Introduction : Bonjour, Sur les docks, l’heure du documentaire sur France culture. Aujourd’hui, deuxième volet de la série Rendre la culture au peuple : 50 ans de politique culturelle française. Presque un an après les événements de mai 68, Charles de Gaulle soumet un projet de référendum sur la régionalisation. C’est la victoire du non, Charles de Gaulle démissionne sur le champ, le 28 avril 69. Georges Pompidou lui succède puis Valéry Giscard d’Estaing. Le 10 mai 81, c’est la victoire de François Mitterrand et la première fois qu’un président de gauche accède au pouvoir sous la Ve République. Que s’est-il passé dans le domaine culturel entre mai 68 et mai 81 ? Éléments de réponses avec le documentaire de Martin Quenehen et Philippe Rouy intitulé L’entre deux mai : création et créativité (1969-1981)
Extrait d’archives radiophoniques : Ce matin, le drapeau noir et le drapeau rouge flottaient au fronton de l’Odéon théâtre de France. Hier soir, à 23 h 45, les spectateurs croisaient les manifestants sur les marches du théâtre, la police n’intervenait pas. Cet après-midi encore les alentours du théâtre étaient libres d’accès. A l’intérieur, plus de 3 000 manifestants prenaient aussitôt place pour un meeting permanent. Tandis qu’un membre du mouvement du 22 mars déclarait : « La prise de l’Odéon est une mesure d’agitation révolutionnaire », Madeleine Renaud et Jean-Louis Barraud tentaient de calmer les esprits : « Notre théâtre n’est pas un théâtre bourgeois. » Raymond Rouleau, rallié à la cause des manifestants, déclarait : « Je pense que d’autres théâtres deviendront des lieux de réunions. » Vers 11 h nous voulions joindre le Comité d’action crée à 6 h du matin. « L’Odéon, jusqu’à présent, le pouvoir s’en est servi pour le présenter en tant que théâtre d’avant-garde. Théâtre soi-disant révolutionnaire. Or, il s’avère que c’est faux. Le théâtre de l’Odéon n’est pas un théâtre révolutionnaire, comme a voulu le prétendre, hier soir, Barraud et Madeleine Renaud » Pourtant Genet ? « Oui, Genet, en effet, a été joué mais on peut dire aussi qu’il n’y a pas eu que Genet. Genet, ça a été une exception, ça a été un mot. On se base justement sur des trucs comme Genet pour nous faire voir l’Odéon comme le théâtre révolutionnaire. Nous savons, nous, révolutionnaires, bien nettement et la population bien nettement, ce qu’est par exemple la Comédie française ou l’Opéra etc., etc., les théâtres actuellement nationaux, qui sont, eux, vraiment à détruire, et nous les détruirons, mais ils sont beaucoup plus visibles pour tout le monde. Ce théâtre-là est beaucoup plus dangereux pour nous dans la mesure où il se cache justement derrière des trucs justement comme Genet, etc., etc. »
Reporter : Vivement contesté en mai 68, la politique culturelle en sort ébranlée. L’année suivante, Malraux abandonne son piédestal dans le sillage de de Gaulle et Vilar. Pas moins de 7 ministres, qui n’ont pas l’imposante stature de pionnier vont alors se relayer, rue de Valois, jusqu’en mai 81 : Edmond Michelet, Jacques Duhamel, Maurice Druon, Michel Guy, Françoise Giroud, Michel d’Ornano et enfin Jean-Philippe Lecat. Avec eux, différentes philosophies d’action, parfois contradictoires se succèdent en réponse aux attentes des artistes épris de liberté et aux critiques des sociologues comme Pierre Bourdieu qui dénonce l’échec de la démocratisation culturelle : « Les responsables et les animateurs semblent penser qu’il suffit de faire aller les œuvres au peuple faute de faire venir le peuple aux œuvres. », écrit-il dans « L’amour de l’art ». Les années 70 voient tour à tour la promotion de la culture au pluriel et de la créativité puis au contraire la défense de la création d’avant-garde et de son caractère intempestif en passant par la méthode Druon, partisan du retour à l’ordre pour qui « Les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov devront choisir »
Festival d’Avignon, 1968 : « Ce que je trouve assez lamentable c’est qu’on soit ici et qu’on ne puisse pas comprendre qu’ici il ne se passera jamais rien sinon des discours… on passe des commissions, ça ne sert pas à grand-chose. Qu’on les fasse dans un autre lieu, c’est certain ça servira à quelque chose, parce qu’autrement c’est rien du tout, du néant, de la passivité, nous allons contempler notre propre impossibilité à faire quelque chose parce que nous avons peur et à chaque fois que nous on veut faire quelque chose de ( ?) un camarade dit : attention, attention, restez bien au frigidaire parce qu’autrement vous allez peut-être perdre un bras. Pourquoi pas ? Et bien prenez un jour ce risque, bande de cons ! »
Roger Planchon, comédien et metteur-en-scène : Il est bien évident, quand on dit 68, c’est aussi, si vous voulez, des jeunes de 20 ans qui crachaient à la gueule de Vilar en Avignon, vous le savez comme moi. Vilar, la dernière année de sa vie, m’a souvent dit : « Les jeunes qui m’ont craché à la figure, ça va, je comprends. Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est ceux qui, les journalistes, les gens comme ça, savaient qui j’étais, qui savaient profondément qui j’étais et qui ont osé écrire : « Mais est-ce que les jeunes n’ont pas raison ? Est-ce que Vilar n’est pas un fasciste ? » Évidemment, ça pose question. Mais est-ce que ce n’est pas Le living-Théâtre qui a tué, d’une certaine façon, Vilar, moralement ? En disant, comme ceci : Libérez le festival d’Avignon des fascistes ? Si vous voulez, on est allé là. Donc, d’une certaine façon, ces gens-là l’ont tué.
Julien Beck, Living-Theater, Festival d’Avignon, 1968 : Je voudrais proposer la possibilité d’avoir un meeting. Un meeting… où il soit possible d’inviter les droitistes pour communiquer avec eux. En plus, il me semble qu’il y a des difficultés à propos du fait qu’au festival culturel il n’y a pas de place pour beaucoup de personnes qui veulent assister au théâtre. Il me semble peut-être qu’avec l’aide, je ne sais pas, des organisateurs du festival de donner des représentations gratuites par laquelle on peut attirer pas simplement l’élite qui assiste tout le temps au théâtre, mais les ouvriers et les autres personnes qui n’ont pas l’habitude d’assister au théâtre.
