Emmanuel Laurentin : Deuxième temps d’une semaine spéciale de La Fabrique de l’Histoire consacrée à l’imaginaire historique de créateurs, d’artistes, d’écrivains, de cinéastes contemporains. Après l’écrivain Pierre Guyotat, hier, et avant le cinéaste Arnaud Desplechin demain, c’est au tour de l’homme de théâtre, Patrice Chéreau, de nous expliquer en quoi l’histoire, le passé nourrit son œuvre, lui qui fut l’interprète, au cinéma, de Bonaparte, de Jean Moulin ou de Camille Desmoulins, comment voit-il le travail d’incarnation de personnages réels du passé ? Comment celui qui a mis en scène, le peintre d’histoire, qu’était Alexandre Dumas, avec la Reine Margot, imagine-t-il son travail de revivissance des événements disparus ? Dans cet entretien, mené par Antoine Lachand et réalisé par Renaud Delmar, il évoque la Guerre d’Algérie, déjà invoquée hier, ici même, par Pierre Guyotat. Guerre d’Algérie qui vit naître son engagement face aux drames de l’actualité qui allait devenir des drames historiques. A chaque moment, de ce tête-à-tête, il se défend bien sûr de faire de l’histoire mais il y revient sans cesse. Patrice Chéreau, deuxième portrait de cette semaine spéciale de La Fabrique de l’Histoire, sur les artistes, écrivains et créateurs dans leurs rapports au passé.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, on est, ici, chez vous, merci beaucoup de nous recevoir. On va parler tous les deux d’histoire, de grande histoire, peut être. Le lieu, ici, est déjà assez frappant, dans le IIIe arrondissement, il y a un peu d’histoire autour de nous, ce parquet, ces grandes fenêtres est-ce que c’est quelque chose qui vous frappe et vous séduit, ici, dans l’endroit où vous vivez ?
Patrice Chéreau : Ça me frappe et en même temps ça ne me frappe plus du tout puisque la première fois où j’ai emménagé ici c’était il y a plus de 30 ans. C’est un lieu, un endroit, un escalier qu’il m’arrive même de ne plus voir en fait. Après beaucoup de pérégrinations en banlieue, c’était tout près de l’endroit où habitaient mes parents, qui était rue de Turenne. En fait j’ai fait, comme il arrive souvent, beaucoup de tours et de détours, puis on revient dans le même quartier, le IIIème arrondissement, le même quartier d’où on est parti 15 ans avant. Je vois bien les changements de la rue, je vois bien que l’immeuble a été ravalé, je vois surtout la population du quartier qui a changé, puisqu’à l’époque de mes parents c’était encore un quartier très populaire, les classes sociales étaient mélangées. Les gens qui avaient de l’argent étaient au premier étage, un peu moins au deuxième, au troisième et des gens à très, très faibles revenus, étaient dans les chambres de bonnes. Ce qui n’est plus pareil maintenant. C’est-à-dire que maintenant les quartiers sont riches uniformément, dans un immeuble et les pauvres sont en banlieue. Donc, il doit y avoir chez moi un regret de ça sûrement, de ce qu’on appelle maintenant mixité. Le quartier a beaucoup changé, comme Paris a beaucoup changé. Comme j’ai pas mal de mémoire, je sais, à peu près dans tout Paris quand même, là où il y a un supermarché, là où c’était un cinéma avant.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, est-ce que vous avez des souvenirs d’enfance, d’adolescence, de votre apprentissage de l’histoire ? Des cours, des professeurs, que vous avez eus, qu’est-ce qui vous reste en mémoire de ces années-là ?
Patrice Chéreau : Qu’est-ce qui me reste en mémoire ? Il me reste surtout en mémoire… Je ne sais pas, ça reviendra peut-être tout à l’heure. Je me souviens de très, très peu de mes cours au lycée. Je me souviens de cours de philosophie, très bien, en classe de philo. Là, il ne me vient aucun souvenir des cours d’histoire. Je sais simplement qu’à l’époque où j’étais au lycée, à Louis Legrand, vers 1959-60, il y avait une certaine histoire, très précise, qui était en train de se vivre au même moment, qui était la Guerre d’Algérie. Je sais que la Guerre d’Algérie a fait violemment irruption dans ma vie et dans la vie du lycée, puisqu’il arrivait que l’on se retrouve, quand j’avais 16-17 ans, à la porte du lycée, à manifester et que j’avais des camarades de classe qui se mettaient à crier, devant moi, très violents, alors qu’ils étaient plutôt gentils en classe, « Algérie française », et que moi j’étais de l’autre côté à crier « Paix en Algérie » à l’époque, et qu’ensuite j’ai beaucoup milité pour l’indépendance de l’Algérie, pour le référendum en 62, etc. Ça, c’est des souvenirs qui sont des souvenirs historiques maintenant mais qui sont importants pour moi puisqu’ils m’ont fabriqué tel que je suis, la personne que je suis. C’est-à-dire la Guerre d’Algérie, c’est-à-dire les manifestations. Je me suis fait attraper deux fois : une fois avec mon dictionnaire de Latin, qui était très gros, les Gaffiot, qui étaient énormes, et une autre fois avec mon dictionnaire de Grec, qui était aussi gros. Les manifestations, principalement celle de Charonne, où j’étais, où j’ai vu les gens tomber dans le métro et matraqués. L’enterrement des morts de Charonne, qui était une manifestation dont on n’aurait pas idée maintenant, de l’ampleur, qui était depuis République jusqu’au Père-Lachaise, qui était une manifestation gigantesque, la première foi que j’ai entendu la Marche funèbre de Chopin, joué par un Orphéon. C’était des manifestations, c’était une vie politique claire d’avant 1968, ça remonte un peu à la Préhistoire, les gens ne savent plus rien de ça. Mais si l’on me dit histoire, c’est de ça que je me souviens en tous cas.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, vous avez effectivement parlé déjà de cette manifestation de Charonne. Vous, dans un café, derrière des vitrines, est-ce que vous avez quelque part la sensation de participer à un événement historique, d’être dans quelque chose qui se passe et qui va rester ?
