Philippe Petit : Bonsoir. Vous êtes sur France Culture, bienvenue dans « La Fabrique de l’Humain ». Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Yves Citton, professeur de littérature à Grenoble.
À quoi servent les Humanités ? Les Humanités pour quoi faire ? La crise des Humanités est-elle inéluctable ? Les Humanités sont-elles soutenues par l’institution scolaire ? D’ordinaire ces questions concernent en premier chef les éducateurs, en particulier ceux dont la vocation est de former aux Humanités la jeunesse. Mais sait-on vraiment ce que sont ou devraient être les Humanités, avant de se poser la question de leur usage ou utilité ? De même qu’il existe un gouffre entre la façon dont les sciences fonctionnent réellement et la manière dont nous nous représentons l’activité scientifique, il existe une grande disparité entre l’image que l’on se fait des Humanités et leur usage. Longtemps l’étude des lettres anciennes, de la littérature humaniste, voire de la philosophie, suite aux recommandations de Victor Cousin, suffisait à les définir. Les Humanités sans être l’envers de la science étaient considérées comme leur ombre portée. Thucydide pouvait être ce professeur dans l’âme cher à Jacqueline de Romilly. Euclide un peu moins. Et il fallut l’effort d’Alain, de Bachelard et quelques autres, pour rétablir l’équilibre, avant qu’il ne se rompe à nouveau sous les coups de buttoir de deux monstres prédateurs : la société de l’information et la société de la connaissance. Yves Citton que nous avons invité ne l’entend pas de cette oreille. Les Humanités ne se réduisent pas chez lui aux seules études classiques, ni à un savoir encyclopédique, ou à la mise en réseau de nos connaissances. Elles cultivent selon lui une compétence fondamentale : celle de l’interprétation. Et elles sont traversées par les arts autant que par les sciences. Quel avenir pour les Humanités à l’heure de la société d’information ? Ce sera la question du jour.
« Nicolas Bouvier, 1986 : Lorsque j’étais jeune, il y avait à peine la radio, pas du tout la télévision, en Suisse romande, on lisait, à se faire éclater les mirettes, à la bougie, de façon clandestine, après que les parents soient venus éteindre et c’était ( ? manque deux noms), Jack London, Jules Vernes, et moi je lisais aussi des Atlas comme on lit des polars, c’est-à-dire qu’il y avait des noms qui me faisaient rêver et je me disais : un jour j’irai là. »
Philippe Petit : « La Fabrique de l’Humain » en compagnie d’Yves Citton, qui vient de publier « L’avenir des Humanités / Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? ». Vous êtes sur France Culture. Bonsoir Yves Citton.
Yves Citton : Bonsoir.
Philippe Petit : Vous avez un lecteur ce soir, Yves Citton, Christian Godin, professeur de philosophie à Clermont-Ferrand, qui a publié, cette année, « Le pain et les miettes », aux éditions Klincksieck. Tout de suite, Yves Citton, remarquons que cette année 2010, vous avez publié deux ouvrages : le premier « Mythocratie : storytelling et imaginaire de gauche », qui était paru aux éditions Amsterdam, début 2010, et maintenant celui-ci : « L’avenir des Humanités », sous-titré « Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? », qui vent de paraître aux éditions La Découverte.
Yves Citton, comme j’ai lu bêtement que vous étiez né à Genève, je me suis permis de passer, en exergue de notre conversation, un petit extrait de Nicolas Bouvier, en 1986, l’auteur de « L’usage du monde ». L’usage du monde ça nous met déjà peut-être sur la voie des Humanités ?
Yves Citton : Tout à fait ! On peut partir de la piste de Nicolas Bouvier comme un grand humaniste, un homme qui cultive les lettres, la pensée, la philosophie, la réflexion pour nous ouvrir aux Humanités, - là, je joue un petit peu avec les mots, le singulier pluriel - quelqu’un qui voyage, étudie, qui soit anthropologue, ethnologue ou simplement voyageur, des cultures, des civilisations étrangères, nous rend conscients du fait qu’il y a une simplification à parler de l’humanité au singulier. En écrivant ce livre, en jouant un petit peu sur les mots à partir de ce titre « L’avenir des Humanités », je me rendais compte, - par ailleurs en étant à la Fête de l’Humanité, la semaine dernière cela s’est un petit peu poursuivi – qu’il y a quelque chose de mutilant me semble-t-il à accepter le singulier de l’humanité, comme si c’était donné a priori qu’on faisait UN. J’aime bien ce que fait Bruno Latour récemment, un Manifeste compositionnel, qui nous dit que la politique, la cité, ce sont des choses qui se composent. Il me semble que ce qui est donné ce n’est pas une humanité qu’il s’agirait d’émanciper ou je ne sais quoi, ce sont des Humanités qui se rassemblent à travers des phénomènes, mondialisation ou autres, qui se découvrent à travers des voyages comme pouvait faire, ou raconter, Nicolas Bouvier, et dont il faut non seulement préserver les capacités de survie qui sont communes mais aussi la diversité, pour le coup culturelle, pour que les voyages nous apprennent encore quelque chose.
Philippe Petit : Des choses qui se composent, dites vous, et qui ne s’opposent pas. Donc, c’est un peu bergsonien comme idée mais peut-être quand même, précisons d’emblée pour les auditeurs, qu’il s’agit aussi des humanités au sens de la littérature, des Humanités au sens de l’humanisme, dans la mesure où votre livre est aussi, et même surtout, une machine de guerre contre l’économie de la connaissance et la société de l’information. Peut-être qu’il faut partir de là pour cadrer disons l’enjeu de cette machine de guerre, si je peux dire.
Yves Citton : D’accord ! Le titre, « L’avenir des Humanités », joue sur ce double sens, comme je l’évoquais tout à l’heure, à savoir l’avenir des êtres humains, hommes, femmes, Chinois, Indiens, Français, qui vivent sur cette planète, qui sont multiples, au sein de multiples cultures, l’avenir de ces humanités là dépend - c’est un peu la thèse simpliste que l’on peut résumer pour ce livre - de l’avenir des Humanités comme champ de réflexion, comme discipline, comme, je dirais plutôt, espace de réflexion, espace où l’on peut prendre du recul, où on peut réfléchir sur ce qu’on fait, ce qu’on pense, ce qu’on devrait faire, sur ce qu’on ne fait pas, sur ce qui est possible. Donc, le lien entre les Humanités telles qu’elles existent, telles qu’on espère tous qu’elles se développent, et des disciplines très particulières, vous parliez de lettres anciennes, de philosophie, etc., on pourrait se battre, ce qui ne m’intéresse pas du tout, pour savoir ce qui est inclus ou n’est pas inclus, dans les Humanités…
Philippe Petit : Vous êtes professeur de littérature !
