Jean-Noël Jeanneney : Bonjour. Puisque France culture, en complicité avec Télérama, a décidé d’illustrer sur ses ondes, dans la conjoncture actuelle, le triptyque républicain : « Liberté, égalité, fraternité », je me réjouis que cette émission puisse jouer sa partie, de mois en mois, dans cette heureuse célébration. Et pour ce qui touche à la liberté, premier volet, j’ai pensé que celle de la presse, conquise en France sous la Révolution et au XIXe, mériterait notre attention. Non pas qu’en gros elle ne soit pas préservée dans notre pays, de nos jours, en dépit de diverses turbulences, mais il suffit de considérer ce qui se passe tout autour de la planète pour vérifier que ce combat-là n’est jamais gagné définitivement. L’énergie et le militantisme de l’association Reporters sans frontières (RSF) nous rappelle sans cesse s’il en est besoin le tribu que, dans un grand nombre de pays, les journalistes payent par milliers pourchassés, torturés, assassinés, à cette magnifique exigence de l’information libre. C’est pourquoi rappeler les étapes d’une conquête peut servir constamment à notre vigilance et éventuellement à notre inquiétude. Sans que nous oublions que le poids de la police et de la justice n’est pas la seule menace, assurément, mais qu’il s’agit de la seule visible, car il est de plus subtiles oppressions du côté d’une domination de l’argent débridé. Mais celles-ci ne peuvent être vraiment découvertes, mises au jour et mesurées que lorsque la main d’un pouvoir autoritaire a cessé de peser sur l’épaule des gens de presse.
Laurent Martin, chargé de recherche au centre d’histoire de Sciences-Po, va nous aider, ce matin, à restituer ce que fut ce grand combat sous la Révolution et au XIXe siècle. Au XIXe siècle seulement ? Bien sûr que non. Écoutez donc ce curieux document, c’est André Malraux, oui André Malraux qui s’exprime dans une conférence de presse, devant des journalistes étrangers, comme ministre de l’information, peu de jours après le retour du Général de Gaulle, en pleine Guerre d’Algérie, au pouvoir.
La saisie des journaux, la question que j’ai reçue, peut se résumer à : Que s’est-il passé et quelle est la politique du gouvernement à cet égard ? Alors, l’Express, France observateur, les saisies de journaux différents en Algérie. Pour l’Express, France observateur, vous n’ignorez pas que le ministre de l’information n’a nullement le droit de saisir des journaux. Vous êtes journalistes, donc parlons de choses sérieuses. Ces deux hebdomadaires ont été saisis à la demande des autorités militaires. Si longtemps que la situation sera ce qu’elle est, les autorités auront le droit qu’elles ont. Par ailleurs, il convient de dire de la façon la plus claire que le gouvernement n’entend ni de près, ni de loin, ni avec ni sans équivoques, rétablir ce qui s’appelle le délit d‘opinion. On m’a demandé s’il y aurait une censure, la censure c’est nous qui l’avons supprimé et on nous a reproché de l’avoir supprimée d’une façon bien modeste, en tout cas nous nous en sommes fort peu parés. Il n’y a plus de censure, il n’y en aura pas. Il y a le même problème militaire qu’à la fin de la IIIe République et il n’y en aura pas d’autres. En ce qui concerne Le Monde, c’est-à-dire les saisies à Alger. Le problème est différent. En Algérie, il y a une délégation des pouvoirs. Il est probablement regrettable que certains journaux soient saisis en Algérie alors qu’ils ne le sont pas en France. Il n’y a tout de même pas deux France. En même temps, soyons, là aussi sérieux. Ce n’est tout de même pas en France qu’il y a la guerre. Par conséquent, la situation étant objectivement ce qu’elle est, l’autorité de la délégation est aussi ce qu’elle est. Je peux le regretter, mais ce que je tiens à vous dire à tous, c’est que si je le regrette, je ne voudrais pas trop le regretter en face de gens qui viennent reprocher au Général de Gaulle de ne pas avoir fait, en un mois, l’Empire de Charlemagne, alors qu’ils ne reprochent pas à ses prédécesseurs d’avoir perdu, en 10 ans, l’Empire de la République et celui de la royauté. Nous faisons ce que nous pouvons, quand nous pouvons, comme nous pouvons. Ça n’est pas très bien, mais c’est mieux que les autres.
Laurent Martin, bonjour.
Laurent Martin : Bonjour.
Jean-Noël Jeanneney : « Nous faisons ce que nous pouvons, quand nous pouvons, comme nous pouvons. Ça n’est pas très bien, mais c’est mieux que les autres. », comment réagissez-vous à ce document, très daté ?
Laurent Martin : Ce qui est fabuleux c’est de voir l’emportement, la verve de Malraux alors qu’il s’agit tout simplement d’un exposé de pragmatisme. Nous avons une situation difficile, nous ne pouvons pas faire autrement, eh bien, nous faisons comme nous pouvons. Et en même temps avec une flamme extraordinaire.
Jean-Noël Jeanneney : Une verve invoque un certain embarras à vrai dire, « ni avec ni sans équivoques… »
Laurent Martin : Oui, la situation est tout à fait paradoxale ou contradictoire. Ce n’est pas seulement par libéralisme qu’il n’y a pas de censure. C’est que même si Malraux est un des seuls d’ailleurs à parler de guerre, il n’y a pas de guerre en Algérie, il y a une opération de police.
Jean-Noël Jeanneney : Des événements.
Laurent Martin : Il y a des énervements. Comme il n’y a pas de guerre, il n’y a pas également de censure. Il n’y a pas également toutes les dispositions qui existent depuis la loi 1881 notamment pour instaurer effectivement une censure de la presse, mais pas seulement de la presse, en état de guerre.
Jean-Noël Jeanneney : C’est vrai que le gouvernement socialiste de Guy Mollet avait instauré une censure, en Métropole, sur les livres et sur les journaux.
Laurent Martin : Non, il n’y avait pas de censure non plus sous Guy Mollet. Il y a eu des livres qui ont été saisis, mais la censure a duré, c’est autre chose, une semaine en tout et pour tout pendant la guerre d’Algérie. C’était juste avant le retour de de Gaulle au pouvoir. Mais pendant toute la guerre d’Algérie il y a eu des saisies administratives qui étaient faites par la police, par le préfet aussi, par la délégation en Algérie. Ce n’est pas une censure en bonne et due forme. C’est-à-dire que l’on ne contrôle pas avant la publication les journaux, les livres etc. En revanche, et c’est d’une certaine façon plus grave, en tout cas pour les journaux, même pour les livres d’ailleurs aussi, on les saisit avant leur diffusion. Ils sont imprimés, il y a eu des frais qui ont été engagés, du papier etc. puis au moment où ils vont être délivrés au public, aux lecteurs, on les saisit. Évidemment, on va les maintenir pendant un certain temps dans des dépôts, ce qui évidemment pour des journaux quotidiens, hebdomadaires, mensuels est terrible parce qu’ils ont coûté cher et il n’y a pas de retour de recettes.
Jean-Noël Jeanneney : La distinction est assez subtile avec la censure à vrai dire. C’est-à-dire que l’on ne fait pas des blancs dans ce qui est imprimé, il n’y a pas de censeur derrière l’épaule du journaliste mais on fait fond sur le fait qu’il crèvera, que des directeurs des journaux crèveront d’être appauvris. D’ailleurs c’est une distinction que nous allons tout à l’heure retrouver sous le Second Empire, par exemple.