Patrice Chéreau : Oui, de la même façon qu’en mai 68, 5 ou 6 ans plus tard. C’était une époque dont on a peut-être pas idée maintenant parce que les engagements étaient très clairs. Les enjeux étaient très clairs. On était pour ou on était contre. On était à gauche ou on était à droite. On peut dire que c’est un petit peu plus brouillé maintenant. Mais on savait exactement pourquoi on était à gauche, on savait exactement pourquoi on flirtait avec le Parti communiste, sans y entrer, on était en critique, on disait. Est-ce qu’on avait conscience ? Oui. Le débat sur la Guerre d’Algérie, le débat qui a été exacerbé par tout ce qui a tourné autour de Charonne et des morts de Charonne, par exemple, qui a sûrement accéléré la solution de l’histoire parce que c’est peu de temps avant le référendum de 62, que ça avait été provoqué par la bombe qui avait explosé chez Malraux, qui avait défiguré une petite fille, la fille de la concierge, je crois, qui s’appelait Delphine Renard, qu’il y a eu des morts, très violents, évidemment piétinés par la bousculade dans le métro, il y en a 8, que l’indignation était énorme. Quand je vois, je sais j’ai fait parti du service d’ordre de l’enterrement, on faisait la chaîne autour du cortège, le monde qu’il y avait, qui était dans la rue, était de l’ordre d’un million de personnes. C’était colossal. Oui, l’histoire était là, les convulsions, une chose qui allait naître, qui était se séparer de l’Algérie, était là, la violence des gens qui voulaient qu’on la garde était là, au moment où je l’ai vécue, j’ai vécu un des moments les plus forts de ma vie, c’est sûr. Mais est-ce que j’avais conscience que c’était de l’histoire, ça je ne sais pas. Je pense qu’à un moment donné, une fois cette histoire d’Algérie terminée, je veux dire une fois l’indépendance de l’Algérie, une fois toutes les convulsions qui se sont arrêtées, on a évidemment envie d’aller rechercher d’où ça vient tout ça. De la même façon, au moment où a eu lieu la Guerre en Yougoslavie, l’éclatement de la Yougoslavie, à un moment donné, je me suis mis à dévorer, à lire « qu’est-ce que c’était la Yougoslavie ». C’est-à-dire découvrir quand ils ont fabriqué la Yougoslavie, c’est-à-dire le traité de Versailles, et de découvrir brusquement que c’est un pays fait de deux morceaux qui appartenaient à deux empires : l’Empire austro-hongrois et l’Empire Ottoman, que la frontière passait par là et qu’il y avait des sultans, ou des khalifes, je ne sais pas le mot, d’Istanbul qui étaient nés en Bosnie etc. Bien. Ce que raconte très bien le livre d’Ivo Andriécï, Le pont sur la Drina. C’est ça qui m’intéresse dans l’histoire. De la même façon que quelques années auparavant, quand le communisme s’est écroulé, on a découvert que finalement le communisme était un couvercle qui cachait, qui plaquait, dans 70 ans, plus de 70 ans, toute l’horreur de ce qu’était la Russie et qu’une fois le couvercle soulevé tout recommençait comme avant. L’antisémitisme recommençait comme avant etc. Donc, à un moment donné, c’est des choses auxquelles j’ai réfléchi, un petit peu, en essayant de lire simplement, réfléchir est un bien grand mot. Mais aussi quand on a commencé à écrire le scénario de La reine Margot, par exemple, où l’on a traversé l’histoire et où brusquement cette Saint-Barthélémy se retrouvait partout, y compris dans la signification qu’on pouvait lui donner. Danielle Thomson, dit toujours qu’on a commencé le scénario, parce qu’il a été très long, avec à peu près les manifestations de fanatisme religieux et l’enterrement de l’Ayatollah Khomeiny et on a terminé le scénario deux ans plus tard avec l’éclatement de la Yougoslavie et la purification ethnique. Quand j’ai fini le film, il y avait eu le Rwanda et Srebrenica. Voilà, non pas pour dire que ce que l’on a fait est prophétique mais simplement que l’histoire à ce moment-là m’a intéressé en tant que : si l’on ne sait pas l’histoire d’avant on a du mal à comprendre l’aujourd’hui. Par contre, aujourd’hui, nous aide à comprendre l’histoire d’avant. A l’envers.
Antoine Lachand : Est-ce que votre famille parle d’histoire ? Est-ce que vous avez des souvenirs de vos parents évoquant, par exemple, des événements ou des figures qui les intéressaient ?
Patrice Chéreau : Non. Non, je ne crois pas. Ma famille était plutôt divisée politiquement. Mon père avait été plutôt très à droite. Après, il disait qu’il était un anarchiste de droite, mais il était plutôt à droite. Il avait défilé avec les monarchistes, avec ce qu’on appelait les Camelots du roi à l’époque. Donc, un jour, je suis allé regarder du côté du 6 février 34, pour voir ce qui s’était passé avant le Front national. Ma mère était plutôt à gauche mais catholique. Mon père athée et mes grands-parents plutôt conservateurs. Donc, tout ça était plutôt très compliqué, l’horreur en plus, mon grand-père avait fait la Guerre de 14, je pense. Mon père était né pendant la Guerre de 14. Il l’avait vue, il avait 7 ans. 7, 8, 10 ans. On parlait donc de ça. Il y avait rétrospectivement, je le redécouvre au fil des années, une période, dont on ne parlait pas, qui était l’Occupation allemande de 40 à 44. Je suis né à la toute fin de l’Occupation allemande en 44. On en parlait, il était probablement souhaitable de ne pas en parler parce qu’on ne sait pas ce qu’ils ont fait. Mon grand-père avait une forte tendresse pour les Allemands, pour la culture allemande, c’est pour ça que j’ai fait allemand en première langue d’ailleurs, en même temps, je ne sais pas ce que recouvrait cette tendresse profonde. Je veux dire par là, je ne suis pas en train de l’accuser d’être collaborateur mais je ne sais pas ce que ça recouvrait dans les années où ils étaient à Paris, et un peu à la campagne. Ils sont partis à la campagne entre 40 et 44. Donc, on n’en parlait pas, non. On n’en parlait pas.
Antoine Lachand : Vous nous avez dit, après les années d’étudiant, la façon dont vous avez commencé à vous intéresser, peut-être à vous plonger de façon plus profonde dans l’histoire, Patrice Chéreau, ça a évidemment été de concert avec vos débuts au théâtre, par exemple, pour Massacre à Paris, de Marlowe, qui parle de la Saint-Barthélémy, vous aviez tout lu, un peu, sur la période, sur la Renaissance ?
