Emmanuel Laurentin : Lorsque, lundi dernier, nous avons lu les hommages et les nécrologies consacrés à la disparition à l’âge de 76 ans de Bronislaw Geremek nous avons noté que l’accent était mis sur l’homme politique, le conseiller du syndicat Solidarność, au début des années 80, sur le ministre des affaires étrangères polonaises, sur le député au Parlement européen, bref, sur l’homme politique surtout. Bien sûr chacun se rappelle qu’il fut historien, historien du Moyen Âge mais brièvement. Alors que dans un dialogue avec Juan Carlos Vidal, publié en 1999, aux éditions Noir sur Blanc, il rassemblait les deux moitiés de sa vie sous un titre commun « L’historien et le politique ». Plutôt que du politique, nous parlerons ce matin, dans cette émission spéciale, de l’historien dont les premiers livres touchèrent profondément une génération d’étudiants des années 70. Son travail sur les marginaux parisiens, en particulier au XIVème et XVème siècle, poursuivi par d’autres ouvrages sur la pauvreté qui ont servi à bien des amateurs de Moyen Âge pour profondément renouveler leur regard de cette époque. S’il avait donné l’impression d’oublier l’histoire, happé qu’il était par la politique, il n’avait jamais cessé de dialoguer avec les historiens de son temps, et en particulier les historiens des Annales, comme ses amis Jacques Le Goff et Georges Duby. Pour parler de Bronislaw Geremek, depuis Montpellier et depuis Paris, nous avons avec nous ce matin Danièle Iancu-Agou, directeur de recherche au CNRS, élève de Georges Duby et responsable de la Nouvelle Gallia Judaica, spécialiste du judaïsme en Provence, Claude Gauvard, professeur d’histoire médiéval à l’université de Paris I, à la Sorbonne, spécialiste de la violence et du crime au Moyen Âge, qui a beaucoup lu l’œuvre de Geremek et Jacques Le Goff, que nous ne présentons plus à nos auditeurs et qui était un ami de Bronislaw Geremek depuis plus de 50 ans.
Pour commencer cette émission, nous allons peut-être écouter un premier extrait de la voix de Bronislaw Geremek, enregistrée en 1993, pour une émission du « Bon Plaisir », produite par Antoine Perraud. Il disait ce qu’il était, quelle était sa vocation d’historien à Antoine Perraud.
« Bronislaw Geremek, extrait du « Bon Plaisir », 1993 : Moi, l’historien de pauvres, l’historien des gueux, le monde qui m’intéressait le plus ce n’était pas ceux qui étaient à l’intérieur de l’église mais surtout ceux qui attendaient devant l’église. Ils attendaient les uns, les mendiants, une aumône, les autres, les ouvriers, une embauche. On peut dire que la stratification sociale avait une expression dans l’architecture elle-même. Quand on arrive à voir qui est-ce qui habitait les maisons, comme les maison de quartier où nous sommes, on s’aperçoit qu’au premier étage c’étaient les grands bourgeois, au deuxième étage, les artisans, aisés, bien situés, et il y avait le troisième étage, ce troisième étage c’étaient des chambres toutes petites, dans lesquelles étaient entassés les ouvriers. Je cherche dans la maison en face de laquelle je suis les ombres de ceux dont la vie me passionnait. Le pauvre c’est celui qui n’a pas de source de revenus, qui doit travailler de ses mains et on peut dire tout d’abord que la plus grande masse de ces gens, dans la population parisienne, c’étaient les prolétaires, les vrais prolétaires, ceux qui louaient leurs bras, mais il y avait aussi d’autres, c’étaient ceux qui ne travaillaient pas, qui refusaient de travailler, les vagabonds. En 1956, quand je suis arrivé la première fois à Paris, je suis arrivé au moment où un sociologue parisien présentait sa grande thèse sur les clochards parisiens. J’ai été absolument fasciné par cette thèse. Un livre qui s’est avéré faux empiriquement parce que les clochards racontaient, à ce sociologue, des choses qui n’étaient pas vraies. Ils racontaient ce qu’il voulait entendre. Et un de ces clochards, professeur de lycée de son métier, avant de venir clochard, a écrit une lettre au Monde, en disant que tout le matériel empirique dont se sert le sociologue est absolument faux, je peux vous décrire Monsieur X, Monsieur Y, quelle est leur vraie vie, le vrai destin, tout était faux. L’image générale, de mon point de vue, était vraie. L’image générale des milieux, la présentation des destins des individus qui refusent la vie sociale, qui refusent de participer, eh bien là, j’ai trouvé non seulement l’explication de l’existence des clochards, que je croisais en passant dans ces quartiers ou dans le Quartier Latin, mais je retrouvais aussi mes vagabonds du XIVème siècle. »
Emmanuel Laurentin : Bonjour.
Danièle Iancu-Agou : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Vous êtes à côté de moi à Montpellier tandis qu’à Paris nous avons, en studio Claude Gauvard, qui va intervenir dans un instant, et nous aurons d’ici quelques minutes Jacques Le Goff. Un rapprochement curieux puisque cette église Saint-Merri dont il parle c’est le quartier où il vivait jusqu’à la fin de sa vie, Georges Duby, dont vous avez été l’élève, et qui était très proche également depuis le début des années 60, ils s’étaient rencontrés je crois en Pologne, en 1960, de Bronislaw Geremek. Ce que vous entendez de cette voix, de cette présence de Bronislaw Geremek, cette langue parfaite, cette tenue de la langue, c’était aussi la tenue d’un homme qui se tenait debout et qui avait une sorte de silhouette reconnaissable entre mille.