Jean Vilar : Pourquoi continuer quand il y a des événements aussi graves que l’interdiction d’une pièce, comme le « Chêne noir » ? Pourquoi maintient-on ce festival ? Je sais que ça surprendra certains, je pose la question. Enfin, je ne dirais pas que je me suis posé la question, je ne me la suis pas posée longtemps. Moi, j’ai toujours considéré le théâtre non pas comme une chose de haut vol, pas forcément comme une espèce éternelle, une espèce de vierge sensible qui ne voudrait pas se salir et qui lorsqu’arriverait un événement dans la vie devrait immédiatement réagir en disant : ne me touchez pas, je m’arrête, je me retire, donc je ne joue pas. Beck m’a posé une question, le jour où il n’a pas voulu jouer à cause du « Chêne noir », c’est le premier jour où il devait jouer, il m’a dit, sur ce ton doux, que certains peut-être lui connaissent, et qui est sans haine, comme le mien : « Mais comment peut-on jouer, ce soir là, une pièce alors qu’une pièce est interdite, qu’il y a une atteinte à la liberté d’expression, à la liberté, disons ? Alors qu’Antigone, justement que vous nous demandez de jouer à 9h 30, - ça n’était pas lié au programme, tout simplement-représente cet esprit de liberté etc. ? » Et bien, je crois justement, ce soir-là, il fallait jouer Antigone et encore mieux.
Reporter : Mai 68 constitue une mise en cause profonde du sens et des modalités d’actions de la politique culturelle mais aussi plus globalement de l’action politique et du geste artistique.
Roger Planchon : 68, c’est en même temps la fin de l’idéologie communiste, ce n’est pas que la fin de la contestation Malraux. Ce n’est pas que ça. 68, ça a différents aspects. D’une certaine façon, ce qui surgissait en 68, c’était la fin du communisme. C’était la fin du stalinisme pour parler bien clair. Donc, il est bien évident que ça devenait plus difficile d’aller dans les usines, à partir de ce moment-là. Puisque d’une part il y avait les gauchistes qui disaient, il faut y aller pour pousser les ouvriers au combat. Ça n’a pas tout à fait bien marché, vous le savez comme moi. Il y avait ça et d’autre part, je peux même dire que ça date de 68 où on ne peut plus rentrer dans les usines. Je le dis avec une infinie tristesse, avec une tristesse infinie. Je ne rentre plus dans les usines depuis 68. Si je rentre aujourd’hui dans une usine c’est que le patron m’invite, mais plus les syndicats. Parce que les syndicats brusquement, à l’époque, en 68, ont eu un mouvement de repli, vous le savez, c’est de l’histoire, contre les gauchistes qui arrivaient. Les gens de théâtre étaient soupçonnés d’être gauchistes, donc c’était très compliqué… Donc, quand on parle de 68, si l’on reste à ras les pâquerettes, qui est quand même tout ce que je vous explique dans le discours aujourd’hui, moi j’ai toujours été pragmatique, à ras les pâquerettes, 68 ça été la fin des prises de paroles dans les usines, pour une raison très simple, les syndicats se referment, ils ne veulent pas de gauchistes à l’intérieur des usines.
Daniel Buren, plasticien : Au niveau des arts plastiques, curieusement, 68 a amené une certaine sclérose. Beaucoup de jeunes artistes ont été tellement radicaux, tellement violents dans leurs critiques du système etc., que beaucoup d’artistes de cette génération ont quasiment quitté le domaine artistique, qui s’est mis à travailler dans les usines, qui a abandonné toutes velléités pensant que ce système était non seulement sclérosé mais en plus dangereux, que jamais on en sortirait, par rapport à l’art, d’un système hyper bourgeois, hyper connoté, dominé par l’argent etc., etc. Tout autant d’idées, ou de visions loin d’être idiotes et entièrement fausses. Il y avait, je crois, cette lucidité presque suicidaire, mortelle d’un état de la société, d’un état de l’art, dans le domaine culturel, extrêmement critiquable que beaucoup de ces jeunes, parmi ceux qui avaient peut-être plus de capacité, plus de talents, au lieu peut-être de produire quelque chose d’extrêmement nouveau, entre guillemets, a provoqué un arrêt définitif. Beaucoup d’artistes ont coupé et sont restés en général ceux qui ont fait des compromis.
Reporter : Jacques Duhamel, centriste, venu du ministère de l’agriculture, est en 1971 l’homme du compromis. Soutenu par Pompidou et Chaban-Delmas et influencé par le philosophe jésuite Michel de Certeau et le sociologue marxiste Joffre Dumazedier, Duhamel met en pratique le développement culturel. L’éducation et les pratiques créatives sont alors à l’honneur.
Jacques Rigaud, directeur de cabinet du ministre Jacques Duhamel : En 1969, le Général de Gaulle démissionne et André Malraux l’accompagne dans ce départ du pouvoir. Pour moi c’est un moment très important car on aurait très bien pu imaginer que ceux qui vont succéder et celui qui va succéder au Général de Gaulle dise : de Gaulle, Malraux, c’était un phénomène exceptionnel. Bon il a eu une politique culturelle, certes importante mais enfin de là à constituer un ministère des affaires culturelles est-ce que c’est bien nécessaire ? Après tout un secrétariat aux arts et lettres comme il en existait un sous la IIIe et sous la IVe République ce serait bien suffisant. Et, à ce moment-là, le parti gaulliste qui s’appelait l’UNR n’aurait pas tellement bougé car la politique culturelle de Malraux ne les convainquait pas tout à fait même s’ils étaient sous le charme des grands effets de tribune d’André Malraux de temps en temps à l’Assemblée nationale. Quant au milieu culturel, pris par les tourments de mai 68, n’étant pas encore très écouté de la gauche comme il le sera à partir du moment où un nouveau parti socialiste, dirigé par François Mitterrand, prendra en compte largement ses revendications, je ne suis pas sûr qu’il aurait vraiment bougé. Or, ce n’est pas le choix fait par Georges Pompidou et par son premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, qui vont au contraire maintenir un ministère de plein exercice, ministère d’État, et on a fait appel à Jacques Duhamel.
Jacques Duhamel, 1971 : La culture c’est ce qui doit faire qu’une journée de travail devienne une journée de vie. Je pense en effet que pour trop de personnes encore la culture est quelque chose de réservée à quelques uns, qui exige qu’on s’endimanche, qui ne va pas pour soi. C’est une conception dépassée. Elle n’est pas effacée mais elle est dépassée. Notre rôle c’est de faire justement que cette joie, cette communication, soit à la portée de tous les Français. Ce qu’il faut c’est qu’en même temps qu’on sauvegarde le passé, pour le rendre sensible à l’ensemble des Français, que l’on laisse se dégager une liberté de création car une culture ce n’est pas seulement les choses mortes, ce sont les choses qui se créent et dont on assure la diffusion auprès de ce public dont nul n’est écarté. Je dirais même, à cet égard, qu’il y a probablement une exigence, celle de ne pas faire fuir le public.