Yves Citton : Voilà, moi je défends un petit peu ma corporation, les professeurs de lettres mais aussi bien de philosophie. En me demandant : qu’est-ce qui fait la spécificité des Humanités justement ? Je tombe sur cette notion d’interprétation. Et là il me semble que l’on a quelque chose qui fonctionne à la fois pour définir les Humanités comme les êtres humains et les Humanités comme disciplines. Qu’est-ce qui fait une culture ? Qu’est-ce qui fait la multiplicité des cultures ? Ce sont les diversités d’interprétation de choses dont on pourrait se dire qu’elles sont les mêmes. Qu’est-ce que c’est qu’une pomme de terre ? Qu’est-ce que c’est qu’une vache ? Une vache du point de vue de certaines cultures cela ne se touche pas, cela ne se tue pas, cela se respecte, du point de vue d’autres cultures cela se parque, cela s’exploite, on la pique avec de la chimie, on la fait souffrir pour en tirer du lait ou pour en tirer de la viande. La vache a priori peut-être la même et c’est des interprétations de la vache qui font les différences entre les cultures. Qu’est-ce que les Humanités dans ce cadre-là ? C’est justement des espaces. Si l’on parle de disciplines, on peut parler des disciplines mais là peut-être j’aurai des objections, je dirais que c’est des espaces que les cultures se donnent pour réfléchir sur les interprétations qui les définissent.
Philippe Petit : Alors, en terme de contenu, quand vous lisez une tribune dans Le Monde, signée Guillaume Durand, qui oppose, alors là il ne compose pas, de façon un peu systématique Joey Starr et Chateaubriand d’un air de dire : Chateaubriand à la télé cela ne passe pas trop tandis que Star ça passe un peu mieux, vous réagissez comment ?
Yves Citton : D’abord, je me méfie de toutes les oppositions qui partent du principe qu’il y a une culture haute et une culture basse. J’ai passé pas mal de temps aux États-Unis au moment où ce que l’on appelle les « cultural studies » se développaient, s’efforçaient de reconnaître de l’intelligence, de l’esthétique, de l’inventivité dans les cultures populaires. Donc, il ne faut pas pousser les choses à l’absurde non plus, mais mon premier instinct, je ne connais pas ce monsieur Joey Starr donc je ne peux pas justifier…
Philippe Petit : Vous en avez entendu parler quand même ?
Yves Citton : Non, je vis vraiment sur la planète Saturne.
Philippe Petit : Vous connaissez mieux la culture populaire américaine ?
Yves Citton : Je dirai surtout que je connais, dans ce que l’on pourrait mettre dans le domaine du Rap, du Rock, de ces choses sensées être basses et populaires, il y a des choses que j’admire et qui m’emballent complètement. Donc, sitôt que l’on me dit qu’on oppose Mozart au Rock, cela me semble complètement absurde, parce que tout ce que je peux connaître traverse les genres et me plaît ou ne me plaît pas.
Philippe Petit : D’accord, vous prenez les deux, vous ne les opposez pas, mais…
Yves Citton : Voilà. Dans la littérature classique il y a des choses qui me tombent des mains et il y a des choses qui me séduisent, de même dans la chanson française ou d’ailleurs.
Philippe Petit : Je ne vous ferrai pas le coup de « La Princesse de Clèves », je ne vous pose même pas la question.
Yves Citton : On peut parler d’autre chose, ce n’est pas que je ne l’aime pas mais il y a tellement de belles choses à dire, en particuliers de choses plus savoureuses. Je pense que si au lieu de faire des lectures publiques de « La Princesse de Clèves » on avait fait des lectures publiques de Rabelais ou « Le Moyen de parvenir » de Béroalde de Verville, cela aurait été un petit peu plus truculent et il se serait passé peut-être des effets différents. Pour revenir à votre question, pour moi la question n’est pas d’opposer Joey Starr et Chateaubriand, on peut tout à fait vivre dans une culture dans laquelle les étudiants, si on est enseignant, écoutent du Rap toute la journée ou du Rock toute la journée et leur faire découvrir dans Chateaubriand, Rabelais, « La Princesse de Clèves », ou Diderot, Rousseau, pour moi qui suis plutôt dixhuitièmiste, des choses totalement actuelles, des choses que l’on n’arrive même pas à penser et qu’ils nous aident à développer. Donc, on élimine ces distinctions-là. En revanche, on essaye de faire une distinction, que je promeus dans le livre, entre d’un côté l’activité de l’interprétation et d’autre part ce qui est sous-entendu par les mots de connaissance, d’information, de communication, etc. Et la machine de guerre dont vous parliez tout à l’heure, je la résumerais de nouveau de façon synthétique en disant : chaque fois que quelqu’un vous parle d’économie de la connaissance, arrêtez le, demandez lui de définir ce qu’il appelle la connaissance, et vous allez voir qu’il va commencer à partir dans toute une série de directions qui vont, si vous le poussez assez loin, que ce dont il parle c’est des activités d’interprétation, qui correspondent beaucoup moins à ce qu’on appelle la connaissance, ce qui va me forcer à faire une distinction entre les deux…
Philippe Petit : Excusez mon ignorance, mais qui a parlé la première fois de l’économie de la connaissance ?
Yves Citton : Je ne sais pas. Mon ignorance, je la partage tout à fait, je ne sais pas qui a lancé le mot « économie de la connaissance ». Je sais que c’est quelque chose qui circule, ce à quoi je fais référence dans le texte, est devenu populaire dans les années 2000 avec les rapports de la communauté européenne, de l’Union européenne, en promouvant l’économie de la connaissance comme le secteur qu’en gros, nous, pays développés, devrions développer pour maintenir notre avance sur les Chinois qui nous tracent derrière. Là, c’est devenu très à la mode, dans les années 90-2000, mais qui, le premier, a lancé ce mot ? Moi, je ne suis pas un très bon historien.
Philippe Petit : On cherchera. Peut-être que Christian Godin le sait ?
Christian Godin : Pas du tout ! Non, non.
Philippe Petit : Dans une prochaine émission, il faudra le rappeler alors. Christian Godin, « L’avenir des Humanités », vous aviez compris le double sens de ce titre d’emblée ?
Christian Godin : Oui, enfin… Le mot et la notion d’Humanité, d’ailleurs comme ceux de culture, puisque ce sont les deux termes qui sont les plus, ici, couramment, fréquemment invoqués sont pleins d’équivoques parce qu’ils possèdent une dimension, disons, prescriptive, normative. Quand on dit « agir avec Humanité », on sent très bien qu’il y a une dimension morale dans cette idée d’Humanité. Puis l’Humanité a un sens factuel, c’est-à-dire l’ensemble des hommes, c’est une réalité, c’est un fait, c’est quelque chose qui appartient au réel. Mais l’équivoque n’est pas moindre avec le terme de culture et on trouve d’ailleurs le même balancement avec la dimension descriptive des faits ou bien la dimension normative. L’origine de la notion de culture est évidemment normative. On la trouve chez Cicéron, lorsque Cicéron devant le mot grec païdea se trouve devant l’impossibilité de trouver un équivalent latin, et cette païdea croit pouvoir la traduire en latin par cultura animi, c’est-à-dire la culture de l’esprit en utilisant la métaphore de la culture de la terre, de la même façon que l’on cultive la terre on va cultiver l’esprit, et donc toutes les langues qui dérivent du latin ont véhiculé cette image. Quand on dit le champ de la connaissance, quand on dit les fruits du savoir, etc., on voit bien qu’il y a cette image d’un travail fait à partir d’un terrain ou d’une terre originaire et de fait ce travail est productif, il produit des fruits. Mais il est entendu que cette cultura animi, cette culture qui ensuite va implicitement se développer à travers par exemple l’idée de Translatio studiorum au Moyen-Àge, la translation des savoirs, puis l’humanisme évidemment de la Renaissance, puis ensuite la Bildung allemande au XVIIIe siècle, toute cette histoire-là est profondément normative. La culture ça veut dire qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’excellence de la pensée, de l’excellence de la connaissance, tout n’est pas digne de connaissance, d’abord, il y a des mystères, des secrets qui sont hors connaissance puis par ailleurs il y a des choses qui ne sont pas dignes de connaissance. Prenez par exemple Descartes, Descartes ne pense pas une seconde que la connaissance du passé soit digne de la science, il n’y a aucune épistémologie de l’histoire chez Descartes, parce que pour Descartes les événements humains sont empiriques, aléatoires, qui sont par définition hors du champ de la vérité.