Danièle Iancu-Agou : Absolument ! J’abonde dans votre sens. Je crois que lorsque Georges Duby s’est rendu pour la première fois en Europe de l’Est, à Varsovie, il a été totalement séduit par ces hommes de l’Est, leur aptitude aux langues précisément, leurs vertus linguistiques, leur créativité, leurs potentialités culturelles, et ce quartier que vous évoquez effectivement j’imagine que c’est rue de la Verrerie…
Emmanuel Laurentin : C’est exactement ça.
Danièle Iancu-Agou : Où Georges et Andrée Duby ont vécu, partiellement parce que par ailleurs ils ont gardé leur superbe demeure aixoise au Toulonnais.
Emmanuel Laurentin : Et c’est là que vous l’avez connu puisque vous étiez vous-même son étudiante à Aix. On peut dire qu’il y a deux vies ou deux écoles de Georges Duby, on pourrait revenir une autre fois autour de Georges Duby, une à Paris et une à Aix.
Danièle Iancu-Agou : Voilà, avec un grand nombre de disciples et d’élèves, je ne suis qu’une parmi d’autres, qui a eu le privilège en effet d’être dans sa mouvance durant quelques décennies.
Emmanuel Laurentin : Claude Gauvard, même question qu’à Danièle Iancu-Agou, bonjour,…
Claude Gauvard : Bonjour, Emmanuel.
Emmanuel Laurentin : Merci d’avoir interrompu peut-être des vacances pour nous rejoindre en studio, mais je pense que cela vous faisait plaisir de parler Bronislaw Geremek ?
Claude Gauvard : Oui, j’ai une très grande admiration à la fois pour l’historien et pour l’homme et je ne séparerais pas les deux à cause de cette extraordinaire générosité qui transparaît dans sa voix même et pas seulement dans ses sujets de recherche.
Emmanuel Laurentin : Il faut dire que dans cet entretien qu’il a donné à Antoine Perraud, Antoine Perraud, le raconte sur son blog de Médiapart [1] où il travaille maintenant, ce journal en ligne monté entre autres par Edwy Plenel, il faisait un froid de gueux dit Antoine Perraud quand on a enregistré, cet extrait que l’on a entendu, et il s’est prêté. Il y avait des problèmes techniques et à chaque fois Bronislaw Geremek recommençait. Il recommençait, dit-il, et il ne disait jamais exactement la même chose, car on sentait la pensée qui se recréait au fur et à mesure qu’il parlait.
Claude Gauvard : J’ai un souvenir très précis, quand il a été fait Docteur honoris causa à la Sorbonne, c’était au début des années 90, j’étais professeur à Reims et je suis revenue exprès, en voiture parce que j’avais cours, et il m’a prise dans ses grands bras, m’a soulevé de terre et m’a dit : Claude Gauvard, qu’est-ce que vous travaillez bien ! C’était le meilleur compliment, un des plus beaux compliments que j’ai eus dans ma vie, que j’aurai dans ma vie, tellement mon admiration est grande pour cet homme, à la fois pour son engagement effectivement politique mais pas seulement, je le répète, une extraordinaire générosité qui n’est en tout point comparable qu’à celle de Jacques Le Goff je crois.
Emmanuel Laurentin : On va avoir Jacques Le Goff d’ici un instant au téléphone mais justement Claude Gauvard, ce que vous dites-là, c’est que d’une certaine façon, c’est ce que l’on a pu voir dans les hommages de la presse, la carrière politique de Bronislaw Geremek a presque effacé sa carrière d’historien. Or, lui, il ne faisait pas trop de différence entre les deux, il voyait bien comment quand il était historien il faisait aussi de la politique en même temps, ou il pensait à la politique de son temps, en tous les cas, et comment quand il faisait de la politique il tirait aussi des leçons de l’histoire. C’est extrêmement important justement de dire qu’il y a cette première carrière de Bronislaw Geremek, qui est une carrière véritablement d’historien où il se confronte aux idées des autres, où il passe ce que l’on appelait le « rideau de fer » pour venir s’installer en France, plusieurs mois d’abord puis plusieurs années ensuite, et discuter avec les historiens de son temps.
Claude Gauvard : Tout à fait. Il a été formé bien sûr avec un marxisme, qu’il n’a jamais renié totalement, qui lui a permis justement de regarder du côté de ceux, il a employé ce terme de prolétaire tout à l’heure, qui étaient considérés à ses yeux comme des prolétaires. Et son premier travail, c’est un travail qu’on ignore un peu plus que celui sur les marginaux, c’est un travail sur le salariat.
Emmanuel Laurentin : Parce que ce travail a été édité en français, je crois assez tardivement…
Claude Gauvard : Non, non, en 68.
Emmanuel Laurentin : Et réédité au début des années 90.
Claude Gauvard : Il avait fait un travail sur le salariat qui avait fait date car il partait de concepts effectivement marxistes pour aller assimiler toute la sociologie, qui était celle des années 60-70, pour donner un travail qui ouvrait cette fois-ci non plus seulement sur les maîtres des métiers mais sur les valets, c’est-à-dire les embauchés. Et il les montrait sur la place de Grève attendant le patron et par conséquent soumis au marché du travail. Pour les historiens que nous étions, j’étais en herbe, moi, à ce moment-là, c’était une grande nouveauté, si vous voulez. Bien sûr, il y avait eu d’autres études auparavant, en particulier sur les villes flamandes, mais là on avait sur Paris, l’une des premières analyses de ce qu’était la population ouvrière.
