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La Guerre d’Algérie et les Français / Les lundis de l’histoire

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’émission « Les Lundis de l’Histoire », du 28 mai 1990, par Philippe Levillain, consacrée au thème « La Guerre d’Algérie et les Français » avec Jean-Pierre Rioux, Raoul Girardet et Pierre Vidal-Naquet.

L’oralité et volontairement conservée vos corrections, observations sont les bienvenues.

Introduction par Philippe Levillain : [manque quelques mots] après la Guerre et la fin de la Guerre d’Indochine, les raisons de ce tabou sont difficiles à examiner mais elles feront précisément, entre autres, l’objet de l’émission de ce matin. On peut dire que dans ce que l’on peut appeler la vulgate de la Guerre d’Algérie, c’est-à-dire une mémoire collective qui s’est élaborée avec des sélections et quelquefois des agrégats de sentiments plus ou moins identiques, chacun s’est toujours accordé sur les débuts de la Guerre d’Algérie, Novembre 54, mais personne ne s’est accordé dès le début sur le point de savoir s’il s’agissait à nouveau d’une prolongation de la guerre froide, interprétation que l’on donnait de la Guerre d’Indochine, ou d’un début de guerre de libération nationale. Cette perception est venue lentement et elle a donné lieu au chaos politique qui caractérise la vie politique française de 1956 à 1962, il faut le dire, même après le retour du général de Gaulle. Chacun en revanche a des difficultés à définir une date à laquelle la Guerre d’Algérie a pris fin. Il y a des dates politiques, on peut dire qu’elle a pris fin en mars 62, en mai 62, en juillet 62, en fonction des Accords d’Évian, de la ratification de ces Accords par les Français, du référendum sur l’autodétermination. Mais une association aussi importante, quoiqu’elle soit peu connue des Français, que la FNACA, Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie, milite encore chaque année pour essayer d’obtenir des pouvoirs publics français non seulement une reconnaissance statutaire de ce qu’a été le rôle de l’armée en Algérie mais également, par le biais d’une date, d’une possibilité de commémoration qui renvoie à la question de savoir qu’est-ce qu’a été la Guerre d’Algérie dans l’histoire de France. La Guerre d’Algérie est une guerre éminemment ambiguë car on ne sait pas finalement si elle est s’est soldée sur une défaite, étant entendu que militairement chacun se reconnaît à penser que la Guerre d’Algérie sur le terrain a été gagnée, ou bien si au contraire dans la douleur de la négociation - qui a d’ailleurs dès que l’on a su qu’elle était entamée suscitait ce mouvement réflexe des Français d’Algérie qui s’est appelé l’OAS - la France a pu témoigner de sa capacité démocratique à reconnaître à l’Algérie un souveraineté qui était demandée par un mouvement qui était considéré comme de rébellion au départ, qui s’est formé ensuite sous la forme d’un Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), avant même que le mot de République ne fut reconnu par le général de Gaulle, et si la Guerre d’Algérie n’est pas l’effet au fond dramatique de ce qui est une décolonisation douloureuse réussie par le Général de Gaulle, dans une sorte de continuum, avec des hauts et des bas, du discours de Brazzaville jusqu’aux Accords d’Évian. Difficile à dire mais indiscutablement, il y a une série d’apparences qui s’emboitent les unes aux autres et qui ne rendent pas compte d’une réalité complexe.

Les livres qui vont aujourd’hui servir d’entretiens : d’une part les actes d’un colloque, qui s’est tenu sous l’égide de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), intitulé « La Guerre d’Algérie et les Français », rassemblait sous la direction de Jean-Pierre Rioux, directeur de recherche au CNRS et membre actif du laboratoire que constitue l’IHTP, Pierre Vidal-Naquet qui est là pour bien des raisons, entre autres pour la republication d’un ouvrage, qui fit grand bruit en 1958, qui s’appelle « L’Affaire Audin », et Raoul Girardet, qui sur la Guerre d’Algérie a pris les positions que l’on sait et qui vient de publier des entretiens remarquables, avec Pierre Assouline, qui sont à la fois le profil d’un homme et une biographie intellectuelle qui donne beaucoup à penser sur la qualité d’un universitaire dans la société française et ses engagements. Le livre s’intitule « Singulièrement libre » est publié aux éditions Perrin. J’ai oublié de dire que « L’Affaire Audin » est publié aux éditions de Minuit.

Je signalerai aujourd’hui, parce qu’il vient de paraître, que les éditions de La Découverte-Le Monde vient de publier un dossier qui s’intitule « La Guerre d’Algérie », sous la direction de Patrick Eveno et Jean Planchais j’ajouterais d’autre part qu’aux éditions La Découverte également Pierre Vidal-Naquet publie « Face à la raison d’État, un historien dans la Guerre d’Algérie ».

Ce débat rassemble des historiens, dont deux au moins sont des acteurs, dont deux autres en tout cas ont été des témoins puisque, Jean-Pierre Rioux, cette Guerre d’Algérie est aussi une guerre de notre génération à laquelle personnellement j’ai échappée par le sursis mais à laquelle beaucoup de mes congénères ont été appelés parce qu’ils n’avaient pas de sursis. C’est l’occasion d’un débat qui m’amène immédiatement à dire que les actes du colloque de l’IHTP font tomber un certains nombre de clichés. Premier cliché, les réactions des Français vis-à-vis de la guerre, c’est d’ailleurs une des premières études des actes de ce colloque. Les manuels, ou comme je disais au début la vulgate, ont longtemps tendu à séparer la Guerre d’Algérie en deux phase : 54-58 et ensuite 58-62, à entendre et à laisser entendre que l’opinion publique n’a véritablement été saisi par la réalité de la Guerre d’Algérie qu’à partir du moment ou le contingent a été appelé par Guy Mollet et à partir de 1957-58 quand le sentiment a prévalu que la guerre s’enlisait. D’autre part, je dirais que la vulgate aussi laissait entendre qu’au fond, alors que les Français s’étaient résignés à l’indépendance de l’Indochine, un certain nombre de déclarations concomitantes montraient que même dans les milieux politiques les plus éclairés, et même à gauche dès le début, l’idée que l’Algérie put devenir indépendante était une chose impossible et que la difficulté a été telle, pour la IVème République, qu’il a fallu appeler le Général de Gaulle car personne ne pouvait n’imaginait que l’Algérie fut indépendante. Or tout ceci est remis en question par l’étude sur l’opinion publique, de même qu’est remis en question la supériorité du Général de Gaulle dans la négociation du conflit, ce qui n’est pas une mince affaire. À un moment donné, je ne sais plus qui dit : qu’au fond d’après l’opinion publique on se rend compte que d’autres auraient pu faire aussi bien. De même qu’est réhabilité une deuxième fois, pas réhabilité mais replacé dans un climat plus sympathique et certainement plus compréhensif, le rôle et l’action du Président du Conseil, Guy Mollet, qui, au cours du colloque qui s’est tenu à Lille il y a maintenant 3 ans, à ma grande surprise émergeait comme étant désigné par René Raymond comme ayant finalement la carrure d’un homme d’État.

Alors, tous ces éléments remettent sur le tapis est d’abord la chronologie et d’autre part la perception de la guerre, la nécessité des institutions de 58 et bien d’autres choses. Je voudrais dire, pour caractériser l’ouvrage « La Guerre d’Algérie et les Français » que c’est un ouvrage extrêmement fouillé et qui se lit avec une continuité extraordinaire étant donné que le classement des interventions est remarquablement fait et distribué selon ce que l’on peut appeler à la fois une étude des mentalités, une sociologie de la guerre, on voit ( ? manque un mot) de la jeunesse, des catholiques, et que là il y a une approche qui par catégorie permet d’avoir une vue d’ensemble qui ne touche pas seulement à une question de génération, qui touche à la question de ce que l’on peut appeler les formes de perception de la Guerre d’Algérie en fonction des multiples points de vue des groupes, des réseaux, etc.

Alors, Jean-Pierre Rioux, puisque vous êtes le maître d’œuvre de cet ouvrage, je voudrais commencer peut-être par vous poser une question, à laquelle j’invite Pierre Vidal-Naquet et Raoul Girardet d’associer leur point de vue, concernant d’une part tout de même l’insuffisance des sources, les moyens dont on a pu disposer et aujourd’hui je dirais ce que précisément les analyses d’opinions publiques révèlent à propos de la perception de la Guerre d’Algérie, notamment par le bais des sondages.

Jean-Pierre Rioux : Ce livre je crois traduit et trahi à la fois les difficultés de sources dont vous parlez puisqu’il ne s’agit pas du tout d’une histoire de la Guerre d’Algérie proprement dite, de la guerre sur le terrain telle qu’elle a été conduite, gagnée ou perdue dès lors que l’essentiel des archives françaises d’un côté est détenu par les services historiques des armées ne sont pas accessibles en application de la règle des 30 ans de consultation des archives, que du côté algérien ne nous étendrons pas sur les difficultés pour collationner des archives ni même sur les conceptions de l’histoire qui peuvent avoir cours de l’autre côté de la Méditerranée, donc ce n’est pas du tout un livre sur histoire de la guerre proprement dite, ce n’est pas davantage une histoire de la Guerre d’Algérie dans le processus douloureux, long, complexe de la décolonisation à la française, si je puis dire, toutes choses qui étaient abordées par ailleurs. C’est, en fonction très largement des sources dont nous pouvions disposer, des sources métropolitaines, d’abord une histoire de la réaction et de l’attitude des Française, de l’ensemble de la société française, face à ce que l’on appelait longtemps « les événements d’Algérie ». Nous avons là du matériau pour travailler, nous les historiens bien sûr et une bonne cinquantaine d’historiens ont répondu à notre appel et cela donne ce livre, dont vous voulez bien dire qu’il est charpenté en grands chapitres, en tentatives de démonstration un peu organisées. Nous avons beaucoup apprécié effectivement et peser ce que pouvaient apporter les sondages d’opinions publiques, qui sont exclusivement ceux de l’IFOP, ceux de l’Institut française de l’opinion publique, qui ne sont pas si mauvais me semble-t-il, qui sont faits avec beaucoup de soin même s’il n’y a pas la sophistication actuelle de l’interrogation telle qu’on la pratique aujourd’hui. Et là, à partir de ce matériau, à partir aussi de très nombreux travaux, il faut le dire, qu’ont menés à chaud des sociologues, des linguistes, des ethnologues, des politologues, etc.,…

Philippe Levillain : Et des étudiants.

