France Culture, 17 juin 2011, Grand entretien avec Aharon Appelfeld
Hervé Gardette : Et merci à celles et ceux qui nous rejoignent pour la deuxième partie de cette Grande Table que nous allons passer en compagnie d’un grand écrivain.
Caroline Broué : C’est l’histoire d’Erwin qui, à 17 ans, a déjà vécu mille vies : la guerre, le ghetto, la cachette, l’errance, la traversée, pour venir en Palestine, le travail sur les terrasses et dans les plantations, les entraînements intensifs.
C’est l’histoire d’un jeune garçon qui un jour s’appellera Aharon, et qui, au sortir de la guerre se réfugie dans le sommeil pour fuir une réalité d’une violence inconcevable et retrouver à la faveur de ces heures volées à l’éveil, les membres de sa famille, décimés dans les camps, dont lui a réchappé.
C’est sa façon à lui de faire revivre son père, sa mère, son grand-père, ses oncles mais aussi sa langue, sa langue maternelle qu’il a dû abandonner pour apprendre l’hébreu et partir en Palestine au moment de la fondation de l’Etat d’Israël.
Cette histoire c’est celle du nouveau roman d’Aharon Appelfeld, Le Garçon qui voulait dormir, un livre absolument extraordinaire que Valérie Zenatti a traduit pour les éditions de l’Olivier… et c’est aussi en grande partie celle de l’auteur, cette histoire, l’auteur qui depuis longtemps nourrit son œuvre de son traumatisme d’enfant juif orphelin rescapé de l’enfer et parti vivre sur une terre inconnue.
Alors, le fait est suffisamment rare pour être signalé : à travers cette histoire de rêves, de guerre, de souvenirs et de famille, Aharon Appelfeld, l’un des plus grands écrivains israéliens vivants, montre une fois de plus à quel point la littérature peut être puissante, l’écriture salvatrice et la lecture bouleversante…
Aharon Appelfeld nous fait le plaisir et l’honneur d’être l’invité de la Grande Table aujourd’hui. Bonjour Monsieur ! Et bonjour à Michel Zotowsky qui va assurer la traduction simultanée de vos propos.
Michel Zotowsky : Bonjour !
Caroline Broué : Aharon Appelfeld, ce petit Erwin, rescapé des camps, victime de la guerre, qui trouve refuge dans le sommeil et l’écriture, c’est en partie vous, vous ne le cachez pas puisqu’avec Le garçon qui voulait dormir vous poursuivez par la littérature, le récit de votre vie et à travers votre vie dites-vous, le récit des Juifs. Est-ce que c’est pour vous une façon de maintenir votre histoire, votre passé, votre famille en vie, comme une réparation contre l’histoire ?
Aharon Appelfeld : Bien, tout d’abord, bon appétit ! J’écris, j’écris l’histoire de ma vie, une vie longue maintenant, à travers mon enfance. Cette enfance qui s’est passée en Europe, elle me remplit jusqu’à ce jour, cette enfance. La mémoire c’est quelque chose de progressif. Chaque année, année après année, cette mémoire a un autre visage. Un artiste sans l’enfant qui est en lui ne peut pas être un artiste sérieux. Sans l’enfance, sans l’enfant qui est en lui, on devient quelqu’un de rationnel, on devient cynique, on devient à deux faces. Il n’y a pas cette naïveté qu’il y a chez l’enfant et sans cette capacité de s’étonner, on commence à être quelqu’un qui explique, qui commente. Sans cette première approche ma vie en tant qu’enfant en Europe… cette enfance elle a été horrible, atroce, c’était… les années de guerre m’ont nourri de poison et de choses mauvaises, mais parce que j’étais un enfant, ça semble comme être une histoire, une légende. J’espérais chaque jour, j’étais près de l’eau, j’attendais que mes parents reviennent. Je disais « si je vais voir un cheval blanc, ça sera le symbole, ça sera le signal que mes parents vont revenir ». Et c’est ainsi que je ne les ai pas quittés, ils n’ont pas été séparés de moi. Ils étaient avec moi alors, comme ils sont avec moi aujourd’hui. Eh bien, si l’on peut dire ainsi, je rends grâce à Dieu qu’il ne m’ait pas pris l’enfant qui est en moi et que je ne sois pas devenu quelqu’un de cynique, quelqu’un qui voit la vie sans aucun sens.