Marc Bélit, directeur de scène nationale et écrivain : L’intérêt de la période globale c’est que c’est vraiment l’articulation Duhamel. Ce vitalisme là, c’est quoi ? C’est l’intermédiaire entre une politique radicale des œuvres et une politique révolutionnaire des actes. Donc, entre les deux, on essaye de faire que la vie soit belle et qu’elle soit bonne et que la culture y contribue. Voilà qu’elle était l’ambiance de Duhamel, entre les deux. Et, il me semble qu’il répondait aussi à cette attente des gens. On va garder quand même les œuvres d’art, on va continuer à aider la culture institutionnelle, il faut rassurer et puis à tous ceux qui demandent que la vie change, pas tout à fait au sens de Rimbaud, on va faire en sorte que les changements qui s’opèrent dans la société soient beaucoup plus accessibles et donc on va descendre de niveau. Rappelez-vous que c’est à ce moment là qu’on ne va plus faire des monuments culturels mais on va faire des centres d’action culturelle. On va faire des outils intermédiaires dans lesquels l’État sera moins impliqué mais les collectivités davantage et où le champ d’actions et de responsabilités des directeurs sera plus large. On leur demandera d’aller se préoccuper de l’éducation, d’animation, de fête… On lit sur le livre de Jacques Duhamel des trucs invraisemblables, comme le truc de jamboree, la fête de scouts… Ça parait aujourd’hui assez négligeable mais c’est un épisode généreux. C’est un type qui pose la question du bonheur.
Jacques Rigaud : Jacques Duhamel, homme politique, élu local du Jura, maire de Dole connaissait les réalités du terrain et du public et par conséquent l’aspect médiation nous paraissait tout à fait important. Mais il savait très bien que l’action en matière de culture, la politique culturelle, n’était pas un supplément d’âme, ou un divertissement royal mais un élément fondamental de la politique et qu’un citoyen ne serait vraiment en pleine possession de sa capacité de jugement et de décision en tant que citoyen que s’il avait accès aux œuvres de l’esprit. Donc, l’accomplissement de la démocratie, pour nous, en tant que phénomène vécu, passait par ce que nous appelons le développement culturel. Ça voulait dire qu’il n’y a pas un modèle culturel qui serait celui de la bourgeoisie, ou des gens dits cultivés qui devrait s’imposer, ou qu’on devrait imposer au premier venu, à l’ensemble des citoyens, que chacun peut se constituer sa pratique culturelle en fonction de ses goûts, de ses capacités, de ce qui l’attire et qu’on peut vivre la culture avec la guitare à la main ou un livre de Poche et se développer à partir de ce que l’on aime mais qu’il n’y a pas un standard culturel à imposer à qui que ce soit. C’est tout une explosion, à ce moment-là, de la notion de culture qui devient polysémique et qui veut s’infiltrer dans la société non plus avec comme bananière l’œuvre d’art comme telle avec un grand « A » mais les pratiques culturelles en général, pour aller vite. Ça débouchera, à un moment donné, sur l’idée que la démocratisation culturelle s’est révélée impossible dans la mesure où faire partager des choses élevées par tous c’est difficile, mais par contre la démocratie culturelle est possible. C’était la prise de position, par tous, de ce but culturel, comment dirais-je, l’appréhension par tous de la finalité culturelle à l’action conduite et que l’on peut mener par des stratégies appropriées. Le grand mot, à l’époque, qui était prononcé par Janson, ou même par le jésuite Michel de Certeau, qui était lui aussi une grande figure de cette action, c’était : « Il faut en finir avec l’idée qu’une minorité de gens puisse donner sens à la vie de tout le monde. »
Extrait d’une émission de radio : question d’un auditeur, après que l’animateur lui ai souhaité le bonsoir : Je vais vous poser une question assez courte. Je voudrais connaître la raison pour laquelle la plupart des animateurs actuels des maisons de la culture sont des hommes de gauche qui nous proposent le plus généralement un répertoire à tendance alors que le gouvernement n’est pas connu pour partager leurs opinions ? Réponse de Jacques Duhamel : « La maison de la culture est une maison de la tolérance, de la dissonance au besoin mais de la tolérance. Et s’il y a des cas où cette règle n’inscrira pas l’action, cela sera au fur et à mesure, cas par cas, rectifié par mes soins. » Je comprends, Monsieur le ministre, mais vous répondez sur un plan politique… Jacques Duhamel, interrompt en poursuivant : « Nous sommes aujourd’hui, me semble-t-il, dans une période qui n’est pas une période classique où les choses se mettent en ordre. Nous sommes, si vous voulez, dans une période romantique, c’est le moins que l’on puisse dire, ou le mieux qu’on puisse dire, où les choses se mettent en question et non pas en ordre. Donc, il est normal, dans les lieux où se rencontrent les recherches d’expressions artistiques et de communications artistiques, qu’il y ait des expressions dissonantes, contestataires… mais cela ne doit pas signifier qu’il y ait un engagement systématique d’un côté ou d’un autre. Je veux dire, par là, que je respecte la liberté, mais à condition que les autres fassent de même. »
Jack Ralite, sénateur de la Seine Saint-Denis : C’est lui qui a mis les choses en musique permanente, Malraux faisait des coups, des espèces d’éclairs qui striaient le ciel du pays. L’autre a mis les maisons debout. Alors, il y avait les artistes bien sûr mais quand même il a mis les maisons debout. Dans la lignée des ministres de la culture, je les ai tous connus, il fait partie de ceux qui ont laissé une trace profonde. Il a institutionnalisé.
Jacques Rigaud : Jacques Duhamel avait acquis un certain, si j’ose dire, crédit auprès du ministère des finances et par conséquent nous voulions -Jacques Duhamel me l’a dit expressément- utiliser ce crédit moral pour faire prendre au sérieux le ministère des affaires culturelles dont il faut bien dire qu’alors -et la personnalité de Malraux était à la fois un atout et un handicap, on ne le prenait pas très au sérieux. C’était le montreur d’ours, c’était le festival de paroles, c’était les grands événements, les obsèques de Braque dans la Cour carrée du Louvre etc.- le quotidien de la vie culturelle n’était pas tellement pris en compte.