Laurent Martin : Absolument. Et d’ailleurs il y a un certain nombre de journaux, je pense notamment à Témoignage Chrétien, je crois, qui avait notamment entamé des poursuites en justice, poursuivi l’État, et le Conseil d’État, après la Guerre d’Algérie, ou à partir des années 61, 62, a donné raison à beaucoup de ces journaux contre l’État.
Jean-Noël Jeanneney : Alors, Malraux nous dit, en somme on s’en remet aux militaires, on ne peut pas faire autrement.
Laurent Martin : Oui, les militaires qui effectivement essayent de contrôler la presse parce que la presse est un oiseau de mauvais augure. Elle dénonce les ratés des opérations de pacification, elle dénonce les tortures, les exactions de l’armée française. Donc, effectivement autoriser la presse à parler c’est se condamner à avouer sans fard ce qui se passe effectivement en Algérie.
Jean-Noël Jeanneney : On ne s’étonne pas, toute l’histoire le montre, qu’il est plus difficile de préserver la liberté de la presse, dans toute sa pureté cristalline, dans les temps des déchirements intestins, ou de guerres extérieures que dans les temps calmes.
Laurent Martin : Oui, parce que là il s’agit d’une opération de police, il s’agit d’une opération de maintien de l’ordre et donc on peut difficilement accuser un adversaire étranger d’être, disons, un danger pour la presse.
Jean-Noël Jeanneney : Alors, nous allons, comme promis, revenir en arrière et voir comment a surgi au moment de la Révolution la première liberté, certain diront jusqu’à la licence, échevelée de la presse en France. Pour comprendre cela, il faut revenir un peu en arrière d’abord, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, comment, sur le modèle anglais, les premiers combats se sont dessinés pour obtenir la liberté la liberté de la librairie, la liberté de la presse.
Laurent Martin : Alors, effectivement, l’Ancien régime se caractérise par ce qu’on pourrait appeler un régime de compression, je reprends, là, le mot de Dominique Régnier ( ?), un publiciste qui a travaillé sur ces questions-là. C’est-à-dire que l’Ancien régime considère la presse, l’imprimerie en général comme une menace, comme un danger, une subversion de l’ordre établi qu’il soit politique ou religieux. Donc, les autorités, que cela soit le roi, le parlement ou les autorités ecclésiastiques ont mis en place un certain nombre de barrières pour empêcher la libre diffusion des idées. Pour ce qui est du pouvoir royal, un directeur de la librairie assisté du lieutenant du royaume empêche, contrôle la publication. Alors, cette fois il y a donc une vraie censure, a priori de la diffusion il y a un contrôle des livres ou des journaux…
Jean-Noël Jeanneney : Il y a un monopole, un monopole aux gens autorisé, un monopole que l’on peut toujours retirer. On le voit dès la Gazette de Renaudot au XVIIe siècle.
Laurent Martin : Voilà. Il y a un double mécanisme. C’est-à-dire qu’à la fois on accorde un privilège, notamment à Renaudot pour sa Gazette mais à d’autres aussi par la suite. Il est le seul à pouvoir diffuser, fabriquer le journal, ce qui élimine la concurrence évidemment des autres publicistes éventuels, et en retour de ce monopole, de ce privilège il doit passer sous les fourches caudines de l’autorité. On sait bien d’ailleurs que le comité de rédaction de la Gazette était lui même composé d’obligés du pouvoir, que Richelieu, Louis XIII eux-mêmes avaient écrit dans la Gazette. Donc, c’était un journal qui était sous le contrôle étroit du pouvoir. Et jusqu’à la fin de l’Ancien régime, il y a ce contrôle très étroit.
Jean-Noël Jeanneney : Mais le XVIIIe siècle est celui où l’on voit progressivement se former, on commence de le dire, un esprit public, c’est le temps où surgissent progressivement des gazettes qui, souvent imprimées à l’étranger, s’efforcent tant bien que mal d’élargir le carcan de l’autorité royale. Et l’influence de l’Angleterre à cet égard est évidemment essentielle, le modèle anglais.
Laurent Martin : Oui le modèle anglais qui est si présent à l’esprit non seulement des philosophes des Lumières, mais de tous les publicistes XVIIIe siècle. Modèle anglais parce qu’en fait dès la fin XVIIe siècle, à la suite de la révolution anglaise il y avait un certain nombre d’avancées qui avaient été faites dans le domaine de la liberté d’expression, notamment le « licensing act » de 1695 avait libéré en grande partie l’imprimerie, et donc il y a, pour a France, pour les publicistes en français une sorte de modèle, d’image très favorable de l’Angleterre comme étant la patrie de la liberté parce que la liberté de la presse est assurée.
Jean-Noël Jeanneney : Il faut dire qu’en Angleterre cette liberté avait accompagné l’essor du parlementarisme. Beaucoup de combats entre les journalistes et le pouvoir exécutif se sont noués autour de question de savoir si l’on pouvait accepter la publicité des débats du parlement à cet état, le nœud de la question.
Laurent Martin : On pourrait presque parler d’un retard français sur l’Angleterre de ce point de vue-là. On sait bien, tous les publicistes du XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières et d’autres ont vraiment tourné leurs yeux, fixé leur regard sur l’Angleterre. Je pense à des gens comme Mirabeau, dont le discours sur la liberté de la presse est directement inspiré de l’Aeropagitica de Milton…
Jean-Noël Jeanneney : Fort antérieur à la Révolution d’ailleurs.
Laurent Martin : Fort antérieur, qui date de 1644. On sait bien aussi que Voltaire dans les articles de l’Encyclopédie consacrés à la Gazette, dont il dit par ailleurs le plus grand mal, par certains de ses aspects, eh bien lui aussi trouve beaucoup de vertus au modèle anglais en disant finalement qu’à Londres en tout cas existe, une douzaine de journaux politiques de bonne tenue…
Jean-Noël Jeanneney : Il y a une ambigüité intéressante d’ailleurs du comportement, de l’attitude des encyclopédistes. D’un côté la défense de la liberté de la presse, c’est Diderot qui écrit, dans l’article de l’Encyclopédie consacré au libelle : « en général, tous pays où il n’est pas permis de penser et d’écrire ses pensées, doit nécessairement tomber dans la stupidité, la superstition et la barbarie. » Et en même temps ils sont très méfiants, à l’égard des gazetiers, tous ces philosophes, très méprisants.
Laurent Martin : Diderot lui-même dans un de ses articles, je crois que c’est dans « Journal », ou dans « Journalier », je ne sais plus, de l’Encyclopédie parle aussi du journal comme étant la pâture des ignorants. C’est-à-dire que le journal encourage la paresse, encourage finalement ceux qui n’ont pas le temps ou l’envie de lire les livres, d’en parler doctement simplement en lisant les comptes-rendus qu’en écrivent les journaux.
Jean-Noël Jeanneney : Ce qui fait rire beaucoup les Encyclopédistes. Ils ont à peu près le même mépris pour les gazetiers que Bourdieu contre ceux qui se permettaient de rendre compte des sujets de ses écrits…
Laurent Martin : cette imposture du clerc ou du docte…
Jean-Noël Jeanneney : Voltaire écrit : « la presse est devenue un des fléaux de la société et un brigandage intolérable ».