Jean-Pierre Rioux : Et des étudiants, il y a eu beaucoup de mémoire de maîtrise et de thèses de troisième cycle déjà sur la Guerre d’Algérie, avec un intérêt porté très clair sur des archives conservées dans les archives départementales par exemple. Bref, il y avait du matériau et nous avons pensé que nous pouvions à partir de cela construire un peu cette histoire, en tout cas poser un premier jalon pour mieux comprendre ce qu’a été la réaction des français face à cette Guerre d’Algérie.

Philippe Levillain : Pierre Vidal-Naquet ?

Pierre Vidal-Naquet : Sans aucun doute, c’est le meilleur ensemble qui existe sur la Guerre d’Algérie. Ceci ne fait absolument aucun doute. Je voudrais quand même dire que s’il y a tabou, il n’est pas au niveau de l’édition. Quand on regarde la continuité dans l’édition, on s’aperçoit que d’année en année il est paru un nombre proprement incroyable de livre sur la Guerre d’Algérie qui vont depuis les témoignages, les prises de positions idéologiques jusqu’aux analyses ou tentatives d’analyses et de synthèses. Le tabou n’est pas là, il est dans la société française qui refuse, et ça le livre le montre très, très bien, d’assumer cette guerre. Elle est, comme le montre Paul Thibault très, très bien à la fin du livre, à mon avis, c’est lui plus encore que Charles-Robert Ageron qui donne la vraie conclusion du livre, non commémorable. C’est pourquoi les tentatives pour faire une fête ou pour commémorer le 19 mars m’apparaissent personnellement absurdes et dépourvus de sens. Elle est non commémorable parce qu’au fond personne ne peut dire que ceux-ci avaient raison, ceux-ci avaient tort, c’est une affaire extrêmement complexe. J’ai moi-même parlé, puisque j’étais dans le camp, et je ne le regrette pas, de ceux qui souhaitaient que l’Algérie fut indépendante, j’ai écrit que notre victoire fut prodigieusement amère parce que nous n’avons obtenu ni la justice ni la vérité. Et soi dit en passant je ne suis pas du tout de ceux qui ont envie de réhabiliter. Je ne dis pas que ce n’était pas un homme…

Philippe Levillain : Je dis réhabiliter, c’est un mot un peu fort, on peut nuancer, on va y revenir.

Pierre Vidal-Naquet : Il est raconté à plusieurs reprises dans ce livre que j’ai bu du Champagne le soir de sa mort, c’est parfaitement vrai. Ce qui me révoltait en lui, et ce qui me révolte toujours, c’est cette capacité de mensonge. Cette capacité de dire en face que les actes de torture se comptaient sur les doigts de la main. Ça, vraiment ce n’était pas possible. À tout prendre, je préfère encore le silence que le mensonge. Ce qui fait le mérite du livre, car j’y reviens tout de même, c’est son architecture et c’est le fait aussi que chaque partie est précédée d’une présentation qui dégage la problématique, qu’il s’agisse de l’opinion, qu’il s’agisse de l’économie, qu’il s’agisse de l’armée, qu’il s’agisse de la situation de la Guerre d’Algérie dans le monde international, avec des articles sur l’attitude de l’Italie, de l’Allemagne, tout cela est remarquablement fait, parfois avec une note discrètement critique, par exemple chez Jacques Julliard, et des études très nuancées, comme celle d’Odile Rudelle, qui appelle contestation certainement, ou celle de Michel Winock, tout cela me paraît absolument remarquable. Alors, ce qui manque, vous l’avez dit Jean-Pierre Rioux, il manque d’abord les Algériens. Certes, il y a une étude, d’ailleurs peut-être la meilleure de tout le livre, de Mohamed Harbi, sur…

Jean-Pierre Rioux : C’est la deuxième étude, qui vient juste après l’opinion publique.

Pierre Vidal-Naquet : Sur le FLN devant l’opinion française, où il montre très, très bien pourquoi cela ne pouvait pas finalement accrocher en dépit des efforts comme Salah Louanchi ou quelques autres, notamment il faut bien le dire à cause de la nature à certains égards archaïques du mouvement algériens. La seconde chose qui manque, c’est évidemment la guerre sur le terrain. C’est un livre sur la Guerre d’Algérie où la guerre elle-même n’est pas là. Combien y a-t-il eu de mort ? Cette simple question qui a fait couler beaucoup d’encre notamment de la part de Guy Pervillé, dont les études sur ce point sont intéressantes, cette question-là n’est finalement pas posée mais on a tout de même-là un livre qui va tout de même un certain concret jusqu’aux représentations et aux mythes, je pense par exemple à l’admirable analyse du discours des pieds-noirs, qui est quelque chose de tout à fait prodigieux dans ce livre.

Jean-Pierre Rioux : Qui est due à Anne Roche.

Philippe Levillain : Raoul Girardet ?

Raoul Girardet : Moi, mon jugement, c’est peut-être assez curieux, mais il sera assez semblable à celui de Pierre Vidal-Naquet et cela sera celui d’un historien, d’un historien de profession, qui entend être historien et qui fut en même temps un militant, un militant engagé dans la cause inverse, d’un militant qui fut celui de l’Algérie française, et qui pas plus que Vidal-Naquet ne le regrette, ne le regrette en aucune façon, et qui en tire même une fierté tenace. Ceci dit, j’ai beaucoup apprécié, j’ai lu ce livre avec beaucoup attention et j’ai beaucoup apprécié effectivement tout ce qu’il apporte sur la connaissance de cette période. Et ce qui dans mon camp, car il y a eu un camp, était finalement fort mal connu et volontairement occulté en quelque sorte, était l’attitude même de l’opinion française. Il s’agissait de faire l’Algérie française mais en ignorant très généralement les Français eux-mêmes, leurs sentiments, leurs réactions, leurs passions…

Philippe Levillain : De métropole ?

Raoul Girardet : De Métropole, bien sûr. Et tout ça m’a appris effectivement énormément de choses. Dans l’ensemble il y a là tout un tableau qui est quasi exhaustif, qui est très riche et qui ressuscite assez bien ce temps. Alors, que dire ? Il y a des choses qui ne me gênent pas du tout d’ailleurs mais qui me paraissent effectivement poser question. Tout d’abord, première question, je ne suis pas très sûr si vous voulez que le livre restitue le climat passionnel qui fut celui d’un certain nombre de militants dans des campas opposés. Le livre voit l’opinion française en bloc, bien sûr il tient compte de la diversité de cette opinion, mais je crois qu’il ignore ce qu’a représenté la Guerre d’Algérie aussi bien pour Pierre Vidal-Naquet que pour moi-même, c’est-à-dire un engagement qui fut un engagement total. Il serait intéressant de savoir pourquoi cet engagement. Il se peut d’ailleurs que pour les deux camps cela soit un petit peu pour la même raison. Philippe Levillain expliquait que la Guerre d’Algérie était finie. Pour moi, elle n’est pas finie la Guerre d’Algérie, elle continue…

Philippe Levillain : Je n’ai pas dit qu’elle était finie, Raoul Girardet, j’ai dit au contraire de savoir sa fin…

Raoul Girardet : Sa fin, oui mais la fin vous la situez malgré tout dans un passé. Or pour moi elle continue, elle est tout à fait vivante. Et si elle est vivante c’est parce qu’elle se trouve liée à quelques mouvements, les plus profonds de moi-même et notamment le sentiment de révolte, de révolte passionnelle, profonde de se bouleversement que représentait pour moi la défaite de 1940. Elle se trouve très liée finalement à la Seconde Guerre mondiale et à ce que m’a appris la Seconde Guerre mondiale, à cet écroulement abominable que fut pour moi mai 1940. Et en même temps, luttant pour la cause de l’Algérie française, j’ai eu tout à fait naturellement et sans tricher le sentiment de continuer une certaine forme de résistance. Il se peut que je me sois trompé, je ne prétends nullement être un juste mais cela a été mon sentiment. Or ça, on ne le voit pas si vous voulez. Comme pour d’autres d’ailleurs j’ai l’impression qu’ils ont aussi continué leur résistance dans le camp inverse. Bon ! Mais il est très curieux finalement de voir qu’un même choc, qu’un même ébranlement peut, à quelques années de distance, susciter des positions qui sont des positions contraires, mais je ne crois pas que l’on puisse séparer les événements, la chronologie est très proche finalement 44-54, il y a dix ans, et des gens qui ont eu leur âge d’homme à ce moment-là tout naturellement se trouvent liés à l’événement. C’est le premier reproche que je fais. Le second, Pierre Vidal-Naquet parlait de mensonge, il faudra que nous y revenions si vous voulez sur ce mensonge. Je crois en effet que la Guerre d’Algérie a fait que l’on ait beaucoup menti. Ce pays a vécu dans le mensonge. Il faudrait savoir pourquoi en vérité. Il me semble qu’il y a aussi une raison, c’est que la Guerre d’Algérie, l’Algérie elle-même, le problème algérien, était terriblement difficile à comprendre. J’ai fait une fausse période militaire d’ailleurs en Algérie et j’avais été frappé du fait qu’un capitaine obscure et dans un coin un peu perdu m’avait dit : « Méfiez-vous, ici tout le monde ment. Les généraux mentent, les colonels mentent, les commandants, à la rigueur certains capitaines ne mentent pas. » Car en effet on se retrouvait devant un monde, et je crois que c’est ça que nous avons mal perçu les uns et les autres, qui nous était parfaitement étranger en vérité et nous avons tous pensé, et Vidal-Naquet et moi-même, à une Algérie qui était une Algérie française, or cette guerre s’est déroulé dans un contexte de civilisation, de culture et de société qui nous était finalement profondément étrangère. La présence de la mort que l’on sentait partout et le fait que tuer était une réalité banale, il suffisait de vivre très peu de temps en Algérie, le poids des parentèles par exemple, vous viviez la tragédie classique en Algérie et je pense que cela contribuait à ce climat passionnel, nous en avons connus seulement que les échos lointains mais nous avons vécus la tragédie grecque.

