Jacques Munier : « La maladie de l’âme » avec, en duplexe de Nantes, Jackie Pigeaud, professeur émérite de l’université de Nantes. Jackie Pigeaud, bonjour.
Jackie Pigeaud : Bonjour Monsieur.
Jacques Munier : Si la mélancolie continue d’occuper, de questionner le champ clinique aujourd’hui, c’est dès l’Antiquité que s’est manifestée l’intérêt pour cette maladie de l’âme, selon l’expression platonicienne. Jackie Pigeaud vous avez étudié la tradition médico-philosophique de l’Antiquité, en veillant à ne pas courir le risque que vous dénoncez dans un autre livre sur la mélancolie où vous mettez à distance ce risque de vous retrouver ensablé par votre sujet car, dites-vous, on est à propos de la mélancolie comme empêtré de culture, il est difficile de procéder à un déshabillage. C’est pourtant ce que nous allons essayer de faire avec vous car le retour sur cette question antique nous a permis de dégager des perspectives nouvelles sur la relation de l’âme et du corps.
Jackie Pigeaud : Oui, je pense, comme vous le dites, qu’il faut déshabiller les choses parce que le mot de mélancolie est le mot le plus commun pour désigner, comme l’a dit Gladys Swain, la folie. C’est le terme le plus répandu et le plus commun, le plus banal. C’est aussi un lieu commun. Un lieu commun dans lequel nous vivons. Mais avant ça, il y a eu une réflexion extraordinairement féconde, sur ce qui est un état, ou des états qu’on appellerait à tort dépressifs car ils peuvent être exaltés et qui font le fond de la mélancolie. Il faut faire attention à une chose, c’est que quand on s’en va vers l’aval, vers l’époque moderne, évidemment il y a la mélancolie très bavarde, on n’arrive plus très bien à en saisir la complexité. Mais si on remonte le courant, la mélancolie est d’origine médicale. Je veux dire que la définition en about à ceci, je veux dire que la définition de la mélancolie est celle d’un médecin, Hippocrate et celle de l’aphorisme VI – 23.
Jacques Munier : Qui nous dit, je le cite, vous le citez également dans votre livre, « La Maladie de l’âme : étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique » : « Si crainte et tristesse durent longtemps, un tel état est mélancolique » Il s’agit effectivement d’un aphorisme d’Hippocrate.
Jackie Pigeaud : Je pense que cette traduction est mauvaise. Et j’ai dû au fond faire ce livre pour le comprendre. C’est la traduction qui est reçue de tout le monde, et elle paraît tout à fait évidente. Or, ce que dit le grec est beaucoup plus complexe. Et je voudrais prendre cette occasion pour rappeler que la philologie n’est pas suffisante, ni l’histoire. Il faut que le philologue se fasse historien. Et historien, en particulier en cette matière, de ce que j’appelle l’imaginaire médical. Voyez-vous, le texte dit ceci : - excusez moi de parler grec mais je n’en ai pas pour longtemps - « Quand phobos et dysthymia durent longtemps, une telle chose est mélancolique » Qu’est-ce que ça veut dire ? Phobos, on le traduit par crainte. On a raison de le faire à partir d’un certain moment.
Jacques Munier : D’où le mot français phobie.
Jackie Pigeaud : Phobie, ce mot est une construction. Mais si l’on dit crainte, on parle de passion, là. C’est une passion. Si je traduis dysthymia, qui veut dire difficulté du thymos, par tristesse, c’est aussi une passion. Je veux dire que crainte et tristesse sont des passions dans la classification des passions stoïciennes, par exemple. Or, c’est là prendre un parti est du côté de l’âme. Et en même temps,… je vais un peu trop vite. Phobos, c’est, disons, un affaissement. C’est un repli, j’aime bien cette traduction-là parce qu’elle est ambiguë. dysthymia, cette difficulté du thymos, qu’est-ce que le thymos ? Là aussi,…
Jacques Munier : L’humeur ?