Laurent Martin : Quand vous lisez Diderot, Rousseau, Voltaire, ils ont un mépris général pour la presse. Et en même temps, quelqu’un comme Diderot voit quand même une utilité dans la presse, disons une presse plus morale, plus savante. Son modèle finalement c’est Le journal des savants qui avait été fondé au XVIIe siècle, 1665, qui est un ensemble de comptes-rendus de livres très sérieux, de philosophies ou de science. Finalement, la presse, pour lui, ça devrait être ça et non pas cette presse de divertissement, cette presse de frivole, cette presse de ragots aussi, qui commence, dès le XVIIIe siècle, à se développer.
Jean-Noël Jeanneney : On regarde aussi vers les Etats-Unis. Par exemple Brissot, qui est un des grands journalistes de la Révolution, est allé aux Etats-Unis et en rapporte un certain nombre d’idées pour servir ses propres projets.
Laurent Martin : Oui, il y a l’idée qui remonte, qui est ce modèle antique du forum ou de l’Agora, finalement dans un pays qui a une population nombreuse, qui ne peut pas se rassembler physiquement en un même lieu pour débattre des affaires de la Cité, le journal, la gazette pourrait permettre justement ce débat public, pourrait permettre de façon un peu virtuelle ou fictive de rassembler le peuple pour débattre de l’intérêt général. Donc, le modèle américain, le modèle anglais fournissent aux publicistes, et à Brissot notamment, cette idée-là, avec aussi cette comparaison, alors on retourne le jugement de valeur en faveur du journal, Brissot compare le pamphlet notamment et le journal et il dit : finalement le pamphlet c’est une action ponctuelle, c’est une action brève, alors que le journal c’est le catéchisme, ça devrait être en tout cas le catéchisme tous les jours. Ce qui permet jour après jour, continuellement de délivrer un message, une pensée, une parole, auprès du peuple, et de l’instruire. Une idée pédagogique de la presse comme institutrice du peuple.
Jean-Noël Jeanneney : Nous arrivons, par conséquent, à la Révolution qui a été préparée à cet égard, comme à d’autres, par cette longue évolution des esprits. La Révolution française qui va être marquée par une formidable émergence de la liberté de la presse. Et pour ouvrir cette partie de notre conversation, écoutons cette chanson, un peu plus tardive à vrai dire, qui au moment du Directoire défend la liberté de la presse, d’une façon que vous allez entendre.
Le droit qu’on veut nous contesterC’est de publier ce qu’on pense,On a voulu le limiter sous le prétexte de licenceSi vous faisiez exactement vos devoirs par délicatesseVous seriez sans ressentiment, vous seriez sans ressentimentSur la liberté de la presse, sur la liberté de la presseSi quelque abus s’est introduit envers la liberté chérieChacun devrait être réduit à la rigueur de ne rien direVous voudriez nous opposer au droit celui qu’on oppresseEt qui prétend tout exploser, et qui prétend tout exposerPar la liberté de la presse, par la liberté de la presse.N’est-ce pas un abus affreux auquel s’oppose la justiceD’entendre ce droit précieux qui seul aux mortels rend serviceVoire ( ?) sert à les éclairer même à les instruire sans cesseTout à la fois les amuser, tout à la fois les amuserC’est la liberté de la presse, c’est la liberté de la presse
Jean-Noël Jeanneney : Chanson de 1795, à la fin de la période révolutionnaire. Laurent Martin, c’est un peu emberlificoté néanmoins la force du soutien à la liberté de la presse qui est directement issue des événements antérieurs.
Laurent Martin : Oui. Ce qui est intéressant effectivement dans cette archive sonore, c’est d’une part l’exposé des différentes fonctions de la presse : divertir, instruire, et la grande fonction du journal durant la période révolutionnaire c’est quand même le journal politique. Alors c’est à la fois le journalisme parlementaire, le journal est une arme au service du combat politique et on sait que tous les grands députés à la Convention s’appuient sur des journaux, écrivent dans des journaux, et beaucoup se sont révélés d’ailleurs grâce aux journaux. Le journal c’est aussi ce qui permet le lien entre les gouvernants et les gouvernés. On sait bien aussi que les journaux sont composés en grande partie du courrier des lecteurs. Les lecteurs sont en province les correspondants des journaux parisiens, et donc ce qui permet d’instaurer cette démocratie justement dont je parlais un peu à l’instant…
Jean-Noël Jeanneney : ça revient un peu avec les courriels aujourd’hui, mais dans une moindre mesure.
Laurent Martin : Oui, c’est déjà, et c’est étonnant, à cette époque.
Jean-Noël Jeanneney : parce que les journaux ne pouvaient pas s’offrir des correspondants dans toutes les villes de provinces et ces nouvelles arrivaient au trot des diligences.
Laurent Martin : Tout à fait. Et il y a cette dimension importante également de la surveillance finalement du pouvoir, de la transparence du pouvoir. D’ailleurs beaucoup de journaux ont des titres qui rappellent cette fonction : La sentinelle, L’œil. C’est effectivement cette fonction de surveillance, de transparence du pouvoir par le journal. Le journal est le moyen par lequel le peuple contrôle les actes de ses députés ou des gouvernants.
Jean-Noël Jeanneney : On est frappé par le fait qu’au fond il y ait trois composantes de cette émergence, ce que vous dites, bien sûr, le secret. Le secret qui est détestable, tout secret est haïssable,…
Laurent Martin : Dans l’ombre surgissent les complots.
Jean-Noël Jeanneney : Deuxième idée, c’est un hommage à l’Antiquité, Antiquité un peu mystifiée, forums qui se reconstitueraient où chacun pourrait librement, tous les citoyens pourraient s’exprimer. Puis il y a l’idée, me semble-t-il constante aussi, dès 1789, que la presse n’est pas seulement un reflet de ce qui se passe mais doit se faire avec fierté, avec déféminisation, un acteur central du mouvement civique.
Laurent Martin : Oui, tout à fait, un acteur du mouvement civique. Finalement l’action, l’information et l’opinion ne sont pas séparées dans ces journaux. Il n’y a pas ce qui arrivera par la suite, c’est-à-dire une sorte de neutralisation, ou d’euphémisation ( ?) du temps. Là, le journal est à chaque fois une arme, un moyen de continuer le combat politique, d’où ce qu’on a pu appeler un journalisme de l’émeute. Un journalisme extrêmement violent qui appelle, comme Marat le faisait dans L’ami du peuple, ou Hébert dans le père Duchesne, à la mort, à la dénonciation et au meurtre.
Jean-Noël Jeanneney : Avec un vocabulaire populaire ou populacier.
Laurent Martin : Avec une très grande violence, une très grande crudité de ton. Ce n’est pas tous les journaux, mais ces journaux qui sont très politiques, ceux qui sont le fer de lance des montagnards notamment, sont vraiment extrêmement violents.
Jean-Noël Jeanneney : Le tout se fonde sur le célèbre article 11, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du 26 août 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ; tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Dans cette incise finale évidemment réside déjà toutes les ambigüités futures.
Laurent Martin : Cette belle idée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en la liberté d’expression, ne s’est vraiment traduite, concrétisée dans les faits que pendant une assez courte période, les premières années de la Révolution, 1789-92.