Philippe Levillain : Il y a à cet égard dans les actes du colloque un témoignage tout à fait intime et historique d’Armand Frémont qui est intéressant parce qu’Armand Frémont est un universitaire, géographe, recteur, et il raconte si j’ose dire sa guerre. Il dit une chose qui il me semble recoupe et manifeste sous forme écrite le témoignage de beaucoup de gens de sa génération, que j’ai entendu moi-même, à savoir que ce que ceux qui ont dû y aller y sont allés et qu’en même temps ils y sont allés avec le sentiment très aigu qu’autant que possible il fallait qu’ils évitent la guerre, ce qui fait partie d’un paradoxe monumental : être mobilisé, obéir, cela n’a pas été le cas de tout le monde. J’ai expliqué l’autre fois à des étudiants que pour la première fois on a découvert dans l’armée française les nécessites morales de la désertion, même des vertus de l’insoumission, qui sont autre chose que la résistance dont vous parlez, il y avait une intervention des signes, il fallait arriver à les faire fonctionner, et c’est très paradoxal de dire : j’y suis allé mais au fond l’idéal c’était quand même de se marier jeune, d’essayer de fonder une famille, je dirais d’essayer de faire croitre l’arbre de vie au moment où on était confronté à la nécessité de l’engagement et de l’honneur, en même temps à éviter la guerre en étant militaire. Or, ça, c’est un témoignage que beaucoup de gens qui ont fait la Guerre d’Algérie expliquent qu’ils ont essayé par des positions personnelles, par les facilités de l’affectation dans certains cas, tel de nos collègues rappelait l’autre jour qu’il fallait admirablement être bien introduit pour se faire verser dans la marine au moment de la Guerre d’Algérie, que c’était un signe de relations extraordinaires parce qu’effectivement n’y était pas directement engagée, etc. Parmi les choses que vous dites, je crois que c’est un des paradoxes.

Jean-Pierre Rioux : Je constate d’abord que nous parlons très à l’aise de la Guerre d’Algérie. Rappelons quand même, en bons historiens que nous tentons d’être, que ce fut précisément une guerre non nommée. Une guerre qui n’eut pas de non puisqu’elle fut pacification, maintien de l’ordre, que sais-je ! Il y a peut-être là, dans cette difficulté à la nommer, tout ce que disait Pierre Vidal-Naquet sur les difficultés extrêmes à la commémorer aujourd’hui. Cela va de soi. J’ai senti chez Raoul Girardet l’idée que les minorités actives, quelque soient leurs camps, étaient peut-être maltraités dans ce livre. J’en conviens tout à fait encore que, en particulier sur l’engagement des intellectuels, je crois que nous tentons d’apporter un certain nombre d’éléments qui effectivement ne sont pas très valorisants pour l’action concrète, voire déterminante que ces minorités très engagées auraient pu avoir sur à la fois l’évolution du cours des choses, une certaine maitrise sur l’histoire après tout, et l’évolution des sentiments moyens de la plus large majorité de Français. Je crois que c’est un des apports du livre qui peut irriter bien sûr ceux qui ont encore cette guerre et leur combat au cœur que de montrer que l’engagement après tout, je dis la formule très brutalement, fut marginal et peut-être peu efficace. Le mensonge, oui Raoul Girardet, bien sûr, le mensonge. Je pense quand même que ce livre introduit quelques réflexions sur ce thème-là si douloureux et sur deux points. Je crois que nous montrons peut-être assez bien combien cette guerre, ces événements ont heurté de front tout ce qui constituait en France ce que l’on peut appeler la culture politique républicaine moyenne. Tous les partis ont été déboussolé, tous les partis ont dû n’ont pas su gérer je crois ce qu’était cette étrangeté précisément, cette singularité de la guerre et les combattants parce que cette espèce de culture républicaine minimale, humaniste, apportant les Lumières au fin-fond du continent africain, les grandes tâches roses de nos Atlas d’enfance, eh bien une étrangeté arrivait qui est la décolonisation, le nationalisme et les bouleversements du monde. Je crois aussi que ce qui a contribué paradoxalement à faire que les Français n’ont pas su appréhender l’événement. C’est qu’ils étaient occupés à autre chose ces Français, dans cette espèce de très long mouvement, cette très longue aspiration vers le mieux être tout simplement, qui commence quelque part dans les années trente, qui a traversé cahin-caha les années de guerre et qui se retrouve tangible, promise à quelque part, précisément à partir de 1954, la croissance est là, un petit mieux être après des années de crise, de privation, de reconstruction, la guerre d’Algérie tombe mal je dirais.

Pierre Vidal-Naquet : C’est la troisième semaine du congé payé...

Jean-Pierre Rioux : Aussi et la vignette Ramadier, la vignette automobile, pour aider les vieillards. Je crois que l’on est aussi dans un démarrage assez foudroyant, 4.6% de croissance, ne l’oublions pas, les Français aspirent à mieux vivre, aspirent à un confort, aspirent à la consommation et je crois que cette ambition-là entretient tous les mensonges, c’est vrai et une lassitude générale de l’opinion qu’il y eut je crois d’entrée. Je crois que le livre montre assez bien que dès l’été 56, il y a une majorité relative de Français prête à négocier quelque chose qui s’appellera l’indépendance de l’Algérie. Il y a une sorte de résignation présomptive, disons-le, sans hiatus chronologique particulier en 58, il y a une formidable continuité il me semble de cette évolution de l’indécision qui devient résignation à la séparation de la France et de l’Algérie. Ça, je crois que c’est assez clair.

Philippe Levillain : Dans le même moment on passe de ce que l’on peut appeler la pacification par je dirais l’armée de métier et après par le rappel des rappelés comme on dit et puis ensuite par l’envoi du contingent et on aboutit à un flux d’hommes qui va être quand même en permanence de 4 à 500 000 hommes et au fond 2 millions de Français seront passés en Algérie. Donc, c’est aussi un paradoxe.

Jean-Pierre Rioux : Près de trois millions dans l’ensemble de l’Afrique du nord.

Philippe Levillain : C’est aussi un autre paradoxe avec quand même une extraordinaire discipline de la part du peuple français qui accepte que le contingent y aille, même s’il y a eu un certain nombre de cas de désertion, d’insoumission etc. Très peu en quantité par rapport au retentissement que cela a eu dans l’opinion publique, surtout l’utilisation qu’on en fait les pouvoirs publics, aussi bien la IVème que la Vème, le Général de Gaulle n’a pas été tendre pour les réseaux, notamment le réseau Jonson, etc. c’était un des arguments de sa politique : dur vis-à-vis de ceux qui je dirais s’opposaient à l’Algérie française tout en cherchant les voies progressives sur les négociations selon une terminologie d’ailleurs qui a évolué, on y reviendra, c’est donc aussi un des paradoxes. Pierre Vidal-Naquet ?

Pierre Vidal-Naquet : Je voudrais d’abord citer une formule de Chamfort qui me parait bien s’appliquer à ce que disait tout à l’heure Raoul Girardet : « Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. » Je pense que sur ce point nous sommes assez d’accord. Ensuite, je voudrais revenir sur ce qu’a dit Girardet. Il a dit qu’il fallait faire l’Algérie française. C’est donc qu’elle ne l’était pas. D’une certaine manière tout le problème et tout le drame était là. Germaine Tillion rappelait récemment, dans une émission de télévision, et c’est une des personnes qui a le mieux compris le drame à tous ses niveaux pendant la guerre elle-même. Elle rappelait que lorsqu’elle était dans les Aurès, avant la guerre, en 1934, je crois, elle était chez des gens qui étaient à 14h de cheval de tout Européen, qui par conséquent n’avaient jamais vu un Européen. Elle parle des femmes et des enfants, les hommes avaient fait leur service militaire et ils avaient vu au moins le gendarme quelque part. Par conséquent, il y avait une sorte d’opacité fondamentale de cette société qui faisait que même si l’on souhaitait qu’elle demeure ou qu’elle devienne française, après tout il m’est arrivé de le souhaiter aussi, c’était une chose d’autant plus difficile qu’il y avait à côté la Tunisie et le Maroc, c’est ce que Bidault appelait « Algérie, l’oiseau aux ailes coupés », la Tunisie et le Maroc devenant indépendants. En lisant ce livre, je me suis souvent posé la question, que mon ami et collègue Daniel Milo se pose dans une série de travaux qu’il a en cours : est-ce qu’il y avait une autre histoire possible ? Et on se pose souvent la question. Le livre la pose à propos de 56 : les élections, la victoire très relative du Front républicain, la capitulation de Guy Mollet devant les tomates, des tomates bien réelles quoi qu’il ait pu dire…

Philippe Levillain : Et machine à écrire même…

Pierre Vidal-Naquet : Peut-être que quelque chose était possible. Odile Rudelle dans un des textes parle à propos de Melun de la faute inexpiable du GPRA,…

Philippe Levillain : Histoire de la première négociation…

Pierre Vidal-Naquet : Première négociation en juin 1960 mais de Gaulle lui-même dira « Melun n’a pas eu lieu ». Et d’une certaine manière c’est ce qu’il y a eu d’assez tragique car quand les premiers négociateurs algériens sont arrivés, ils ont été accueillis par deux sous-fifres, un général et un préfet, et on leur a parlé que de cessez-le-feu sans aborder le moindre problème de fond. Alors, qu’est-ce qui a rendu la solution si difficile et si douloureuse finalement ? Il y a eu certainement des fautes des hommes politiques, le manque de vertu au sens presque machiavélien du terme de Guy Mollet et de quelques autres. Il y a eu aussi cette sorte d’intransigeance du FLN, qui venait, Harbi le montre bien, de son côté millénariste et archaïque, qui a eu une politique du « tout ou rien » alors qu’il est parfaitement évident que si l’Algérie avait accepté très tôt un statut d’autonomie interne, cela aurait débouché inévitablement sur l’indépendance. Il y a eu aussi le fait que les deux communautés ne communiquaient pas beaucoup. Je ne veux pas dire qu’elles ne communiquaient pas du tout. Dans tous les témoignages des pieds-noirs, on a : « Mais oui, les Arabes c’est nos voisins, ils nous invitent à leurs fêtes », et je crois que c’est Anne Roche qui remarque que la réciproque n’était pas toujours vraie. C’est-à-dire qu’ils allaient chez les Algériens arabes mais les Algériens arabes n’étaient pas invités à Noël ou à Pâques. Il y avait ces deux sociétés qui ne communiquaient pas, qui vivaient les choses dans des conditions totalement différentes. Puis, il y a eu cette sorte d’engrenage de la violence et là-dessus le témoignage de Germaine Tillion est absolument pathétique, parce que s’il y a eu un moment où l’on pouvait bloquer les choses, c’est par exemple autour de la proposition de la trêve civile d’Albert Camus, dont on sait aujourd’hui que la réunion publique qu’il avait organisée sur ce thème était protégée par le FLN, ça c’est Lebjaoui qui l’a raconté dans son livre. Il y a eu l’amorce de négociation avec Yacef Saadi où l’on a proposé cet échange : « on arrête les exécutions capitales et les Algériens arrêtent le terrorisme aveugle ». Bref, à plus d’un moment on a tout de même le sentiment qu’une autre histoire aurait été possible. Ce qui fait que je n’ai pas envie, je suis helléniste et par conséquent le mot de tragédie grecque n’a rien qui me choque, bien au contraire, mais dans la tragédie grecque précisément il y a toujours un moment où le héros peut choisir à droite et où il choisi à gauche. L’affaire a été tragique en ce sens-là.