Emmanuel Laurentin : Parce qu’il y avait aussi, il faut le dire, ce n’est pas pour rien que nous avons réuni autour de ce micro des spécialistes de quelqu’un qui a bien connu Georges Duby et puis Jacques Le Goff, il y avait aussi entre tous ces historiens une capacité à rendre le pouvoir de l’imagination, c’est-à-dire à rendre présent un passé qu’on pourrait penser totalement enfoui, Danièle Iancu-Agou. Ces descriptions que faisaient Bronislaw Geremek de ce salariat parisien, ces descriptions de la place de Grève, ces descriptions du quartier Saint Merri, ces descriptions des pauvres, des gueux et des marginaux, de son côté Georges Duby nous en faisait aussi des grandes fresques, nous donner aussi à voir beaucoup de choses, comme d’ailleurs Jacques Le Goff soi-même.
Danièle Iancu-Agou : En effet, Georges Duby autant que Bronislaw Geremek se plaisaient à rendre cette archéologie du quotidien. Bronislaw Geremek a employé cette formule dans sa préface à « L’apologie pour l’histoire » de Marc Bloch. Et chez Georges Duby, il y avait le même souci de dire que ces gens-là ont été de chair et d’os, ont vécu et qu’il fallait donner de la vie à ce passé-là, ils y ont excellé tous les trois.
Emmanuel Laurentin : Avec une capacité, Claude Gauvard, d’écrivain parce ce qu’il faut dire aussi, c’est qu’ils avaient une magnifique écriture, Duby avait une magnifique écriture, Le Goff évidemment et aussi Bronislaw Geremek.
Claude Gauvard : Oui, ça entraîne.
Emmanuel Laurentin : Quand on est jeune étudiant, j’imagine que cela doit entraîner.
Claude Gauvard : Et c’était aussi un orateur. Je me souviens, grâce à Jean Favier, qui était aussi un ami de Bronislaw Geremek, d’une conférence donnée par Geremek sur les marginaux, une sorte d’avant goût en quelque sorte de ce livre qui allait sortir en français en 76, et là, j’étais subjuguée par ce qu’il racontait sur les révoltes. Les révoltes parisiennes vues par lui avaient un autre sens, c’était une autre analyse.
Emmanuel Laurentin : Pourquoi ?
Claude Gauvard : Plus anthropologiques. C’est-à-dire qu’il a ouvert non seulement sur la sociologie mais aussi vers l’anthropologie. Et la jeune étudiante que j’étais a osé continuer parce qu’il fallait des maîtres comme ceux-là pour nous donner la voie et nous dire que c’était permis d’écrire autre chose, de voir la société d’une autre façon, de ne pas parler que des élites mais parler aussi du peuple, les suivre pas à pas et leur redonner toute leur dignité.
Emmanuel Laurentin : Oui, avec tout de même des maîtres, on a cité Marc Bloch, à l’instant même, des maîtres comme Marc Bloch, qu’il n’a pas connu évidemment, des maîtres aussi comme Pirenne, un peu oublié, il citait souvent « Les villes du Moyen Âge », d’Henri Pirenne, comme un de ces premiers ouvrages qui au début des années 50 l’avait beaucoup marqué, Fernand Braudel, excusé du peu, évidemment avec « La Méditerranée » et puis toute cette école des Annales dont il faut quand même dire qu’il a lu la totalité - c’est ce qu’il racontait dans ce livre, « L’historien et le politique » - des numéros des Annales depuis les 1929, avec cette sorte d’avidité de quelqu’un qui voudrait redécouvrir d’où il vient, pour son travail d’historien.
Claude Gauvard : Je pense que c’est tout à fait ce que vous êtes en train de dire, c’est-à-dire qu’il a cette capacité – vous voyez, je n’arrive pas à passer au passé. Ce sont des livres qui restent des jalons. Pirenne, que vous avez cité, est aussi effectivement un jalon de l’histoire urbaine. Justement, Geremek, à la différence de Georges Duby peut-être, c’est que Georges Duby est davantage un historien de l’aristocratie des campagnes, des paysans, dans ses très beaux ouvrages sur la vie rurale. Geremek est un historien de la ville, avec tout ce que cela comporte d’ambigu, bien entendu, au Moyen Âge.
Emmanuel Laurentin : Il disait toujours qu’il ne s’imaginait pas autrement que quelqu’un des villes. Il disait : moi, c’est Varsovie, c’est New York, c’est Paris et ce n’est pas ailleurs.
Claude Gauvard : Voilà, tout à fait. Même les petites villes du royaume de France l’ont moins intéressé que Paris. Paris suffisait à son bonheur et évidemment de quoi écrire.
Danièle Iancu-Agou : Oui, tout à fait, Paris et ses miséreux. Et quand il évoque son Paris de 1956, il se l’approprie. Son Paris de 1956, il dit précisément, dans cet ouvrage magnifique, entretiens avec Philippe Sainteny, qu’il me plaît de citer, et que j’ai cherché désespérément dans les articles des médias récemment, d’ailleurs je vous le disais avant-hier…
Emmanuel Laurentin : Ils ont fait un livre commun qui s’appelle « Passion commune » d’interviews croisées menées par Philippe Sainteny, Georges Duby et Bronislaw Geremek.
Danièle Iancu-Agou : Voilà, un entretien qui a démarré, en 1990, par une émission sur Radio France internationale, qui par la suite a été diffusée sur France Culture, et dans cet entretien, bien que très pudique tous les deux mais éminemment passionnés, ils se livrent. Et Geremek dit : effectivement j’ai tout lu. J’ai tout lu à Paris, j’ai suivi les cours du Collège de France, de l’École des Chartes. J’ai travaillé aux Archives nationales, à la BN mais j’ai aussi passé de nombreuses heures à la cinémathèque de la rue d’Ulm. Il y avait un appétit de culture. Mais cet appétit de culture, peut-être propre à ces gens de l’Est pétris de culture occidentale et riche de leur propre culture.
