parti communiste à l’époque cherchait l’accommodement avec l’occupant Allemand, ou en tout cas il ne savait pas encore ce qu’il ferait, Jean-Pierre Vernant, et ce trait est tellement important, il court comme un fil rouge, c’est le cas de le dire, dans toute son activité intellectuelle, son activité morale, dans cette espèce d’accompagnement de sa génération résistance à accordée à celle de 68 comme des oncles bienveillants. Alors, Jean-Pierre Vernant est aussi, bien sûr, un très grand helléniste. Et il y a un lien entre cet engagement de résistance, qui fut couronné par la Croix de la Libération, le mouvement Libération sud dont il était membre au côté de Raymond Aubrac, Maurice Kriegel-Valrimont, avait discerné deux Crois de la Libération la sienne l’avait été parce qu’il avait été le tout premier à s’engager dans la Résistance, la seconde pour Serge Ravanel parce qu’il était le benjamin du mouvement. Mais déjà auparavant sous l’influence d’Ignace Meyerson, son maître de la Sorbonne, Jean-Pierre Vernant avait commencé à s’intéresser passionnément, nous étions dans les années de Front populaire, à la démocratie grecque. Il continuera d’autant plus qu’il militera pour la révolution grecque, cette guerre d’Espagne oubliée de l’après-guerre, et il parviendra assez tôt à la formulation de ses idées centrales. C’est-à-dire que la démocratie n’est pas un processus naturel, automatique, elle est une découverte, véritablement émergence dans la pensée humaine. Cette émergence a un lieu, c’est la Grèce Antique. Et c’est-là qu’effectivement que la découverte de l’égalité entre les hommes, de l’égalité devant la loi, isogoria, isonomia, débouche sur le pouvoir du peuple. Et, ce pouvoir du peuple n’est pas pour rien dans l’émergence de la philosophie, de l’art grec, de ce qu’on a appelé le miracle grec et qu’on a voulu, très longtemps, déconnecter de ses conditions de possibilité politique. Puis, bien sûr, Jean-Pierre Vernant qui a beaucoup labouré ce champ, avec Pierre Lévêque, et aussi Pierre Vidal-Naquet, qui nous a quitté récemment, qui était le plus jeune de cette nouvelle équipe d’historiens de gauche, proche d’ailleurs de l’école des Annales et du marxisme, dans le domaine hellénique, et bien Jean-Pierre Vernant est allé plus loin. Il a inventé, si on peut dire, avec Mythe et pensée chez Grecs, son ouvrage classique, une sorte de structuralisme qui réinsère l’homme Grec dans un univers mental qui est beaucoup plus complexe, beaucoup moins lisible, dans l’immédiat, que tous les textes de mythologie classique pouvaient l’imaginer et le structuralisme d’une certaine manière car ce qui caractérisait le structuralisme de sa génération, Michel Foucault le dira avant tous les autres, un antihumanisme, une volonté d’effacer l’homme et de retrouver des structures permanentes qui nous gouverne de l’extérieur. Althusser d’ailleurs n’aimait pas le livre de Jean-Pierre Vernant, il flairait le révisionnisme, il avait raison, et il disait qu’il valait mieux s’intéresser à la mathématique grecque qu’à la démocratie grecque. Et bien non, Jean-Pierre Vernant, lui, voyait dans cet engendrement d’une pensée structurale, en effet, la liberté à l’œuvre. Il était bien un fils de cette résistance humaniste qui nous a portée jusqu’à aujourd’hui. Car, effectivement, le départ de Jean-Pierre Vernant c’est aussi la fin d’une époque. La fin de ces pères souriants, indulgents parce qu’ils avaient été courageux, plus que les autres et qui d’une certaine manière constituaient une voûte céleste pour la pensée française. Aujourd’hui, il nous quitte. Il nous quitte en pleine gloire. Il nous quitte en pleine sérénité, car cet homme qui n’avait pas peur de la mort à 18 ans n’avait toujours pas peur de celle-ci à 90. Et, on peu dire, qu’avec lui, c’est cette réflexion de l’engendrement démocratique de notre civilisation, qu’il partageait avec tant d’autres, qui l’a poussé au parti communiste et à produire la critique interne, à l’intérieur du Parti communiste des ( ?) du marxisme, c’est ce mouvement extraordinaire qui s’achève. Essayons peut être d’être dignes d’une telle leçon.
Témoignage de Paul Veyne, Les matins de France Culture, par Ali Baddou, jeudi 11 janvier 2007. En ouverture de l’émission Les Matins de France Culture au lendemain de l’annonce du décès de Jean-Pierre Vernant, son ami et collègue Paul Veyne, spécialiste de l’Antiquité romaine, et lui aussi professeur honoraire au Collège de France, lui rendait hommage par téléphone.
Ali Baddou : Bonjour Paul Veyne.
Paul Veyne : Bonjour.
Ali Baddou : Merci infiniment d’être avec nous, au téléphone. Professeur honoraire au Collège de France, comme l’était Jean-Pierre Vernant, membre du Centre Louis Gernet, de recherche sur les sociétés anciennes. Il y a un petit millénaire qui vous sépare, avec Jean-Pierre Vernant dans ses études ? Vous êtes le grand spécialiste de l’Antiquité romaine,…
Paul Veyne : Un des grands.