Patrice Chéreau : Oui, ce n’était pas la Renaissance qui m’intéressait, c’était les guerres de religion. C’était le phénomène des guerres de religion. Donc, j’ai croisé deux fois dans ma vie professionnelle, avec Massacre à Paris qui m’a permis de lire un très, très beau roman, de Heinrich Mann, qui s’appelle Le roman d’Henri IV, qui est un magnifique livre et que j’ai croisé ensuite, par hasard, des années plus tard, 10 ans, 15 ans ou 20 ans plus tard avec La reine Margot. Je lis sur l’histoire quand il le faut parce que ce qui m’intéresse surtout, profondément, d’abord c’est l’aujourd’hui, c’est l’histoire contemporaine et c’est les gens, les personnes à l’intérieur de l’histoire contemporaine. Tout ce qui n’est pas « reliable » pour moi, que je ne peux pas relier à la connaissance que j’essaye d’avoir des gens, les êtres, le comment ils vivent, de ce qu’ils pensent, de ce que sont leurs connexions à l’intérieur de leur cerveau et comment c’est compliqué à l’intérieur de leur vie et de leur pensée, tout ce qui n’est pas ça m’intéresse moins. Il m’arrive de me référer à l’histoire, c’est toujours autour d’une œuvre, d’un film, d’un opéra… essayer de savoir comment était l’Allemagne au temps de Wagner etc. mais je le relie toujours autour des œuvres que je mets en scène et j’essaye toujours de m’intéresser plus aux comportements. J’ai adoré, ça me revient maintenant, par exemple, mon frère avait une grande – c’est mon frère l’historien de la famille – grande bibliothèque historique et je crois avoir lu ce qu’on appelait à l’époque La petite histoire. Il y avait des ouvrages de vulgarisation, d’un auteur du début du siècle, qui s’appelle Lenotre, je pense, qui était pour moi, quand j’avais 16 ans, absolument passionnante. Donc, il y a une partie de moi qui a oublié mais qui sait tout sur Louis XVII, par exemple, qui sait tout de la vie quotidienne de Marie-Antoinette etc. Mais je n’ai pas relu ces livres depuis. C’est des livres très faciles à lire, quand on est adolescent, je n’ai pas relu ces livres depuis.
Antoine Lachand : Donc, quelque part en vous, il y a de petites images d’Epinal, quand même ? Des riches heures d’histoire de France ?
Patrice Chéreau : Il doit y en avoir, mais tout est supplanté par les lectures récentes que je fais. J’ai peu de souvenirs des lectures que j’ai faites il y a très longtemps justement parce que j’essaye de ne pas y retourner et si j’y retourne, si je recommence à lire un livre que j’ai lu il y a longtemps, c’est une lecture totalement différente qui arrive. C’est une lecture d’aujourd’hui. Sur la Révolution, il m’est arrivé, comme j’ai travaillé sur un scénario, pendant très longtemps, sur Napoléon, il m’est arrivé de relire, par contre de découvrir qu’elle est la très belle grande source comme ça - qui est Chateaubriand en fait - et là, quand je lis Chateaubriand c’est en partie de l’histoire mais c’est surtout l’œuvre littéraire, les Mémoires d’outre-tombe, qui est fascinante à lire.
Antoine Lachand : L’intérêt pour vous, c’est vraiment le passage entre le passé et le présent même quand il s’agit d’œuvres qui ont plusieurs siècles, c’est-à-dire - vous l’avez dit pour Isabelle Adjani dans La reine Margot, vous l’avez dit pour le couple de Gabrielle - montrer ces gens à la fois dans le passé et en même temps ce qu’ils nous racontent pour aujourd’hui ?
Patrice Chéreau : Dans Margot, il y a une leçon à tirer de cette chose qui s’est passée en France, qui s’est appelée les guerres de religions. Il y a une leçon à tirer de ce massacre dont personne ne sait, par exemple, exactement ce qui l’a déclenché à part une « électricité » folle, et d’autres massacres, et la peur d’autres massacres et la fameuse phrase de Charles IX : « Qu’on les tue tous, qu’il n’en reste aucun pour venir me le reprocher » étant interprétée de mille façons. Est-ce que c’était tous, tous les protestants ? Ou est-ce que c’était probablement tous les chefs et après ça a dégénéré ? Le fait que ce massacre ait dégénéré, comme les dénonciations, j’ai envie de dire, pendant l’Occupation, ça c’est une chose tristement intéressante dans la mesure où elle nous ramène à nous, à aujourd’hui. Qu’on puisse tuer au nom de Dieu en plus, nous ramène à aujourd’hui, évidemment. Dans Gabrielle, l’histoire est absente. L’histoire c’était à la fois le plaisir de raconter une histoire totalement contemporaine, qui est le non-amour, le désamour de ce couple-là, le fait qu’ils avaient oublié qu’ils avaient un corps, qu’ils pouvaient avoir du désir, le mécanisme surtout de cette femme qui revient, qui est partie et qui revient, et de cet homme qui ne devait jamais partir et qui s’en va. Voilà, l’histoire a peu de poids. C’était une période où l’histoire n’existait pas, où il n’y avait pas d’histoire. C’était juste avant la Guerre de 14. Donc, il y a eu un plaisir à reconstituer une période historique et un plaisir de nostalgie et de savoir-faire de metteur-en-scène, nostalgie fugitive d’ailleurs, de Dieu sait. Il y avait une nécessité à garder une époque pas trop loin, de Conrad, pour des raisons toutes simples, les gens très riches de cette époque-là avaient quand même beaucoup plus d’allure que les très riches d’aujourd’hui. Ils avaient plus de domestiques que le même niveau de fortune n’en aurait aujourd’hui. Donc, la domesticité est importante, l’esclavage de toutes ces femmes, le fait que ce ne soit que des femmes etc. était un élément important. On m’a demandé pourquoi ne pas le transposer ? Je leur ai dit : vous vous imaginez, ça aurait été un duplex de 300 m2 dans le XVIème arrondissement dans le Bois-de-Boulogne et avec deux domestiques pakistanais, ça aurait été une horreur à regarder. Voilà. De mauvais goût, au moins ces gens-là vivaient dans un luxe qui était agréable à regarder.