Philippe Urfalino, sociologue : En fait, l’équipe Duhamel, comme l’a dit Jacques Rigaud, va s’appuyer, vous savez un ministre ça n’a pas le temps de penser, même quand ils sont très intelligents ils n’ont absolument pas le temps, donc ils vont trouver un discours qui va leur servir de sas de sortie de l’époque Malraux. Ce discours, c’est celui qui est fabriqué par la commission culturelle du 6ème plan. Qui critique beaucoup les maisons de la culture, sous l’idée que c’était un peu hautain, prétentieux, élitiste, étatiste, cette idée, de la politique culturelle, d’offrir le meilleur à la population. L’idée est, bien sûr, qu’il faut toujours partager quelque chose, mais il faut aussi laisser s’exprimer des cultures qui ne sont pas la culture élitiste. Et plutôt que de parler de culture universelle, on va parler de création. Le thème de la création s’impose définitivement. Non, l’idée c’est que l’État soutien la création, encourage la créativité et la culture populaire et, entre les deux, il faut un dialogue que les animateurs doivent donner. Évidemment, ici, le mot animateur a un sens à nouveau complètement différent. Donc, en fait ce discours du cabinet Duhamel, qui reprend le discours du 6ème plan, c’est un compromis, c’est une façon de rassembler la vaisselle cassée mais ce ne sont quand même que des mots.
Reporter : Si pour les artistes professionnels, la créativité des amateurs est un vain mot, l’arrivée de Michel Guy, rue de Valois, en 1974, leur apparaît au contraire comme le signe d’un printemps culturel. Le fondateur du Festival d’automne se préoccupe en effet peu des masses et d’action socioculturelle mais concentre son énergie en faveur du soutien à la création contemporaine.
Michel Guy, 1974 : Il est très facile d’avoir un dessein culturel. Quand on veut pratiquer une politique de culture officielle, c’est l’inverse qu’il faut pratiquer. Dans un certain nombre de pays, dans le monde de droite, ou de gauche, on pratique effectivement une culture officielle. On décide de ce qui est bon pour le peuple. Nous, c’est l’inverse. Ce que nous voulons au contraire, c’est que ce soit le peuple qui décide lui-même. Et pour cela, ce qu’il faut c’est que les créateurs puissent s’exprimer, c’est la première chose. Et la seconde chose, et là, je crois que c’est un dessein culturel, s’il faut employer ce mot, n’est-ce pas, il faut pousser les multiples initiatives des animateurs, je le répète, des collectivités locales, des personnes privées,… intervention d’un interlocuteur : Mais pour les pousser il faut de l’argent ? Mais on peut les pousser avec de l’argent, nous en avons, je crois qu’il ne faut tout simplement pas considérer que l’État est une providence, dans cette affaire, et doit tout faire.
Philippe Urfalino : Michel Guy, inaugure une façon de penser les choses qu’on ne retrouvera qu’avec Lang. Mais en Michel Guy, je dirais, en termes de politique culturelle, ou d’idéologie culturelle, il n’y a rien. Il se comporte comme un mécène d’État, comme un innovateur. Il crée le Festival d’automne, il va être très important dans le soutien naissant de l’État à la danse contemporaine. Il va prendre toute une série d’initiatives comme un organisateur de Festival qu’il est à l’instar de Jacques Lang. C’est d’abord quelqu’un qui est en relation avec des milieux artistiques et qui va leur donner un soutien, nouveau souvent, via sa position de ministre. Mais ce n’était pas quelqu’un qui retravaille le discours de la politique culturelle. Mais il inaugure effectivement ce qui était quand même la pente de ce ministère, qui est un ministère des artistes. Alors, c’était le cas sous Malraux au nom de la démocratisation et ça devient de moins en moins au nom de la démocratisation mais peu à peu s’installe l’idée que le ministère de la culture est là pour soutenir la vie artistique.
Jack Ralite : Michel Guy, a été un homme qui aimait l’art, et qui le connaissait. Moi, je sais que je trainaillais souvent le dimanche au Louvre et il me disait : « On se dispute à la tribune, mais je vois que dans nos sorties on ne se dispute pas » Il a vraiment défendu la création. Et, à l’époque c’était nécessaire. C’est toujours nécessaire d’ailleurs encore aujourd’hui. Mais il y avait plus, ce n’était pas seulement la compréhension des maires, il y avait aussi les grandes affaires, l’industrie culturelle. A cette époque-là, il y avait ça, quoi.
Michel Guy, en 1989 : Il y a deux procès qui m’énervaient un peu. Le premier, c’est le procès qui m’a longuement été fait, qui l’est encore, c’est le procès d’élitisme. Procès agaçant d’abord parce qu’en ce qui concerne le festival d’automne je n’ai absolument pas peur qu’il soit élitaire puisqu’il est fait pour l’être. Je n’ai jamais prétendu que j’allais faire un festival de rue, un festival populaire. C’est un festival qui s’adresse essentiellement, dans mon esprit, aux gens qui sont curieux des différentes démarches d’aujourd’hui, en France et ailleurs, curieux des civilisations extra occidentales, curieux de découvrir des démarches fortes. La découverte pour la découverte qui ne m’a jamais intéressée et qui ne m’intéressera jamais.
Reporter : Michel Guy, l’homme qui a fait découvrir aux Français Merce Cunningham, s’il ne manque pas d’audace, manque pourtant d’autorité. Il laisse ainsi régresser le budget du ministère de la culture et se développer une controverse entre les tenants et les adversaires du pouvoir aux créateurs.
Roger Planchon : C’était une époque où nous disions : « Il faut donner le pouvoir aux créateurs. » Ça avait un véritable sens. Pourquoi ? Parce que ce que nous visions c’était que les théâtres devaient être dirigés par ceux qui le font. Je le dis aujourd’hui alors que les théâtres ne sont plus dirigés par ceux qui font du théâtre mais par des intendants, ce qui est totalement différent. C’est une autre époque, c’est une autre histoire. Certains sont formidables, il ne s’agit pas de critiquer tous les intendants, il ne s’agit pas de ça, mais, si voulez, la base de Vilar, de Dasté et ma base à moi, c’est : Les théâtres doivent appartenir à ceux qui le font, qui doivent les diriger. » Il est bien évident que là c’est tous les créateurs qui sont derrières nous. Aujourd’hui, on n’a retenu que la première partie de notre slogan, « Le pouvoir aux créateurs », mais ce qu’il faut dire c’est que Vilar, Dasté, moi-même et compagnie on avait un sens profond du social. C’est-à-dire que pour Vilar, « Pouvoir aux créateurs », parce qu’il veut décider -et non un intendant- de ce qu’il monte au TNP, au Palais de Chaillot, parce qu’il veut une politique pour le Palais de Chaillot mais il est bien évident que c’est entièrement dirigé vers la classe ouvrière, ou ce qu’on appelle la classe ouvrière, disons les démunis, les pauvres ou tout ce que vous voulez. Donc, une partie de notre slogan a été repris par les ministres, beaucoup de gens, y compris par les fameux intendants en disant : « On va aider les créateurs. » En vérité la part sociale du théâtre a été abandonnée, lâchée. C’est pour moi une infinie tristesse parce que je vois souvent des jeunes qui n’ont plus le souci de ça. Évidemment on peut dire que je suis un vieux con, grognon, mais je ne crois pas. Je pense et je redis, du plus profond de mon cœur, je suis persuadé que les vrais poètes écrivent pour les démunis. C’est triste que le théâtre se contente de dire « Pouvoir aux créateurs » en trichant sans arrêt.