Philippe Petit : Yves Citton, ça vous plaît, ça ?
Yves Citton : Ce qui me plaît surtout, c’est que vous souligniez l’équivoque dans tous ces termes. Il me semble justement que l’interprétation c’est d’ouvrir et de reconnaître l’espace de l’équivoque, l’espace du double sens. Donc le fait que vous repreniez toute une série de termes, qui me semblent tout à fait centraux, qu’il faut défendre, le fait qu’en tant que philosophe on puisse être mal-à-l’aise face à ces termes parce que justement on ne peut pas les enfermer dans un concept univoque. Moi, en tant que littéraire, c’est précisément ce qui me plaît. Il me semble qu’on en dit toujours plus qu’on n’en sait, que la langue charrie une série d’équivoques et notre travail, à nous autres littéraires, c’est d’essayer de faire prendre conscience que ce savoir de la langue commune, qui est supérieur à la conscience que l’on peut en avoir, et ces équivoques, ces doubles sens, me semble central. Et le fait que l’on ne puisse pas distinguer complètement, de façon hermétique et claire, le normatif du descriptif, le fait d’agir de façon humaine, ou d’être simplement humain, il me semble que c’est justement sur les problèmes posés par ces équivoques que nous avons du travail à faire.
Christian Godin : Ne pensez-vous pas que la grande tolérance, pour donner un terme un peu polémique, avec laquelle nous accueillons la culture et les cultures n’est pas le signe de la victoire de l’anthropologie sur la philosophie, a fortiori sur la religion ? Je m’entends. L’anthropologie nous donne l’idée qu’effectivement toutes les sociétés ont une culture et que toute société possède une variété indéfinie, immense et très riche de pratiques culturelles, d’objets culturels, etc. Par conséquent, du point de vue anthropologique, il est clair qu’aucune espèce de valorisation ou de dévalorisation, aucune espèce de hiérarchie ne saurait être de mise. De fait, on peut se demander justement si la dimension, disons descriptive, purement factuelle de la culture ne l’a pas emporté sur la dimension classique ce qui place du coup les Humanités en porte-à-faux, parce que les Humanités traditionnellement elles reposent précisément sur cette idée qu’il y a quelque chose de l’excellence dans l’art, de l’excellence dans la pensée, de l’excellence dans la connaissance, sous-entendu qu’il y a des œuvres inférieures, des actions indignes, il y a des objets qui ne méritent même pas d’être regardés.
Philippe Petit : En même temps c’est contradictoire avec ce que vous disiez tout à l’heure sur cette notion d’excellence-là ?
Christian Godin : Non, dans la mesure même où les humanités reposant dans leur essence sur le principe selon lequel il y a une hiérarchie du savoir, une hiérarchie de la connaissance comme il peut y avoir une hiérarchie de la vérité aux dépens de l’erreur, à ce moment-là une conception qui est purement anthropologique est une conception qui est indifférencialiste et relativiste.
Philippe Petit : Yves Citton ?
Yves Citton : Je reprends ma première accroche sur l’Humanité ou les Hmanités, est-ce que qu’on peut se donner ou postuler l’existence d’une hiérarchie du savoir à travers les cultures, c’est cela un petit peu le problème dont je partirais et je dirais : oui, une culture c’est une hiérarchisation des savoirs, c’est un système de valorisation qui dit : ceci n’est pas digne, ceci est digne, une vache on la respecte ou une vache on l’exploite pour en tirer du lait, ça, c’est des valorisations. Ce à quoi j’ai de la peine à adhérer, c’est de dire qu’il y aurait une hiérarchisation des savoirs du point de vue de l’Humanité conjuguée au singulier, ça cela me semble difficile. En même temps que je dis que c’est difficile et que je ne peux pas y adhérer il y a une planète sur laquelle on vit avec une atmosphère qu’on respire ou que l’on ne respire pas, qui fait un système global et de facto il faut que l’on arrive à s’accorder sur un certain nombre de choses qui, du point de vue de la réalité matérielle, de la survie matérielle des corps humains sur la planète, est effectivement une, globalisée, etc. C’est tout à fait un problème que je reconnais sans pouvoir le résoudre.
Philippe Petit :Yves Citton, il faut s’accorder mais comme nous vivons dans des rythmes temporels différents, selon des ressources temporelles également différentes, nous allons écouter quelqu’un, le philosophe Gilles Deleuze, qui se préoccupait beaucoup de cette idée « d’une chambre à soi », comme disait Virginia Woolf, lui employait l’expression de « vacuole de silence », et Deleuze se rebellait, je ne sais pas s’il aurait aimé être ce soir en direct avec nous. Nous allons l’écouter se rebeller contre cette idée qu’on aurait forcément quelque chose à dire sur tout. C’est une archive extraite d’un cours, de 1982, de l’université de Vincennes au moment où Gilles Deleuze réfléchissait sur le cinéma.