Extrait du film, La Reine Margot : Assassins ! Vous n’êtes que des assassins. Vous voulez tous nous tuer ! Écartez-vous. Laissez passer. C’est ça la réconciliation que tu nous a promise ? Laissez passer le roi. Comme Sodome et Gomorrhe. Je vous promets la justice. La religion dans tous les coins du royaume pour nous venger de ta cour criminelle. Dites quelque chose, parlez-leur vous aussi. Au lieu de crier vengeance, remerciez Dieu qui vous protège et vous le prouve. Votre chef est sauvé, la blessure est légère. – Vous vouliez une trace de ma loyauté, je vous la donne. Le bateau vous attend, vous serez demain en Angleterre. – On a tiré sur Coligny _ Fermez la porte.- Sans Coligny, vous n’êtes rien. Ils vous tueront. Mais Coligny n’est pas mort. Je sais de quoi ils sont capables quand ils ont peur. Je sais de quoi ils sont capables. – Ne l’écoute pas. On n’a pas de conseils à recevoir d’une femme catholique. –Qu’elle sorte. – C’est une espionne. – Elle n’a rien à faire ici. - Qu’elle s’en aille. Il faut être uni. On a la force avec nous. – Il faut se rassembler. Il faut être prêt à attaquer. Il faut leur faire peur. Écoutez ce que je viens de dire. – Elle nous avertit mais elle nous méprise. – Faites-la sortir ! Elle doit partir. Elle est comme les autres. Faites-la sortir ! Elle est comme les autres ! C’est la fille de nos ennemis. - C’est la maîtresse de Guy. Est-ce que l’un d’entre nous sait le parti que Jésus prendrait s’il rentrait à cet instant ? Jésus dirait à votre roi : exposez-vous à la noyade, exposez-vous aux vents de l’océan, partez de cette Cour. Mais n’attendez pas d’être la victime, ou le témoin d’une catastrophe ! Moi je vous dis fuyez ce soir, maintenant ! Ils ont tué votre mère la première, aujourd’hui ils ont voulu tuer Coligny, demain ce sera vous.
Patrice Chéreau : Le piège du film historique, je l’ai vu dans d’autres films historiques. C’est que ça coûte beaucoup trop cher de reconstituer une rue, principalement les extérieurs, c’est-à-dire de transformer tous les véhicules, de reconstituer, d’avoir suffisamment de figurants pour faire passer des passants dans la rue. Or, des passants dans la rue il en faut beaucoup. Si vous avez 10 figurants et que vous les faites passer 2 fois, ça dure à peine 10 secondes. Donc, il en faut beaucoup plus pour les faire passer et donc il faut beaucoup de costumes. A un moment donné, il peut y avoir un mécanisme, ça s’est vu, dans certains films, on est tenté de, comment dire, de profiter de cette reconstitution et de la rentabiliser. C’est-à-dire de se dire, le décorateur m’a fait un marché entier avec tous les gens qui travaillent sur son marché, avec tous les animaux, avec la paille, avec les costumes et tous les figurants, je vais le filmer. Or, ça va à l’encontre de toute logique cinématographique. Pour parler un peu vulgairement, il faut parfois rendre malheureux le décorateur et rendre malheureux le producteur, parce qu’on n’est pas là pour filmer ce qui a coûté très cher. Ça a coûté très cher parce que c’est obligatoire, parce que chaque fois que la caméra attrape un fil électrique il faut le tirer, chaque fois que le décor n’est pas bon il faut que la caméra ne le montre pas. Après, il faut oublier tout ça et raconter vraiment l’histoire. A un moment donné, où La Môle n’a pas fait l’amour avec Margot sort d’une rue, j’ai essayé de filmer comme il serait sorti d’une rue normale, dans un film d’aujourd’hui. Il sort d’une rue, je ne vais pas m’attarder sur les voitures qui sont en stationnement, pour regarder qu’à cette époque-là il y avait de très belles voitures, très anciennes. Donc, toute La Reine Margot est partie d’une étude critique de ce qu’il ne fallait pas faire ou de ce qu’il fallait faire dans un film historique, ne pas se laisser manger, dévorer par la reconstitution. Le mot reconstitution est un mot terrible. Il peut y avoir du plaisir à reconstituer, j’ai eu un plaisir à l’inverse, qui est exactement l’inverse, à reconstituer le repas de Gabrielle, par exemple. J’aurais pu, si j’avais pu prendre un peu plus de temps, reconstituer beaucoup plus, comme Scorsese l’avait fait avec beaucoup plus de moyens, dans Le temps de l’innocence, qui a vérifié les gants qu’on donnait aux gens, les cartons etc. parce que le niveau de faste et de prétention sociale étaient important. Dans La Reine Margot, c’était exactement le contraire. Il était important de savoir que les discussions politiques, pour savoir qui on allait massacrer, se passaient sur un coin de table à la fin d’un repas. Le modèle, là, n’était pas du tout l’histoire, ni aucun tableau qu’on a gardé de l’époque, il y en a très peu d’ailleurs, il y a quelques gravures simplement, mais plutôt Le parrain de Coppola.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, vous venez de citer Scorsese, est-ce qu’il y a d’autres films qui, pour vous, ont aussi une manière d’aborder, de montrer l’histoire qui pourrait représenter un modèle ?
Patrice Chéreau : Je ne sais pas. Je ne trouve pas.
Antoine Lachand : Moi, j’ai apporté ça.
Patrice Chéreau : Van Gogh. Oui, c’est un très beau film mais ce n’est pas du tout sur Van Gogh. C’est sur la relation intime de Pialat avec la peinture, puisqu’il a était un bon peintre d’ailleurs et qu’il y a une frustration de l’art. Et c’est sur un personnage inconnu, qui n’a jamais vendu de son vivant ou pratiquement pas, qui s’appelait Van Gogh. C’est un film admirable. C’est un des rares films, en costumes, où passe la vie, comme seul Pialat savait le faire, avec rien. Est-ce que ça a voir avec Van Gogh ? Oui, ça a à voir avec cet homme qui fait de la peinture et qui est incompris. Ça a à voir avec une chose qui est beaucoup plus impalpable qui n’a rien à voir avec l’histoire. Ça se passe du côté des impressionnistes, du côté d’une époque révolue, mais ça à voir avec la palpitation de l’air, avec le malheur, avec la solitude. C’est vraiment un film de Pialat. Ce n’est pas un film sur l’histoire.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, on a beaucoup parlé de cinéma. Je voudrais revenir peut être un peu plus au théâtre. On a parlé de reconstitution au cinéma, parmi les très nombreuses mises-en-scène que vous avez faites, beaucoup ont par exemple pour cadre quelque chose qui relèverait, pour prendre les précautions nécessaires, du XVIIIe siècle, La dispute, Cosi, Quartet peut être dans une certaine mesure. Donc, par rapport au cinéma, qu’est-ce qu’on montre d’une époque sur une scène de théâtre, ou d’opéra, là ?