Emmanuel Laurentin : Puisque vous évoquez justement cet entretien de 1990 qui va donner lieu à ce livre, « Passions communes - Georges Duby, Bronislaw Geremek », nous avons retrouvé dans les archives de l’INA un extrait, c’était le 17 juillet 1990, ils sont interrogés tous les deux, cela dure 2mn 10, sur leurs points communs et leurs différences quant à leur champ d’études justement. Georges Duby, Bronislaw Geremek, on écoute.
« Extrait d’archives : Georges Duby : Je pense que notre champ d’études est le même. Nous nous intéressons Bronislaw Geremek et moi à l’évolution de la société, de la société médiévale. La différence, c’est que Bronislaw a choisi de travailler sur des documents du XIV et XVème siècle, c’est-à-dire une masse de documents, de traces, d’informations assez abondantes pour nous permettre d’atteindre les couches populaires. Moi, j’ai choisi au contraire de travailler sur le XI-XIIème siècle, c’est-à-dire sur une époque où l’information n’éclaire que le sommet de l’édifice social. Et ne croyez pas que c’est par le goût prononcé pour la noblesse que je m’intéresse spécialement aux chevaliers. Bronislaw Geremek : Je dois dire que cette différence d’âge entre Georges Duby et moi, qui peu à peu disparaît fait que je suis lié à Georges Duby non seulement par une profonde amitié mais aussi par un sentiment d’élève parce que c’est dans les œuvres de Georges Duby que j’ai trouvé l’étude merveilleuse, toujours exemplaire, de la vie paysanne, la vie rurale dans ses réalités sociales, immédiate, et aussi le plus concrète. Mon choix de sujet était une orientation idéologique, c’est-à-dire que c’était dans le champ, si j’ose dire, vers les mal-aimés de l’histoire, et je les ai retrouvés dans l’œuvre de Georges Duby, et je les ai retrouvés dans mes documents d’archives. Et c’est vrai qu’il y a une différence assez importante non seulement pour les méthodes historiques entre les deux périodes, que nous étudions avec une certaine préférence, c’est que le Bas Moyen Âge fournit certaines séries de masse où l’optique de l’époque moderne apparaît déjà. Donc, ce n’est pas seulement le problème de méthode mais aussi d’une certaine façon la différence du champ humain que nous étudions. »
Emmanuel Laurentin : Voilà donc, comme une confirmation, par la voix de Georges Duby et de Bronislaw Geremek, de ce que vous disiez tout à l’heure, Claude Gauvard, cette intérêt croisé, l’un pour les villes, l’autre pour les campagnes mais aussi l’intérêt pour le travail de l’autre. Je crois que nous avons Jacques Le Goff au téléphone, qui a la gentillesse d’être avec nous depuis son domicile parisien pour évoquer celui qui était un de ses grands amis, Bronislaw Geremek. Vous étiez depuis 50 ans, vous vous connaissiez depuis 50 ans et plus même ?
Jacques Le Goff : Oui, Emmanuel Laurentin. J’ai connu Bronislaw Geremek à Varsovie en 1959, nous sommes devenus, comme il était mon pilote, en quelques jours de profonds amis. Nous avons non seulement beaucoup discuté d’histoire mais sa confiance m’a permis d’être le confident de ses réserves de plus en plus grandes à l’égard du régime communiste et des progrès que faisait en profondeur la résistance à ce régime. Je ne veux pas parler uniquement du rapport personnel mais je veux signaler qu’ayant épousé, moi, une Polonaise, il a été mon témoin de mariage et qu’il était le parrain de mon fils.
Emmanuel Laurentin : Jacques Le Goff, quand je vous ai appelé l’autre jour en vous disant on va peut-être bouleverser la programmation de « La Fabrique de l’Histoire » pour évoquer le personnage de votre ami Geremek, vous m’avez dit : j’aimerais bien insister sur l’évolution intellectuelle que j’ai vue se produire chez lui en tant qu’historien. Tout à l’heure, Claude Gauvard a évoqué ce premier livre, je l’ai vu encore avec le salariat parisien avec une vision assez marxiste de la société puis j’ai vu progressivement comment petit à petit son travail historique s’échappait de ces cadres-là pour aller ailleurs.
Jacques Le Goff : Oui, ceci dit, vous savez, Geremek était un homme, entre autres, de fidélité, même quand il s’échappait d’une situation, il ne voulait pas la renier, à la fois par honnêteté et parce qu’il pensait qu’il devait en avoir conservé quelque chose. Par exemple, c’est ce qui lui est arrivé dans son évolution par rapport au Judaïsme de son enfance. Il n’a pas voulu se convertir au catholicisme mais il était par exemple très près, il y avait évidement d’autres raisons nationales, du Pape Jean-Paul II, chez qui il est allé plusieurs fois déjeuner au Vatican. De même, il a toujours conservé une certaine lecture de Marx, ce qui véritablement, de plus en plus, il a retouché, c’était l’idéologie, en particulier ce qu’on en faisait, ce que l’on appelle le socialisme réel, qui a été, aussi bien dans la vie politique et sociale que dans la vie intellectuelle, une calamité extraordinaire. Mais dans l’œuvre de Marx est restée, malgré tout, pour lui, une admiration. Et quand il s’est, de plus en plus avancé vers l’étude, non pas des salariés, ce qui le maintenait encore dans l’aire marxiste, mais vers les marginaux, les vagabonds, les pauvres, c’était pour lui d’abord chercher à saisir toute la société car il avait gardé fondamentalement l’idée que l’histoire devait être d’abord une histoire sociale, et là vous avez ajouté, si je peux dire, à Marx l’influence des Annales et de anthropologie historique française. Il avait d’ailleurs eu, car il faut dire que le professeur polonais, qui l’a le plus marqué, car il n’a jamais voulu abandonner scientifiquement, comme affectivement et politiquement, ses racines polonaises, auxquelles il était tellement attachées, c’est Marian Małowist, qui est un historien justement de cette société du XVème siècle et qui même ensuite est devenu africaniste.