« Gilles Deleuze : On dit aux gens : « Parlez, parlez, allez-y, parlez, exprimez-vous » Et voyez, voyez, c’est terrible le direct, « Aller, exprimez-vous directement, directement ». Mais ce qu’ils ont à dire, et cela je le dis d’autant plus que je le vis, sauf cas exceptionnel, sauf quand j’ai bien préparé, qu’est-ce que vous ou moi on a à dire, sinon les clichés dont on se plaint qu’on nous les impose quand nous ne parlons pas ? Et qu’est-ce que nous entendons à la radio, à la télévision ? Qu’est-ce que nous voyons de jour en jour, et plus c’est direct, plus c’est pathétique ? On voit des gens, quand on les convie à parler, dire exactement les clichés contre lesquels ils protestaient quand ils disaient : on m’empêche de parler. C’est dans ce sens que je disais : mais enfin, si vous pensez qu’au nom de situations et de forces sociales qui vous forcent à parler dans la vie, qui que vous soyez, y compris dans vos rapports d’amour, dans vos rapports les plus personnels, « dis-moi un petit quelque chose », on comprend tout de suite qu’il n’est possible d’éprouver, de sentir, de voir, que des clichés, qui sont en nous non moins qu’ailleurs. « Très bien, parlez, parlez, qu’est-ce que vous pensez de ça ? Qu’est-ce que vous pensez de ça ? » Ou bien je dis : non, écoutez, non, arrêtez, ce n’est pas… Ou bien je vais dire quelque chose, si je me réveille j’aurai une honte absolue, je vais dire exactement ce qui me faisait marrer quand c’était l’autre qui le disait et que je disais : quel con ! Je vais dire la même chose parce qu’il n’y a pas deux choses à dire. Passez à la radio, passez à la télé, vous vous retrouverez crétin. Vous vous retrouverez crétin pourquoi ? Pour quelque chose qui nous dépasse. Il est évident que direct ou pas direct, vous ne pourrez dire que ce que vous abominez quand vous l’entendez, et avec effroi vous vous direz : mais c’est moi qui vient de dire ça ! Si bien que la vraie tâche aujourd’hui, c’est précisément d’arriver à des vacuoles de silence, d’arriver à vraiment rompre avec cette espèce de pression sociale, à tous les niveaux, qui nous force à parler, qui nous force à donner notre avis, c’est comme dans les concours : donne ton avis, mais attention, tu gagnes si cet avis coïncide avec l’avis des autres. Parfait ! C’est la fabrication du cliché et sa transformation de cliché intérieur en cliché extérieur et d’extérieur en intérieur. C’est ça le système. »
Philippe Petit : [annonce, rappel de contexte] Yves Citton, si l’on écoutait là Gilles Deleuze, il faudrait se taire mais je ne sais pas si cela serait très, très bien vu, alors ?
Yves Citton : Je ne crois pas que ce qu’il nous dit ici c’est qu’il faudrait se taire, il nous rend conscient du fait que la parole ça nous traverse. Ce n’est pas : moi, il n’y a rien qui émane de moi, ça me traverse et ce que je peux faire, c’est l’infléchir, et la plupart du temps on ne l’infléchit même pas, ça nous traverse tout droit. C’est merveilleux quand on peut y apporter un petit infléchissement. Ce passage pour moi est vraiment central. Toute notre période est condensée là-dedans, il me faudrait deux ou trois heures pour déployer tous les enjeux. Premier enjeu : pendant des siècles, vous avez eu la gentillesse de dire que j’étais professeur de littérature du XVIIIe siècle, au XVIIIe siècle, le problème central est la liberté d’expression, Diderot, tous ces gens-là écrivaient des livres et se retrouvaient pour quelques jours, quelques semaines à Vincennes parce qu’ils n’avaient pas le droit de parler. Au XIXe siècle cela continue. Aujourd’hui, dans beaucoup d’endroits de la planète cela reste central, la liberté d’expression, mais dans nos zones à nous il y a quelque chose, - même si ce combat demeure – qui est beaucoup plus important, qui n’est pas de l’ordre de la liberté d’expression mais du fait qu’on nous force, on nous incite – non pas qu’on nous force – à nous exprimer. Et le fait que l’on nous incite à nous exprimer cela fait circuler d’autant plus vite ces clichés qui justement nous traversent avec de moins en moins d’infléchissement, donc la revendication centrale et nouvelle pour notre période ce n’est plus la liberté d’expression, c’est ce qu’il appelle la vraie tâche de notre période, c’est de ménager des vacuoles de silence et de réflexion. Tout mon travail sur l’interprétation cela consiste à dire ceci : l’interprétation, c’est justement un infléchissement, j’essaye d’opposer interprétation à lecture, lorsqu’on lit - là c’est moi qui fait une distinction complètement artificielle mais j’ai besoin de deux mots – la parole nous traverse, on comprend et on va partir dans la même direction. C’est ce que l’on fait quand on lit des titres de journaux, des courriers électroniques, des manuels pour faire fonctionner une voiture,…
Philippe Petit : Yves Citton, c’est vraiment vrai ça que l’information court-circuite systématiquement l’interprétation ? Ce n’est pas systématique ?
Yves Citton : Tout à fait. Vous avez tout à fait raison.
Philippe Petit : Il y a l’information qui nous édifie, qui nous sollicite, qui nous donne envie d’intervenir.
Yves Citton : Il y a l’information qui nous édifie, qui nous sollicite, qui nous donne envie d’intervenir.
Yves Citton : Là, vous avez tout à fait raison. Ce que je précise dans le livre, c’est qu’il n’y a pas d’un côté la lecture et de l’autre côté l’interprétation, c’est un continuum, on est toujours entre une activité de déchiffrage, de compréhension, et partir dans la même direction, et une activité de réinvention interprétative. Vous avez tout à fait raison, on ne peut pas opposer l’un à l’autre, c’est un continuum, il faut savoir où l’on se situe. Je reprends la thèse de Deleuze ici, ce qui compte, c’est de ménager des vacuoles de silence pour opérer cet infléchissement. Moi, je le vis tous les jours, je crois que maintenant on est tous malheureusement branchés sur des courriers électroniques, qui sont des choses à la fois très pratiques, plutôt que d’envoyer une lettre d’attendre une semaine que cela arrive, etc., il y a de grands avantages, mais un des grands dangers c’est la petite touche répondre que l’on, à chaque fois : je lis quelque chose, je veux me débarrasser de ce mail, donc j’y réponds tout de suite. Vu que l’on reçoit 250 e-mails par jours, il faut répondre aussi vite que possible et on comprend très bien que du point de vue de la société de la communication, d’une société de l’information plus cela communique vite mieux c’est, on ne répond pas pendant une semaine, les gens vous envoient des insultes parce qu’il faut que la réponse arrive tout de suite. Là, on sent très bien la résistance entre d’une part le besoin de répondre tout de suite, on est dans l’information, « on me pose une question, je réponds », on a besoin que je réponde, si on me demande « est-ce que vous serez dans deux jours à tel endroit, à tel heure », si je ne réponds pas après trois jours cela ne fonctionne plus, ça brouille les cartes, etc.
Philippe Petit : Vous savez que cela existe maintenant le droit à la déconnection.
Yves Citton : Chez les riches. C’est la nouvelle richesse, les riches peuvent se déconnecter.
Philippe Petit : Ce sont les cadres. Chez Renault, ça a commencé…
Yves Citton : D’accord, ça il me semble que c’est un problème sociologique central : d’abord l’égalité face à l’urgence de la réponse ou pas, en général plus on est haut placé plus on peut se permettre de ne pas regarder son mail, alors que si on est dans la couche intermédiaire, il y a de nouvelles formes d’exploitation des couches intermédiaires - si on est tout en bas, on ne reçoit même pas de mails, donc ça va – si on reçoit des mails, on doit répondre aussi vite que possible. Donc, là, il y a effectivement tout un réseau de problèmes sociologiques. La vacuole cela devrait être justement un droit ou cela devrait être quelque chose que l’on cultive,…
Philippe Petit : Une possibilité en tout cas.