Patrice Chéreau : Je crois qu’on montre une chose totalement contemporaine que ce soit en costume du XVIIIe ou pas. D’ailleurs j’ai longtemps hésité, - j’ai tourné longtemps, moins maintenant, autour du XVIIIe, autour du libertinage, de la notion même de liberté, ce que Starobinski appelait, dans un très bel ouvrage, L’Invention de la Liberté - et par moment ça s’est fait de façon très iconoclaste, comme La dispute, par exemple, où il n’y avait pratiquement pas un costume XVIIIe. Les enfants étaient habillés comme les petites filles de Lewis Carroll et le prince et la princesse étaient en smoking et en robe du soir, ou bien au contraire par des citations plutôt des costumes du XVIIIe, comme dans Quartet, beaucoup dans Lucio Silla, puisqu’à Nanterre j’avais fait une saison exclusivement XVIIIe où il avait Lucio Silla, La Fausse Suivante et Quartet. Et ça s’était mêlé dans Don Giovanni et Cosi. Don Giovanni était plutôt XVIIIe puisqu’on était parti de costumes de Goya et Cosi, dans un décor absolument contemporain, les gens étaient habillés en XVIIIe. On aurait pu discuter d’ailleurs s’il fallait les habiller en en XVIIIe ou pas. Ce n’était pas sûr. Les décors et les costumes sont très encombrants au théâtre en fait. Je ne devrais pas dire ça parce que j’en fais beaucoup, mais quand même. C’est Vitez qui disait que quand on passait du costume de répétions au vrai costume, brusquement il y a un jour où l’on met les costumes, peu de temps avant la première d’ailleurs, on a un choc parce que tout devient conventionnel. C’est vrai. Ce qui est absolument anti conventionnel et absolument jamais conventionnel ce sont les acteurs qui répètent en training, en jogging, comme on veut, en pantalon, pieds nus, en chemise, dans un lieu vide. Là, est la vraie vérité du travail. Après, quelques fois on l’affuble de décors imposants, je le fais le premier, et on l’affuble quelques fois de costumes qui rendent plus classique ou plus convenu le travail, puisqu’en plus les acteurs aiment beaucoup les costumes historiques. Il y a des gens qui portent très bien le costume, il y a d’autres qui ne savent pas le porter mais il y a d’autres qui le porte très bien et par moment le costume historique peut être incroyablement daté et empêcher de bouger. L’envie que j’aurais de théâtre, le jour où j’en referais, je vais bien finir par en refaire un jour ou l’autre, ça serait une chose beaucoup plus dépouillée, qui serait certainement contemporaine et où le décor et le costume compteraient très peu. C’est-à-dire de s’appuyer exclusivement sur la présence des comédiens et comédiennes. Je tends vers ça régulièrement. C’était le cas dans La solitude des champs de coton, c’était un peu le cas dans Phèdre, c’est aussi le cas les lectures que je fais de temps à autre en ce moment et qui sont pour moi plus que des lectures. Moins qu’un spectacle, mais plus que des lectures et aussi une façon de continuer à habiter un plateau de théâtre. Il n’y a rien de plus beau qu’un plateau de théâtre justement dépouillé de toute l’histoire, où il n’y a plus que l’histoire du spectacle de la pièce, l’histoire qu’on doit raconter.
Antoine Lachand : Du temps où vous travailliez à Sartrouville, au TNP, aux Amandiers, on a déjà beaucoup dit à l’époque, par exemple, que les décors de Richard Peruzzi étaient un peu hors du temps, avaient cette qualité un peu échappée de toutes références précises.
Patrice Chéreau : Oui, ils ont été hors d temps et quand ils se sont rapprochés d’une époque précise, le XVIIIe en l’occurrence, comme dans La dispute ou dans Lucio Silla, ils l’ont toujours adapté, ils l’ont toujours réécrit, ils l’ont toujours réinterprété. Le décor de Lucio Silla était intéressant parce qu’il était parti d’une façade absolument classique, du XVIIIe, il en avait fait sauté des éléments, transformé les colonnes, en colonnes qui rentraient ou qui sortaient et donc ça pouvait être une façade e en même temps un décor, une sorte de jeu de construction qui était totalement autre. Le décor qu’il avait fait sur Wozzeck était un jeu de cubes, comme un jeu d’enfant, qui s’assemblaient. Des cubes de couleurs très colorés, qui faisaient soit une ville, soit une abstraction totale. C’était un des plus beaux décors qu’il a fait. Donc, quand il y a histoire ou quand il y a des références historiques, même dans Tristan, par exemple, où le décor, l’idée même de ce mur de briques revient même de la nuit des temps, à un moment donné il parvient de la nuit des temps sous sa forme moderne, c’est-à-dire sous la forme d’un mur que l’on peut rencontrer à Rome aujourd’hui, qui sont romains, qui datent de l’époque romaine mais qui ont passé les temps et nous rappellent à la fois l’éternité et en même temps la mortalité.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, vous avez évoqué cette saison aux Amandiers où vous aviez programmé plusieurs spectacles écrits au XVIIIe est-ce que le siècle des Lumières, dans votre parcours, a un comme ça un relief un peu particulier ? Est-ce que c’est une époque qui dans ses écrits, aussi variés soient-ils, vous a toujours un peu plus intéressée peut être que d’autres ?