Jean-Noël Jeanneney : Période passionnante.
Laurent Martin : Où là, il y a eu, comme vous le disiez, une explosion, une effervescence extraordinaire. On passe de 4 journaux à Paris à 355 en deux ans, de 88 à 90.
Jean-Noël Jeanneney : Floraison formidable.
Laurent Martin : Une floraison extraordinaire. Et c’est les premiers débuts de la presse de province qui jusque là, à cause du privilège, du monopole était extrêmement réduite. Là, elle se développe. Alors, qui est encore une fois une presse essentiellement politique, mais on compte à peu près 500 journaux en 1790 alors que l’on comptait à peine une cinquantaine, une soixantaine 2 ans auparavant. Donc, il y a une extraordinaire florescence de la presse.
Jean-Noël Jeanneney : On le voit d’ailleurs au quotidien de la vie à Paris. Tout autour du Palais Royal, il y a un remarquable historien Américain, Jérémy Popkin, qui a ressuscité ce paysage urbain, on voit se multiplier les cabinets de lecture en particulier.
Laurent Martin : Des cabinets de lecture et la lecture publique est également très importante puisque beaucoup de Français, à cette époque-là, sont encore analphabètes. Donc on voit ce spectacle, assez courant, dans les rues parisiennes, ou même dans les rues de toutes les villes de France, de gens lisent à haute voix le journal avec une foule qui s’assemble autour d’eux et qui entend des nouvelles plus ou moins fraîches et plus ou moins avérées qui proviennent de la capitale. Il y a cette extraordinaire efflorescence qui s’accompagne aussi d’une extraordinaire liberté dans le ton, une absence de censure quasi-totale. Il y a eu quelques tentatives, notamment la loi Thouret, 1791, pour essayer de canaliser un peu cette violence, cette licence, sans succès.
Jean-Noël Jeanneney : Il définissait les délits de presse : provocation à la désobéissance aux lois, incitation à l’avilissement des pouvoirs constitués, résistance aux pouvoirs publics.
Laurent Martin : Mais elle n’est pas appliquée. Il faut attendre la Terreur, c’est évidemment une chose qui n’était pas prévue au départ, qu’une chape de plomb s’abat sur la presse parisienne et nationale, au nom de la liberté. C’est l’idée de Marat : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté… il est temps de recourir à la violence pour lutter contre le despotisme des rois… » Au nom de ce beau principe, une censure véritablement féroce s’abat sur la presse. Non seulement des journaux sont fermé, c’est en plusieurs phases, en fonction des luttes des factions qui se déroulent au sein de la Convention, mais des journalistes sont emprisonnés, exécutés, d’autres condamnés à l’exil ou au bannissement… Donc, il y a une vraie violence qui s’exerce-là de 1792 jusqu’à la fin de la Terreur avec la chute de Robespierre.
Jean-Noël Jeanneney : C’est la loi de mars 1793, la plus importante, qui stipule : « Quiconque sera convaincu d’avoir composé ou imprimé des écrits qui proposent le rétablissement de la royauté en France, ou la dissolution de la représentation nationale sera traduit devant le tribunal révolutionnaire et puni de mort. » Là, on est directement dans le refus de la liberté à ceux qui n’acceptent pas le pouvoir en place. Il faut dire qu’il y avait beaucoup de journaux monarchistes qui profitaient de la période, avec beaucoup de talents souvent, Rivarol et les autres.
Laurent Martin : Absolument. Et le paradoxe c’est que les lois liberticides qui sont votées à partir de 1792 en particulier contredisent complètement les constitutions qui sont élaborées à la même période. Ces constitutions réaffirment à chaque fois la liberté de la presse, les libertés d’expression intouchables, intangibles. Pourtant, les lois qui sont votées à côté et en même temps et les pratiques des tribunaux révolutionnaires démentent complètement cette affirmation de principe. Donc, la Révolution est dans ce paradoxe, qu’elle est à la fois obligée évidemment par son essence même d’affirmer la liberté et par la pratique du pouvoir qu’elle met en place, elle est obligée de démentir cette liberté.
Jean-Noël Jeanneney : C’est d’ailleurs à certains égards une sorte de laboratoire pour ce qui se passera dans beaucoup de pays au XXe siècle. Des pays totalitaires, en particulier à l’est de l’Europe, qui affirmeront la liberté de la presse tout en l’opprimant sans cesse au nom de la défense précisément du régime qui doit l’assurer. C’est ça ?
Laurent Martin : Oui, oui, il y a effectivement cette idée là. D’abord, « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » et que la liberté n’est pas licence.
Jean-Noël Jeanneney : Alors, dès le Directoire, après la Convention thermidorienne (27 juillet 1794 au 26 octobre 1795), dès la fin de la décennie 1790 on voit les nouveaux puissants refuser la liberté de la presse au motif que le régime est attaqué, sur sa gauche par les jacobins et sur sa droite par les monarchistes. Comme en témoignent les mémoires de Fouché, qui évoque son premier passage au ministère de la police, c’est à ce moment-là.
« A mon arrivée au Luxembourg, je trouvais, comme je m’y attendais, Sieyès et ses copains collègues exaspérés contre les journaux. Je provoquais aussitôt un message pour demander au Conseil des mesures répressives applicables aux journalistes contrerévolutionnaires et aux libellistes. Décidé à refréner la licence de la presse, j’en vins à un acte décisif, je supprimais d’un seul coup 11 journaux, des plus accrédités, parmi les jacobins et les royalistes. Je fis saisir leur presse et arrêter même les auteurs que j’accusais de semer la division parmi les citoyens, de l’établir à force de la supposer, de déchirer toutes les réputations, de calomnier toutes les intentions, de ranimer toutes les factions, de réchauffer toutes les haines. Par son message, le Directoire se bornait à prévenir le Conseil que la licence de plusieurs journalistes l’avait déterminé à les faire traduire devant les tribunaux et à mettre les scellés sur leur presse. A la lecture de mon rapport, des murmures se firent entendre, l’agitation régna dans la salle. Le député Briot déclara qu’il se préparait un coup d’État et, après m’avoir personnellement attaqué, il demanda la suppression du ministère de la police. Le lendemain, le Directoire fit insérer dans le Rédacteur et dans le Moniteur, l’éloge de mon administration. »
Jean-Noël Jeanneney : C’était François Maistre qui lisait cet extrait des mémoires de Fouché, en février 1971. Alors, Laurent Martin, on a là, déjà, le signe d’un tournant puisque Foucher sera ministre de la police de Napoléon.
Laurent Martin : Oui, Fouché est un de ces personnages qui ont traversé la Révolution et l’Empire en étant à chaque fois du bon côté.
Jean-Noël Jeanneney : Du côté du manche, vous voulez dire.
Laurent Martin : En sachant s’adapter aux circonstances. Alors, effectivement le Directoire est une période plus calme par rapport à la Terreur. Il y a une sorte de tolérance qui est accordée à partir de 1794, notamment à la presse monarchiste qui refleurit à partir de cette date-là. Et c’est la conspiration des égaux de Gracchus Babeuf qui fournit le prétexte au Directoire pour à nouveau donner un tour de vis à la liberté de la presse, la Saint-Barthélemy de la presse.
Jean-Noël Jeanneney : Ça, c’est un coup à gauche. Il y a également un coup à droite contre les royalistes.