Yves Citton : C’est pour cela que tout à l’heure je parlais d’espace, c’est vraiment une notion d’espace, on est dans le temps, une notion d’intervalle, d’écarts d’espace, où je puisse réfléchir avant de répondre à mon mail avant de tout de suite taper une réponse et faire envoi direct, où je sens que j’ai la possibilité de répondre. Et qu’est-ce qui va se passer lorsque j’ai la possibilité de réfléchir, j’ai appelé cela une interprétation, c’est que je risque de ne pas répondre à la question qui m’était posée mais de reformuler la question. Et ça, pour Deleuze, c’est implicite dans ce passage, la politique, ce qui définit la politique aujourd’hui, c’est de refuser les questions qu’on nous pose sous forme de sondage, sous forme d’élection, quelque forme que ce soit, qui sont en général des choses binaires : Oui, Non ; Pour, Contre ; Gauche, Droite, etc. ; refuser ces questions binaires et reposer des questions différentes, ce que l’on a énormément de peine à faire, il me semble, lorsqu’on voit le paysage politique contemporain, d’où l’importance de se « ménageage » de vacuoles et la définition de l’interprétation comme quelque chose de différent, de pôle différent, par rapport à l’information qui circule, à la connaissance. Peut-être qu’on aura le temps tout à l’heure de clarifier cette opposition connaissance-interprétation, qui est plus complexe que ça.
Philippe Petit : Christian Godin ?
Christian Godin : Sur Deleuze, ce qui m’a frappé, c’est la conjonction avec Foucault. On avait tellement l’habitude de définir le pouvoir par la censure, par l’interdit, qu’il est très intéressant de voir que Deleuze, comme Foucault, implicitement définit le pouvoir par l’incitation, par l’excitation même. Nous sommes dans une société effectivement d’excitation continue. On ne peut se rendre compte à quel point…
Philippe Petit : Ce n’est pas nouveau, ça, Bergson parlait déjà d’agitation…
Yves Citton : Et Foucault aussi, dans la géopolitique…
Christian Godin : Oui. Je crois que jamais l’Humanité n’a autant parlé, autant écrit dans toute son histoire. On ne peut pas se représenter à quel point nos ancêtre étaient des gens, on disait « des taiseux » à la campagne, des gens du silence, que la parole était extrêmement précieuse, rare. Sans doute d’ailleurs il y a un rapport au langage ici qui joue de façon très profonde. Toutes les sociétés ont une conception qu’on dirait magique du langage parce que les mots, les noms propres évidemment au premier chef, sont des choses puissantes, précieuses, qui ont un impact, dont on se méfie, d’ailleurs le langage n’est pas du tout l’apanage des hommes, il vient d’ailleurs, les Dieux parlent, les esprits aussi. Nous, nous ne croyons plus du tout à cela, par conséquent nous avons une conception tellement instrumentaliste, instrumentalisée du langage, des mots que ce sont des objets absolument jetables, comme tout ce qui passe entre nos mains. Donc, de fait il y a une profusion, une pléthore de mots écrits et dits, qui n’a aucun équivalent dans toute l’histoire passée.
Philippe Petit : Yves Citton ?
Yves Citton : Tout à fait d’accord avec ça, avec le petit bémol que j’ajouterais, c’est que moi je ne vois pas du tout d’opposition entre Foucault et Deleuze parce que Foucault effectivement il commence par travailler sur la prison, sur des choses que l’on pourrait voir comme la répression mais très vite il en arrive à dire que justement le pouvoir c’est aussi bien ce qui incite, ce qui invite, ce qui induit des comportements, ce qui fait désirer que ce qui réprime. Et tout le Foucault un petit peu tardif dans la lignée dans laquelle on s’inscrit, avec Deleuze, dans la revue Multitude à laquelle je collabore, essaye justement de se demander quelles sont les nouvelles formes de pouvoir, qui sont des pouvoirs à l’intérieur même de la subjectivité, de la subjectivation, et les pouvoirs qui nous font désirer plutôt que de nous empêcher de satisfaire nos désirs. Donc, là, il y a vraiment un retournement que moi je vois aussi bien dans Foucault que dans Deleuze que l’on commence à peine à explorer. Et le propos de Deleuze sur la vacuole, ici, est vraiment central, en disant il faut développer des espaces, des mécanismes, des fonctionnements qui nous permettent de gérer ces nouveaux modes de contrôle.
Philippe Petit : Yves Citton, des « fonctionnements », entre guillemets, cela veut dire finalement quelles sont les conditions qu’il faudrait réunir pour pouvoir interpréter, puisque l’interprétation est la principale compétence justement pour la défense des Humanités au double sens du terme. Donc, c’est à la fois une révolution politique et une révolution du sensible puisque vous êtes dans la lignée, disons, de Gilles Deleuze sur ce point. Vous croisez aussi des interrogations contemporaines sur le temps, par exemple celle d’Hartmut Rosa, de l’école de Frankfurt, qui a publié récemment un livre sur l’Accélération…
Yves Citton : Un très beau livre !
Philippe Petit : Dont on a parlé récemment dans les journaux, dans Le Monde 2. Donc, ces ressources temporelles, puisque c’est l’expression qu’emploie Hartmut Rosa dans l’Accélération, il faut pouvoir les trouver, cela fait partie des conditions aussi du sensible.
Yves Citton : D’accord. Je dirais que la première condition pour justement développer cette activité d’interprétation, c’est d’avoir une distinction un petit peu plus claire entre connaissance et interprétation, qui sont de nouveau comme tout à l’heure lecture, etc., c’est des polarités qui ne se voient jamais plus. Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on nous parle de connaissance ? Il me semble que de nouveau ce mot, je ne sais pas si c’est un concept, induit un certains nombre de présupposés : une connaissance est vraie ou fausse. Donc, il y a un objectivisme implicite dans la notion même de connaissance ou d’information : c’est vrai ou faux. Lorsqu’on parle d’interprétation en revanche il y a tout une herméneutique qui nous dit qu’il des interprétations qui sont fausses et des interprétations qui sont vraies, mais on sait que depuis pas mal de décennies, cette herméneutique là est remise en question et qu’on sait tous que l’interprétation c’est toujours un peu subjectif, pas forcément subjectif individuel mais subjectif culturel, collectif, en tous cas on n’est pas du côté de l’objectivisme, si on dit : c’est de l’interprétation, on sous-entend toujours que c’est l’interprétation de quelqu’un, et ce quelqu’un a des biais, des partialités, etc. Donc, refus de l’objectivisme implicite dans la notion de connaissance-information, affirmation d’un relativisme, d’un subjectivisme, si on veut. Par ailleurs, connaissance, on le voit très bien lorsqu’on regarde ce qui se dit sur l’économie de la connaissance, c’est très lié à la notion d’innovation, d’invention. C’est les mêmes personnes qui nous disent : c’est l’économie de la connaissance qui fait notre force, puis il faut innover. Il faut innover, il faut mettre des brevets, mettre de patentes, etc., voire s’ils sont un petit peu ouverts, ils essayent de séduire les Humanistes, ils nous disent aussi : il faut créer ! C’est la création. Vous les artistes, vous êtes bien placés finalement parce que vous êtes des créateurs. Moi, lorsque je propose de parler davantage d’interprétation, j’ai envie de rejeter, parce que franchement cela me donne la nausée, tous ces discours sur l’innovation, sur la création, etc., parce qu’ils présupposent tous que tout d’un coup la vérité émerge d’un cerveau, de la cuisse de Jupiter, de je ne sais où. Lorsqu’on dit interprétation, non seulement on dit que c’est l’interprétation de quelqu’un mais c’est toujours l’interprétation de quelque chose qui préexiste. On peut imaginer, mais c’est à mon avis une erreur, que le créateur d’une œuvre d’art il fait advenir quelque chose là où il n’y avait rien, l’interprète –moi je suis interprète de Diderot, de Rousseau, etc., ce n’est pas moi qui invente Rousseau, Rousseau et Diderot ont déjà écrit, je viens après coup et de nouveau j’infléchis, j’en fais quelque chose. Donc, deuxième chose essentielle dans l’interprétation, on sait que quelque chose préexiste, on sait qu’on est qu’un vecteur, on s’inscrit dans une tradition dont on hérite et de nouveau on ne fait que l’infléchir. Troisième chose, et je m’arrête après dans cette distinction de connaissance et interprétation, lorsqu’on dit connaissance, parce qu’on part du principe que c’est vrai ou faux, on a une certaine idée de la vérité, qui fait que l’on va avoir tendance à adhérer à cette connaissance si on part du principe ou si l’on croit qu’elle est vraie. Lorsqu’on reste dans le domaine de l’interprétation, parce qu’on sait que c’est subjectif, on va avoir tendance à prendre de la distance, on se dit : tiens, je sais que c’est mon interprétation, peut-être qu’il y en a d’autres qui sont meilleures, et le degré d’adhésion à ce que l’on va présenter comme étant une interprétation par rapport à une connaissance me semble très différent.