Patrice Chéreau : Oui, il y a eu une époque où il a toujours un peu compté. Il a beaucoup compté parce que je l’ai connu à travers un troisième ou quatrième spectacle que j’ai monté qui était Les soldats de Jakob Reinhold Lenz. Lenz, était un auteur qui a beaucoup compté pour moi, c’était à l’époque de mes études d’allemand donc, je pouvais le lire en allemand et j’ai trouvée la pièce admirable et j’ai connu toutes les pièces de Sturm und Drang de cette époque, l’infanticide, la tueuse d’enfants etc. Après il a eu ce livre qui est une mine pour moi, qui était le livre de Starobinski, L’invention de la liberté, qui était un très gros livre, que je dois avoir toujours d’ailleurs, qui allait de bateaux ou de Fragonard à Goya et qui racontait justement l’apport du siècle des Lumières. Après il y a eu Mozart évidemment, il y a eu Marivaux beaucoup, puisque j’ai démarré, presque, le théâtre avec Marivaux. Il y a eu l’accord que j’ai eu pendant un certain nombre d’années entre L’héritier du village, La dispute, La fausse suivante avec les pièces de Marivaux, que j’ai arrêté de monter maintenant mais qui était une façon d’apprendre le théâtre, qui est un théâtre résolument moderne dans l’analyse du cœur et des contradictions du cœur humain, d’une certaine façon Marivaux reste inégalé. Donc, tout, pendant très longtemps, tout m’a ramené effectivement au XVIIIe, qui est la période des Lumières, la période des encyclopédistes, qui est la période de la Révolution aussi, la période de découverte de possibilité d’un monde sans Dieu et sans religion, qui a été sûrement très formateur dans ma vie. J’en suis un petit peu loin maintenant mais parce que c’était une période et je n’ai pas l’intention de me transformer en spécialiste du XVIIIe siècle. Je n’imagerai pas maintenant de monter une pièce mais quand j’ai travaillé sur ce projet de Napoléon, qui malheureusement ne se fera pas, on n’est pas loin, c’est 1810, 1815, on n’est pas très loin du XVIIIe.
Antoine Lachand : Et vous avez, on le sait aussi, Patrice Chéreau, travaillé sur énormément de textes beaucoup plus contemporains. Quand vous montez Les paravents de Genet, on parlait de la guerre d’Algérie tout à l’heure, ou quand vous avez monté encore avant, c’était à Sartrouville, Le prix de la révolte au marché noir, qui sont des textes avec des référents historiques beaucoup plus près de nous, est-ce que là, il y avait comme une résonnance plus forte justement que chez Shakespeare ou que chez Marivaux du fait de la proximité avec les évènements ?
Patrice Chéreau : Bien sûr. Le prix de la révolte au marché noir a été montée en octobre-novembre 68, il y avait même des enregistrements des manifestations de Mai 68 dans le spectacle. C’était à la fois Mai 68 et en même temps les évènements de Grèce et l’assassinat de Lambrakis. Mais c’était beaucoup 68. C’était beaucoup 68 et beaucoup le débat d’idées. C’est les deux seules vraies pièces d’actualité, j’ai envie de dire, que j’ai montées. Au sortir de Mai 68, on s’est mis à réfléchir sur Mais 68 avec l’aide d’un texte qui n’en parlait pas mais qu’on a forcé, qu’on a massacré d’ailleurs, et qu’on a obligé d’en parler. Les paravents, c’était d’abord la volonté de monter cette pièce-là, une de celles que je préfère de Genet, celle qui pose le plus violemment le fait de donner la parole à l’autre, qui est l’immigré. Ce sont Les paravents de 1983 que j’ai montés. A une époque où la guerre d’Algérie était loin, d’ailleurs ça n’a plus fait d’histoires, moi il y a très longtemps, en 66, j’avais fait partie de l’UNEF, quand j’étais à la Sorbonne, pour protéger la représentation des Les paravents. Il fallait des gens pour les protéger tous les soirs et principalement quand il y avait une manifestation du mouvement Occident. Je me souviens qu’ils remontaient la rue de l’Odéon pour essayer d’empêcher la représentation. C’étaient des scandales dont n’a plus absolument pas idée maintenant. La violence des réactions, Les paravents qu’il a fallu jouer, qui n’a jamais été interdite, sous protection policières pendant pratiquement un mois. Quand on l’a montée à Nanterre, c’était différent. On était beaucoup plus du côté des questions qui sont en plein maintenant, c’est-à-dire l’immigration. Il y avait la Guerre d’Algérie mais elle était lointaine. On était beaucoup à Barbès, on était beaucoup plus dans les banlieues, à Nanterre où les acteurs algériens, par exemple, du spectacle quand ils allaient attendre à l’arrêt de bus qui est en face du théâtre se faisaient systématiquement contrôler par la police. Donc, on était beaucoup plus, la pièce s’y prêtait à moitié en même temps, dans la condition que l’on fait aux immigrés aujourd’hui.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, vous êtes revenu sur les années 68 et ensuite, si on passe en revue un certaine nombre de mise-en-scène que vous proposez à cette époque-là, et des réactions qu’elles suscitent, on a l’impression qu’à l’époque le théâtre est nécessairement engagé, historiquement impliqué. Est-ce que les choses ont changé depuis ?
Patrice Chéreau : Oui, il me semble que les choses ont changé. Le théâtre le plus directement politique que j’ai pu faire jusque dans les années 75-80, et avant bien entendu, ne pourrait plus être le même maintenant. Comment dire, ma façon d’envisager le théâtre a été modifiée. Il y a deux chose : elle a été modifiée par quelqu’un, par la fréquentation de quelqu’un qui a été énorme dans ma vie professionnelle, qui est Bernard-Marie Koltès. Le théâtre qu’écrivait Bernard était un théâtre absolument politique mais indirectement. Il n’a affronté aucun problème politique, à bras le corps, précis. Mais il était absolument au cœur de la ville, de la cité, des problèmes de la société, sans faire des cas. C’étaient des fictions magnifiques, des aventures magnifiques. Combats de nègres et de chiens, par exemple, était au centre des relations que l’on entretient avec l’Afrique. Combats de nègres et de chiens aussi c’est au centre de ce que l’on peut entretenir sur l’exploitation, sur la révolte, etc. Il était politique, ce théâtre, mais d’une façon totalement différente que celui qu’on avait pu faire nous dans les années 70-80. Quand je dis nous, c’est par exemple moi en train de monter Toller de Tankred Dorst, c’est-à-dire de faire référence à une révolution utopique de l’histoire justement, en 1919 à Munich, et de réfléchir à ce qu’il y avait encore à apprendre de ces révolutions-là, qui ont été écrasées. Donc, de faire du marxisme bien pensant, d’une certaine façon, à la petite semaine. Bernard se situait absolument au-delà, dans une révolte permanente et calme, qui ne se reconnaît - je crois qu’il a été fugitivement au Parti communiste - pas forcément dans les mots d’ordre idéologiques d’aucun parti. Voilà, donc ça a modifié radicalement, le travail que j’ai fait, le mien, il y a eu avant Koltès et après Koltès. D’ailleurs, quand Koltès est mort, c’est probablement ça qui a fait que je me suis naturellement éloigné du théâtre puisqu’il n’y avait plus aucune urgence. Puis il y a eu le deuxième élément, qui est que l’engagement politique me semble plus difficile aujourd’hui, parce que les combats sont moins clairs, c’est ce que je disais au début de l’entretien. En 1962, quand on était pour ou contre la Guerre d’Algérie, ou pour ou contre l’indépendance, c’était très simple de se déterminer. Là, c’est beaucoup moins simple, un peu moins simple. On sait quand même où est la droite, on la sait bien maintenant, et où est la gauche. On ne sait pas où est la gauche mais on sait où est la droite en tous cas. Et on sait ce que ça veut dire que d’être de droite. Mais quand même, ça n’est pas aussi clair dans la mesure où les combats qui se mènent, que ce soit les combats culturels, l’altermondialisme etc. ne sont pas exempts de nostalgie révolutionnaire qui sont absolument obsolètes et que plus rien n’est aussi clair. Les gens voudraient que cela clair et c’est complexe. Voilà, c’est plus complexe.