Laurent Martin : Oui, ce qui est amusant, si l’on peut dire, c’est que cette façon de tirer prétexte d’une conspiration, d’un coup d’État, ou d’une menace d’un coup d’État, d’un complot pour donner ce tour de vis à la presse, on va retrouver cette pratique, ce procédé, tout au long du XIXe siècle. En 1820, sous la Restauration, c’est la mort, l’assassinant du Duc d’Angoulême (Remarque : il est probablement question du Duc de Berry) qui fournit à Louis XVIII le prétexte d’un resserrement très fort de la contrainte.
Jean-Noël Jeanneney : C’est l’héritier du trône, le fils du futur Charles X, qui est le seul héritier en principe avant qu’on découvre qu’il avait un fils qui était en route.
Laurent Martin : Sans doute. Et la presse est considérée, d’ailleurs par certains journaux ultra-royalistes, qui de la même façon jouent contre leur propre camp, comme ayant, si l’on fourni l’arme au meurtrier du moins la justification de son crime. Et donc, à partir de 1820, il y a un tour de vis. Même chose,…
Jean-Noël Jeanneney : D’ailleurs, le premier ministre de Louis XVIII chute de case et on dit « son pied a glissé dans le sang », c’est cela que ça veut dire. On lui reproche d’avoir été trop tolérant à l’égard de la presse. Vous avez sauté, j’observe, par-dessus le 1er Empire. Il faut tout de même rappeler que ça a été un moment de régression, du point de vue qui nous occupe, absolue et de reprise en main. Toute cette histoire, c’est deux pas en avant, un pas en arrière.
Laurent Martin : La situation de la presse effectivement à la fin du 1er Empire est pire qu’à la fin de l’Ancien Régime. Il y a très peu de journaux qui existent, puisque Bonaparte en arrivant au pouvoir, après son coup d’État, a supprimé d’un coup la plupart des journaux, ne laissant que 4 journaux à Paris. Puis à partir de la loi de 1810, qui est une des grandes lois répressive, ou oppressive du XIXe siècle, a fixé à 1 par département le nombre de journaux autorisés. Donc, il y avait une vraie, non seulement censure, avec une commission de censure qui contrôlait a priori les publications, qu’elles soient d’ailleurs sous la forme de livres ou de journaux, mais aussi une sorte de limitation par le nombre des journaux, des imprimeurs, avec ce système du brevet, du serment… une série de procédés et de mécanismes qui permettaient de restreindre au maximum finalement la production.
Jean-Noël Jeanneney : Une reprise impitoyable. Et ça repart, le mouvement repart vers la liberté à partir des Cent-Jours de la Restauration. D’ailleurs, aux Cent-Jours Benjamin Constant, qui est le rédacteur de la Constitution provisoire, qui n’a pas durée longtemps, était l’auteur d’un écrit, paru en 1814, La liberté des brochures.
Laurent Martin : Il y a un relâchement tactique pendant les cent-Jours parce que Napoléon essaye de se concilier les libéraux au moins pour faire face à la menace extérieure. Mais on sait bien que Napoléon était très hostile à la liberté de la presse. Il disait qu’accorder la liberté de la presse c’est se condamner lui-même à aller vivre dans une ferme à 100 lieux de Paris. Parce qu’il n’était pas finalement de pouvoir sans contrôle de la presse. Donc, il est lui, sans équivoque sur la nécessité de la censure.
Jean-Noël Jeanneney : Les quinze ans qui suivent, c’est-à-dire la 1ère Restauration, Louis XVIII et Charles X, sont marqués par des débats constants sur cette grande affaire de la liberté de la presse. Et la chute du régime, la chute de Charles X, en juillet 1830, survient en particulier à cause d’une protestation pour une des ordonnances réprimant la liberté de la presse.
Laurent Martin : Oui parce que par deux fois que ce soit en 1814 ou en 1830, le nouveau régime s’empresse de proclamer la liberté de la presse en disant « qu’il n’y a rien de plus sacré, de plus intangible que la liberté de la presse… », évidemment tenant compte finalement de l’épisode révolutionnaire tout en voulant renouer la chaîne des temps, comme on sait. Mais dans la pratique, évidemment les lois qui sont instaurées, il y en a 18, entre 1815 et 1848, 18 lois et ordonnances qui alternent les périodes de relâchement et de resserrement, montrent que le pouvoir se méfie beaucoup, et à raison, de cette presse qui peut appeler à sa chute.
Jean-Noël Jeanneney : Je vais vous faire écouter quelqu’un, dont la position à cet égard est ambiguë puisqu’il est à la fois très fidèle aux Bourbons et en même temps un des combattants pour la liberté de la presse. Il ne pouvait pas faire autrement puisqu’il s’agit de Chateaubriant, toujours lu par François Maistre.
« La presse, c’est la parole à l’état de foudre. C’est l’électricité sociale. Pouvez-vous faire qu’elle n’existe pas ? Plus vous prétendez la comprimer, plus l’explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivrez avec la machine à vapeur. Il faut apprendre à vous en servir en la dépouillant de son danger, soit qu’elle s’affaiblisse peu à peu dans un usage commun et domestique, soit que vous assimiliez graduellement vos mœurs et vos lois aux principes qui régiront désormais l’humanité. »
Jean-Noël Jeanneney : Un texte assez lucide, n’est-ce pas Laurent Martin, qui définit assez bien ce que va être les deux voies possibles de la presse au XIXe siècle.
Laurent Martin : Oui, c’est lucide, sur l’idée que vraiment la compression, comme je le disais tout à l’heure, l’idée d’une restriction extraordinaire de la production n’est pas tenable finalement pour un pouvoir. Plus on comprime la liberté de la presse, plus on s’expose à des explosions. C’est l’idée finalement que la presse c’est comme un torrent. Image que l’on trouve déjà au XVIIe siècle. Plus on la canalise et plus elle risque d’avoir de la force et de se retourner finalement contre le pouvoir. Chateaubriant avait été victime de la censure sous le 1er Empire, donc, il était très bien placé pour savoir les conséquences d’un pouvoir trop autoritaire. En même temps, on sait bien aussi qu’il était, sinon des ultras, en tout cas de la presse royaliste et qu’il considérait que la presse libérale, ou républicaine était extrêmement dangereuse. Donc, on est à chaque fois sur cette ambigüité, d’une liberté qui ne doit pas devenir licence.
Jean-Noël Jeanneney : La Révolution de 1830, apparaît comme une bonne opération pour la presse, dans un premier temps. Le fameux journal Le National, qui avait porté les revendications du côté des Orléanistes parait triompher. Puis à mesure que le régime de Louis-Philippe avance dans le temps, on voit se resserrer le poids du contrôle. L’attentat de Fieschi, comme toujours quand il y a un attentat, un moment dramatique, c’est un petit peu le cas de l’assassinat du Duc d’Angoulême (Remarque : il est probablement question du Duc de Berry), que vous évoquiez il y a un instant, contre Louis-Philippe, en juillet 1835, est un prétexte pour faire passer des lois qui sont très rigoureuses à nouveau.