Emmanuel Laurentin : Qui lui avait fait connaître Les Annales.
Jacques Le Goff : Celui qui lui avait connaître Les Annales, c’est Witold Kula.
Emmanuel Laurentin : L’autre grand historien qui était son autre grand maître.
Jacques Le Goff : Une grande influence. Witold Kula étant un économiste, un anthropologue, l’élargissement de la vision historique de Geremek a commencé déjà en Pologne. Et alors, il s’est avancé vers les marges de la société, vers les vagabonds, vers les pauvres, vers les marginaux à proprement parler. Il y a un mois, il m’a fait l’amitié de trouver un petit moment pour venir très simplement déjeuner dans ma cuisine, à Paris, et il me disait qu’il songeait à reprendre un dossier qu’il avait laissé quand il avait embrassé entièrement une vie politique, et c’était son dossier sur les lépreux. Mais vous le voyez ! Je crois que pour lui, l’étude des marges n’était qu’une sorte d’élargissement de l’ensemble de la société.
Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire qu’il ne soustrayait rien à ses origines, ne soustrayait rien à son histoire intellectuelle, il ne faisait que rajouter progressivement quelque chose de neuf ?
Jacques Le Goff : Il est un des rares grands historiens, à mon avis, qui ont traité de ce qui est essentiel, non seulement dans la vie de la société mais dans l’ensemble des activités humaines, ce sont les rapports entre le centre et les périphéries. Et il a été le grand historien des périphéries, comme Claude Gauvard le rappelait récemment, du point de vue chronologique une périphérie, si l’on peut dire, pour un médiéviste, l’a passionné, qui est la fin du Moyen Âge. D’ailleurs, il enjambait, heureusement Moyen Âge et Renaissance. Il travaillait du XIVème au XVIème et même au XVIIème siècle, cela lui permettait de montrer que même dans ces marges l’histoire changeait, l’histoire progressait. Le moderne perçait même dans ces marges sur la longue durée à laquelle il était également, comme Les Annales, très attaché.
Emmanuel Laurentin : Merci Jacques Le Goff, je crois que vous devez nous quitter. Merci encore en tout cas d’avoir accepté, d’être pendant une dizaine de minutes dans cette émission d’hommage à Bronislaw Geremek. Vous évoquiez tout à l’heure son travail sur la longue durée, il évoquait souvent aussi le travail qui l’avait un peu marqué, en Pologne, de la femme de Witold Kula, dont on a cité le nom tout à l’heure, Nina, qui a été l’auteur d’un grand livre sur les marginaux en Pologne au XVIIIème siècle justement, avec toute cette vision de la longue durée, qui a été mise en œuvre régulièrement dans son propre travail, par Bronislaw Geremek. Claude Gauvard, vous vouliez réagir à ce que disait à l’instant même Jacques Le Goff ?
Claude Gauvard : Je suis entièrement de l’avis de Jacques Le Goff. Je comparais tout à l’heure la générosité de l’un et de l’autre, de ces deux historiens, je crois que c’est une des clefs de la compréhension de l’œuvre de Bronislaw Geremek. Je l’ai entendu il n’y a pas très longtemps, il y a deux ans ou trois ans maintenant, à Lérida, parler en différé, justement sur l’histoire du mal…
Emmanuel Laurentin : Vous étiez en colloque commun sur le mal où il travaillait l’exclusion et vous, vous étiez sur le crime, le châtiment et la grâce.
Claude Gauvard : Organisé par Flocel Sabaté. Il rayonne vraiment. Il rayonnait de bonté, de générosité, d’attention aux pauvres. Je crois que la démarche d’historien qui est la sienne, était effectivement une démarche de compréhension de l’autre, marqué sans doute par une éducation religieuse, c’est possible, mais aussi par cette démarche de l’anthropologue qui consiste, quand on travaille sur le Moyen Âge et sur la période préindustrielle, puisque c’était à peu près ça son champ d’étude, à se dire que ces gens-là sont comme nous mais sont aussi autres, comme les anthropologues travaillant sur l’Afrique ou d’autres peuples, peu importe. Je crois qu’il y a là une démarche qui moi personnellement m’a beaucoup marquée et qui est celle justement de ces deux historiens que sont Jacques Le Goff et Bronislaw Geremek. Ce que je voudrais dire aussi, c’est qu’il a été du coup celui qui a fait sortir de l’ombre un certain nombre de personnages et pas seulement les truands, pensons aux prostituées par exemple. Personne n’avait travaillé vraiment sur les prostituées, c’était bien avant le travail de Jacques Rossiaud sur les prostituées, personne n’avait vraiment travaillé sur ces femmes à la fois intégrées et exclues de la société médiévale.
Emmanuel Laurentin : Puisque vous parlez des prostituées, nous avons un long extrait, un peu plus de cinq minutes, de la voix de Bronislaw Geremek, toujours dans ce « Bon plaisir » de 1993, produit par Antoine Perruad, sur les filles de joie, le quartier Saint-Merri, il fait toujours aussi froid visiblement quand il enregistre en 1993 cette émission. Ils sont en train d’évoquer les filles de joie, les prostituées.