Bernard Faivre d’Arcier, ancien directeur du Festival d’Avignon : Le rapport entre intendant ou artiste ou chemetre ( ?) et saltimbanque c’est un vieux débat. Je vous dirais que Planchon est un grand artiste mais surtout un grand intendant parce que c’est un homme qui a bien très, très bien su mener sa carrière professionnelle. Il a toujours été attentif aux questions financières. Mais c’est vrai que du côté des intendants, c’est-à-dire du côté des administrateurs, directeurs, programmateurs, producteurs, tout ça à la fois, il y avait un militantisme beaucoup plus fort jadis que maintenant.
Roger Planchon : Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’un intendant a le souci d’aider la totalité des créateurs. Mais en aidant la totalité des créateurs, d’une certaine façon, on risque de tomber dans le supermarché où il y a tous les produits, de tous les pays du monde, tout est là mais il n’y a plus, si vous voulez, le dévouement, je dirais même la folie autour d’une œuvre. Or, la littérature, la peinture c’est la folie autour d’une œuvre. Ce n’est rien d’autre. Si vous arrêtez la folie, c’est quoi ? C’est des livres d’histoire, des papiers dans les hebdos, c’est des émissions de télé… Moi, j’ai connu Adamov. Adamov c’était quelqu’un qui était capable, mais véritablement, à 3h ou 4h du matin de me téléphoner en me disant : « Roger, je viens de lire une phrase de Flaubert. Ah ! je vous réveille, bien sûr, mais il faut que je vous la lise. Ce n’est pas possible ! C’est le plus grand auteur du monde ! » Et puis il lisait 3, 10, 20 pages de Flaubert. Il est bien évident que cette folie autour de la littérature c’est pour moi l’essentiel. C’est-à-dire que quand on dit il faut offrir la littérature aux démunis, et bien il faut l’offrir avec cette folie. Or, qui est le plus capable de transmettre cette folie ? Précisément, les créateurs. C’est le sens vrai du mot.
Jack Ralite : Nous, on a eu des problèmes dans cette ville. Pas de liberté, Garran peut en témoigner et tous ceux qui lui ont succédé, ils ne sont pas nombreux, ils ont été trois. Il a monté « Le marchand de glace est passé » d’O’Neill, qui est une pièce sur le monde américain -il s’intéressait au monde américain à ce moment-là- avec une vie, chez les pauvres, de soulographie –comme O’Neill traitait les hommes. Cette pièce, moi, je pense que c’est une des plus belles mise-en-scène qu’a fait Garran. La générale a été un triomphe, je me souviens très bien, et après ça a été un bide absolu. Et les gens dans la ville disaient : « Il a de drôles de goûts, non pas Garran mais l’adjoint », c’est-à-dire, moi. J’ai obtenu une réunion du comité de section du Parti communiste français où on a mis à l’ordre du jour ça et on a sorti un texte disant que Garran avait la liberté de création. Mais ça, c’était des batailles.
Extrait radiophonique : […] C’était un tout petit extrait d’« Empty Worlds », nous sommes toujours dans la salle de l’hôtel de ville de La Rochelle. Un petit commentaire sur « Empty Worlds » ? Oui. Le matin après l’interview avec John Cage, j’ai parlé avec lui, il m’a expliqué que cette pièce ce n’est pas de la musique, c’est un acte d’un homme avec un système. Le système I ching, ça veut dire un système de hasard chinois qu’il a utilisé avec un computer pour lire les lettres de Thoreau, l’écrivain américain. Et cet acte, c’est lui qui l’a inventé ça avec ces deux systèmes, le computer et le I ching et tout le monde peut le refaire, soit personnalisé soit au hasard puisque c’est un système I chin, c’est-à-dire au hasard. Mais ça, je crois, que c’est très important. Ce n’est pas de la musique, c’est un acte. Et c’est tout John Cage. John Cage, c’est un homme des actes.
Michel Guy : Voyez-vous, je crois que tout le monde doit y retrouver son compte. Dès lors qu’il y a une manifestation, comme le festival de La Rochelle, il est inadmissible qu’on sente très bien dans la population rochelaise, un véritable, un certain dégoût, un certain rejet, n’est-ce pas. Or, on ne peut pas ne pas le sentir au niveau du public qui vient, soit quand on parle aux habitants de la ville, on se rend bien compte que ça ne les concerne pas dans 90% des cas. Et ça, je suis obligé d’en faire le constat.
L’interviewer : Monsieur le maire ? Le maire : « Oui. Ce qui m’a un petit peu surpris c’est que le ministre ait fait ce genre de déclaration en plein milieu du festival. Normalement quand un bilan est fait on le fait après la manifestation et pas pendant d’autant plus que Monsieur Michel Guy est resté à La Rochelle, je crois, deux jours, a assisté à la moitié d’une représentation, ce qui lui rend bien difficile de faire ce bilan. Nous constatons au contraire, nous qui sommes sur place, cette année, le public rochelais participe très largement aux différentes manifestations et précisément nous voyons là l’aboutissement d’un travail en profondeur qui a été fait tout au long de l’année, notamment par la maison de la culture. Évidemment, si on situe le problème uniquement au niveau du concert de John Cage, c’est bien peu de chose à l’intérieur d’un festival qui comporte du théâtre, de la danse et de bien d’autres concerts de bien d’autres compositeurs et bien d’autres musiciens. Par conséquent, la question qui se pose simplement est de savoir si le ministre entend respecter les dispositions de la charte culturelle qu’il vient de signer avec la ville de la Rochelle et qui comporte précisément le développement et la poursuite des rencontres internationales d’art contemporain.
Alain Cavalier, cinéaste : Les chocs il faut les tenter. Quelquefois on reçoit un coup et quelquefois c’est une chose très éclairante dans un film. L’ingérence des glaires de Thérèse par son ami, on sait qu’on est dans une limite de preuve amoureuse. C’est ça qui est bien. On m’a demandé de le couper avant la sorti du film, on m’a dit que le spectateur ne le supporterait pas et que ça pourrait faire du tort au film. Ça n’a pas fait grain cette fois-ci. Donc il faut se méfier. On m’a raconté d’autres choses sur des choses qui pourraient être filmées et des preuves d’amour il y en a des fantastiques qui ne sont jamais filmées parce que le cinéma reste très frileux, il faut le reconnaître. Ils s’embrassent, on fait croire qu’ils s’aiment. Ça ne va pas plus loin. Il y a un homme qui adore une femme, il la suit et puis elle rentre dans une église. Il y a un l’endroit où on trempe sa main, en rentrant, une espèce de vasque où il y a de l’eau, on trempe sa main pour faire un signe de croix. Il la voit tremper sa main et ensuite il boit entièrement la flotte. Je trouve ça magnifique, magnifique. Je rêve de filmer ça. Je n’aurai pas le temps et c’est consigné.