Philippe Levillain : Raoul Girardet ?

Raoul Girardet : Moi, je suis convaincu qu’une autre histoire aurait été possible effectivement. Et j’en suis convaincu par d’innombrables traits de toutes espèces, ne serait-ce que par ce séjour algérien bref mais où j’ai quand même vu beaucoup de choses, où il existait une disponibilité, où ce que l’on appelait la troisième force n’était pas totalement un mythe, où beaucoup de gens engagés totalement dans le FLN rêvaient malgré tout d’association mal définie avec la communauté française. Je suis convaincu qu’une république élargie, qu’une Algérie devenue, car il fallait qu’elle devienne française mais française à sa façon, avec un contact réel de deux cultures, de deux civilisations, de fécondation réciproque, tout cela n’était pas totalement un rêve. Alors reste à savoir effectivement pourquoi ce rêve ne s’est pas réalisé, je pense que les responsabilités sont un petit peu en l’occurrence des deux côtés, car pour beaucoup de partisans de l’Algérie française au fond leur rêve était tout autre, il n’était pas celui-là, il n’était pas celui d’une association, il était celui d’une assimilation de type jacobin, ce qui empêchait d’ailleurs la cause de l’Algérie française de prévoir même un avenir, un programme algérien. Il n’y en a jamais eu, si vous voulez. Nous nous sommes contentés de répéter « Algérie française, Algérie française », or il est bien évident que l’Algérie ne l’était pas, devait devenir française. Il s’agissait donc d’organiser un futur et cela pouvait être une tâche assez exaltante. Mais pour revenir à ce qu’avait dit tout à l’heure Philippe Levilain sur la guerre, il faut d’abord savoir que beaucoup d’appelés n’ont pas fait la guerre, en vérité. Ils se sont terriblement ennuyés…

Philippe Levillain : Ils y sont allés !

Raoul Girardet : Ils y sont allés mais ils ont très peu fait la guerre. Quant à ceux qui ont fait la guerre, c’est-à-dire que la plupart des rappelés n’ont jamais entendu siffler une balle en vérité, que les morts, on connaît maintenant malgré tout les chiffres militaires, sont dus en très grande partie à des accidents divers, notamment à des accidents de circulation, de voiture…

Philippe Levillain : Là, vous allez peut-être un peu fort !

Raoul Girardet : Non, non, j’ai les chiffres. Je ne les ai pas à l’esprit mais je peux vous les indiquer de façon très, très précise. Mais parmi que ceux qui ont fait ou ce que l’on peut appeler la guerre ou la pacification, il y a eu un certain nombre de mordus, de vrais mordus. La littérature romanesque en témoigne car la littérature est abondante et peut-être aurait-elle mérité d’ailleurs un chapitre particulier. Cette littérature qui dans l’ensemble est une littérature très Algérie française, même ceux qui critiquent les méthodes de la pacification jusqu’à une certaine date, jusqu’aux années 56-57, moi j’ai connu un certain nombre de jeunes gens pour qui l’expérience algérienne est une expérience extraordinairement féconde, non pas simplement parce qu’ils avaient fait la guerre mais parce qu’ils se sont trouvés en contact d’autres réalités, d’autres peuples, d’autres civilisations. J’ai connu au fond de l’Ouarsenis, le fils d’un paysan auvergnat qui avait à ses frais fait venir une charrue de son village pour apprendre aux gens du cru à ses servir de cette charrue, qui d’ailleurs était parfaitement inutilisable dans ce type de reliefs, mais enfin peu importe. Il y a eu et vous en trouvez beaucoup de témoignages de gens pour qui l’Algérie a été une façon de s’évader de cette France molle, de cette France ou molle ou hantée par…

Philippe Levillain : De la 4CV…

Raoul Girardet : De la 4 CV et du réfrigérateur et des week-ends, qui ont sentis à la fois l’aventure et le goût d’une grande entreprise. Et ça, ça a existé. Je veux bien que cela fut une minorité mais ça a existé et c’est cette minorité qui donnait peut-être un sens à un certain combat.

Philippe Levillain : Je suis d’accord avec vous Raoul Girardet mais reste un point, qui d’ailleurs n’est pas traité dans les actes, c’est très difficile à faire, c’est de savoir si la Guerre d’Algérie a produit ou non une génération perdue, parce qu’il y a tout de même des points assez troublants sur le saut de génération dans les élites et le monde politique que l’on constate actuellement. Entre les élites qui ont en moyenne 60-70 ans et d’autres nouvelles élites qui ont en fait 40 ans, là il y a une espèce de trou aux alentours de ma génération ou de Jean-Pierre Rioux, de gens qui ont 50-52 ans, je parle des élites. On l’impression quand même que dans le tabou, il y a aussi une volonté d’occultation de la part des gens qui ont fait la Guerre d’Algérie ou qui l’ont observée ou qui l’ont crainte qui ont marqué une génération. C’est un sujet difficile, donc j’en parle comme cela simplement. D’autres part, un point que je rappellerai, vous parlez de morts par accident, je crois que l’on évalue à l’heure actuelle les morts de la Guerre d’Algérie à 30 000…

Jean-Pierre Rioux : 25 000

Philippe Levillain : 25 000, c’est très discuté…

Jean-Pierre Rioux : Non, non, ce n’est pas discuté.

Philippe Levillain : 150 000 du côté de l’ALN, je crois même que j’ai les chiffres là : 26 614.

Jean-Pierre Rioux : Donc, Raoul Girardet, 15 500 au combat !

Raoul Girardet : Oui, on sait que les chiffres sont discutables, très, très discutables.

Philippe Levillain : D’autre part, des morts essentiellement dans l’armée de terre...

Jean-Pierre Rioux : Et la gendarmerie.

Raoul Girardet : La notation « Mort au combat » dans le vocabulaire militaire, surtout utilisé en Algérie où je le répète on a beaucoup menti, est très, très contestable.

Philippe Levillain : Je rappelle, Raoul Girardet, quand même l’émotion que crée l’interpellation parlementaire, en 1956, l’accident de Palestro et la mort d’un commando conduit par le jeune lieutenant Arthur, qui témoigne à la fois d’une bravoure, je dirais en gants blancs et en même temps d’un manque de prévoyance dans la réalité de la guerre. S’engager dans un défilé à 13 h de l’après-midi, c’était s’exposer au pire. Ça a été aussi un choc, à savoir que c’était une nouvelle défaite de l’armée française même si cela touchait 21 personnes.

Pierre Vidal-Naquet : Il y a eu les morts de l’ALN. Je vais donner les chiffres…

Philippe Levillain : Il y en a, 158 000.

Pierre Vidal-Naquet : Oui, mais il y a eu beaucoup plus nombreux encore, les morts civils.

Philippe Levillain : Tout à fait.

Pierre Vidal-Naquet : Qui n’ont pas atteint le million, dont les Algériens continuent à parler, qui ne sont pas toutes dues à l’armée française mais qui se chiffre quand même par plusieurs centaines de milliers.

Philippe Levillain : D’ailleurs Le Monde, dans un article de 1985, évalue l’ensemble des morts des deux côtés et de façon multiples, entre 500 000 et 600 000 personnes.

Jean-Pierre Rioux : Un mot peut-être sur cet effet génération, dont vous parliez, Philippe Levillain, qui est celui qui porte sur la nôtre, il faut rappeler quand même que nous sommes une génération peu nombreuse et que les enfants du baby-boom, de l’après-guerre, eux n’ont pas fait la guerre bien sûr. Effectivement, pour remonter en arrière dans ce débat, la troisième voie fut impossible. Il faut que nous réfléchissions à cela, peut-être en campant, nous avons tenté un peu de le faire dans le livre, un peu mieux les deux protagonistes de la fin après 58. Il faut quand même je crois, quoique que l’on pense de son action et de la continuité de sa politique algérienne, créditer de Gaulle de quelque chose de tout à fait fondamental, me semble-t-il, qui est que seul de Gaulle, je crois, a pris acte continument de l’évolution de cette opinion dont nous parlions tout à l’heure, ce que n’ont pas fait les dirigeants de la IVème République, et ils l’ont payée très cher politiquement, puisqu’il faut le rappeler quand même très haut, quoiqu’on dise aussi dans le livre ça et là, la IVème République est bien morte de l’affaire d’Algérie. Je pense que là tout historien de bonne foi…