Philippe Petit : Yves Citton, nous allons écouter maintenant une archive de Pierre Grimal, 1971. Pierre Grimal, le grand latiniste, spécialiste de Rome, en 1971, il parlait déjà du temps disponible, eu égard à l’enseignement des Lettres classiques. Écoutons-le.
« Claude Mettra : À une époque où nous sommes évidemment très entassés les uns sur les autres, nous vivons dans un monde encombré. Nous vivons aussi dans un monde hâtif, dans un monde qui a besoin d’aller vite. Et j’ai le sentiment que les études Humanistes, au sens traditionnel du terme, elles réclamaient deux choses, qui sont aujourd’hui très difficiles à concilier : premièrement, elles réclamaient de la solitude, un enfant ou un adolescent était livrait à un monde et il devait le déchiffrer lui-même, et d’autre part, il devait dans ce travail avoir du temps. Ce dialogue avec les Humanités, l’enfant ou l’adolescent le poursuivait pendant 7 ou 8 ans, quelquefois plus quand il allait à l’université, mais il le poursuivait d’une manière très lente et très personnelle. Est-ce qu’il n’y a pas là un obstacle majeur à l’utilisation des langues anciennes dans la société où nous vivons qui est marquée par l’intromission d’autrui, si vous voulez, dans notre propre vie et puis par le fait que nous sommes soumis à un rythme infiniment plus rapide que par le passé ? Pierre Grimal : Ce que vous dites est absolument effrayant parce que supposez que vous appliquiez cela non pas à l’esprit humain mais à des melons, vous allez me dire : nous n’avons plus le temps de faire mûrir les melons par conséquent, il faut les manger verts. Mais je crois qu’il faut trouver le temps de faire mûrir le melon. Il faut précisément que l’enseignement soit non pas une période pendant laquelle on précipite l’enfant dans des choses qu’il ne peut pas accepter, qu’il n’est pas capable d’accepter, mais il faut au contraire le laisser mûrir. Vous savez ce que signifie le mot école ? Eh bien le mot école, c’est schola en grec et cela veut dire loisir. Vous voyez ce que nous en avons fait ! Et comment dit-on école en latin ? On dit ludus, c’est-à-dire l’activité de jeu, cela ne veut pas dire que les petits Romains jouaient à l’école ou qu’ils faisaient l’école buissonnière, cela veut dire simplement qu’il avait pendant leur enfance la possibilité de jouer avec la vie avec des fleurets-mouchetés. Eh bien c’est cela que l’enseignement doit donner à l’enfant, cette espèce de temps disponible pendant lequel il est libre d’être lui-même et non pas déjà enrôlé parmi les esclaves qui tous les matins vont au bureau ou à l’usine. »
Philippe Petit : [annonces] Yves Citton, vous voyez : « laisser mûrir », Pierre Grimal, il était déjà...
Yves Citton : « Faire mûrir »,
Philippe Petit : « Faire mûrir », pardon.
Yves Citton : « Faire mûrir », c’est intéressant parce qu’il y a déjà…
Philippe Petit : Il était déjà dans le tempo, là.
Yves Citton : Tout à fait ! Moi, je me reconnais tout à fait dans cette très belle archive que vous avez trouvée, qui fait écho de façon très proche avec Deleuze, dix ans plus tôt. Justement, j’ai relevé l’expression « faire mûrir » qui est très intéressante parce que cela reconnaît le fait qu’il y a une temporalité propre au mûrissement, je ne peux pas décréter que quelque chose est mûr du jour au lendemain, et en même temps on peut agir. Et là, il me semble que c’est un très, très bel équilibre entre la reconnaissance d’un temps qui nous échappe et qui est dans le sujet, dans ceux qui apprennent, dans ceux qui nous entourent, et le fait qu’on puisse quand même l’influencer. Donc de nouveau, la pensée de Foucault et Deleuze, c’est sur ces influences, c’est sur ces flux qui nous traversent et qui nous poussent dans certaines directions plus ou moins vite. Rosa, Deleuze et Grimal, ici, seraient d’accord là-dessus. Je n’ai pas répondu à votre question tout à l’heure sur les conditions. Soit on y revient, soit vous voulez me brancher sur autre chose.
Philippe Petit : On va y revenir tout de suite mais je voudrai demander à Christian Godin, - je rappelle que l’archive, c’était les grands entretiens de Claude Mettra, en 1971 - Christian Godin cette comparaison : le melon, l’agriculture productiviste en rapport avec l’apprentissage du latin, c’est une comparaison que l’on fait encore aujourd’hui, ça ?
Christian Godin : On pourrait en utiliser une autre dans le domaine également végétal ou végétatif, c’est l’image du forçage. On peut faire fleurir aujourd’hui des jacinthes et des tulipes au mois de décembre parce qu’on met les bulbes au réfrigérateur, on fait croire, à ces bulbes qu’ils ont passé l’hiver, on les sort au mois de décembre et on a des fleurs. Bergson, lui, pour rendre sensible la durée, c’est-à-dire le temps concret, utilisait l’image du morceau de sucre qui fond petit à petit dans le verre, le sucre est posé au fond, il est debout, il commence à s’écrouler, on a l’impression d’une ruine, après il y a un petit tas, il y a une eau de plus en plus visqueuse qui surmonte ce petit tas, et puis au bout d’un certain temps, le sucre est fondu. Bergson disait : on ne peut pas faire en sorte que l’on voie ce sucre fondu tout de suite. Or, on voit très bien que nos sciences et nos techniques justement agissent pour faire l’économie de cette durée, au sens de Bergson du terme, c’est-à-dire de ce temps concret qui est incompressible. Bien au contraire, on s’aperçoit que bien de nos techniques, bien de nos sciences visent précisément à sauter par-dessus les intervalles de temps, à en faire l’économie, à en faire l’esquive, et nous sommes en fait, on pourrait dire une société du forçage. Je crois que de la même façon que les bulbes sont forcés, eh bien effectivement les enfants, les jeunes gens sont aujourd’hui forcés en ce sens-là.