Francis Leroi, cinéaste : Il s’est passé qu’accidentellement je me suis retrouvé à produire un des premiers films pornographiques français officiel qui s’appelait le « Sexy qui parle ». Quand on l’a fait on s’amusait à essayer de faire du tort à la société, d’essayer de la faire exploser, de faire bouger les choses, de déranger, de gêner. On utilisait comme arme le cul et l’humour, que ce soit Jean-François Davy, même Bénazéraf dans ses films dits érotiques, quand même le film qui avait une ambition politique et nous, on était baigné dans cette culture-là, par désir de transgression dans une société qui nous pesait quand même considérablement. On a beau dire que le gaullisme ce n’était pas une dictature, en tout cas sur le plan moral elle en était une, ça c’est clair.
Archive radio : « La soubrette perverse », « La fille à deux places », « Les baiseuses », « Tamara », ou « Comment j’ai enterré ma vie de jeune fille », « Tient ta bougie droite », « Les voluptueuse », « Les provocatrices », le tout dernier né, « Les bijoux de famille », si vous ouvrez votre quotidien à la page cinéma ou si vous regardez les affiches dans la rue il s’agit-là de quelques uns des films pornographiques qui passent actuellement dans les salles dites spécialisées. Et, cet après-midi, au cours du conseil des ministres, on a parlé des problèmes que posent la diffusion de tels films comme on a parlé aussi de violence et de censure au cinéma. Alors, monsieur Barastier, c’est vous qui parlez le premier, le film « Les bijoux de famille » a été interdit par la commission de contrôle. Comment se fait-il qu’on le retrouve sur nos écrans ? Réponse Barastier : Ça correspond à une politique qui est maintenant suivie depuis plus de six mois qui est une politique de libéralisation des films. Le secrétaire d’État à la culture, monsieur Michel Guy considère qu’en général les adultes doivent être traités en adulte. Donc, quiconque veut voir un film peut aller le voir. Les seuls cas pour lesquels nous émettrons des réserves ce sont les cas de très grandes violences, de torture, c’est d’ailleurs l’objet de la réforme de la censure dont nous parlerons tout à l’heure.
Mathilde Monnier danseuse et chorégraphe : Ce n’est pas forcément des thématiques provocantes qui vont être des chocs. Effectivement, la question de la libido peut être l’endroit de la provocation, mais bizarrement c’est plutôt sur des formes esthétiques qui évoluent qui créent les difficultés de rencontres avec le public. Parce que finalement le public s’adapte à certaines évolutions, intègre certaines formes esthétiques et à un moment donné il y a rupture. Et c’est ces ruptures-là qui sont difficiles à vivre. Ce n’est pas des choses que moi en tant qu’artiste je pourrais prévoir ou que j’arriverais à anticiper, pas du tout. C’est des choses qui arrivent à un moment donné sur certaines pièces. Parfois c’est imprévisible. Donc, c’est très difficile de dire, voilà, il faut qu’il ait un choc. Ce n’est pas quelque chose de prévisible. Par contre il faut aussi dire que c’est parfois douloureux. C’est-à-dire qu’il n’y a pas non plus cette chose volontaire d’aller créer un choc parce qu’il y a un moment donné où l’on perd le contact avec le public, et c’est difficile après de rétablir ce lien-là. Donc, je dirais que c’est plutôt qu’on se cherche : le public, le travail et l’œuvre on est toujours en train de se chercher. C’est cette relation qui est intéressante.
Daniel Buren : Écoutez, on peut dire que la transgression dans le domaine artistique c’est presque aussi quelque chose qui est de l’ordre de la tradition. Sans jouer sur les mots, je pense qu’il y a toujours une volonté plus ou moins réussie de transgresser ne serait-ce que l’« état » entre guillemets, non pas l’État politique mais l’état dans lequel se trouve un domaine précis lorsque vous commencez à y réfléchir. Mais des choses qui étaient très difficiles à faire même à des niveaux techniques, par exemple, dans un espace institutionnel qu’il soit musée ou galerie mais disons surtout musée en 1966 ou 70, qu’est-ce que je pourrais dire ? Faire un trou dans le mur, des bêtises comme ça, mettre un tableau près de la porte, faire un trou dans le mur, répandre une odeur suffocante etc., etc. pour essayer de montrer sans doute certaines limites, est-ce qu’on peut faire ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? etc. Aujourd’hui elles font partie non seulement d’un classicisme, à la limite elles n’ont plus aucun intérêt. On a pu le faire, on peut le faire, c’est accepté, on ne transgresse strictement rien en le faisant aujourd’hui. C’est pour ça d’ailleurs qu’on peut d’ailleurs le faire. Très bien mais c’est une autre histoire.
Antoine Vitez 1982 : Il faut essayer de provoquer un effet de division dans le public, ça c’est la règle. La règle qui a été si bien exprimée par Brecht. Le théâtre doit diviser le public et non l’unir. Ça me semble vraiment important. Donc, provoquer un effet de division dans le public, avoir des amis et des ennemis et s’appuyer sur ses amis. Et puis, évidemment, il faut progresser soi-même, c’est-à-dire inventer des choses que l’on n’a pas faites. Par exemple, « Tombeau pour 500 000 soldats », je n’avais jamais fait ça. Là, j’ai essayé de développer, avec « Tombeau pour 500 000 soldats », un théâtre un peu naturaliste. Je n’avais jamais fait cela. Naturaliste, je dis ça pour la forme. En fait ce n’est pas du tout naturaliste mais, par exemple, faire couler le sang, représenter des tortures -autant qu’on peut le faire au théâtre- par les moyens du simulacre théâtral, naturellement ce sont des moyens très faibles relativement au réel. Mais quand même essayer de faire cela, ne pas se contenter de métaphore, ne pas se contenter de théâtre d’allusions. J’ai tant lutté pour l’allusion, justement contre l’illusion, qu’en ce moment j’ai envie de ce travail d’illusion, sinon de simulacre, en particulier de simulacre de la violence. Il me semble qu’en effet je progresse sur une spirale. Mais peut-être que je me trompe, que je me fourvoie. Peut-être que c’est une mauvaise voie. Je n’en sais rien, naturellement. On n’en sait rien. On progresse dans le noir.