Philippe Levillain : C’est discuté…

Jean-Pierre Rioux : C’est discuté et discutable mais je pense que c’est incontestable. De Gaulle a compris cela et il a eu, je dirais, cette espèce de ruse géniale et planétaire de faire croire et de proposer aux Français des solutions de substitution. C’est de Gaulle qui a au fond enraciné cette idée qui est que quoiqu’il arrive en Algérie et quelque soit la solution la France ne serait pas trop perdante et qu’au fond, débarrassée du fardeau algérien la France pourrait enfin vaquer à sa vocation naturelle qui est mondiale. Ce n’est pas un hasard si la politique extérieure, internationale, du général de Gaule prend, à partir de 1963 l’ampleur que vous savez : le traité avec l’Allemagne, Phnom Penh, et tout ce que l’on peut citer dans cette espèce de vision gaullienne planétaire du rôle de la France. Je crois qu’il est le seul dirigeant politique à avoir compris cela et à l’avoir à la fois imposé et à avoir reçu sur cela l’assentiment des Français, les résultats au référendum sur l’Algérie sont éclatants, vous le savez comme moi. L’autre interlocuteur, ou précisément celui qu’il est difficile de nommer tout au long un interlocuteur, c’est évidemment le FLN. Je crois que le grand problème de de Gaulle, et là, cela a été souvent rappelé, c’est précisément de faire du FLN un interlocuteur possible, parce que le FLN a la stratégie que vous savez. Nous savons bien que la guerre a été gagnée sur le terrain, en ce sens que la guérilla du FLN a été à la fois largement stoppée dans les villes et que la fermeture assez étanche quand même par la ligne Maurice des approvisionnements et des contacts militaires du côté de la Tunisie, voire du Maroc font que la marche de manœuvre est faible, que le fait que le FLN ait gagné toute la population algérienne est à mettre avec un très gros point d’interrogation pour le moins, la suite de la Guerre d’Algérie le montrera. La tactique FLN, vous le savez comme moi, a été de projeter cette guerre au plan international très largement, en installant un gouvernement provisoire au Caire, puis à Tunis, en jouant constamment la carte internationale, en provoquant des débats à l’Organisation internationale des Nations-Unis, en mettant la France en accusation. Je crois que la grande difficulté, c’est de faire du FLN, peu à peu, un interlocuteur qui réponde aux propositions de de Gaulle, de « La paix des braves » jusqu’à « L’Algérie algérienne ». Et là, à mon sens, il y a tactiquement et stratégiquement, une action du FLN assez cohérente qui a porté ses fruits dans l’extrême difficulté à mener tout ce monde à la table des négociations.

Philippe Levillain : Pierre Vidal-Naquet ?

Pierre Vidal-Naquet : J’ai été gaulliste pendant la guerre, je ne l’étais pas en 58, c’est le moins qu’on puisse dire, et je ne suis pas devenu depuis. J’ai lu ou relu récemment, à l’occasion d’une conférence que je devais faire dans un pays arabe, toutes les notes, lettres et carnets du Général pendant cette époque, et même avant cette époque, après tout il était allé à Alger, au stade Saint Eugène, pendant la période du RPF, et il avait tenu des propos qui étaient dans le pur style Algérie française, avec la maintien rigoureusement séparé des deux collèges électoraux, ce qui était évidemment un point fondamental. Quand a-t-il pris sa décision ? On en discutera encore longtemps. Je crois pour ma part que le tournant a été celui de décembre 60, à cause des manifestations urbaines. C’est à ce moment-là qu’il a décidé véritablement d’instaurer, comme vous l’avez dit, Jean-Pierre Rioux, le FLN en interlocuteur valable. Et les vraies négociations commencent du reste immédiatement après le référendum du 8 janvier 61. Alors ce qui me paraît grave sur le fond, ce n’est pas ça, c’est précisément cette espèce de contradiction du Général, qui consiste à gagner la guerre sur le terrain et à évacuer l’Algérie ensuite, cela signifiait en particulier détruire l’organisation politico-administrative du FLN, liquider par tous les moyens, et l’armée n’a pas employé des moyens particulièrement tendres, d’une certaine manière, tous les cadres moyens de l’Algérie, et le FLN l’y a aidé, parce qu’il y a un épisode tragique dont on parle un peu dans ce livre, pas beaucoup, c’est la bleuite, lorsque l’armée à fait connaître à certains chefs de Wilayas, notamment à Amirouche, les listes de soi-disant traitres. Ces listes des soi-disant traitres qui étaient précisément les cadres possibles de l’Algérie de demain, du demain d’alors, et qui ont été liquidés par Amirouche. Le résultat, c’est que la société algérienne, qui était déjà en 1954 une société décérébrée, puisque contrairement à ce qui se passait au Maroc et en Tunisie, les structures algériennes étaient des structures très fiables, très peu cohérentes, mais cette décérébration a été encore plus grave grâce au triomphe de l’armée française sur le terrain. Le résultat, c’est qu’il ne s’est plus trouvé qu’une seule force, et cette force, c’était l’ALN de l’extérieur devenue aujourd’hui, l’ANP, qui précisément n’avait pas combattu. Et quand on lit les témoignages, par exemple les témoignages bouleversants qui viennent d’être publiés, dans le numéro de mai d’Esprit, sur les liquidations des harkis, on s’aperçoit d’une part que ces harkis ont été abandonnés, c’est une chose que pour ma part j’avais dénoncée en 62 dans Le monde, mais aussi qu’il n’ont pas été victimes de la population locale, car comme me le disait hier un ami algérien, toute famille algérienne avait en son sein des membres du FLN, des harkis et aussi des gens qui rêvaient d’une troisième voie. Ces gens-là, qui sont quand même très, très nombreux, je ne sais pas si le chiffre de 100 000 qui est donné dans Esprit est sérieux, ont été exécutés et torturés à froid par l’ANP, ex ALN de l’extérieur, devenue en quelque sorte la force structurante du pays. Nous voyons où cela a mené l’Algérie, une situation où la sécurité militaire reste encore aujourd’hui la force principale, la plus redoutée du pays, même si fort heureusement une société civile s’est quand même constitué depuis. Là, il me semble que le Général de Gaulle porte une terrible responsabilité.

Philippe Levillain : Jean-Pierre Rioux ?

Jean-Pierre Rioux : Je suis très d’accord avec Pierre Vidal-Naquet sur le fond de son analyse et sur le fait que dans un affreux cheminement seul effectivement le FLN, voire même l’ALN, est la seule force qui au printemps et à l’été 62 sur place ait l’action que l’on sait. Une nuance néanmoins, Pierre Vidal-Naquet, il faut tenir compte dans cette déstructuration de la société algérienne et de la disparition des cadres moyens, voire des élites, de la guerre civile interne entre Algériens, qui a été, vous le savez très importante…

Pierre Vidal-Naquet : Absolument, nous sommes entièrement d’accord sur ce point.

Jean-Pierre Rioux : On peut dire, sans crainte de se tromper, même si les chiffres ne sont pas complètement établis, que l’ALN a tué plus d’Algériens que de Français finalement.

Pierre Vidal-Naquet : Sans aucun doute !

Jean-Pierre Rioux : Et que la guerre, notamment politique et idéologique contre le MNA, le Mouvement national algérien, et là-bas et en Métropole a été très importante, et là nous le soulignons me semble-t-il assez souvent dans le livre pour montrer combien cela a eu des effets sur l’opinion française en Métropole bien sûr amis aussi partout ailleurs en Algérie. Il faut savoir quand même que des Algériens sont exécutés par d’autres Algériens au lendemain même des Accords d’Évian, y compris en Métropole encore. Je crois qu’il y a eu dans cette guerre algéro-algérienne aussi de très lourdes responsabilités sur cette déstructuration de la société même si de la part de l’armée française est très importante, vous auriez pu rappeler aussi ce qu’ont étaient les regroupements de population, la destruction d’un tissu…

Pierre Vidal-Naquet : Deux millions de personnes ! Il s’est trouvé des géographes pour vivement approuver cela et parler de nouveau village rational !

Philippe Levillain : Raoul Girardet ?

Raoul Girardet : On pouvait voir dans certaines régions d’Algérie, j’ai vu un certain nombre de cadavres, qui ont été revendiqués par un brave capitaine qui tenait à avoir de l’avancement, trouvés très proprement égorgés au bord d’une route, égorgés par le FLN à la frontière marocaine.

Philippe Levillain : Sur ce point de vue, il y a débat.

Raoul Girardet : Il y a débat bien sûr et les chiffres sont horriblement imprécis.

Philippe Levillain : Des chiffres avancés par le général Jacquin ou par Henri Le Mire, qui sont à tonalité disons assez « Algérie-française ». Ils disent qu’il y aurait eu 375 000 morts algériens dont 140 000 par les forces françaises et 234 000 par les Algériens eux-mêmes, ce qui conforte votre thèse, ce n’est pas admis actuellement par tout le monde.

Raoul Girardet : Je sais qu’il y a débat sur les chiffres mais la balance est vraie. Il y a quand même cet oubli des réalités de tout un peuple souffrant, de tout un peuple malheureux, de tout un peuple déchiré et tout cela pour jouer effectivement le jeu d’une grande politique extérieure, politique extérieure qui finalement n’a pas donné les résultats escomptés. Alors, au profit d’une grandeur, une grandeur dans les propos, on se trouve devant la présence d’un peuple que l’on a continué allégrement à massacrer, à appauvrir.

Jean-Pierre Rioux : Politique extérieure certes, politique intérieure aussi…

Raoul Girardet : Probablement aussi.

Jean-Pierre Rioux : Puisqu’une des forces de de Gaulle je crois aussi a été continument de penser qu’il avait en charge la France toute entière...

Raoul Girardet : Il avait aussi une Algérie souffrante qu’il avait en charge.

Jean-Pierre Rioux : Bien sûr…

Raoul Girardet : A-t-il donné la bonne solution, la bonne réponse ?

Jean-Pierre Rioux : Il a su, même si je ne suis pas là pour défendre le général de Gaulle en quoi ce soit, je crois qu’objectivement on peut dire qu’il a eu aussi le souci de prendre acte du drame algérien et du fait qu’il fallait se dégager d’une façon ou d’une autre de ce guêpier, de ce chagrin algérien pour aussi accélérer en France, ce qui était un problème politique pendant depuis plusieurs décennies ou plusieurs années, comment au fond modifier la culture républicaine, comment changer une institution, comment moderniser tout cela… Ce n’est pas un hasard, et je crois que le livre le montre assez bien, comment de Gaulle a su saisir au fond le prétexte ou l’occasion de cette Guerre d’Algérie pour arriver à accélérer, comme vous le savez, l’évolution institutionnelle et constitutionnelle de la France. Ce n’est pas un hasard si notre constitution finalement est vraiment née en 1962. Et là, le lien est très clair.

Philippe Levillain : Justement, je voulais l’ajouter au débat sur de Gaulle, c’est un des paradoxes aussi, le général de Gaulle d’ailleurs le fait fonctionner. Il commence, avant de traiter la Guerre d’Algérie, par fonder des institutions nouvelles, jusqu’à leurs termes, jusqu’à son élection, même par un collège restreint à l’époque, et c’est très important. Et le paradoxe, c’est que le général de Gaulle au fond je dirais bénéficie de la Guerre d’Algérie, car il fait fonctionner à peu près toutes les dispositions de la constitution, y compris l’article 16. C’est-à-dire qu’en 62, quand la France sort de la Guerre d’Algérie, toutes les modalités d’une constitution qui peuvent être soit parlementaires avec une majorité…

Jean-Pierre Rioux : Les tribunaux d’exception.