Philippe Petit : Yves Citton, nous sommes une société du forçage, nous dit Pierre Godin, vous, vous employer l’expression cassage, comme disent les enfants dans les cours de recréation : casser ! casser ! casser ! Eh bien, vous, vous parlez du cassage des schèmes sensorimoteurs, pour le dire plus simplement la sensibilité émergente, telle qu’elle émerge en nous. Donc, évidemment cassage du désir : qu’est-ce que je désire ? C’est-à-dire la question démodée du souverain bien revient nous hanter, sous une forme moderne et universelle, dites vous, à travers celle de l’importance, parce qu’effectivement si on est cassé dans nos élans nous ne pouvons pas aboutir à quelque chose. Alors, Yves Citton, forçage et cassage, cela fait beaucoup ?
Yves Citton : Cassage, je n’aurais pas pris ce terme moi-même, je le reprends, de nouveau, moi, j’interprète, j’interprète Deleuze, j’interprète des gens…
Philippe Petit : C’est vous qui l’utilisez ça.
Yves Citton : Oui, mais je le reprends tout à fait…
Philippe Petit : D’accord.
Yves Citton : Je le reprends à mon compte. Je l’ai localisé d’abord, de nouveau, en cours de Gilles Deleuze, qui d’ailleurs s’inspire de façon très proche de Bergson, dans ce domaine là, qui nous dit quoi ? C’est un petit peu ce que je disais tout à l’heure par rapport aux réponses que l’on fait aux e-mails que l’on reçoit, le schème sensorimoteur, c’est quelque chose que j’ai développé, qui me donne une réponse instinctive, directe, uirréfléchie, une réponse qui n’a justement pas ce moment de suspension de l’interprétation. Et Deleuze - j’aime beaucoup la façon dont il l’introduit - l’introduit à propos du cinéma français de la Nouvelle Vague, il nous dit : qu’est-ce qui se passe avec le Néo Réalisme et la Nouvelle Vague ? – et là on peut penser aux films de Godard que l’on a pu voir et qui devient de plus en plus bizarre – Eh bien, on ne sait pas quoi en faire, on ne sait pas comment répondre, on ne sait vraiment pas ce que cela nous dit, les personnages à l’intérieur des films de Godard ils se promènent sur des plages et ils disent : qu’est-ce que je peux faire ? Je ne sais pas quoi faire ! Et finalement le Néo Réalisme, c’est des personnes qui vivent et tout d’un coup quelque chose se passe dans leur vie et ils ne savent pas comment répondre. Donc,…
Philippe Petit : La scène d’Europe 51.
Yves Citton : Europe 51, voilà.
Philippe Petit : Laquelle ? Vous la citez ?
Yves Citton : Une bourgeoise, l’épouse du patron d’une usine, tout d’un coup se rend compte, l’usine elle savait qu’elle était là, elle l’avait même peut-être traversée, quelque chose s’est passé en elle qui fait qu’elle a eu un petit espace de réflexion, de regarder ce qui se passe, et elle voit quoi ? Elle ne voit pas simplement une usine qui produit de l’argent qui va financer son mode de vie mais elle regarde - comme ce qu’essaye de nous faire faire Godard, pas simplement de voir des choses que l’on reconnaît mais de regarder et de s’apercevoir qu’une image on y a presque jamais accès - on a des choses qui nous traversent mais de voir de regarder une image c’est très rare – et elle voit que ces gens-là, la façon dont ils sont traités, c’est comme si c’étaient des prisonniers, qu’être en usine c’est, quand on regarde ça sans réduire le schème sensorimoteur : c’est une usine ça produit de l’argent, on a besoin de produire du PIB, moi j’ai besoin d’avoir de l’argent pour acheter mes chaussures, eh bien, c’est des prisonniers, et tout d’un coup on voit des prisonniers.
[Insert musicale, extrait de la chanson des Radiohead
Harrowdown Hill. Voir ci-dessous, les textes (Harrowdown Hill, The Eraser et Analyse) et leurs traductions par Yves Citton]
Philippe Petit : [annonces] Yves Citton, vous faites écouter ce morceau Radiohead, pardon je prononce mal, à vos étudiants ?
Yves Citton : Oui. En fait je commence un cours sur la littérature du XVIIIe siècle avec cette chanson de Thom Yorke, qui est le chanteur des Radiohead...
Philippe Petit : Je ne le savais pas en vous posant la question, franchement.
Yves Citton : Eh bien, ça tombe bien. Le cours, c’est sur les sylphes et des esprits qui circulent entre nous et qui nous influencent dans la littérature du XVIIIe siècle. Et cette chanson fait référence à un événement précis qui est un expert anglais, dont maintenant le nom m’échappe, auquel on avait demandé de faire une enquête pour montrer qu’il y avait des armes chimiques en Irak, qui n’en a pas trouvées, a fait son rapport qui est resté secret et il a été retrouvé mort. On ne sait pas s’il s’est suicidé ou s’il a été tué et toute la chanson est sur cette ambigüité, sur cette équivoque : « est-ce qu’on l’a poussé à tomber ? Est-ce qu’il a glissé ? le refrain que l’on vient d’entendre : comment cela se fait que nous pensions tous les mêmes chose au même moment et que l’on ne puisse rien y faire ? Nous sommes tellement qu’aucun de nous ne peut compter. » Donc, nous pensons tous les mêmes choses, au même moment, c’est ce que je disais tout à l’heure, la parole ça nous traverse, c’est les clichés dont parlait Deleuze. Tout ce que je dis aujourd’hui, c’est des clichés, peut-être que j’aurais trouvé un mot qui nous ferait réfléchir différemment mais j’ai bien conscience que c’est des clichés qui nous traversent. On pense les mêmes choses au même moment. Donc, lorsqu’on s’emballe dans des aventures ou des cauchemars fascistes ou lorsqu’on au contraire on part vers des espoirs d’utopie, on ne sait jamais dans quelle mesure il y a quelque chose qui nous pousse, dans quelle mesure c’est nous qui glissons, et c’est justement de questionner ce qui me pousse et ce qui me fait glisser, ce qui me fait mûrir en disait, - Qu’est-ce qui mûrit en moi ? Qu’est-ce qui me fait mûrir ? – dans quelle direction on me pousse ? Est-ce que je tombe ? Est-ce que je glisse ? Que pose très bien, je trouve, cette question, qui me semble centrale justement pour penser les sociétés de contrôle dans lesquelles ont vit aujourd’hui. Et la revue Multitude à laquelle je travaille justement est centrée sur ces problématiques-là : ne pas simplement se dire : il y a un Big Brother qui nous manipule, il y a des flux qui nous traversent et comment on peut repenser la politique en sachant que l’on pense tous les mêmes choses aux mêmes moments et que c’est les moments où l’on a des écarts - Multitude est une sorte de vacuole où l’on essaye de repérer des écarts, des infléchissements – pour penser différemment le chômage, l’économie, les pratiques artistiques, etc.