« Bronislaw Geremek, extrait du « Bon Plaisir », 1993 : Le quartier Saint-Merri au XIVème siècle c’est pour moi tout de suite la querelle, les litiges entre la paroisse, le curé de l’église, les paroissiens, les habitants et les prostitués de ce quartier. Je l’ai trouvé dans les Archives nationales dans un registre de justice. Les prostituées, comme on disait au Moyen Âge de façon plus belle les filles de joie, ou bien dans le langage ecclésiastique, les femmes folles de leurs corps, avaient ici leur quartier général, et les paroissiens et l’église n’étaient pas contents du fait que l’église se trouvait presque entourée par ces maisons que l’on appellerait plus tard « les maisons closes ». Les filles de joie de ce quartier ont eu un très bon avocat, qui, devant la Cour parisienne, les défendait en disant qu’elles font un métier utile, un métier qui est nécessaire, elles cherchent à ne pas empêcher le service divin, au contraire elles font un certain effort pour aider l’église et elles sont des filles très attachés à l’église de Saint Merri. Oui, c’est un procès un peu pittoresque pour l’époque de maintenant mais c’est un procès qui permet de découvrir les réalités de la vie médiévale. C’est Saint Thomas d’Aquin qui a présenté le problème de façon théorique : est-ce qu’une fille de joie a droit à son salaire ? Et il y a tout un développement où Saint Thomas déclare que ce n’est peut-être pas très beau que l’homme ait besoin de tels services mais l’homme est un pécheur et il vaut mieux donc qu’il y ait des femmes qui font ce métier-là et puisqu’elles font ce métier-là, elles ont besoin de vivre et elles ont donc droit au salaire comme tous les autres. Voilà l’église Saint-Merri, le quartier Saint-Merri, cela me rappelle tout de suite une pièce de dossier, une pièce d’archive. Dans un tel centre on avait besoin de ce service aussi, d’abord pour une population ouvrière, qui était une population de célibataires, pour le port, les marins, mais aussi pour l’université, parce que l’université à l’époque c’était une institution cléricale et il y avait dans tous les centres où il y avait cette population cléricale, il y avait les filles de joie, tout un service professionnel des filles de joie. Comment elles exerçaient ce métier ? Ce que l’on peut dire, c’est qu’il y avait des catégories différentes, c’était une sorte de stratification sociale, professionnelle. Il y avait des filles de joie qui desservaient la cour royale, c’était l’aristocratie de ce métier, qui étaient le mieux payées, qui disposaient aussi de logements très bien situés. Dans un registre judiciaire aussi, j’ai trouvé une plainte d’une prostituée, habitant la rue des Lombards, tout près d’ici, qui quand elle allait à l’église, elle demandait à sa domestique de porter devant elle un livre d’œuvres très beau, un manuscrit très beau. Et alors les bourgeois se sont plaints qu’elle fait semblant d’être une petite princesse, et la raison pour laquelle on a demandé au XIIIème siècle que les filles de joie portent un signe spécial, comme les lépreux, comme les Juifs, c’est pour qu’on puisse les discerner. On disait qu’à l’église Notre Dame, à la cathédrale, une fois une des reines de France au moment de passer le baiser de paix, sans le savoir, a embrassé une fille de joie, alors pour que a la chose ne puisse plus se passer on demandait à ce que ces filles de joie portent un signe particulier. Revenons à cette professionnalisation, cette stratification professionnelle. Dans le quartier où nous sommes, les filles de joie faisaient leur métier dans l’arrière-boutique, c’est-à-dire que derrière les ateliers d’artisans ou derrière les boutiques qui faisaient du commerce il y avait de petites chambres, et c’est dans ces chambres-là qu’elles pratiquaient ce métier. Entre les filles de joie de ce quartier-ci et les filles de joie qui desservaient les cours princières et la cour royale, il y avait des différences de statut social. »
Danièle Iancu-Agou : Avant d’évoquer le judaïsme de sa naissance, quand vous avez parlé des filles de joie il me revenait le fait suivant : si Georges Duby a été le chantre des cathédrales, lui a été, si on peut dire, celui des tavernes. Et je pensais à François Villon, qui disposait comme tribune d’une taverne. Pour le judaïsme dont il est natif, ce qui m’a frappé dans « Passion commune », que j’ai relu, où il se livre, c’est son extrême pudeur quand même quant à ce passé juif. C’est sans doute inhérent à tant de meurtrissures, de brûlures, de déchirures, puisque son père est parti à Auschwitz, son frère s’en est échappé et est parti au États-Unis,…
Emmanuel Laurentin : Son père était à Bergen-Belsen, je crois.
Danièle Iancu-Agou : Exactement, quant à lui et à sa maman ils ont été recueillis par un Polonais. Et cela a été, je pense…
Emmanuel Laurentin : Qui est devenu son beau-père ensuite.
Danièle Iancu-Agou : Je pense que c’est à l’origine de ce tiraillement qu’il y a eu en lui : cette Pologne qui lui a enlevé son père, enfin le nazisme, et la Pologne qui lui a donné un beau-père, qui lui a permis, dit-il, de croire en l’homme. Donc, il y avait chez lui une extrême pudeur. À un moment donné, on les interroge l’un et l’autre, Georges Duby et lui-même, sur leurs convictions religieuses, Duby, dans une boutade dit : qu’est-ce que je peux dire ? Je ne suis pas athée, c’est tout ! Quant à Geremek, il répond : en réalité je ne peux me déclarer ni athée, ni Juif, ni chrétien tout simplement. Il est vrai qu’il y avait cette pudeur de l’historien mêlée à la vie publique. Moi, ce qui me frappe, c’est cet attachement viscéral à sa Pologne natale, à sa patrie, à sa « matrie », il la défend. Il la défend et c’est touchant.