Ali Baddou : Un des grands. Lui nous a fait découvrir l’Antiquité grecque, un très beau titre de Libération, ce matin, qui lui consacre sa Une, « Jean-Pierre Vernant, mort d’un guerrier Grec ». Paul Veyne, qu’est-ce qu’il représentait pour vous ; ?
Paul Veyne : Il représentait, dans la génération avant la mienne, trois choses. D’abord, un héros de la résistance, nous, nous étions trop jeunes. Il était ensuite, ce chef militaire était l’homme le plus gentil, le plus aimable, et le plus égalitaire dans ses rapports humains que je n’ai jamais vu. Ensuite, et surtout, il était, pour nous, l’homme qui avait enfin opéré la rupture avec la vieille tradition fleurie et un peu ignorante qui était l’humanisme classique. Si vous permettez, je vais d’abord développer ce point.
Ali Baddou : Bien sûr.
Paul Veyne : ( ?), a commencé, a été communiste et marxiste. Or, un marxiste avait nécessairement, parce que communiste, une philosophie de l’histoire, si bien que cet historien, étant marxiste, sentait nécessairement l’obligation de disposer d’une théorie, d’idées abstraites, d’une philosophie. Et, en effet, il a eu une culture multiple. Cet historien a été psychologue, et était aussi philosophe, ce qui donne des idées abstraites, des idées qui permettent d’analyser plus profondément la réalité historique, ce qu’on appelait autrefois la multiplicité de compétences, l’interdisciplinarité, etc. mais qui signifie tout simplement qu’il avait plus d’idée générales et d’idées scientifiques que le commun des antidisants et c’est du à sa formation marxiste, au devoir marxiste d’avoir une philosophie de l’histoire. Et c’est par là qu’il a donné exemple aux jeunes que nous sommes, ou étions d’une rupture avec la vieille tradition humaniste. Et le centre Louis Gernet a représenté, et représente toujours, cette avant-garde révolutionnaire. Autrement dit, c’est lui qui a donné le signal à la génération qui a suivit la nôtre de se coéduquer entres elles en se cultivant à l’idée générale au lieu d’écouter leur vieux maîtres en Sorbonne.
Ali Baddou : Et on entendait d’ailleurs dans l’extrait que nous venons de diffuser, l’importance pour lui de l’amitié, des phénomènes de bandes et ce lien qu’il faisait toujours entre d’un côté la passion pour la vie intellectuelle pour les lettres, pour la Grèce antique et d’un autre côté ses engagements, son regard toujours politiques dans le monde dans lequel il vivait.
Paul Veyne : Oui, on connait ses longs débats avec les marxistes, avec le Parti communiste,… Il est resté longtemps avec le Parti communiste, pour la raison suivante, ma présence les embête, disait-il. C’était pour les embêter. Mais enfin, autre chose, alors si je dois parler de son aspect humain, c’est un homme qui a été un des grands héros de la Résistance. Ce chef militaire qui a commandé aux combats, en 44, dans le Sud-ouest de la France, était par ailleurs l’individu d’une gentillesse totale, je tiens à le préciser, d’une gentillesse jamais condescendante, il appliquait la règle absolu d’un esprit démocratique, parlait d’égal à égal à tout le monde.
Ali Baddou : Et touts ceux qui ont pu le croiser, notamment à France culture, peuvent s’en souvenir évidemment, sa poignée de main chaleureuse, son ton toujours amical.
Paul Veyne : Oui, oui, oui. Oui, il était amical et égal. C’était un personnage double, un chef mais un chef gentil, ce qui semble contradictoire. J’ajouterais aussi une chose, c’est qu’il a été un chef de la Résistance, un héros. Or, pour être un héros de la Résistance il faut trois conditions et non pas deux. La première c’est évidemment le minimum de lucidité politique qui fait choisir le bon camp. La seconde, faut-il le dire ? C’est le courage. Et je ne peux me rappeler sans un serrement de cœur, une phrase du volume de souvenirs qu’il a publié récemment, « les mois de janvier à août, les 6 mois ou 7 mois qui ont précédés la Libération, ont été une période où nous vivions la peur au ventre, plus que jamais », il faut donc être lucide, courageux seulement il y a malheureusement une troisième condition, que le courage ne remplace pas, il faut avoir le talent spécial, que suppose la lutte armée et aussi la clandestinité. Il avait cet autre talent.
Ali Baddou : Et c’était effectivement un seigneur, Jean-Pierre Vernant. François Weyergans, vous, vous avez été son élève à l’École normale supérieure, vous avez, en tout cas, suivi ses cours, l’agrégé de philo que vous êtes a fréquenté ses œuvres.
François Weyergans : Nous ne nous occupons pas de la même chose et puis j’avais si vous voulez, d’autres centres d’amitiés et de réflexion. Je n’ai eu, avec lui, que des relations de lecteur et, au Collège de France, des relations personnelles.
Ali Baddou : Merci, infiniment, en tout cas, Paul Veyne d’avoir été avec nous ce matin pour rendre hommage à Jean-Pierre Vernant,…