Hervé Gardette : Cet enfant qui est en vous Aharon Appelfeld et l’adolescent également que vous avez réussi à faire revivre dans ce roman Le garçon qui voulait dormir, est-ce que vous pensez que c’est l’âge, le fait d’être beaucoup plus âgé que vous ne l’étiez évidemment à l’époque, qui vous a permis de le faire ressurgir de la façon la plus précise et la plus honnête ? Est-ce qu’il fallait laisser passer un grand nombre d’années pour que cet enfant et cet adolescent ressurgissent ?
Aharon Appelfeld : C’est comme je vous l’ai dit, cet adolescent il est toujours avec moi, et il me sauve toujours. S’il n’y avait pas cet enfant et cet adolescent en moi j’aurais été vieux, aigri, j’aurais été un homme qui ne voit que les couleurs sombres. L’enfant qui est en moi se lève le matin et le monde est plein de sons et de lumière et de couleurs. Ce n’est pas un optimisme vide ou creux, c’est justement cet aspect premier des choses. Cet aspect premier de l’enfant, c’est quelque chose… c’est cette nouveauté qui se renouvelle sans cesse. Cette nouveauté qui me montre également mes parents, mes parents quand ils étaient jeunes, quand ils sont vêtus de vêtements d’été, légers, et nous partons en vacances d’été, en longues vacances d’été dans les monts des Carpates. Et en fait, cet enfant maintient en vie également ses grands-parents. Mes parents étaient des juifs assimilés, ils se considéraient européens et non juifs, ils pensaient qu’être juif était quelque chose d’anachronique. Mes grands-parents c’étaient des Juifs qui étaient propriétaires de terres, de fermes, ce sont des gens qui conservaient la tradition. Ils avaient en eux cette capacité de se taire. Dans la maison de mes parents il y avait toujours des discussions intellectuelles. Mes grands-parents, eh bien, c’était le silence, un silence profond, et d’eux, j’ai appris la musique du silence. De mes grands-parents je n’ai pas appris mais je me suis rapproché de la prière. Par exemple, mon grand-père se tenait debout près de la fenêtre et priait et avant qu’il ne commence à prier, il ouvrait les volets et je lui ai demandé « mais pourquoi ouvres-tu les volets avant la prière ? ». Il m’a dit « Il ne faut pas qu’il y ait une distance ou une séparation entre l’homme et Dieu ». De lui j’ai appris une chose qu’il n’y avait pas chez moi, chez mes parents. Chez mes parents il y avait énormément de livres, il y avait une très grande bibliothèque, les livres étaient sur la table, près du lit, sous le lit, sous la table. Chez mon grand-père, sur la table il y avait toujours un seul livre. C’est mon monde. Ce monde c’est l’enfant qui l’a vu et tout ce qu’il a vu, il l’a nourri, il l’a assimilé. Voilà, il a tout assimilé. Cette assimilation elle vient directement dans le corps et dans l’âme.
Caroline Broué : Aharon Appelfeld, le corps est justement très important dans ce livre et le corps est un élément qui est important dans vos romans en général. Là dans le livre que vous faites paraître en français, Le garçon qui voulait dormir, le petit Erwin est blessé au front, il est placé en maison de repos mais il n’est pas sûr de retrouver l’usage de ses jambes et le processus de convalescence accompagne le processus d’écriture. « Cette nuit-là, écrivez-vous, je pris conscience que mes efforts pour me relier aux lettres et ceux du docteur Winter pour attacher mes jambes à mon corps étaient un même combat. Le jour où les lettres seraient au bout de mes doigts je guérirais. » Pourquoi le corps est-il si étroitement lié à votre écriture ?