Emmanuel Laurentin : Je me souviens d’un dialogue avec lui à Blois, il était venu comme grand invité des Rendez-vous de l’histoire, c’était en 2002, sur l’étranger, nous débattions, dans la grande salle des conférences de Blois, et il disait : qu’est-ce que vous voulez à la Pologne ? - c’était à l’époque des querelles entre l’Europe occidentale et la Pologne à propos de l’entrée des pays de l’Est dans l’Europe – On est Européens, qu’est-ce que vous voulez de nous ? On est là, qu’est-ce que vous dites de nous ? Pourquoi parlez-vous de nous comme cela ? etc. Il était touché, profondément touché d’une partie peut être de mépris à son pays d’origine.
Danièle Iancu-Agou : Précisément pour sa Pologne, il raconte et il a raison, comment à la fin du Moyen Âge, lorsque l’Europe se vide de Juifs, - et je reprends la belle expression de Braudel qui dit : « l’Europe se vide de Juifs mais se remplit de Marranes » – quand l’Europe occidentale expulse tous ses Juifs, qui du Royaume de France, qui de la Péninsule ibérique, qui de la Provence médiévale, en 1505, il précise que la Pologne les accueille, tout comme les Balkans, l’Empire Ottoman. Et il insiste sur cette terre d’accueil qu’a représenté à un moment donné la Pologne pour les Juifs médiévaux. Par la suite, il a eu des paroles très intéressantes en lançant deux avertissements, j’ai deux messages dit-il : l’un est un message interne polonais, certes nous devons combattre l’antisémitisme sous toutes ses formes, même s’il est marginal, et j’ai un autre message qui est dirigé vers l’opinion publique occidentale, il ne faut pas jouer avec le vieux stéréotype de la Pologne antisémite. Il dit que le bouc émissaire a toujours été l’intellectuel ou l’intelligentsia, au sens large, considérée comme étrangère au corps du peuple et donc souvent juive. Il défend ceci avec une.
Emmanuel Laurentin : Ferveur, très grande.
Danièle Iancu-Agou : Une ferveur, très touchante.
Emmanuel Laurentin : Claude Gauvard sur ces questions-là.
Claude Gauvard : Je suis assez frappé moi du fait que parmi les marginaux parisiens, Geremek n’aie pas compté les Juifs.
Emmanuel Laurentin : C’est vrai.
Claude Gauvard : C’est d’autant plus intéressant, et cela va tout à fait dans le sens de ce que vous venez de dire tous les deux, que l’expulsion de Paris est de 1394 et que lui il a travaillé justement sur un des beaux Registres criminels du Châtelet dont les arrêts sont compris entre 1389 et 1392, c’est donc juste avant, il y a même un cas indiqué d’un Juif qui a été condamné à mort, la tête en bas, pendu entre deux chiens. Il n’en a pas fait de commentaires, j’allais dire de la même façon qu’il l’a fait par exemple pour Jean Lebrun et sa clique, qui était un grand truand, tout à fait caractérisé justement comme un criminel marginal.
Emmanuel Laurentin : Il dit tout le temps, il répète dans chacun de ses entretiens, les discussions qu’il a pu avoir, que son intérêt va à l’hérésie parce que l’hérésie c’est la question de la survie de la liberté dans des régimes totalitaires ou dans des régimes qui justement oppriment cette liberté. Alors, c’est assez étrange en même temps, c’est vrai.
Claude Gauvard : C’est étrange et en même temps cela prouve quelque chose de tout à fait intéressant sur sa conception de la marginalité. Je voudrais que l’on revienne un tout petit peu là-dessus parce que c’est là-dessus que les études ont continué…
Emmanuel Laurentin : Et peut-être en ont modifié la lecture.
Claude Gauvard : Tout à fait.
Emmanuel Laurentin : S’il a été très important à un moment, Bronislaw Geremek, pour ses travaux sur les marginaux, et bien effectivement il a lancé des études qui peut-être ont fini par contredire quelques unes des ses conclusions, vous voulez dire ?
Claude Gauvard : Oui, en partie mais il en était parfaitement conscient, je souhaite à tout grand historien d’avoir une suite parce que je pense que c’est là que se fait l’intérêt de l’histoire. Vous avez cette émission « La Fabrique de l’Histoire », vous le savez aussi bien, même mieux que nous tous, elle se construit, elle bouge, elle continue. Et là, il y a effectivement sur les marginaux une réflexion disant : attention, on vient de voir pour les Juifs, on l’a vue pour les prostituées, les prostituées sont-elles réellement des marginales dans la société médiévale ? On les inclut, on les exclut ? Les lépreux, là aussi, réflexion. Ils sont effectivement hors de la ville mais ils sont aussi nécessaires à la ville. Il y a une osmose, si vous voulez, démontrée, plus grande, de la marginalité qui ne peut pas se borner à l’exclusion. Et d’une certaine façon il l’avait parfaitement compris pour les Juifs, peut-être parce qu’il le vivait de l’intérieur,…
Danièle Iancu-Agou : Oui.
Claude Gauvard : C’est certainement l’une des clefs. Et puis on a démontré aussi que la criminalité n’était pas seulement celle des marginaux.
Emmanuel Laurentin : Et donc là, ce sont les derniers apports sur ce champ qui était celui de Bronislaw Geremek. Et comme le disait, tout à l’heure, d’une certaine façon, Jacques Le Goff, il disait qu’il voulait reprendre son travail sur les lépreux, mais comme il était lui-même extrêmement lucide sur le travail de l’historien et à la construction du discours de l’historien, il aurait été capable de soi-même de se remettre en cause, j’imagine, Claude Gauvard ?