Jackie Pigeaud : Oh ! Là. Non, l’humeur ce serait maladroit de l’employer là puisque l’humeur est employée, ici, dans un contexte de liquide. Non, dysthymia c’est la difficulté du thymos, c’est, si l’on veut, ce qu’il y a de pulsion en nous. Alors difficulté de cette pulsion, ça aussi ce n’est pas du côté de la passion. Quand on va traduire ensuite, quand les Latins vont traduire le grec, beaucoup plus tard, ils vont traduire trititia et timor. Et ça paraîtra évident chez Rufus, par exemple, mais c’est parce que nous sommes après les Stoïciens. Il faut comprendre que nous avons là quelque chose de très important, si nous voulons comprendre le sens de cet aphorisme, il faut se débarrasser du débat entre monisme et dualisme. Il n’a pas de sens.
Jacques Munier : Dualisme de l’âme et du corps.
Jackie Pigeaud : De l’âme et du corps. Donc, nous sommes dans une perspective moniste, ça s’explique par… — [Chrysippe ?] l’explique très bien —, dans une perspective dualiste, ça s’explique toujours, maintenant c’est devenu naturel, il faut faire un effort pour penser en moniste. Eh bien, ce que dit Hippocrate là, c’est que le repli sur soi, et la difficulté à régler, si j’ose parler comme ça, sa pulsion interne, un tel état a à voir avec la bile noire. Voilà, c’est comme ça qu’il faudrait le traduire. Vous voyez que la traduction est ici essentielle, c’est pour ça que le philologue est requis, et vous voyez que le philologue fait des fautes, a du mal à comprendre. Il doit faire aussi de l’histoire et de la philosophie.
Jacques Munier : On est à cette époque, avant cette distinction, que vous situez autour du 1er siècle avant Jésus-Christ, entre les maladies de l’âme et les maladies du corps.
Jackie Pigeaud : Il y a eu évidemment une longue, longue histoire, que je raconte dans mon livre « La maladie de l’âme ». En gros, les Stoïciens, notamment Chrysippe, ont eu la volonté de réfléchir sur la passion. D’abord en les définissant comme du jugement et quelque chose d’organique. Par exemple, la crainte, c’est un jugement de quelque chose de redoutable mais qui s’accompagne d’un pincement de l’estomac, par exemple. Eh bien, si on est dualiste, on dira que c’est le jugement qui cause ce resserrement de l’estomac ; si on est moniste, il faut penser que c’est une même chose, que c’est indivi, et c’est ce qu’a tenté Chrysippe. Il a tenté de définir la passion comme du jugement et de l’organique indivi. Ce qui fait que l’on ne peut plus parler de la moralité dans les mêmes termes, de video proboque, deteriora sequor (je vois le bien et je l’approuve, mais c’est le mal que je poursuis), mais qu’on doit réfléchir à ce que dit Médée dans Euripide, « Mon thymos est plus fort que mes boulèmata » ( ?), et ça, ça a été ce qu’on a appelé la Médée de Chrysippe.
Jacques Munier : Dans votre livre, vous consacrez tout un chapitre à ces conceptions et à ces représentations telles qu’elles sont véhiculées par le grand théâtre de la tragédie grecque, mais vous parlez également longuement de ce texte canonique d’Aristote, qu’on a intitulé en français « L’homme de génie et la mélancolie » et qui est en fait le chapitre XXX des « Problèmata ». Je vous propose justement d’en écouter un extrait.