Philippe Levillain : L’article 16, qui au fond je dirais est une dictature à la romaine, ont été utilisés : le référendum à plusieurs reprises. Ce mélange entre les consultations populaires sur de grands thèmes, les consultations législatives naturelles, l’utilisation des ordonnances, etc., tout cela fait que l’arsenal entier fonctionne entre 59 et 62 et à l’occasion de la Guerre d’Algérie qui fait que la constitution est à l’épreuve. Mais, l’autre chose que je voulais réponde à Pierre Vidal-Naquet, je crois moi aussi qu’il est très difficile et sera probablement très difficile de savoir ce que le général de Gaulle avait exactement en tête en 58, et même ce qu’il avait en tête depuis 54, d’ailleurs, tous les témoignages sont contradictoires. Il y a des gens qui vous disent qu’il a dit dès 57 658 qu’il fallait donner l’indépendance à l’Algérie…

Pierre Vidal-Naquet : Non, dès 55.

Philippe Levillain : Je pense à Robert Buron. Vous me direz que de Gaulle adorait tester ses interlocuteurs en leur soumettant des propositions contradictoires, d’une certaine c’était une façon de séduire son interlocuteur, mais l’autre chose qui me parait remarquable c’est qu’à la différence de la langue de bois dans laquelle s’étaient enfermés les dirigeants de la IVème vis-à-vis de la guerre d’Algérie de Gaulle est un formidable commentateur. Et je crois que quand on réécoute - on va en écouter un là dans un instant – les discours du général de Gaulle, les conférences de presse, on ne se rend pas compte par exemple qu’aujourd’hui pour nous le mot autodétermination fait partie du vocabulaire politique banalisé mais à l’époque c’est un terme qui fait problème, qui même pour les juristes leur pose un problème presque de casse-tête : on ne voit pas la procédure, on ne voit pas le contenu, on ne voit pas la finalité. Je général de Gaulle avait formulé l’indépendance ou l’interdépendance, qui sont des formules je dirais remarquables à la fois de précision et d’ambigüité…

Pierre Vidal-Naquet : Non, ça, c’était Edgar Faure.

Philippe Levillain : C’est Edgar Faure mais elles sont relayées à un moment donné par lui. C’est un commentateur extraordinaire. Je crois que dans l’opinion publique, qui est étudié dans les actes du colloque de l’IHTP, cela joue formidablement parce que cela permet aux gens de lire la Guerre d’Algérie. Et c’est au fond je ne dirais pas confortable mais cela rend la Guerre d’Algérie non pas claire mais en tout cas interprétable.

Jean-Pierre Rioux : Commentateur, oui je dirais surtout communicateur. C’est une des très grandes force de de Gaulle, pour sortir de cette affaire algérienne, que d’être devenu à cette occasion le grand communicateur que l’on sait. Ce n’est pas un hasard je crois la maitrise qu’a de Gaulle des médias, spécialement de la télévision, dans l’évolution des conférences de presse est rodée systématiquement dans l’affaire algérienne, dans les formules que l’on vient de rappeler. Il y a quelque chose que n’avaient pas su faire les autres je crois, faire participer, par une communication, une ambition et un projet, que l’on peut discuter bien sûr, le plus grand nombre possible de Français à cette affreuse affaire algérienne.

Philippe Levillain : Je voudrais que l’on écoute, à titre d’illustration, le plus célèbre des messages du général de Gaulle pendant la Guerre d’Algérie, qui est celui du 23 avril 1961, qui est la réponse au Putsch d’Alger, que le général de Gaulle prononce le dimanche soir à la télévision, en vareuse militaire, en tenue militaire, ce qui n’est pas rien car cela pose le problème de savoir comment un chef d’État, qui est un chef d’État civil quoique général puisse prononcer un discours de cet ordre-là en étant habillé en militaire. Donc, c’est l’homme du 18 juin 40 qui parle à ce moment-là. Ce discours est célèbre parce qu’il a retenti dans les mémoires, je crois qu’il a donné des clefs d’interprétation aux contingences qui a expliqué après ça la défection du contingent par le biais des transistors qui ont servit de relais. C’est ce que disais Jean-Pierre Rioux, la communication oui mais il faut des relais. Le transistor qui venait d’ailleurs je crois à peine d’être diffusé massivement, c’est encore un objet de relative petite circulation a joué un très grand rôle. C’est donc le fameux discours du 23 avril 1961 dont on n’entendra que la moitié.

« Général de Gaulle, discours du 23 avril 1961 : Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un pronunciamiento militaire.

Les coupables de l’usurpation ont exploité la passion des cadres de certaines unités spécialisées, l’adhésion enflammée d’une partie de la population de souche européenne égarée de craintes et les mythes, l’impuissance des responsables submergés par la conjuration militaire.

Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire limité et expéditif. Mais ils ne voient et ne connaissent la nation et le monde que déformés à travers leur frénésie. Leur entreprise ne peut conduire qu’à un désastre national.

Car l’immense effort de redressement de la France, entamé depuis le fond de l’abîme, le 18 juin 1940, mené ensuite en dépit de tout jusqu’à ce que la victoire fût remportée, l’indépendance assurée, la République restaurée ; repris depuis trois ans, afin de refaire l’État, de maintenir l’unité nationale, de reconstituer notre prisme de puissance, de rétablir notre rang au-dehors, de poursuivre notre œuvre outre-mer à travers une nécessaire décolonisation, tout cela risque d’être rendu vain, à la veille même de la réussite, par l’odieuse et stupide aventure d’Algérie. Voici que l’État bafoué, la Nation bravée, notre puissance dégradée, notre prestige international abaissé, notre rôle et notre place en Afrique compromis. Et par qui ? Hélas ! Hélas ! Hélas ! par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir. »

Philippe Levillain : Je rappelle pour la petite histoire que les commentateurs ont été surpris par l’utilisation du terme quarteron, ils ont cru que cela désignait quatre généraux, ils se sont précisé sur un Littré ou un Larousse et ils ont constaté que quarteron signifie tout simplement le quart d’une livre, ce qui voulait dire que le général de Gaulle ne leur donnait pas lourd dans la balance. On parlait e vocabulaire tout à l’heure, le général de Gaulle était aussi un formidable inventeur de formule. Et je souligne de façon tout à fait actuelle que le mot quarteron est repris constamment par les commentateurs de presse à propos d’événements de Carpentras. Raoul Girardet, vous avez tout à l’heure souligné avec force, une chose que vous dites d’ailleurs dans vos entretiens avec Pierre Assouline, à savoir que quand on parle d’« Algérie-française », il faut savoir de quoi on parle. Mais vous avez aussi fait remarquer qu’« Algérie-française » pouvait l’esprit de beaucoup signifier conserver l’Algérie à la France, c’est-à-dire je dirais considérer que l’Algérie était française puisque d’ailleurs elle était faite de départements français et que c’était la France de part et d’autre de la Méditerranée, avec effectivement ce paradoxe encore une fois qui faisait que Pierre Vidal Naquet a parlé d’oiseau dans les ailes étaient coupées, on a aussi dit que c’était une pièce qui était en courant d’air puisque les deux fenêtres, la Tunisie et le Maroc, étaient ouvertes de part et d’autre, donc il y avait là un phénomène de turbulence. Mais alors, vous montrez qu’il y a une autre Algérie française qui consistait je dirais à véritablement pratiquer une politique non pas d’assimilation sous des couleurs jacobines mais je dirais d’intégration au sens propre qui consistait à mettre ensemble deux communautés, même à la limite deux civilisations, avec des points de passage. Je dirais d’ailleurs au passage là, que c’est un des points qui est souligné dans les actes du colloque sur la Guerre d’Algérie, à savoir que l’on critique Guy Mollet d’avoir eu au fond à l’égard de l’Algérie une politique dure quand il s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une indépendance qui était demandée au nom d’un Islam qui lui paraissait suspect, qui mettait en péril l’International socialiste et qui ne correspondait pas à sa vue de la laïcité et que pour employer un mot qui d’ailleurs est employé ailleurs par Pierre Vidal-Naquet, c’était une guerre de type régressif, qui n’avait pas je dirais de caractère révolutionnaire. Un des points sur lesquels le livre s’interroge de façon profonde sur Guy Mollet, dont ne parlera pas plus je crois, c’est précisément le fait qu’il n’ait pas reconnu-là une guerre révolutionnaire, ce qui est un problème. Alors, je voulais, Raoul Girardet, revenir sur votre propos en me demandant par rapport au débat que vous avez posé, et Pierre Vidal-Naquet avec vous, est-ce qu’il aurait pu y avoir une autre histoire ? Si ce problème ne vient pas de plus loin, s’il ne vient pas à la limite du grand rêve de Napoléon III de constituer un royaume panarabe, en étant très ambiguë sur la nature de ce royaume, sans bien connaître le monde arabe et de ne pas avoir vu ce que devait constituer cette association du monde arabe à la France ? Il faut quand même rappeler que la Guerre d’Algérie débute en 54 mais c’est connu que les rapports entre la France et l’Algérie sont troublés avant la Seconde Guerre mondiale et que dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale il y a des émeutes considérables. Le 1er novembre 54 a frappé mais c’est une affaire qui remonte loin.