Gérard Wacjman, psychanalyste et écrivain : Je pense que la fonction de l’art est toujours de diviser. Le rapport de l’objet au sujet d’art a toujours été un effet de division. Le fait que l’art pousse à parler, par exemple, c’est une fonction de l’art depuis toujours. Dans la traversée historique que l’on peut imaginer, l’art fait parler et ça fait partie de l’art de penser que l’art fait parler au point même que l’on pourrait se demander si l’art ce n’est pas autre chose, dans la généralité de la notion, est-ce que l’art ce n’est pas autre chose que ce qu’on dit de l’art ? Donc que l’art fasse parler c’est ce que j’entends, moi, comme effet de division du sujet. Ce qui arrive pour une personne ne se produira pas pour une autre. C’est ça mon mode de pensée. Donc, je remets hors de ce qui est mes centres d’intérêts, je rejette hors de tout ça, la culture avec un signe plutôt négatif, parce que précisément ça me paraît aller contre la vertu première des œuvres, de penser l’art comme un regroupement, dans une fonction culturelle.
Georges Perec : Et ben, j’y vais alors. Mabillon, 1978, il est 10h moins vingt. Le temps est pluvieux. La circulation est plutôt fluide. Je suis au carrefour Mabillon. Je vois devant moi l’amorce de la rue Duffour, la portion du boulevard Saint-Germain comprise entre Mabillon et Saint-Germain-des-Prés et en tournant un peu la tête la rue Buci. Une femme passe avec un imperméable rouge, une autre avec un cabas, un autobus 86, le camion fruits et légumes Charles Prévôt. Le feu sur le boulevard Saint-Germain devient vert, passe le 86 qui porte une publicité, « Les cocotiers sont arrivés Galeries Lafayette », une camionnette blanche, un camion Citroën bâché, vert, des Taxis, une camionnette bleue, encore des Taxis. Au feu rouge de la rue Dufour, une mobylette s’arrête avec un homme qui porte une combinaison orange.
Extrait radiophonique : Centre Pompidou, samedi 15h. L’activité redouble en ce jour J-2 de l’inauguration du plus grand complexe culturel des temps modernes. Il aura fallu 7 ans de recherche et de travaux pour mener presque à son terme le projet artistique principal du président Pompidou : Un musée d’art moderne avec des salles de documentation, une vaste bibliothèque de lecture publique ouverte aux techniques les plus modernes est prête à accueillir les lecteurs séduits par les 3000 volumes exposés, un centre de création industrielle destiné à éclairer le choix des consommateurs, un centre de recherche et de coordination acoustique musique, voilà, entre autres choses, ce que Paris aura à sa disposition à partir de mardi prochain. Tout n’est pas terminé, loin de là. Le Centre Pompidou restera jusqu’à lundi un gigantesque chantier sur lequel Madame Françoise Giroud, secrétaire d’État à la culture est venu jeter un dernier petit regard de contrôle. Françoise Giroud : « Je crois qu’on attend énormément de ce centre, et moi la première. Il faut que ça réussisse. » Est-ce que vous pensez que beaucoup de Parisiens vont venir ? Est-ce que ce n’est pas trop, ce Centre Beaubourg ? Françoise Giroud : « Je crois vraiment, ne fusse que par curiosité, que les Parisiens viendront. Une fois qu’ils seront venus, je crois qu’ils reviendront. Je crois qu’ils recevront un coup de poing au cœur. » Les avis continuent à être partagés sur les qualités esthétiques de cette bâtisse de 170 m de long sur 50 m de large. Les opposants parlent de raffinerie de pétrole, de monstre à tuyaux. Les amateurs, pour leur part, s’extasient sur l’originalité de la réalisation. Reste qu’avec le Centre Pompidou, Paris se verra dotée d’une unité artistique capable de rivaliser avec les plus grands musées d’art moderne du monde.
Patrick Bouchain, architecte : D’abord il faut rappeler que Georges Pompidou n’aimait pas le Centre Pompidou qui s’appelait Beaubourg. Mais ce qui est bien chez Pompidou c’est qu’il avait laissé le jury libre. Et le jury était présidé par Jean Prouvé. Donc, c’est Jean Prouvé qui a, en fin de compte, fait le centre Georges Pompidou en choisissant deux jeunes architectes de 30 ans : Enzo Piano et Rogers avaient 30 ans. Ils avaient 31ans exactement quand ils ont gagné ce concours. Plus jamais aujourd’hui on ne fera gagner un concours à quelqu’un de 30 ans, sous prétexte qu’il n’a pas d’expérimentation. Enzo Piano en convient lui-même, c’est une œuvre de jeunesse, c’est une œuvre utopique, c’est une œuvre irrespectueuse même par rapport au programme. Mais c’est une œuvre contemporaine. A l’époque on se posait la question de la mobilité, de la polyvalence, de la transversalité, donc, il a tenté de faire une architecture qui soit une architecture modifiable, malléable et adaptable aux besoins. Moi, je pense que c’est une très bonne réponse. C’est un bâtiment qui s’est inscrit à Paris au même titre que la Tour Eifel a pris sa place. Paris sans la Tour Eifel n’existerait pas, je pense que Paris sans le Centre Georges Pompidou n’existerait pas. C’est même une remise en cause de l’immeuble haussmannien tout en respectant les règles. L’immeuble est aligné sur la rue du Renard, devant il dégage une grande plazza, c’est une place italienne, française… Pour moi c’est un zéro faute.
Reporter : En rupture, mais avec une politique audacieuse mais controversée de la politique de Michel Guy et la modernité urbaine du Centre Pompidou, Michel D’Ornano revient aux valeurs sûres, à savoir les monuments historiques. Il est imité par son successeur Jean-Philippe Lecat qui exalte par ailleurs le retour de la politique culturelle au village.