Pour quelles raisons tous ceux qui ont été des hommes d’exception en ce qui regarde la philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts sont-ils manifestement mélancoliques. Et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine, comme ce que racontent parmi les récits concernant les héros ceux qui sont consacrés à Héraclès. En effet, ce dernier paraît bien avoir relevé de ce naturel, ce qui explique aussi que les maux des épileptiques, les anciens les ont appelés, d’après lui, maladies sacrées. L’accès de folie dirigée contre ses enfants, comme avant sa disparition sur l’Œta, l’irruption des ulcères rendent cela manifeste. Car ce sont des accidents qui touchent beaucoup de gens du fait de la bile noire. Il est arrivé aussi à Lysandre, le Spartiate, qu’avant sa mort, ce type d’ulcère se manifesta. Ajoutons ce qui concerne Ajax et Bellérophon. L’un devint absolument fou et l’autre recherchait les lieux secrets. C’est pourquoi Homère dit de lui, dans ses vers :
Mais quand il fut en proie à la haine de tous les dieux,
alors à travers la plaine Aléienne, seul il errait,
mangeant son cœur, évitant le pas des humains.
Jacques Munier : C’était un extrait du texte d’Aristote, « L’homme de génie et la mélancolie ». Je précise que c’est dans votre traduction, Jackie Pigeaud, comme ça on n’aura pas de problèmes ni philologiques, ni de l’ordre de la traduction. Alors, il y a beaucoup de choses évidemment dans ce texte, finalement dans cette anatomie antique de la mélancolie. Évidemment, l’importance de la bile noire, le rôle du foie, qui est parfaitement souligné ici…
Jackie Pigeaud : Avec le Problème XXX, nous sommes dans une autre tradition qui s’ouvre ici, la tradition aristotélicienne. Parce que, ce que j’ai dit au début, la mélancolie est composée de plusieurs courants au cours du temps. Il y a le courant hippocratique, qui sera confirmé par Galien. Il y a cette arrivée de la pensée aristotélicienne, très complexe et géniale. Il y aura plus tard les lettres du pseudo Hippocrate, qui sont quelque chose de capitale pour l’histoire de la mélancolie. Puis, il y aura la définition complétée par Arétée de Cappadoce, grand médecin grec du IIe siècle après Jésus-Christ, qui ne parle pas seulement de phobos et dysthymia, mais qui dit : epimiè ( ?) phantasia (à l’occasion d’une unique apparition). Nous sommes à un moment où la phantasia, on le sait par Longin et par Quintilien, a pris en philosophie une grande importance. Pour frapper l’imagination, la phantasia devient créatrice. Donc, il y a cette évolution. Il faut faire comme avec ces objets que l’on fait gonfler dans l’eau, il faut donner du temps, il faut restituer du temps à l’Antique sinon on le considère comme une simple citation. Et si on ne cite pas dans le contexte, on perd l’énergie du texte. Or, ce qu’a apporter ici le Problème XXX, c’est une définition toute nouvelle qui va avoir un succès fulgurant jusqu’au XIXe siècle. Problème XXX est encore dans la tête des psychiatres XIXe siècle.
Jacques Munier : Excusez-moi de vous interrompre, Jackie Pigeaud, c’est la première fois qu’on fait ce lien, dans les textes que nous connaissons, entre la mélancolie et la création.
Jackie Pigeaud : Oui. À ma connaissance oui. C’est quelque chose qui pose aussi des questions immédiates et qui vont se compléter. Il faut compléter ce texte avec la Divination dans le sommeil et avec la Poétique d’Aristote…
Jacques Munier : La vérité des songes.
Jackie Pigeaud : La vérité des songes, comme je l’ai appelée mais le texte s’appelle Divination dans le sommeil. En vérité, il faut comprendre qu’ici, il y a tout une réflexion sur la possibilité de la création poétique qui se constitue. Et avec la poussée de la mélancolie, l’urgence de cette poussée aboutissant à la métaphore, un terme qui revient toujours chez moi parce qu’il est constitutif même de l’opération de la mélancolie.
Jacques Munier : Dans ce texte, on va en reparler, notamment le rôle de la métaphore, est également évoquée ce terme de maladie sacrée. Il y a un autre texte d’Aristote, je crois, où il dit que la mélancolie est la maladie des dieux.