Aharon Appelfeld : L’écriture ressemble beaucoup, en fait l’écriture ressemble beaucoup à la musique. La musique doit se trouver dans les doigts. Pour qu’elle puisse s’exprimer par le violon par exemple, elle doit être dans les doigts. Jouer d’un instrument c’est pas quelque chose à laquelle on pense, non non, ce sont les doigts… les doigts. Eh bien tout d’abord, l’écriture, c’est une musique. Cette musique c’est le lien entre le rationnel et l’irrationnel, entre le conscient et l’inconscient. Grâce aux doigts, par l’intermédiaire des doigts, on arrive à cela et ce n’est pas par l’intermédiaire du cerveau ou de la pensée. C’est un aspect. Le second aspect qui est lié également à la musique : l’écriture, c’est comme une prière. Comme une prière, on se lève le matin et on se retrouve devant la page blanche et là, c’est comme si on disait « Ah, quand donc mes doigts vont toucher le papier de la bonne manière ? » Ce toucher, entre le doigt et le papier, ce toucher sensuel, c’est… c’est ça qui mène à la musique et la prière.
Hervé Gardette : Alors le travail d’écriture, Aharon Appelfeld, est donc très lié au travail sur le corps. Autre lien avec le corps, c’est l’apprentissage de la langue. Erwin est cet adolescent qui se retrouve à l’époque en Palestine, qui fait partie de jeunes, on va dire pionniers, qui sont là pour bâtir Israël, qui va devoir renoncer et à son nom et à sa langue maternelle pour bâtir ce nouveau pays, il doit apprendre cette nouvelle langue qui est l’hébreu, ils ont un professeur qui est un peu plus âgé qu’eux et qui a une méthode d’enseignement que vous décrivez ainsi : « La méthode d’Efraïm consistait à nous imprégner de la langue en passant par le corps. » Est-ce que c’est comme cela que vous, vous avez appris l’hébreu ?
Aharon Appelfeld : Je suis venu au pays en 1946, sans parents, sans éducation, sans culture… J’ai terminé en fait chez moi la sixième. Ma langue maternelle c’était l’allemand jusqu’à huit ans et demi, après j’ai appris l’ukrainien, le russe, le roumain et d’autres langues en chemin, mais disons de façon primitive, primaire. Je suis venu sans culture, je suis arrivé au pays, j’avais quasiment quatorze ans, sans culture, sans éducation et sans langue. Nous sommes venus un groupe d’enfants, on parlait avec les mains, avec les jambes mais on n’avait pas de mots, en aucune langue. La première langue en fait, écrite, c’était l’hébreu et c’est peut-être aussi ce qui m’a sauvé. Acquérir une langue c’est quelque chose de difficile. Vous savez, une langue maternelle c’est comme du lait maternel. Apprendre une langue c’est toujours quelque chose de difficile, faire rentrer des mots dans la tête ce sont des choses difficiles et pour moi aussi c’était difficile mais à partir du moment où j’ai ressenti les mots, les mots hébreu de façon la plus juste… L’hébreu a été pendant 2000 ans une langue qui n’a pas été parlée. Elle était conservée dans les livres mais on ne la parlait pas. Au moment où j’ai senti, ressenti dans les mots l’odeur primitive, la méthodologie de ces mots, j’ai compris que c’était quelque chose qui était bon pour moi, qui était bon pour mon âme, c’étaient les mots que des hommes n’avaient pas touchés pendant 2000 ans et donc ils avaient, ces mots, cette odeur de terre, d’eau, de Dieu et des anges, et des démons. Quelque chose de primitif, primitif, et ça, ça a rempli mon âme. Bien entendu que les langues européennes ce sont des langues hors utilité et trop utilisées, on dit en anglais over used, sur utilisées. En hébreu on sent encore l’eau, la terre dans chaque mot, comme par exemple en hébreu on dit mayim et shãmayim c’est-à-dire l’eau et les cieux, ils sont liés en hébreu. On dit par exemple Adam, l’homme et Adamah, la terre. Et c’est lié l’un à l’autre. Le son, le son lui-même les lie mais bien sûr sur le plan du sens ils sont liés également. Cette langue m’a sauvé parce que j’ai senti comme si j’étais une tabula rasa, une table sans rien, une table vide, que je pouvais faire pénétrer dans mon âme ces mots primitifs.