Philippe Petit : Christian Godin, interpréter, c’est casser les clichés ?
Christian Godin : Oui.
Philippe Petit : Alors, vous êtes d’accord avec Yves Citton là-dessus ?
Christian Godin : Bien sûr ! Tout à fait, c’est absolument fondamental. Je crois savoir que l’étymologie d’interpréter fait intervenir « inter », c’est-à-dire l’intervalle, ce qui est entre. Or, pour qu’il y ait intervalle, je crois que cela se dit « ma » en japonais, vous savez que l’Extrême-Orient a cultivé le vide dans lequel il a vu non pas le néant mais au contraire la plénitude, c’est vrai aussi bien de la musique, avec le silence, que dans le dessin, la peinture, avec tous les blancs qui sont laissés par l’artiste. L’Occident a cultivé le plein très tôt. Et c’est vrai que nous sommes mis non pas dans le pleinié ni dans la plénitude mais nous sommes dans le compacté et de fait je crois qu’effectivement le passage d’Yves Citton, à la fois la vacuole de temps, qui est le silence, le retrait, qui fait songer à l’érémitisme d’autrefois, si les ermites se retiraient dans des grottes, au Moyen-Àge, ou dans le désert, dans l’Antiquité, c’est parce qu’il s’agissait-là d’un espace et d’un temps qui étaient effectivement vides par rapport à ceux des hommes. Là, je crois qu’il y a quelque chose d’absolument fondamental, parce qu’il ne peut pas y avoir de liberté, il ne peut pas y avoir de jeu. Quand on dit de deux pièces de bois qu’elles jouent, cela veut dire qu’elles sont mal collées l’une contre l’autre mais précisément, c’est là qu’il y a du jeu. Je crois qu’une vie authentiquement humaine ne peut pas exister sans ce jeu-là, c’est-à-dire sans retrait, sans retirement, je ne sais pas, il faudrait inventer un mot. Autrefois, dans les cadres, disons, métaphysiques ou religieux, cela a été tout à fait pensé, aujourd’hui nous avons énormément de mal parce qu’avec ce plein et ce compact qui dominent, nous ne pouvons même plus penser quelque chose qui serait de l’ordre effectivement du retrait, de la renonciation, pas du renoncement au sens ascétique mais de la renonciation à quelque chose.
Philippe Petit : Yves Citton, cet avenir des Humanités c’est un véritable défi à nos habitudes de reconnaissance spontanée. Il faut casser les clichés. Mais vous dites aussi, pour peut-être jouer sur le sens du mot discipline, que l’indiscipline est la reine des cultures de l’interprétation.
Yves Citton : De nouveau, je joue sur le double, multiple sens d’indiscipline. À la fois pour aller un petit peu au-delà du mot d’ordre d’interdisciplinarité. Dans les milieux universitaires ou autres, on nous bassine à devoir être interdisciplinaire, qui serait un nouveau continent. Ça me semble à nouveau un cliché qui fonctionne à vide et qui nous pousse à répéter les mêmes choses. Donc, j’ai envie de pousser le cran un petit peu plus loin en disant : on va parler d’indiscipline. Il ne s’agit pas simplement de prendre un expert en sociologie et un expert en littérature et faire qu’ils fassent chacun un article, on publie l’article côte-à-côte et on a fait une publication interdisciplinaire, il s’agit de remettre en question la discipline elle-même, les cadres de la discipline pour penser son insertion dans les pratiques communes. Là, il y a toute une réflexion que l’on pourrait faire sur l’indiscipline par rapport aux disciplines scientifiques. Mais moi, j’aimerais reprendre l’autre sens plus naïf d’indiscipline : on est indiscipliné, on n’obéit pas, on ne répond pas. On va prendre ce que vous disiez tout à l’heure, Christian Godin, à partir du forçage. Vous avez employé le terme de forçage, vous avait dit qu’on nous poussait à compacter un maximum de choses, une sorte de passion du plein. Les conditions de l’interprétation dont on parlait brièvement tout à l’heure, que je centre autour de cette notion de vacuole, ça un certain nombre d’autres implications en particulier d’accepter l’inaction, voire de vanter l’inaction, de résister à la discipline du travail, qui a été mise au goût du jour il y a quelques années : « travailler plus pour gagner plus », l’autre jour je voyais une manifestation, c’était autour du livre, où les gens avaient affiché : « travailler moins pour lire plus ». Il me semble très précisément que c’est ce dont on parle : « travailler moins pour lire plus », pour interpréter, pour lire, pour plonger dans les Humanités, pour valoriser les Humanités, il faut avoir du temps disponible, il ne faut pas être forcé à gagner de l’argent, Pierre Grimal parlait des esclaves qui sont forcés au travail. Donc, valoriser l’inaction plutôt que de faire une cause de scandale et de honte, remettre aussi en question l’importance de ce qui fait que l’on travaille ou que l’on ne travaille pas.
Philippe Petit : Continuons quand même, Yves Citton, sur ce qu’est la grande conclusion de votre livre : « Culture de l’interprétation, culture de gauche », pourquoi c’est forcément de gauche ? Christian Godin, rit un peu mais cela ne veut rien dire, il est peut-être de gauche aussi.
Yves Citton : De toute façon, il a raison de rire parce que c’est fait pour faire rire. Les plus grands interprètes ont été des gens qui se sont inscrits du côté de la droite, peu importe. Ce que j’avais envie de dire avec ça, c’est qu’on peut redéfinir la gauche à partir de la vacuole. Il me semble qu’une politique authentiquement de gauche défend l’interprétation et les vacuoles contre les pressions du marché, de la politique sécuritaire, qui au contraire restreignent, compactent, forcent.
Philippe Petit : Merci, Yves Citton, nous n’avons pas pu passer toutes les archives, mais nous avons fait quand même un petit tour d’horizon. Merci beaucoup pour toutes ces précisions.
Yves Citton : Merci à vous.
Philippe Petit : La revue Multitude ; « Midlle sexe », « Niqab » ; « Gouines rouges et viragos vertes », et votre livre « L’avenir des Humanités », qui vient de paraître aux éditions de La Découverte. Merci Christian Godin, pour vos éclairages, et ils étaient nombreux. [annonces fin démission]
Harrowdown HillNote : Harrowdown Hill est une forêt de l’Oxfordshire où, en juillet 2003, on a trouvé le corps de l’expert David Kelly, qui avait été chargé de rédiger un rapport sur la présence d’armes de destruction massive en Irak par le gouvernement de Tony Blair et qui avait mis en doute leur existence. On ne sait s’il est mort par suicide ou par meurtre. Il avait subi de fortes pressions de la part du gouvernement et de la presse à propos de ce rapport. |
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