Jackie Pigeaud : Oui, mais moi, je reste chez les humains. Ce qui m’intéresse c’est justement cette définition de la métaphore qui lie une figure de la rhétorique à un tempérament, à quelque chose d’organique, à un naturel, ce qui est une contradiction dans les termes puisque la figure doit être libre. Et on entre dans un monde qui est un monde a-logique, plutôt qu’illogique. C’est un monde qui apparaît absurde, où la force devient sens. On doit réfléchir comme ça. Et on rentre dans une espèce d’épopée de la création qui est à la fois quelque chose de l’ordre du jeu, avec la métaphore du jeu aux paires ( ?), de la force de l’archer qui tend son arc, de la force de la puissance de celui qui à l’intérieur de lui-même est capable d’aller de l’infinie à l’infinie. On est dans quelque chose qui n’est pas de l’ordre du raisonnable, au sens le plus banal du terme, on est dans quelque chose qui est l’élément même de la naissance de la création de l’art.
Jacques Munier : Alors c’est là que se situe - je reprends une question que vous posez dans votre livre - ce lien entre la mélancolie et le génie créatif.
Jackie Pigeaud : Oui. Il y a deux définitions de la poétique de la métaphore. Une définition que l’on appellera rassie ( ?), si vous voulez, c’est-à-dire la comparaison avec l’œil de l’aigle qui est capable de relier A et B dans un grand espace, ça, c’est ainsi qu’on considère habituellement la métaphore, c’est-à-dire le fait de déplacer un nom qui convient à A à B, en voyant A et B et d’autres choses. Mais dans la réflexion aristotélicienne c’est quelque chose qui n’existe pas de ce point de vue là. Il y a, je répète, une autre définition de métaphore qui est lié au naturel. Ce naturel est lié à la puissance, à la force, à l’urgence, à l’incohérence même de la bile, avec le fait que si l’archer vise, sa flèche tombera et désignera quelque chose mais il tire sans viser. L’eustochia, la bonne visée ne dépend pas ici de la vue mais de la force, de la violence de l’être. Et c’est quelque chose qui à ce moment-là fait s’épanouir une vraie réflexion sur la création poétique où est justifié le hasard platonicien de la muse, le n’importe qui peut devenir poète, etc. Nous sommes dans un monde magnifiquement difficile.
Jacques Munier : On revient à la tradition plus médicale.
Jackie Pigeaud : On l’avait un peu quitté en effet.
Jacques Munier : Avec ce texte de Soranus, un auteur grec antérieur à Galien qui est traduit par un auteur latin Cælius Aurélien. Nous l’avons, là aussi, grâce à vous, c’est un texte que vous citez dans votre ouvrage.
Jackie Pigeaud : Et je précise que là nous quittons le monde de l’humeur, des humeurs, pour rentrer dans un système solidiste, qui est le système des méthodistes, ou des méthodiques, comme on voudra. Donc, il faut faire attention, on change de médecine.
Jacques Munier : D’accord. Voici le texte.
« Les signes de la mélancolie, quand elle est présente, sont : anxiété et malaise de l’âme, tristesse avec silence et haine de l’entourage, suit une envie de vivre, tantôt de vivre, tantôt de mourir. Le patient soupçonne qu’une conspiration a été ourdie contre lui, en même temps pleure sans raisons. Le patient marmonne des paroles sans suite. Puis retour à l’hilarité. Surtout après manger, gonflement de la région précordiale, froid dans les articulations, sueur légère, mordication dans l’œsophage ou de l’entrée de l’estomac qui grimpe jusqu’au milieu des épaules, que les Grecs appellent métaphrénon. De même, lourdeur de tête, teint vert avec une nuance de noir quasi livide. Maigreur, faiblesse, mauvaise digestion avec éructation nauséabonde, c’est-à-dire sentant le fumée, le poisson ou fétide. Spasmes des intestins avec nausées ou vomissements de matière jaune, rouille ou noire, émission de matières alvines de même aspect. »
Jacques Munier : Voilà, une description des symptômes de la mélancolie, extrait des maladies chroniques de Cælius Aurélien, une traduction de l’auteur grec Soranus.