Laurent Martin : On a dit de 1830 qu’elle était une Révolution de la presse et par la presse, effectivement les gens, l’équipe du National et un certain nombre d’autres journaux, c’étaient regroupés pour protester contre les ordonnances de Charles X et de Polignac et avaient déclenché les Trois glorieuses qui avaient amené à la chute du régime. Louis-Philippe arrivant au pouvoir, par la grâce de cette Révolution, ne pouvait moins évidemment que d’accorder la liberté de la presse, pleine et entière avec cette charte révisée. Très vite, il s’aperçoit que cette liberté se retourne contre lui, puisque beaucoup de Républicains estimant que la Révolution leur a été volée, dérobée, s’en prennent à Louis-Philippe, à sa famille, au pouvoir, aux autorités constituées etc.
Jean-Noël Jeanneney : Par l’écrit et la caricature. Comme la caricature de Louis-Philippe en poire.
Laurent Martin : Par l’écrit et la caricature.
Jean-Noël Jeanneney : Comme la caricature de Louis Philippe en poire. On supprime l’autorisation préalable mais on garde une arme absolument redoutable qui est le cautionnement.
Laurent Martin : Alors, le cautionnement, c’est tout à fait étonnant. C’est une mesure qui a été introduite par les lois De Serre, le ministre de Decazes, en 1819. Une mesure plutôt libérale au départ puisque le cautionnement consistait à mettre, à obliger en tout cas les directions des journaux à mettre de côté une certaine somme d’argent pour faire face aux amendes. C’était une mesure libérale dans la mesure où ça permettait aux journaux de ne pas couler sous le poids des amendes. Là aussi, très vite les pouvoirs se sont aperçus que le cautionnement pouvait être une mesure extrêmement restrictive puisqu’en élevant la somme d’argent qu’il fallait verser au départ, avant même de lancer le premier numéro, pour faire paraître un journal, on instaurait une sorte de barrière financière et sociale, évidemment aussi, au lancement des journaux, ce qui permettait d’écarter les journaux, disons, révolutionnaires, républicains, ou ouvriers en particulier qui s’adressaient à un public plus modeste. Donc, le cautionnement était une des armes dont s’est servie le pouvoir pour limiter très fortement le nombre de journaux créés.
Jean-Noël Jeanneney : Avec en arrière fond du débat public, cette habituelle chanson du pouvoir politique qui consiste à dire « mais quoi ? Vous ne cessez pas de dire l’accent sur ce qui ne va pas, il y a un certain nombre de choses qui ne vont pas mais l’essentiel va bien, mais vous n’en parlez jamais... ». On trouve cette idée dans une chanson que j’ai eu plaisir à choisir, qui est de Renée Lebas, qui s’appelle Messieurs les journalistes, elle date de 1948.
On lit dans les journauxLes bandits sont dans la citéMais jamais dans les journauxOn ne parle des gens bien sagesQui font du bien sans publicité.On lit dans les journauxIl l’aimait trop, il l’a tuéeMais jamais dans les journauxOn ne parle des bons ménagesQui s’aiment bien sans se tuer.Allons, allons messieurs les journalistesPourquoi faut-il que vous soyez si tristes ?N’y-a-t-il autre chose dans la viepour qui sait regarder que des spectacles morosesdont il convient de se garder ?N’y-a-t-il du soleil sur chaque maison,pour qui sait regarder et toujours une raison de sourire et d’aimer ?Ne me dites pas nonOn lit dans les journauxMort affreuse d’un assassinMais jamais dans les journauxOn ne lit dans telle pouponnière30 nouveau-nés se portent bienOn lit dans les journauxMonsieur untel est un venduMais jamais dans les journauxOn ne parle de gens honnêtesOn pourrait croire qu’il n’y en a plus.Allons, allons messieurs, soyons sincèresIl ne faut pas non plus, on exagèreN’y-a-t-il autre chose dans la viepour qui sait regarder que des spectaclesmoroses dont il convient de se garder ?on devrait faire, je propose, des journaux dans un genre inéditoù l’on dirait que les choses,les belles choses qu’il faut aimer,la vie, les bonnes nouvelles, les gens de cœurMessieurs les journalistesApprenez-nous le bonheur.
Jean-Noël Jeanneney : Renée Lebas, Messieurs les journalistes, une chanson de Paul Misraki.
Laurent Martin : Oui, c’est une jolie chanson qui montre finalement qu’on reproche toujours aux journalistes de ne pas parler des trains qui arrivent à l’heure. Ce qui est faux, parce qu’évidemment toute une presse qui s’est développée justement sur l’idée d’un journalisme du bonheur.
Jean-Noël Jeanneney : Rose.
Laurent Martin : La presse du cœur, voilà. On a tout de suite des titres qui nous viennent à l’esprit.
Jean-Noël Jeanneney : On raconte qu’à l’extrême fin de sa vie, John Rockefeller, le milliardaire américain, le fondateur de la dynastie, se faisait imprimer, pour lui tout seul, une édition du New York Times, qui ne contenait que les bonnes nouvelles. Je ne sais pas quel pourcentage du journal on gardait.
Laurent Martin : Oui, à l’inverse, Napoléon se faisait écrire un journal pour lui tout seul, dont il avait l’usage exclusif, par Joseph Fievet, qui était le seul journal à dire la vérité.
Jean-Noël Jeanneney : Revenons à 1848, la Seconde République, à nouveau une presse libre et à nouveau c’est assez bref puisque dès 1849 la République devenue conservatrice limite la liberté de la presse. Un grand débat où Victor Hugo et d’autres prennent parti bien sûr pour défendre cette liberté menacée, attaquée, violée.
Laurent Martin : Eh oui, 1848 avait été comme en 89, 1789, une extraordinaire promesse, une extraordinaire explosion de la presse avec des centaines de journaux créés à travers la France, l’abandon de toutes les mesures de coercition qui pesaient sur la presse : le cautionnement, les délits de presse confiés aux jurys d’assise, une mesure très importante également qui permettait d’échapper aux tribunaux correctionnels…
Jean-Noël Jeanneney : Ils sont toujours plus indulgents, bien sûr, que les juges professionnels.
Laurent Martin : Voilà, qui étaient dans la main du pouvoir. Donc, vraiment une libération de la presse, une liberté de ton, là aussi extraordinaire, beaucoup moins violente d’ailleurs que pendant la première Révolution, que la Révolution de la fin du XVIIIe. Et puis, après les journées de juin 1848, qui avaient parues retourner contre elle-même la République, ou en tout cas une partie de ceux qui l’avaient instaurée dans les journées de mars…
Jean-Noël Jeanneney : La fin des grandes espérances.
Laurent Martin : La fin des grandes espérances, la fin des effusions lyriques, l’Assemblée républicaine, mais composée en grande partie de conservateurs, d’orléanistes, voire déjà de bonapartistes, considèrent déjà qu’il faut mettre fin à cette période de liberté et instaure ou réinstaure toute une série de mesures coercitives. Et finalement, quand Napoléon III va faire son coup d’État, en 1851, la majeure partie du travail sera déjà faite. La plupart des journaux républicains, la plupart des journaux de gauche, les journaux socialistes ou assimilés auront déjà disparus.
Jean-Noël Jeanneney : Pour Napoléon III, la presse c’est l’hydre aux 100 têtes. On a beau en couper 99, il en repousse toujours de nouvelles. Donc, il n’hésite pas à mettre un système coercitif en place en inventant encore un nouveau principe, assez habile également, à côté du cautionnement, c’est le système de l’avertissement. Toujours l’effort pour rechercher l’autocensure des journalistes plutôt que la censure préalable à leurs écrits. On trouve tout ça encore aujourd’hui abondamment dans les pays autoritaires.