Claude Gauvard : Certainement ! D’autant que sur les lépreux et d’autres études, les études sur la criminalité ont abouti, sur les hôpitaux, celles de Touati par exemple, celles de Françoise Bériac sur la lèpre, etc. Donc, il y a eu d’autres études depuis les travaux de Geremek, et c’est tout à fait normal, qui donnent d’autres aperçus. Je crois qu’il était suffisamment ouvert à l’histoire pour en tenir compte, modifier, rectifier. Mais quand même je voudrais dire que que quand on lit les portraits des « marginaux », entre guillemets, - vous voyez, je mettrai moi maintenant marginal entre guillemets – ça reste d’une extraordinaire profondeur. Jean Lebrun est décrit dans « Les marginaux parisiens » de façon tout à fait époustouflante, les prostituées aussi. Par conséquent, il faut toujours se reporter à Geremek car la criminalité n’est pas que celle des marginaux mais elle est aussi celle des marginaux, ceux qui sont justement condamnés à mort parce qu’ils n’ont personne pour les racheter en quelque sorte, pour les aider à se défendre devant la justice, acheter une lettre de grâce ou bien même aller jusqu’à la composition financière. Donc, ceux qui sont condamnés à mort au Châtelet de Paris, il avait raison, sont d’abord effectivement des marginaux. Mais ils sont minoritaires..
Emmanuel Laurentin : Il faut repenser à cette phrase qu’il citait, parce qu’il avait fait, je crois que c’était en 1986, il avait été demandé pour faire une conférence Marc Bloch, dans le cadre de l’École des hautes études, il n’avait pas pu venir parce qu’il avait été retenu par le régime polonais et c’était Jacques le Goff qui avait lu cette conférence sur Marc Bloch, et en parlant de Marc Bloch historien et Marc Bloch citoyen, évidemment comme lui pouvait l’être également, il disait : je ne veux pas être comme certains que critique Marc Bloch quand il disait –Marc Bloch- des historiens qui passent devant les tas de fumier en se bouchant le nez. C’était vraiment cela, quand on lit Bronislaw Geremek, il n’est pas de ceux-là. Quand il passe devant des tas de fumier, il ne se bouche pas le nez.
Danièle Iancu-Agou : Il a traité de ceux que l’on a appelé les inutiles au monde, les annihiles (Nihiles ?), les riens, ceux qui ne payaient pas d’impôts, qui étaient incapable de payer des impôts, les feux pauvres, les feux-misérables. À propos de ce qu’a dit très justement Madame Gauvard, l’expulsion de 1394, il ne s’est pas attardé sur ces événements peut-être faut-il nuancer un petit peu en disant qu’en 1394 ne subsistait dans le Royaume de France peut-être que des communautés plutôt exsangues, la véritable expulsions des Juifs était survenue en 1306 par Philippe le Bel et tout le XIVème siècle a été un siècle d’atermoiement et de tergiversation des monarques français. Donc, même en 1320, l’affaire des lépreux, elle prélude à un nouveau renvoi des Juifs, ce qui survient en 1322. Mais il est vrai en effet, et j’abonde dans son sens, c’est que les Juifs sont étonnamment absents dans son champ d’étude.
Emmanuel Laurentin : Merci à toutes les deux. Merci également à Jacques Le Goff, d’avoir évoqué pour nous, pour cette dernière émission de l’année, c’était un hasard, mais nous voulions vraiment la faire cette émission, la personnalité de Bronislaw Geremek. Je crois qu’en vous écoutant, on ‘a qu’une envie, c’est de retourner à ses ouvrages, que cela soit le livre qu’ils ont écrit, avec Georges Duby, « Passion commune », ce livre que j’ai cité, « L’historien et le politique », d’entretiens avec Juan Carlos Vidal aux éditions Noir sur Blanc, ou les livres évidemment de Bronislaw Geremek, en particulier les , « Marginaux parisiens », « La Potence ou la pitié : l’Europe et les pauvres », etc. merci Claude Gauvard, Danièle Iancu-Agou.
Danièle Iancu-Agou : Merci à vous.
Livres signalés sur le site de l’émission
– Bronislaw Geremek, « Les marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles », Ed. Champs Flammarion, 1991 (1ère éd. 1976)
Présentation de l’éditeur : C’est à l’historien polonais Bronislaw Geremek - aujourd’hui l’un des membres les plus connus de Solidarnosc - que nous devons cette remarquable étude des Marginaux parisiens aux XVe siècles. L’auteur poursuivit en France, grâce au Centre National de la Recherche scientifique et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, la thèse dont la traduction française parut en 1976.
Aux XIVe et XIe siècles, tout un appareil répressif, mis en place face à une situation de jour en jour plus inquiétante, tente en vain de régler le vagabondage, la prostitution, la mendicité, la criminalité. Une ville aussi monstrueuse que le Paris du XVème siècle (peut-être 200 000 habitants), sans cesse alimentée par le flux des errants chassés des campagnes, offre un excellent champ d’études. Les poèmes de François Villon recoupent ici les dures leçons des archives judiciaires. En même temps se dévoile une topographie sociale du Paris souterrain dont les données profondes seront de longue durée.
– Bronislaw Geremek, « La Potence ou la pitié : l’Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours », Ed. Gallimard, Coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 1987
Synthèse qui envisage l’attitude à l’égard des pauvres dans ses multiples applications juridiques, économiques, mentales, sociales.
– Geremek, Bronislaw, Vidal, Juan Carlos, « L’historien et le politique : entretiens avec Bronislaw Geremek », Ed. Noir sur blanc, 1999
Conversations à bâtons rompus, réalisées entre 1994 et 1996. Le jeune interlocuteur espagnol de Bronislaw Geremek, connaisseur de l’histoire de la Pologne, questionne l’homme politique sur ses origines, sa formation intellectuelle et ses passions qui vont de la politique au cinéma.