Caroline Broué : Cette langue vous a sauvé Aharon Appelfeld et pourtant, dans Histoire d’une vie vous écriviez que vous aviez rapporté de là-bas la méfiance à l’égard des mots et dans Le garçon qui voulait dormir, votre père qui est un écrivain, enfin le père d’Erwin qui est un écrivain écrit « Je me bats contre les mots parce qu’ils sont très vite faussés ».
Aharon Appelfeld : Le père d’Erwin écrit en allemand, il lutte avec cette langue, la langue allemande, c’est un moderniste qui ne comprend pas ou qui n’est pas compris par son entourage, il n’est pas compris de son entourage. Moi aussi quand j’ai commencé à écrire, moi non plus je n’étais pas compris. De quel point de vue n’étais-je pas compris ? J’ai appris l’hébreu directement du Tanar, de la Bible, véritablement directement de la Bible. Et comment ai-je appris de la Bible ? Je copiais chaque jour une péricope ou un extrait de la Bible. Je ne comprenais pas la plupart des choses, des mots, mais j’avais le sentiment que je devais faire rentrer ces mots dans mes doigts et comme ça, voilà, j’écrivais et j’écrivais au moins deux heures chaque jour pour que ma main se forme, s’habitue à la forme des lettres. L’homme moderne, enfant ou non, parce que mes parents étaient des gens laïques, leur sphère métaphysique eh bien, ils ne me l’ont pas transmise, cette sphère métaphysique. Avec mes grands-parents j’étais trop peu de temps pour apprendre cette sphère, pour l’acquérir. Dans la langue du Tanar, dans la langue de la Bible, les mots ont un sens, une direction, une voie, vers la sphère métaphysique.
Caroline Broué : Est-ce que c’est pour ça, Aharon Appelfeld que votre écriture est une écriture suggestive, une écriture dépouillée qui comporte peu d’adjectifs, comme si c’était une langue qui allait immédiatement à l’essentiel et que c’était au lecteur de reconstituer le reste par son imagination, par l’émotion, comme si c’était au lecteur de compléter les blancs. On dirait presque, assez paradoxalement que vous avez une écriture relativement silencieuse, Aharon Appelfeld ?
Aharon Appelfeld : Ça aussi je l’ai appris de la Bible, la prose de la Bible, la prose biblique est une prose extrêmement concrète, factuelle. Un fait après un autre fait. C’est le fait qui doit pouvoir s’expliquer de lui-même et ce n’est pas à l’écrivain d’expliquer ou de commenter. Eh bien fait après fait. C’était une règle extrêmement importante. Je crois que c’est une règle importante pour chaque écrivain parce que les images, la symbolique, elles nous font errer, elles nous font sortir de la route. Il y a dans l’imagerie ou dans le symbolisme, il y a un discours, une prétention, il y a une prétention mais le fait, lui, il n’a aucune prétention. Ça c’est produit, c’est comme ça ! Et voilà ! La prose ne veut pas nous impressionner. Par exemple, il n’y a pas de nom de catégorie par exemple, y a pas d’adjectif, nous ne savons pas si Abraham était grand, s’il était petit, – l’Abraham biblique –, s’il avait des lunettes, s’il était chauve. On n’a rien, et qu’est-ce qu’il… il portait quoi comme vêtement ? On ne sait pas. Lunettes, pas lunettes ? Tout ça il faut l’imaginer. Comme vous l’avez dit, nous en disons peu et le récit du biblique donne ce travail à faire au lecteur. Il est très intéressant que le récit biblique en général, il n’est pas moralisant ni moralisateur. Le récit biblique se tient en arrière, il se défend de la moralisation, le récit biblique c’est que l’homme est fait de chair et de sang et que ce n’est pas un ange.