Jean-Philippe Lecat : Je crois qu’il ne faudrait surtout pas voir l’année du patrimoine comme une année qui aurait conduit les Français à se replier sur eux-mêmes, ou sur un héritage qui serait simplement un legs du passé. Au contraire, à partir d’une culture vécue au niveau régional, au niveau local, vécue en communauté, en vie associative, on s’ouvre à toutes les formes de culture. Il est beaucoup plus facile, je crois, d’accéder à la culture universelle en partant de la culture de son village que de faire l’inverse. Et dans l’année du patrimoine c’est ce que nous avons voulu faire, dire aux Français, chez vous, -alors n’employons pas uniquement le mot village car il y a aussi les traditions propres de la vie urbaine, de la vie ouvrière qui sont des traditions très importantes et qui sont souvent sans aucun lien avec l’origine rurale, - à partir de vos traditions propres, de ce que vous êtes profondément, nous allons vous proposer un effort de réflexion, de découverte. Et puis cet effort de réflexion et de découverte va vous emmener insensiblement à dialoguer avec le patrimoine des autres et à avoir accès au patrimoine universel. C’est une démarche assez nouvelle. Ce n’est pas celle de Malraux. Vous vous rappelez, la démarche de Malraux c’était : « Donner à tous accès aux grands chefs d’œuvre de l’humanité. » C’est-à-dire, vous prenez la Chapelle Sixtine et vous dites au garçon, ou à la petite fille qui habite dans le quartier ouvrier de Lyon, et qui est éventuellement un enfant de travailleur immigré : « Vous avez accès la Chapelle Sixtine ». Je crois que c’est un rêve magnifique mais dans la réalité les choses ne se passent pas comme ça. Il faut d’abord que ce petit garçon, ou cette petite fille se retrouve lui-même, ce qu’il est, ses origines, son identité. Si c’est un enfant de travailleur immigré, qu’il retrouve sa personnalité propre en tant qu’enfant d’une culture différente et puis à partir de là, il en viendra à dialoguer avec la culture des autres et puis il arrivera à la Chapelle Sixtine. Alors, c’est tout ça l’année du patrimoine, ça n’était donc pas du tout une opération administrative, une opération gadget, une opération qui aurait été à la gloire de ceci ou de cela, ou de tel ou tel type de politique culturelle, c’était une initiative pour rendre aux gens la maitrise de leur culture et je crois que c’est ainsi que les Français l’ont comprise.
Livres signalés sur le site de l’émission
– Geneviève Gentil, Philippe Poirrier (dir. ), « La politique culturelle en débat : anthologie 1955-2005 », Ed. Documentation Française, 24 mars 2006.
Présentation de l’éditeur : Les vifs débats, suscités tout au long du dernier demi-siècle par les politiques culturelles mises en œuvre par l’État et par les collectivités territoriales depuis la création d’un ministère de la Culture par André Malraux au début des années 1960, méritaient d’être mieux connus, car ils sont toujours vivants, pertinents, presque « classiques ».
L’introduction rédigée par Philippe Poirrier, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, explicite et justifie la sélection des textes rassemblés dans cet ouvrage et les replace dans une utile perspective chronologique.
Le présent livre est destiné plus spécialement à tous ceux qui, étudiants ou professionnels, souhaitent mieux connaître l’histoire des politiques culturelles.
Philippe Poirrier, « Les politiques culturelles en France », Ed. La Documentation Française, Coll. Retour aux textes, 22 juin 2002.
Présentation de l’éditeur : « La culture ne se décrète pas, elle se construit, se vit et se réinvente dans une pluralité de pratiques sociales » écrit Philippe Poirrier dans l’introduction de cet ouvrage. La sélection des textes, qu’ils soient législatifs et réglementaires, des discours, des écrits de responsables de l’administration publique, des rapports administratifs, illustre bien cette phrase.
Dès la Révolution française s’organise une politique culturelle impulsée par l’Etat au service de la régénération de la société, naît l’invention du patrimoine national, se pose la question de la liberté de la création. A partir des années 1990 apparaissent des enjeux liés à la décentralisation, à l’ouverture à l’Europe et à la mondialisation des échanges.
Ainsi de 1789 à aujourd’hui l’Etat n’a cessé de réfléchir à une définition de la culture et au rôle qu’il entend tenir. C’est cette permanence qui fait du modèle français de la gestion publique de la culture une référence à l’échelle internationale, quand bien même une « refondation » de la politique culturelle semble de nos jours nécessaire comme l’indique Jacques Rigaud dans sa préface.
Le parti pris d’un plan chronologique montre très précisément ces évolutions qui peuvent cependant être lues de manière transversale par la présence d’un index thématique.
– Philippe Poirrier, « Discours et écrits de Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles : 1971-1973 », Ed. de La Documentation Française, 1993.
– Jacques Rigaud, « La Culture pour vivre », Ed. Gallimard, 1975.
Ouvrage épuisé mais disponible en bibliothèque.
– Philippe Urfalino, « L’invention de la politique culturelle », Ed. Hachette Littérature, Coll. poche Pluriel, juin 2004.
Une histoire de la politique culturelle française d’André Malraux à Jack Lang, notamment des idées et des croyances qui ont guidé l’action du ministère chargé des Affaires culturelles.
– Gérard Wajcman, « Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime », Ed. Verdier, 20 mai 2004.
Présentation de l’éditeur : Par la fenêtre nous prenons des nouvelles du monde. Mais ouvrir une fenêtre, c’est non seulement s’ouvrir au monde, y plonger par le regard, c’est aussi le faire entrer, élargir notre propre horizon. Jadis, la fenêtre, via la peinture, a dessiné les territoires du monde, métamorphosant dans son cadre le pays en paysage. On a cependant négligé que cette fenêtre qui ouvre sur l’extérieur trace aussi la limite de notre propre territoire, qu’elle dessine le cadre d’un « chez soi ». La fenêtre qui ouvre sur le monde ferme notre monde, notre intérieur. Moi et le monde - ils se croisent à la fenêtre. « Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants », répondait Pascal. Se pencher sur la fenêtre, ce sera réfléchir sur ce bord où viennent se rencontrer le plus lointain et le plus proche, et sur le fait que la fenêtre oblige peut-être à concevoir que le Moi et le Monde ne peuvent que se penser ensemble - jusqu’à ce point : et si la subjectivité moderne était structurée comme une fenêtre ? C’est ici, tout de suite, qu’il faut préciser : pas n’importe laquelle : la fenêtre née à la Renaissance. Et là encore, pas n’importe laquelle : la fenêtre de la peinture, la fenêtre du tableau, exactement, celle inventée par Alberti. Voilà l’hypothèse, elle donne le fil de l’histoire. En grand hommage à l’idiot chinois de la fable qui, quand le maître montre du doigt la lune, regarde le doigt, j’invite donc ici à regarder la fenêtre. Invitation à détourner notre regard fasciné de spectateur du spectacle vers l’objet qui ferme et ouvre notre regard - la fenêtre.
– Marc Bélit, « Le malaise de la culture : essai sur la crise du modèle culturel français », Ed. Séguier, 31 octobre 2006.
Directeur du Parvis, scène nationale Tarbes-Pyrénées, l’auteur revisite l’histoire des politiques culturelles publiques en France depuis l’époque du Front populaire. Il s’attarde sur le moment fondateur de la création d’un ministère de la Culture au temps d’André Malraux, examine l’enjeu de la démocratisation culturelle, ses difficultés et ses obstacles, invite à en changer les présupposés.
– Alain Cavalier, « Intégrale autobiographique », Ed. Pyramide, 21 février 2007.
3 films / 2 DVD / 1 livret / Dans ce coffret on trouve les trois longs-métrages que sont « Le Filmeur » (2005), « La Rencontre » (1996), et « Ce répondeur ne prend pas de messages » (1978), mais également huit « récits express » inédits d’Alain Cavalier et un livret qu’il a rédigé lui-même.