Extrait de ? : « C’est pourquoi je m’approche de vous malgré l’heure qui est celle au d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre. Je m’approche, moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tournées vers vous, avec l’humilité de celui qui propose face à celui qui achète, avec l’humilité de celui qui possède face à celui qui désir. Mais je vois votre désir, comme on voit une lumière qui s’allume à une fenêtre tout en haut d’un immeuble dans le crépuscule. Je m’approche de vous, comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement, laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sauvagement sur leurs laisses et se montrant sauvagement les dents. Non pas que j’ai deviné ce que vous pouvez désirer, ni que je sois pressé de le connaître, car le désir d’un acheteur est la plus mélancolique chose qui soit, qu’on contemple comme un petit secret qui ne demande qu’à être percé et qu’on rend son temps avant de le percer, comme un cadeau que l’on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la ficelle. Mais, c’est que j’ai moi-même désiré, depuis le temps que je suis à cette place, tout ce que tout homme ou animal peut désirer à cette heure d’obscurité et qui le fait sortir hors de chez lui malgré le grognement sauvage des animaux insatisfaits et des hommes insatisfaits. Voilà pourquoi je sais, mieux que l’acheteur inquiet qui garde encore son mystère comme une petite vierge élevée pour être putain, que ce que vous me demanderez, je l’ai déjà et qu’il vous suffit à vous, sans vous sentir blessé de l’apparente injustice à être le demandeur face à celui qui propose, de me le demander. C’est pourquoi j’emprunte provisoirement l’humilité et je vous prête l’arrogance afin que l’on nous distingue l’un de l’autre à cette heure qui est inéluctablement la même pour vous et pour moi. »
Antoine Lachand : Vous venez de nous parler des années au cours desquelles vous avez présenter les spectacles de Bernard-marie Koltès, au théâtre des Amandiers, est-ce que là, d’un point de vue créatif, vous aviez la sensation qu’il se passait quelque chose aussi, que ça allait laisser une trace plus forte que d’autres de vos présentations ?
Patrice Chéreau : Je suis profondément, par nature, intéressé par ce qui va se passer maintenant, à ce que je vais pouvoir faire maintenant que ce que j’ai fait. Je n’ai jamais pensé que Koltès allait être important. Je pensais qu’il allait être important pour moi, point final. C’est-à-dire, n’ayant pas compris les premières œuvres qu’il m’a données à lire, je me suis dit je vais les monter pour les comprendre et j’ai commencé à monter les premières pièces, Combats de nègres et de chiens. Elles ont été bizarrement reçues, les pièces. C’est maintenant qu’elles sont bien reçues. Donc, le fait d’être Bernard-marie Koltès aujourd’hui, lui, ne l’a pas connu. Combats de nègres, on a pensé que c’est moi qui l’ai écrite avec lui, <emQuai ouest, ça a été un échec gigantesque, elle est difficile, c’est une eu difficile. La solitude des champs de coton a interloqué les gens, or, c’était la pièce que moi je comprenais le mieux. Je ne sais pas pourquoi. Et après, Le retour au désert, ça s’est mieux passé. Et la consécration, fruit du travail que j’ai fait sur cette pièce pendant 7-8 ans, malheureusement, a été, à cause de Zucco, qui est une pièce écrite totalement différemment, dans l’urgence, et à cause qu’il a fait très fort en mourant après Zucco, et c’est à la seconde où il est devenue, comme Lagarce, un auteur foudroyé à 41 ans, ça change le point de vue malheureusement. Mais moi, j’ai connu quelqu’un avec qui c’était drôle d’aller au cinéma, d’aller voir des films, d’échanger des impressions, de lire un livre de Jack London qu’il m’a donné, et voilà.
Antoine Lachand : Et dans l’ensemble de ce que vous avez fait, Patrice Chéreau, vous avez une forme de compréhension, ce qui fait que certaines choses restent historiquement fortes et d’autres moins ? Ou est-ce que ça vous paraît totalement voué au hasard ?
Patrice Chéreau : Si vous voulez me poser la question, si je suis conscient de ce que je fabrique et de la place où je suis, la réponse est non. Je ne suis pas conscient du tout. Je prends tout comme des cadeaux mais il y a toujours une part de moi qui est surprise. J’essaye de travailler du mieux que je peux, c’est tout ce que je sais faire, et d’avancer personnellement. Je n’ai jamais pensé une seconde à ma carrière. Si j’avais pensé à ma carrière, j’aurais arrêté de faire des opéras, je me serais concentré sur les films. Je me serais concentré sur un des trois. Je pense simplement à ma capacité de développement intellectuelle et aller chercher dans des zones que je n’ai pas inspecter, si je puis dire.
Antoine Lachand : Et l’idée de laisser une trace, quelque chose qui reste ?
Patrice Chéreau : Dans les interviews imprimées dans les journaux, quelquefois il est marqué, entre parenthèses, « rire » ou sourire, alors là, marquez que je viens de faire un grand geste d’impuissance, en levant les bras au ciel. Non, je ne sais pas ce que ça veut dire laisser une trace. Je vois bien la trace qu’ont laissée les autres. J’ai des doutes sur la trace que peut laisser un metteur-en-scène, qui n’est pas celle que peut laisser un auteur. Je sus beaucoup plus intéressé par le fait de durer le plus longtemps possible que de laisser une trace.
Antoine Lachand : Patrice Chéreau, je voulais vous interroger sur la question de l’incarnation, en tant qu’acteur, parce que si l’on regarde votre filmographie et qu’on s’intéresse à l’histoire, on est quand même frappé par le fait que vous avez joué Camille Desmoulins, Bonaparte et Jean Moulin, qu’est-ce que ça vous a fait d’incarner, d’endosser l’habit de ces immenses figures de l’histoire ?