Raoul Girardet : L’opinion générale c’est que l’idée même de troisième force devait être exclue, cette troisième force était absolument impossible et toute la politique du ( ? manque deux mots) s’est construite peu à peu et non pas dans l’absolue à partir de la constatation de cette impossibilité. Or, très réellement et très objectivement, je ne suis pas sûr qu’une troisième force ait été impossible et il y a pour cela un certain nombre de raisons. La première, Pierre Vidal-Naquet vient de la dire, c’est qu’en vérité chaque famille algérienne s’est trouvée avoir dans son ensemble effectivement un garçon dans le maquis, un autre chez les supplétifs, il y en avait quand même 150 et puis un troisième qui aspirait tout simplement à vivre en paix ou à une sorte de réconciliation, ce cas été fréquent, général, il suffisait de connaître un tout petit peu le monde algérien pour s’en apercevoir, c’était très frappant malgré tout dans ‘ ? manque un mot) ce sont les passages de ce que l’on appelait la rébellion, entre guillemets, à la cause française, et inversement le phénomène de désertion chez les supplétifs car il y en a eu beaucoup. Je me souviens de ce garçon qui a été abominablement d’ailleurs massacré en 1962, qui été découpé en marceau et les morceaux ont été bouillis, qui était un étudiant, un étudiant avec lequel j’avais vécu pendant 8 jours. Un étudiant qui s’était engagé dans le FLN, qui occupait un grade relativement important, qui était aspirant, qui avait rejoint ensuite, je ne sais pas pour quelle raison obscure, l’armée française. J’ai beaucoup bavardé avec lui, il m’a dit qu’il ne regrettait rien, qu’il ne regrettait nullement son engagement dans la rébellion, entre guillemets, parce que m’a-t-il dit, elle était nécessaire, on ne pouvait pas continuer comme cela et que maintenant il avait changé de camp, disait-il, lui, mais probablement il y avait d’autres raisons, parce qu’au fond la rébellion a gagné, désormais nous avons gagné. Bon ! Nous avons gagné l’égalité des droits, nous avons gagné la possibilité de faire une Algérie qui serait une Algérie autre, et finalement j’ai davantage confiance dans la France pour faire cette Algérie autre que dans le FLN, entre guillemets, dont il avait prévu admirablement le destin. Il me disait : l’Algérie livrée à ces gens-là, je les connais, j’ai vécu parmi eux, cela sera pendant un certain temps l’incertitude puis cela sera le fanatisme religieux, cela sera le voile pour les femmes et cela sera une dictature corrompue. Je cite à peu près ses propres paroles. J’ai connu d’autres Algériens, les partisans de l’Algérie française n’étaient pas sans contact malgré tout avec le monde algérien, et ce même discours m’a été tenu à plusieurs reprises. C’est-à-dire que désormais l’étape de la subordination avait été définitivement franchie et on oubli toujours malgré tout les élections de 1958, phénomène quand même important, et qui analysé à cette époque par le général de Gaulle dans un sens très favorable : voilà des gens qui désormais votent, qui votent librement, à peu près librement d’ailleurs, mais qui dans l’ensemble…

Philippe Levillain : En fonction de la couleur du bulletin de vote.

Raoul Girardet : Mais dans l’ensemble ce n’est pas scandaleux. Qui obtiennent un certain droit de citoyenneté, de droit d’association et qui rêvent de quelque chose parce qu’ils ne rejettent pas, la majorité d’entre eux ne rejettent pas la francité, ils sont fascinés même s’ils en sont écartés. Donc, il y avait là quelque chose à construire. Il y avait un admirable champ de travail, de chantiers d’exploration, d’innovations, et c’était malgré tout un grand dessein, je crois que l’on aurait pu le proposer à une génération et qui valait bien finalement le grand dessein d’être une grande puissance dont le prestige international serait reconnu par tous. Il y avait là un problème de sous-développement à traiter, à traiter concrètement dans la réconciliation de deux cultures et deux civilisations et de leur osmose. Je ne dis pas simplement qu’elles devaient cohabiter, ce qui été le cas du ( ? manque un mot) mais qu’elles devaient rencontrer et je suis convaincu par tout ce que j’ai vécu depuis, par les nombreux Algériens que j’ai connus que cette osmose est possible, qu’il était possible d’être à la fois Algérien en respectant parfaitement son appartenance, son identité ou sa personnalité algérienne et d’autre part français.

Philippe Levillain : Jean-Pierre Rioux ?

Jean-Pierre Rioux : Reste, Raoul Girardet, que…

Raoul Girardet : C’était un rêve.

Jean-Pierre Rioux : Ce rêve précisément que vous défendez, avec tant de flammes n’a jamais été je dirais présenté, ni politiquement assumé comme une construction…

Philippe Levillain : C’est vrai.

Jean-Pierre Rioux : Une construction telle que vous la décrivez avec tant de générosité parce que ce qui est frappant au contraire, c’est combien cette cause de l’Algérie française, entendue au sens de l’assimilation dans le cadre des grands idéaux républicains finalement, originels, est devenue - Serge Berstein l’explique dans le livre - une sorte de peau de chagrin, comment politiquement il y a eu restriction de tout cela jusqu’au choc final, jusqu’au délire extrême en 61 et 62 du côté de l’OAS. Je crois que dans notre discussion nous oublions peut-être aussi cette espèce de masse tragique qu’est le million de Français d’Algérie, qui eux, j’en suis un peu persuadé, ne partageaient pas tout à fait votre définition, quelques uns peut-être mais précisément ceux qui la partageaient, ceux qui auraient pu fabriquer cette troisième voie ou aider ou contribuer à la faire émerger plus avant ceux-là se sont tus ou ont été éliminés. Le reste est devenu ce que vous savez, une défense très restrictive de l’Algérie française.

Philippe Levillain : Je voudrais que nous disions tout de même un mot de ce que l’on a appelé à l’époque l’engagement des intellectuels, sur lequel les actes reviennent et nuancent très fortement. On a eu le sentiment que la Guerre d’Algérie, et là le livre remet les choses à plat, a été pour les intellectuels une obligation de conscience, qu’ils ont manifesté pour l’opinion publique jusqu’à ce que l’on remette les choses en cause par un engagement pour l’Algérie. Alors, c’est une minorité, vous le dites, qui a joué un rôle fondamental. Pierre Vidal-Naquet, vous en êtes un. « L’affaire Audin », que l’on vient de rééditer, dont on n’a pas le temps de parler, témoigne d’une façon d’ailleurs très émouvante, encore plus émouvante rétrospectivement. Il y a dans ce livre republié deux éléments : il y a la vivacité du document et d’autre part l’acharnement de la patience, qui dans une guerre est une chose très difficile, quand d’une certaine façon on lutte contre les institutions de son propre pays et que l’on met en doute des institutions fondamentales dans l’engagement. Ceci étant, ce que l’étude de Jean-François Sirinelli, entre autres, met en valeur, c’est que l’on ne peut pas dire que les intellectuels ont été favorables à l’Algérie algérienne.

Pierre Vidal-Naquet : Sûrement pas !

Philippe Levillain : Il montre même que de grands professeurs de la Sorbonne, que je ne citerais pas, ont été plutôt favorables, comme ils le disent, à la politique conduite par la France en Algérie, pour des raisons qui sont d’ailleurs des raisons je dirais d’équilibre, d’harmonie, de logique aussi. Là, on voit à quel point, par rapport à ce que disait Raoul Girardet, on se pose des questions parce qu’on a manqué de définisseurs, on a réagit contre la torture, on va écouter le texte d’Henri Irénée Marrou contre le principe selon lequel l’Algérie et pas la France devions en quelque sorte utiliser tous les moyens pour faire valoir cette fin. Et la grande provocation de la Guerre d’Algérie, c’est l’épreuve de la démocratie puisque d’une certaine façon nous utilisons des moyens qui sont non démocratiques pour faire vivre une France démocratique avec des départements dits français. C’est cela je dirais le crime fondamental. C’est la perversité des moyens qui vont jusqu’à une torture qui aboutit jusqu’à des déclarations mensongères, rappelées tout à l’heure, et qui tout de même vis-à-vis de l’opinion publique internationale nous mettent en contradiction et son sur le terrain la dénégation de ce que précisément nous devrions montrer. Là, on se end compte que l’on a manqué de grands définisseurs, on eu des protestataires. Ça, c’est un fait. J’ajouterais d’autre part que Jacques Soustelle, dans une émission qui a été produite par France culture, il y a je crois maintenant deux ans, a dit une chose, qui à l’époque m’avait beaucoup frappée, à savoir qu’au fond personne ne savait ce que c’était la culture et le monde arabe. Lui qui est spécialiste des Aztèques, ethnologue par excellence d’un autre continent, a été frappé par le manque de connaissance de base, c’est-à-dire qu’au fond un monde considéré comme français sans que l’on considère ce qu’il était dans sa réalité profonde, même l’Islam. Et je crois que là il y a effectivement quelque chose qui rendait cette interpénétration extrêmement difficile. Alors avant que l’on écoute le texte d’Henri Irénée Marrou, qui est un texte pionnier, sur lequel peut-être Jean-Pierre Rioux pourra dire un mot quant au contexte, car c’est un texte relativement isolé finalement mais qui a accrédité l’image du cher professeur sorbonnard, qui au fond avec sa toge et du haut de sa chaire peut dire n’importe quoi pendant que l’on se fait tuer, ce qui est a donc créée des problèmes,…

[manque probablement quelques minutes]

Raoul Girardet : J’admets volontiers qu’effectivement les procédés utilisés au début de la Guerre d’Algérie et pendant un certain temps sont parfaitement exécrables et que nous aurions dû les condamner avec beaucoup plus de force. Ce qui me gêne si vous voulez lorsque vous dites : « instaurer la démocratie en niant la démocratie », je veux bien mais cela peut parfaitement se retourner pour la France gaullienne de 1962 : les tribunaux d’exceptions sont réhabilités, le pouvoir intervient constamment dans l’exercice de la justice et que l’on passe largement l’éponge sur un certain nombre d’exactions et sur un certain nombre de tortures, on décore même et on promeut un certain nombre de gens qui ont indiscutablement torturé. Alors, là aussi est-ce que c’est une bonne entrée dans une société démocratique qu’à la fois ces mensonges, ces tribunaux d’exception et d’autre part cette négation totale d’une justice qui normalement est celle d’un pays démocratique ?

Philippe Levillain : Ah, mais je crois que c’est un des problèmes des institutions de 58. J’ai d’ailleurs dit tout à l’heure que c’est justement des institutions à l’épreuve.

Raoul Girardet : Il est difficile de faire la démocratie avec des procédés antidémocratiques mais c’est la même chose après.

Philippe Levillain : Tout à fait. Enfin le général de Gaulle est quand même parti sur le référendum du 27 avril 1969. Pierre Vidal-Naquet ?