Laurent Martin : Oui, pour que l’intervention du pouvoir soit moins visible et qu’il soit lui-même moins visé.
Jean-Noël Jeanneney : Alors, l’avertissement, c’est quoi ?
Laurent Martin : L’avertissement c’était, si un journal franchissait la ligne jaune, c’est-à-dire contestait le pouvoir sous une forme ou sous une autre, mais en même temps sans donner prise véritablement à des poursuites devant le tribunal, le pouvoir, l’autorité de police lui donnait un avertissement. Deux avertissements sans condamnation obligeaient le journal à se séparer de son rédacteur en chef. Deux condamnations obligeaient le journal à suspendre sa publication.
Jean-Noël Jeanneney : L’avertissement, ce n’est pas vraiment des condamnations, c’est administratif.
Laurent Martin : Alors, il y avait avertissement et condamnation. Les deux étaient couplés. Et quand un journal était à la fois averti et condamné, il pouvait aller jusqu’à être tout simplement supprimé. Un journal comme L’Univers, par exemple, de Louis Veuillot, qui était un journal catholique, ultra bon teint, avait été suspendu pendant toutes les années 1860 à cause de ses prises de position.
Jean-Noël Jeanneney : Alors, on voit la liberté de la presse retrouver de la place de plus en plus, reprendre un essor, à mesure que l’empire évoluait, que l’on passe de l’empire autoritaire à l’empire libéral. Et du même coup, dans les dernières années fleurissent des feuilles d’opposition, c’est, par exemple, celle bien connue de Rochefort, La lanterne, allusion à la fois au fait d’éclairer et en même temps à La lanterne de l’époque de la Révolution où l’on pendait les aristocrates. C’est Rochefort, dans le premier numéro commençait par cette phrase mémorable : « La France contient trente-six millions de sujets, dit l’Almanach impérial, mais ce n’est pas compter les sujets de mécontentement. »
Laurent Martin : Oui, La lanterne était un journal très important. Il avait fait partie de ce qu’on avait appelé la Révolution du mépris. C’est-à-dire, là encore, cette floraison de journaux à la fin du Second Empire, à partir de la loi de 1867 qui libère ou libéralise le régime de la presse. Toute une série de journaux profitent de la tolérance relative du pouvoir pour contester ce pouvoir. Henri de Rochefort, on le sait, était l’un des plus virulents. Il considérait que Napoléon III était un dictateur et un assassin. On sait aussi qu’après l’interdiction de La lanterne Rochefort est parti en exil en Belgique, où il a fondé un certain nombre de journaux, notamment Le rappel, avec Victor Hugo. Il est revenu, il a été député de Belleville en 69, et a lancé ce journal, La Marseillaise dont l’un des journalistes, Victor Noir avait été assassiné, enfin on a dit qu’il avait été assassiné, les circonstances ne sont pas claires…
Jean-Noël Jeanneney : Si, si, ça a été vérifié, il a été assassiné par le cousin de l’Empereur, Pierre Bonaparte.
Laurent Martin : Oui, mais quelles ont été exactement les circonstances de cet assassinat ?
Jean-Noël Jeanneney : Il s’agissait d’une esquisse d’un projet de duel avec des témoins, peu importe. L’essentiel, c’est significatif, les obsèques de Victor Noir deviennent un symbole éclatant du soutien de l’opinion, à la fin de l’Empire, à la liberté de la presse. Mais, je crois que l’on ne peut pas oublier que toute cette période d’essor de la liberté de la presse s’explique aussi par les progrès techniques et par la capacité que désormais les journaux ont d’être diffusés en beaucoup plus vite et en beaucoup plus grand nombre. Et il y a un certain nombre d’hommes de presse qui incarnent à la fois ce progrès technique et ce combat. Par exemple, Emile de Girardin.
Laurent Martin : Emile de Girardin, qui a eu une longue carrière d’homme de presse, lui aussi a connu beaucoup de régimes et s’est adapté à ces régimes. Des gens qui ont aussi symbolisé cet essor de la presse nouvelle, comme Charles Havas…
Jean-Noël Jeanneney : Havas, le fondateur de l’agence Havas.
Laurent Martin : Des gens comme Moïse Polydore Millaud, qui est le fondateur du Petit Journal, en 1863. Intéressant le Petit Journal d’ailleurs parce que c’est le premier journal populaire, comme on sait, qui est vendu un sou, 5 centimes, la plus petite pièce que l’on puisse trouver, le journal est enfin à la portée de toute les bourses. Et il a un succès foudroyant aussi parce que ce n’était pas un journal politique. Donc, il n’est pas assujetti à toutes les taxes que fait peser le Second Empire sur la presse politique notamment le droit de timbre qui était une mesure introduite à la fin du XVIIIe siècle à partir de l’exemple anglais et qui a perdurée jusqu’à la fin 1881.
Jean-Noël Jeanneney : Donc pas de mauvaises nouvelles politiques et beaucoup de faits divers sanglants.
Laurent Martin : Voilà, c’est le principe. C’est le principe du feuilleton, du fait divers et pas d’engagement politique en tout cas apparent même si on sait que Millaud a été un fervent partisan de l’Empereur.
Jean-Noël Jeanneney : Alors, cette réflexion sur l’histoire de la liberté de la presse, nous allons terminer avec les débuts de la Troisième République jusqu’à la loi extraordinairement libérale de juillet 1881. Mais pour comprendre cela il faut savoir que les fondateurs de la IIIe ont été formés par la lutte contre le Second Empire notamment dans le domaine des journaux. Et en même temps ils se sentent les héritiers de la Révolution française en ceci que pour beaucoup de ces élus, on ne peut pas faire le départ entre leur rôle de parlementaires et leur rôle d’hommes de presse. Ils sont à la fois journalistes et politiques.
Laurent Martin : La plupart des grands noms de la Troisième République, qui ont effectivement fait leurs classes auparavant, ont travaillé dans la presse. Ils ont été soit directeurs, soit journalistes.
Jean-Noël Jeanneney : Ils ont souvent été en prison comme Jules Ferry, Clémenceau, sous le Second Empire.
Laurent Martin : Oui. Donc, pour eux la liberté, accorder à la liberté à la presse, c’est d’une part concrétiser finalement les promesses de la République, montrer que la République est un régime authentiquement libéral et en même temps aussi, il faut avoir cette idée en tête, le contrôle n’est plus possible, la compression n’est plus possible. Il y a une telle poussée en faveur de la liberté d’expression, en faveur de la liberté de la presse que maintenir un régime de surveillance, et en particulier un régime de surveillance a priori, de la presse s’avère techniquement impossible. Donc, il vaut mieux accorder la liberté de la presse quitte ensuite à prévoir dans la loi un certain nombre de garde-fou, et aussi éventuellement, grâce au développement de la presse, disons, relativiser ou noyer dans la masse les journaux contestataires.