Jackie Pigeaud : Je voulais ajouter quelque chose. Ces auteurs qui nous paraissent anciens, au XVIIIe siècle, ils vont constituer la base de la réflexion sur la folie. Donc, ce ne sont pas des textes anciens, ce sont des textes contemporains des gens du XVIIIe siècle encore. C’est ça qu’il faut penser.
Jacques Munier : Et au XVIIIe siècle, nous sommes tout proches là des débuts de la psychiatrie.
Jackie Pigeaud : Comme je l’ai dit dans mon livre, Aux portes de la psychiatrie, nous sommes aux portes de la psychiatrie, c’est-à-dire qu’il y a juste un avant où la culture antique est efficace et active, où les médecins relisent Caelius Aurélien, Arétée de Cappadoce qui sont pour eux des contemporains, Hippocrate bien sûr, moins Galien, et il faut voir comment Pinel arrange cela pour, sans le dire vraiment clairement, en reprenant les définitions stoïciennes et celles données par Cicéron, pour constituer sans le dire une médecine dualiste.
Jacques Munier : Et oui, on voit donc ce système de représentation et en somme celui dont a hérité la psychiatrie à ses débuts et on peut dire même encore aujourd’hui.
Jackie Pigeaud : Bien sûr. Il faut surtout, là nous avons touché rapidement à des aspects divers de la mélancolie, se convaincre, et ça je le dis évidemment contre une certaine psychiatrie, que le mélancolique, celui qu’on appelle le génie et celui qui est prostré dans l’hôpital, sans rien dire, muet, avec des manifestations organiques très ralenties, c’est le même. Il faut penser que la maladie est une. Comme l’a dit très bien, avec d’autres principes, Burton : « It is one »
Jacques Munier : Robert Burton, l’auteur de L’anatomie de la mélancolie dont on a beaucoup parlé. Puis, il y a l’aspect culturel. Vous dites qu’aucune maladie ne se propose, dans sa constitution, comme fait de culture. Evidemment, tous les mélancoliques ne sont pas des génies créateurs,…
Jackie Pigeaud : Non.
Jacques Munier : Mais ce lien entre pathologie et culture est par contre toujours présent.
Jackie Pigeaud : Oui. Disons que ce qui est intéressant, c’est de considérer, comme l’a fait Burton… Burton a entrepris un grand, grand voyage à l’intérieur de l’histoire. Il ramassait tout ce qui était sur la mélancolie. Il s’est aperçu que finalement, il l’a dit à sa dernière page, que s’il avait simplement réfléchi sur lui-même, il aurait gagné autant. C’est une maladie qui est extrêmement intéressante parce que c’est un malaise, c’est une maladie qui prétend être du sens. Elle parodie la pensée philosophique. Ça, on n’a pas eu le temps d’en parler, mais c’est très intéressant de voir comment l’omphalos, l’origine omphalique en quelque sorte, parodie le cogito. On passe d’un univers de la déduction, l’univers de la subsomption sous les concepts, l’univers du cogito philosophique à quelque chose qui parle en termes d’origine et qui désigne toujours la naissance de cette pensée dite mélancolique, que j’appelle mélancolique, et qui montre sa cardia, son estomac. Tout ça est très complexe, mais très stimulant.
Jacques Munier : Dans votre livre La maladie de l’âme, vous passez en revue, on l’a vue en partie avec vous, ce que vous appelez la psychopathologie des médecins, et puis il y a également la psychopathologie des philosophes. Vous consacrez notamment de nombreuses pages à Épicure. Vous commencez d’ailleurs ce chapitre, et c’est intéressant, par évoquer le problème de la santé d’Épicure, qui était assez déplorable si l’on croit certains témoignages, et c’est une contradiction évidemment avec la doctrine épicurienne dont la fin, le but est le plaisir du corps.