Pierre Vidal-Naquet : J’ai toujours eu le sentiment dans les universités où j’exerçais à l’époque de faire partie d’une minorité. Sur ce point c’était une réalité certes différente de celle de Raoul Girardet mais nous étions l’un et l’autre parfaitement minoritaires et Marrou aussi était minoritaire, comme le montre très bien le livre, il était tout particulièrement condamné par ses collègues d’histoire ancienne. Marrou était mon maître à l’époque, c’est le seul homme que j’ai appelé cher maître, à défaut de cher professeur. Je me souviens encore de ma réaction à la fois d’accablement et de chaleur lorsque jeune professeur au lycée d’Orléans j’ai lu ce texte. Mais ces moyens infects dont il parlait ils ont été employés tout au long de la Guerre d’Algérie, y compris en effet, je l’avais dit à l’époque et exprimé vigoureusement contre les gens de l’OAS, lesquels d’ailleurs découvraient à cette occasion l’existence de la torture dont ils avaient nié ou ignoré totalement l’existence. Ceci n’est pas douteux. Girardet parlait tout à l’heure de la Seconde Guerre mondiale, eh bien oui, si vous voulez, c’est le fait que l’on puisse parler de Gestapo, et Marrou parlait de Gestapo, Mairey, directeur de la Sûreté nationale, parlait de Gestapo et de SS. Tout cela, pour quelqu’un qui en sortait c’était quelque chose d’absolument bouleversant et affreux.

Jean-Pierre Rioux : Sur ces intellectuels que nous avons tenté effectivement de replacer vraiment dans le contexte, nous avons tenté de relativiser un peu, je crois que le texte de Jean-François Sirinelli montre bien combien la ventilation droite – gauche, pour aller vite, fut complexe. Il y a des gens de gauche qui siègent au Comité de Vincennes, qui signent des textes pour l’Algérie française, il y a des gens qui n’étaient pas originellement de gauche qui se retrouvent défenseurs des Algériens torturés,…

Pierre Vidal-Naquet : Moi, j’ai eu dans le Comité Audin, - je m’excuse de vous interrompre Jean-Pierre Rioux – un sénateur indépendant, qui s’appelait Armengaud, et qui est resté jusqu’au bout membre du Comité Audin.

Jean-Pierre Rioux : Voilà. Et ce trait je dirais relie la Guerre d’Algérie à la guerre précédente aussi.

Philippe Levillain : Je propose que nous écoutions ce texte, célèbre dans certains milieux, moins célèbre dans d’autres, par conséquent c’est une occasion de lui donner un retentissement, qui est un article libre opinion, publié par le professeur Henri Irénée Marrou, professeur d’histoire du christianisme, le 5 avril 1956 dans Le Monde, texte qui lui valu d’ailleurs une perquisition policière.

« […] Le gouvernement se montre très soucieux de parer à toute manœuvre malfaisante de démoralisation de l’armée. Est-il aussi attentif à ce qui porte atteinte au moral de la nation ? Je ne suis ni journaliste professionnel ni homme politique, je témoigne ici en simple citoyen que sa conscience tourmente et qui constate n’être pas le seul à éprouver cette lourde gêne, cette inquiétude, cette angoisse. En deux ou trois semaines une étrange torpeur s’est emparée de l’opinion ou ce qui la manifeste. À la menace, brandie dès avant les pouvoirs spéciaux, de voir exercé « un certain contrôle » sur la presse et la radio, celles-ci ont réagi en s’imposant, semble-t-il, une sévère autodiscipline. Le résultat, c’est qu’à nouveau nous prenons l’écoute de la radio suisse et nous comptons pour être informés sur la presse étrangère : n’est-ce pas par de tels chenaux détournés que les nouvelles les plus graves - comme celle du sac de Tébessa - se sont fait jour jusqu’à nous sans rencontrer d’autre écho officiel qu’un silence gêné ? Parlant, encore une fois, en tant que simple citoyen, je dis que cela n’est pas très bon pour le moral du pays. Aussi bien commence-t-on à entendre ici ou là d’étranges voix chuchoter. Il y a les prétendus réalistes : l’Indochine perdue. Il faut tenir l’Afrique du Nord : la Tunisie et le Maroc abandonnés à la légère, l’Algérie est notre dernière tranchée, où c’en est fait de la puissance française. Même les milieux religieux sont atteints : je m’entends partout rappeler au devoir chrétien du dévouement à la patrie ; d’autres, s’avisant que l’Islam implique la notion de guerre sainte, s’en vont dénicher dans les greniers idéologiques le thème poussiéreux de la croisade. Eh bien ! Je dis que tout cela est grave, que la santé, l’honneur, la réalité même de ce qui fait l’essence de la France risquent d’être atteints et de se mettre à pourrir. Et cela il faut le crier bien avant qu’il soit trop tard. Certes je me sais et me sens profondément solidaire de ceux qu’on appelle assez étrangement les « Français d’Algérie », de la population algérienne d’origine et de mœurs européennes, sans distinguer ceux dont les pères sont venus de France même, d’Espagne, de Malte ou d’ailleurs. Ils sont mes frères français, et que leur caractère m’inspire sympathie ou réserve, c’est là un fait (quand mon frère ou mon fils seraient pour moi un objet de honte, ils n’en resteraient pas moins mon fils ou mon frère). Je suis fier de leurs hauts faits, de leurs belles réussites : la terre défrichée, la forêt renaissante, le trachome, la variole ou la peste maîtrisés ou en recul. Mais je suis pareillement solidaire de leurs échecs, de leurs insuffisances, de leurs erreurs. Aussi bien devrons-nous nécessairement en acquitter tous ensemble le passif : sur le plan de l’histoire humaine nos actes nous suivent, et il faut payer les conséquences de toute faute : à Dieu seul appartient le pardon. Cela dit, comment ne me sentirais-je pas également solidaire de ceux que l’ordonnance du 7 mars 1944 a appelés les « Français musulmans » ? Les ayant conquis autrefois, nous les avons pris en charge ; aussi bien n’avons-nous jamais hésité à les intégrer à notre nation, aussi longtemps qu’il s’agissait de mourir : hier encore, traversant la Beauce, je me suis arrêté devant un cimetière militaire à dénombrer les tombes marquées du croissant de l’Islamsoldats tombés pour la France, sacrifiés pour retarder la retraite de l’été 40. Le fait que notre association ait pour origine la conquête n’est à mes yeux ni une justification suffisante, comme le pensent les réalistes, ni une tare ineffaçable, comme l’estiment des idéalistes bien naïfs à mes yeux d’historien, car enfin bien des provinces françaises ont été à l’origine annexées par le fer et par de feu, pour ne pas remonter à la croisade albigeoise, les Francs-Comtois n’ont pas oublié de quelles horreurs s’est accompagnée la conquête de 1668-1674. Ce qui seul importe c’est que Toulouse et Dole sont aujourd’hui fières d’être françaises, et que Chaouias, Kabyles et Arabes sont en ce moment en révolte ouverte contre nous. Il y a des faits macroscopiques. À qui fera-t-on croire que les fellagas ne sont qu’un ramassis hétéroclites de repris de justice, de fanatiques religieux et d’agents de l’impérialisme égyptiens ? Ce n’est pas à nous en tous cas les anciens résistants qui savons ce qu’est un maquis et qu’il ne peut tenir qu’avec la complicité profonde d’au moins la grande masse de la population. J’accepte de faire aussi grande que l’on voudra a part de ces éléments regrettables, il reste que la volonté maghrébine m’apparaît d’abord à moi Français comme une défaite de la France, comme un échec au moins partiel de notre effort colonisateur, de notre action en tant que chargés de tutelle. Et mon premier devoir de citoyen français est de prendre conscience de cette lourde responsabilité.[…] »

Philippe Levillain : Voilà, je crois qu’il est l’heure de conclure sur ce texte, qui résume d’une certaine façon une bonne partie de notre débat, notamment le débat moral, à savoir entre les partisans de l’Algérie française et les partisans de l’Algérie algérienne : où étaient les résistants ? Où étaient les collaborateurs ? un (manque un mot) mythique, et quels étaient ensuite la nature et les combats menés avec les difficultés que l’on sait quand on constate qu’il a fallu tant d’années pour arriver à une claire conscience de la réalité des choses et négocier, ce qui est le mot clef. Je crois qu’une des leçons de l’émission de ce matin, c’est aussi qu’elle a montré qu’il n’y a pas de démocratie qui puisse prôner l’utilité du mensonge politique et que cela a été un des grands drames de l’Algérie entre 1954 et 62. J’ajouterais d’ailleurs, et cela sera ma conclusion, qu’effectivement Raoul Girardet disait tout à l’heure que la Guerre d’Algérie, dont je posais la question de la fin, d’une certaine façon n’est pas finie pour deux raisons : d’abord parce que les relations franco-algériennes n’ont pas du tout étaient ce que l’on a imaginé après, que la Guerre d’Algérie pèse encore dans la conscience algérienne, que les événements d’octobre 88 ont ranimé bien des choses, et j’ajouterais du côté français que les événements d’Ouvéa, ont aussi ranimés bien des choses du côté français par rapport à ce problème d’éthique que la Guerre d’Algérie a posé et pose maintenant clairement plus qu’il n’a été posé dans le moment et que c’est probablement la raison pour laquelle la levée du tabou est si lente dans les mentalités, même si, comme disait Pierre Vidal-Naquet, bien des livres et bien des études permettent de se faire une opinion juste des choses.

Je rappelle les ouvrages qui ont fait l’objet du débat de ce matin : « La Guerre d’Algérie et les Français » aux éditions Fayard, publié sous la direction de Jean-Pierre Rioux, actes d’un colloque qui s’est tenu à l’Institut d’histoire du temps présent. Deux livres de Pierre Vidal-Naquet : « Face à la raison d’État : un historien dans la guerre d’Algérie » aux éditions de La Découverte et la réédition de son ouvrage « L’affaire Audin 1957-1978 » aux éditions de Minuit. Et le livre de Raoul Girardet, les entretiens avec Pierre Assouline, « Singulièrement libre » aux éditions Perrin, dont nous n’avons pas parlé autrement que par le biais de la Guerre d’Algérie, des prises de positions de Raoul Girardet mais dont je voudrais aussi signaler aux auditeurs la qualité et d’autre part le plaisir que l’on a à le lire car on découvre non seulement un homme mais aussi le fonctionnement d’une intelligence critique qui tout en étant toujours fidèle à elle-même est capable de reconnaître la position des adversaires.



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