Hervé Gardette : Caroline évoquait une écriture silencieuse Aharon Appelfeld, à propos de silence on sait que les rescapés de la Shoah ont eu beaucoup de mal au sortir des camps à parler, à témoigner, ils étaient silencieux. Moi, il me semble que dans votre livre, Le garçon qui voulait dormir vous donnez une explication à ce silence. Il fallait donc créer ce pays, Israël, au prix d’un certain nombre de renoncements, renoncement donc à son nom, renoncement à sa langue, il fallait se tourner vers l’avenir et non pas vers le passé. Est-ce que vous diriez que finalement ce silence c’était le prix pour bâtir ce nouveau pays ?
Aharon Appelfeld : Écoutez, les rescapés de la Shoah qui sont arrivés au pays, Israël, il y en a eu six cents, sept cent mille, des rescapés qui sont arrivés en terre d’Israël, ils étaient clos, fermés, ils ne parlaient pas. La raison pour laquelle ils ne parlaient pas c’était que Que pouvaient-ils dire ? On les a battus, on les a humiliés, ils avaient faim et vous êtes devenu un homme sans ombre. C’était un homme sans visage. Qu’est-ce qu’on peut dire ? Qu’est-ce qu’on peut dire de ça ? Qu’est-ce qu’il y a à raconter ? Y a rien à dire. C’est la raison pour laquelle ils se sont tus. Lorsqu’ils ont eu des enfants ils ne leur ont pas raconté, ils ne leur ont pas raconté, ils ne leur ont rien raconté, parce que pouvaient-ils raconter ? Que leurs parents avaient été humiliés, frappés ? Qu’ils avaient été au ghetto, qu’ils avaient été dans des camps et qu’après ils avaient fui dans les forêts et qu’ils s’étaient cachés et qu’ils ont réussi à peine à rester en vie ? C’étaient des années où c’était une vie de grande humiliation et donc les parents n’ont pas raconté et les enfants ont appris à ne pas poser de questions. Je rencontre beaucoup de gens dont les parents ont été des rescapés de la Shoah, ils ne savent rien de la vie de leurs parents, rien, ils ne savent même pas où ils sont nés, ce qu’ils étaient, où ils ont appris, où ils ont été éduqués et ce qu’il leur est arrivé pendant le temps de la guerre. Rien. Et il se produit maintenant une chose intéressante. Ils arrivent, les enfants – je parle des enfants des rescapés – ils lisent mes livres et je reçois énormément de lettres de ces enfants-là – d’accord, c’est déjà plus des enfants évidemment, ils sont des gens mûrs – ils m’écrivent « Mes parents étaient des rescapés de la Shoah, ils ne nous ont rien raconté et nous n’avons rien demandé. Maintenant vos livres, Monsieur Appelfeld, eh bien vos livres sont nos parents. Nous les lisons, nous les vivons [ ???] vos livres ». À chaque fois c’est une formulation qui m’étonne, qui me choque. Je ne peux pas être le père de tellement de milliers de personnes !
Caroline Broué : Aharon Appelfeld, vous parlez du silence des rescapés au sortir de la guerre, votre Erwin, ce jeune garçon de seize ans au sortir de la guerre il n’est pas silencieux, il ne se tait pas mais il se réfugie dans le sommeil, le sommeil lui permet de rêver, les rêves font naître les souvenirs, est-ce que vous diriez que dormir, que le sommeil est là aussi quelque chose qui permet de survivre, et que c’est un autre mot pour dire le silence, et pour dire la paix ? Est-ce que c’est pour ça qu’il veut dormir ?