Patrice Chéreau : Rien, parce que je ne sais pas pourquoi on me propose des rôles historiques. Je ne sais pas. Je dois avoir une tête à… je ne sais pas. Quand j’ai fait des films, ce n’était pas pour faire des films, c’était pour regarder les metteurs-en-scènes travailler. J’ai adoré, vraiment aimé voir Wajda travailler. Je n’ai pas adoré la façon dont il a travaillé avec moi parce que je pense qu’il travaillait beaucoup mieux avec les acteurs polonais. Je me suis beaucoup amusé avec Chahine. En plus on était avec Michel Piccoli donc c’était très joyeux, au Caire. « Sois plus idiot », me disait Chahine. Je lui disais : d’accord, je vais essayer d’être plus con. Il n’aimait pas Bonaparte. Il était fascinait par lui mais il ne l’aimait pas. Il le trouvait insupportable, il était insupportable. Et j’ai fait Jena Moulin, avec la conviction qu’à part de pouvoir rencontrer Lucie Aubrac et Raymond Aubrac, qui m’a dit qu’elle m’avait rencontré moi déjà beaucoup plus que Jean Moulin lui-même, qu’elle a dû rencontrer très peu, on est un peu effondré à l’idée de jouer Jean Moulin. On ne sait pas ce qu’il faut faire. C’est-à-dire qu’à un moment donné on est une icône. On est un pauvre garçon qui porte l’écharpe et le chapeau. Or, les chapeaux ne me vont pas du tout. C’est ça le problème de tous ces rôles. C’est qu’il faut avoir la tête à chapeau, ça s’appelle. Or je suis fait ainsi qu’aucun chapeau ne me va : ni le Tricorne, ni le chapeau mou de Jean Moulin, où j’ai l’air d’avoir 70 ans. Puis, on ne peut rien faire de Jean Moulin. On n’en sait pas assez. Alors, on prête ses traits, comme on dit.
Livres, films et DVD :
– Jean Starobinski, L’invention de la liberté (1700-1789) suivi de Les emblèmes de la Raison, Ed. Gallimard, 2006.
Présentation de l’éditeur : Cette réédition rassemble et rajeunit deux ouvrages classiques de Jean Starobinski qui rapprochent les beaux-arts et la pensée philosophique à l’âge des Lumières européen. Il s’agissait dans l’un et dans l’autre d’identifier la singularité des expériences qui ont pris leur figure et leur style au cours du XVIIIe siècle et pendant la période révolutionnaire.
L’invention de la liberté (Skira, 1964) montre comment la pensée des Lumières, récusant la théologie de la Chute et réhabilitant la nature humaine, a donné la primauté aux données de la vie sensible et du sentiment, tout en faisant appel aux entreprises de la volonté éclairée. Le mot d’"invention" du titre, pris dans ses deux acceptions principales, restituer et inventer, caractérise ici la double visée de la pensée des Lumières : rétablir dans ses droits une liberté première que les sujets des nations modernes ont oubliée ou perdue et jeter les fondements d’une société régénérée qui assurerait le bonheur des citoyens.
Les Emblèmes de la Raison (Flammarion, 1973) considère quelques-unes des images typiques de la culture révolutionnaire française dans le contexte du néo-classicisme européen. Il étudie les formes dans lesquelles, en saluant la victoire des grands principes, présentée comme une aurore, on a espéré les rendre lisibles et les propager. Cet art qui voulut expulser l’ombre n’atteint sa pleine grandeur pour un regard d’aujourd’hui que chez les artistes qui ont appréhendé eux-mêmes et autour d’eux, comme Goya, le retour menaçant de l’ombre.
Ces deux textes réunis, enrichis d’une bibliographie mise à jour, qui s’appuient sur une iconographie limitée et adaptée, trouvent aujourd’hui dans cette édition définitive une signification nouvelle.
– Patrice Chéreau, Colette Godard, Patrice Chéreau, un trajet, Ed. Rocher, 2007.
Présentation de l’éditeur : Héreau : un garçon qui, encore adolescent, se passionne pour le théâtre, et déjà impose une manière, sa manière de le comprendre, de le construire, de le voir.
Théâtre, opéra, cinéma, il va partout, et partout où il va, il règne.
Rien de ce que fait Chéreau ne passe inaperçu, depuis les temps des groupes universitaires, jusqu’à aujourd’hui, en passant par une expérience de théâtre populaire à Sartrouville juste avant de monter trois spectacles en deux ans au Piccolo Teatro de Milan. Puis de revenir en France comme codirecteur, avec Roger Planchon et Robert Gilbert, du TNP de Villeurbanne qui vient tout juste de naître, tout en bouleversant Bayreuth, royaume de Wagner, avec sa vision du Ring, tout en imposant au cinéma sa vision des hommes et de leurs passions.
Puis de rassembler aux Amandiers de Nanterre tous les « éléments » humains et artistiques d’une vraie « maison du théâtre ». Puis de continuer ailleurs, en France comme en Europe et dans le monde, sur les scènes dramatiques et lyriques comme sur les écrans, à déchirer les habitudes...
Chéreau : le trajet, tel qu’il a été reçu, avec les peines et les honneurs, d’un artiste exceptionnel.
– Patrice Chéreau, La Reine Margot, Pathé distribution – 2007. Un film de Patrice Chéreau avec Isabelle Adjani, Daniel Auteuil, Jean-Hugues Anglade, Vincent Perez, Virna Lisi, etc.
1572 : la guerre de religions entre catholiques et protestants fait rage.
Afin de réconcilier les Français, Catherine de Médicis décide de marier sa fille, la catholique Marguerite de Valois, la « reine Margot », avec le protestant Henri de Navarre, le futur roi Henri IV. Au cours de la nuit de la Saint-Barthélémy, alors que le sang coule à flot dans les rues de Paris, la « reine Margot » sauve du massacre le seigneur de la Môle. Entre Margot la catholique et le protestant la Môle naît une passion qui fera basculer leurs destins.
DVD 1 : Le film remasterisé, version director’s cut.
DVD 2 : Les suppléments (inédits) : entretien avec Danièle Thompson et Patrice Chéreau, Galeries photos, Essais costumes (archives 1993), Comparatif film / story-board, 7 Scène coupées.