Jackie Pigeaud : Le but est le plaisir du corps, mais le plaisir est seul de l’ordre de la qualité, la douleur est de l’ordre de la quantité, et le plaisir se définit comme la cessation de la douleur en irradiant de toutes les façons. Donc, il faut passer aussi cette philosophie épicurienne, qui est extrêmement passionnante, de ce point de vue-là.
Jacques Munier : Il y a une étape très importante, vous l’avez déjà évoquée à ce micro, Jackie Pigeaud, c’est l’étape stoïcienne. Vous avez parlé de Chrysippe mais il y a également Cicéron.
Jackie Pigeaud : Oui. Parce que Cicéron c’est lui qui faisant semblant, si j’ose dire, de croire Chrysippe, de copier Chrysippe, introduit le temps entre le jugement et l’organique, et ce faisant - on est dans un système tout à fait aisé à comprendre en dualiste - , l’un est cause de l’autre. C’est comme la définition saussurienne, du signe, signifiant / signifié on ne peut pas le décoller ; mais Cicéron a décollé dans la passion, l’organique du jugement, et ce faisant il a fait du jugement la cause de l’organique. Et comme c’est lui, comme ce sont les Tusculanes qui son le livre de moral de l’occident, c’est passé comme ça.
Jacques Munier : Vous parliez de la complexité de toutes ces questions, mais vous avez une formule qui d’une certaine façon, il faudra peut-être l’expliciter maintenant, résume assez bien toute cette complexité et toute cette histoire : « La maladie de l’âme vient de ce que nous avons un corps. »
Jackie Pigeaud : Oui. Je l’ai reprise souvent. Je dis quelquefois : je fais l’économie de l’âme. C’est évidemment par le corps que tout ça est arrivé. Donc, j’ai commencé par les médecins, par la pensée médicale.
Jacques Munier : Hippocrate…
Jackie Pigeaud : Hippocrate, Galien et tous les autres, qu’il fallait traduire, qu’il fallait pour certains retraduire. Mais c’est une chose que je ne cesse de méditer.
Jacques Munier : Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Evidemment on comprend assez bien dans cette conception à la fois dualiste et moniste, comment ça intervient ?
Jackie Pigeaud : Tout ça peut paraître compliqué. Il suffit de compter jusqu’à 3, savoir compter jusqu’à 3. Savoir si l’on se sent 1 ou 2, par exemple, en sachant qu’il faudra un jour se faire 3 pour pouvoir se comprendre, se connaître. Parce qu’il n’y a pas de connaissance immédiate de soi-même sinon par une herméneutique. Et là, je dois dire que ça devient évidemment difficile mais il ne faut pas croire contrairement à ce qu’on me disait, me suggérait : « il faut étudier l’âme et le corps chez tel philosophe, chez untel,… » Non. C’est justement ce danger que j’ai évité.
Jacques Munier : Evité de vous faire ensabler par votre sujet.
Jackie Pigeaud : Voilà. Non seulement ne pas me faire ensabler mais pour voir comme le vitalisme et le mécanisme ce sont finalement deux façons de se sentir et de se penser.
Jacques Munier : Alors, on l’a compris, mais en quoi ces textes, dont j’imagine que beaucoup de psychiatres doivent faire leur bonheur, concernent notre présent ?
Jackie Pigeaud : D’abord parce qu’ils nous placent dans une histoire. Si je parle de mélancolie, par exemple, et si je vais chercher dans le DSM-IV américain, je verrai que la mélancolie a disparue ; c’est devenu des symptômes sous d’autres concepts.
Jacques Munier : Merci Jackie Pigeaud. Nous étions, avec vous, en duplex de Nantes. Je rappelle que vous êtes professeur émérites de l’université de Nantes et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Vous avez notamment publié aux Belles Lettres, La Maladie de l’âme : étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique et aux éditions Dilecta, De la mélancolie : fragments de poétique et d’histoire