Aharon Appelfeld : Eh bien on peut dire les rescapés de la Shoah mais on peut dire aussi tout homme. Tout homme a une histoire, a son histoire et en général c’est pas toujours une histoire agréable ou heureuse. Bien sûr les rescapés de la Shoah ont une histoire extrêmement dure, difficile… Le sommeil c’est le lien, le lien avec la vie, il y a la réalité mais le sommeil c’est une réalité résumée. La réalité est chaotique, le sommeil c’est comme un rêve, cherche le sens. Quel est le sens dans le so… excusez-moi… dans la réalité nous sommes entourés ou attaqués de millier de détails et nous ne savons pas faire, que faire avec tous ces détails et toutes ces choses ? Eh bien, dans le sommeil, le sommeil désigne, montre le sens, le sens. Bien entendu, il y a des aspects supplémentaires.
Caroline Broué : Ce roman c’est quand même l’histoire d’une lutte, c’est l’histoire d’un combat, un combat sur lui-même, ce petit Erwin, pour changer de lieu, pour changer de langue, pour changer de prénom, pour changer d’identité et de pays et pourtant, vous, Aharon Appelfeld puisque c’est en partie votre histoire, en grande partie votre histoire, vous avez fait, vous avez construit toute votre vie d’adulte en Israël, est-ce qu’aujourd’hui vous vous sentez Israélien et qu’est-ce que ça signifie, qu’est-ce que ça veut dire pour vous être Israélien aujourd’hui ?
Aharon Appelfeld : Eh bien, commençons tout d’abord par le fait que je suis né de parents qui étaient juifs, des juifs assimilés, des juifs pour qui le judaïsme était douloureux. Ils ont souffert parce qu’ils étaient juifs. Ma mère a été assassinée parce qu’elle était juive, donc je suis juif et je suis resté juif. Juif c’est une notion beaucoup plus élargie, étendue, qu’ Israélien. Un Israélien ça signifie qu’on est Juif dans un endroit bien précis. Je suis juif et je suis dans beaucoup d’endroits. Quand je viens, disons en France, ou en Angleterre, ou en Pologne, je sais que là il y avait des Juifs, que c’est une longue histoire, pas toujours une histoire heureuse, mais Juif, ça signifie une civilisation, c’est une civilisation qui a donné non seulement la Bible à l’humanité, beaucoup, beaucoup de livres, elle a donné beaucoup de livres à l’humanité, on ne peut pas écrire une vie moderne qui ait un sens sans les Juifs. Marx, Freud, Wittgenstein, Kafka, ce sont des Juifs qui ont donné au modernisme du vingtième siècle. Et je suis lié à tous comme je suis lié au Rambam Maïmonide.
Caroline Broué : C’est un récit des Juifs, Aharon Appelfeld, mais c’est un récit des Juifs qui peut tout autant toucher des non Juifs. Comment expliquez-vous que votre littérature touche tout le monde, comment expliquez-vous qu’elle confine autant à une histoire de l’humanité ?
Aharon Appelfeld : Merci ! Eh bien, écoutez : Aristote a déjà dit qu’une œuvre d’art doit être extrêmement particulière et en même temps elle doit être absolument universelle c’est-à-dire que cette tension entre le particulier, l’extrêmement particulier et l’universel, l’extrêmement universel, cette tension c’est l’œuvre d’art. Et de là, je suis très juif et je suis donc très européen.
Caroline Broué : Merci beaucoup Aharon Appelfeld d’être venu nous voir à la Grande Table. Le garçon qui voulait dormir, un livre traduit par Valérie Zenatti a paru aux éditions de l’Olivier.