Jean-Noël Jeanneney : Là, il y a un parallèle qui s’impose avec ce qui s’est passé, à partir des années 1980, en France du côté de la radio et de la télévision où il y a eu à la fois le désir d’un libéralisme accru au nom de principes et aussi de l’évidence que l’on ne pouvait plus à ce moment-là tenir en main les antennes puisqu’il y avait beaucoup plus d’antennes. Mais revenons à cette période des années 1870. Et pour introduire ce dernier moment de notre conversation, je voudrais vous faire écouter une archive extraite de notre chère Tribune de Paris, vous savez, « Les hommes, les idées, les événements à l’ordre du jour », grand lieu de débats, eh bien on parle, - à ce moment-là, on est sous la constituante qui va créer la Constitution de la VIe République, on est en juillet 1946, on peut reconnaître plusieurs des invités, sur les antennes de la radio d’Etat, notamment Bernard Lecache, qui est le fondateur de la LICRA, la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, Raymond Manevy qui a écrit une Histoire de la presse que l’on peut lire encore, Georges Altuler ( ?), résistant, journaliste, Franc-tireur, Fernand Pouey et puis l’humoriste Pierre Dac, tel qu’en lui-même, vous allez le voir.
« Voix masculine, speaker : « Tribune de Paris ». Voix féminine, speakerine, « Les hommes, les idées, les événements à l’ordre du jour ». Fernand Pouey : Le décret du 17 mars 91 avait rendu entièrement libre la profession d’imprimeur et en même temps la Constitution du 3 septembre 91 avait accordé à tout homme la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer, de publier ses pensées sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection préalables, c’est-à-dire n’importe qui pourrait écrire n’importe quoi. Et à la suite des abus qu’a entraînés cette liberté absolue, la Convention a dû décréter que ceux qui provoqueraient par leurs écrits le meurtre et la violation des propriétés seraient punis de la peine de mort ou selon les cas, de 6 ans de fer. Bernard Lecache : Pas de plaisanterie non plus, Fernand. Quand je réclame la liberté de la presse, bien entendu, je ne la réclame ni pour les assassins, ni pour les escarpes, ni pour les crapules. Georges Altuler ( ?) : Oui, et alors dans ces conditions, Lecache, toi qui est non-conformiste, alors tu admettrais par exemple qu’un journal fasciste à l’heure actuelle puisse faire l’éloge de Pétain, puisse dire et écrire dans son journal que, par exemple Pétain n’a pas démérité, que Pétain n’est pas déshonoré ? Bernard Lecache : Je t’aime beaucoup mon petit Altuler ( ?), mais si tu continues à plaisanter de la sorte, envois des billes. Je suis pour la liberté de la presse, la liberté sans rivages chère à Jules Vallès, mais bien entendu, je suis contre la fausse liberté, celle qui me crache, celle qui diffame les personnes et les collectivités dans leurs convictions les plus intimes, dans leur foi sincère, celle qui appelle au meurtre, celle qui a pour conclusion naturelle de vous amenez au four crématoire. Raymond Manevy : C’est-à-dire qu’au fond, Bernard Lecache, tu es partisan d’une liberté limitée. Bernard Lecache : Parfaitement. Raymond Manevy : La liberté absolue, c’est le droit, pour n’importe qui, d’écrire et de publier n’importe quoi, n’importe comment sur n’importe quel sujet. Cette liberté absolue est-elle possible ? Il est évident qu’elle n’est pas possible. Parce que les jacobins eux-mêmes avaient reconnu qu’ils ne voulaient pas de la liberté absolue, et Dufresne, au lendemain de thermidor, à l’époque où Tallien essayait de ramener, demandait la liberté totale, Dufresne déclarait aux jacobins que s’il n’avait pas le droit de se servir de son couteau pour assassiner ses enfants, il n’avait pas d’avantage celui d’assassiner sa patrie par ses écrits. Ainsi il répondait à l’avance à la question qu’Altuler ( ?) posait à notre ami Bernard Lecache parce qu’il lui disait tu n’admettrais pas que la presse fasciste puisse reparaître maintenant, ni qu’un organe pétainiste puisse développer la thèse des défenseurs de la collaboration. Fernand Pouey : Alors Bernard Lecache, voulez-vous répondre à Raymond Manevy ? Bernard Lecache : Je résume ma réponse : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Fernand Pouey : Pierre Dac va nous dire quelque chose. Pierre Dac : C’est exactement mon avis. En ce qui me concerne, et suivant d’ailleurs la formule de le ( ?), je suis contre. Bernard Lecache : Contre quoi ? Pierre Dac : Je suis contre tous ceux qui sont pour ceux qui sont contre la liberté de la presse. Voix masculine : Fort Bien. Bernard Lecache : Voilà qui avance singulièrement le débat. »
Jean-Noël Jeanneney : Laurent Martin, on est frappé par la référence faite à la période révolutionnaire et cette sorte de justification cherchée chez les jacobins, de l’époque de la Terreur, pour justifier qu’on ne laisse pas la liberté de la presse aux pétainistes et aux collaborateurs en 1946.
Laurent Martin : La période est particulière. A la fois la Libération, la fin d’un régime très oppressif de censure et de poursuite des journaux, des journalistes, de violence et de terreur, donc une vraie libération de l’expression et en même temps certaines opinions sont interdites. Certaines opinions sont bannies de la cité ou du débat public. On sait, qu’en 1951, il y a une loi interdisant l’apologie de la Collaboration. Donc, il y a cette ambigüité toujours, mais qui est constitutive finalement de la démocratie libérale, qui est : jusqu’où peut-on aller ? Jusqu’à quel degré de liberté peut-on accorder aux ennemis de la République, de la liberté, de la démocratie ?
Jean-Noël Jeanneney : On est frappé, par contraste, du fait qu’en 1881, la loi de juillet, les républicains, fondateurs du nouveau régime vont opposer au contraire très loin. Ils prennent le risque de laisser la parole entièrement libre à leurs critiques d’extrême-gauche - les socialistes sont en train de se constituer - et surtout aux catholiques, aux contre-révolutionnaires qui aspirent très, très violemment à la chute de la république. Cette loi est remarquable et en plus elle est votée par un très grand nombre de parlementaires.
Laurent Martin : Oui, elle procède finalement de calculs croisés. Les républicains ne veulent laisser à personne d’autre le monopole ou la gloire d’avoir accordé pleine et entière liberté à la presse, puisque finalement la liberté réalise ici son essence, par cette loi extrêmement libérale. Les opposants aux républicains au pouvoir que ce soit sur la gauche, les socialistes, ou sur la droite, disons même si ces clivages ne sont pas exactement ceux-là, les monarchistes et les catholiques, trouvent là l’assurance de pouvoir critiquer la République sans craindre de cette république les représailles qu’ils y avaient sous les régimes précédents. Donc il y a une très grande, quasi unanimité, majorité de députés qui votent pour cette loi. Les seuls députés votant contre étant d’ailleurs des députés républicains. Il y a 4 députés républicains qui votent contre estimant que cette loi ne protègent pas assez la République, qu’elle donne finalement licence à ses opposants, à ses adversaires de la critiquer et donc de la mettre en danger.
Jean-Noël Jeanneney : En principe, elle est très, très libérale. Le rapporteur au Sénat, Eugène Pelletan, s’exprime de la sorte : « La presse à bon marché est une promesse tacite de la République au suffrage universel. » Donc, la génération - effectivement, vous le citiez tout à l’heure - des opposants à l’Empire. « La presse, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l’électricité - c’est là qu’on trouve les effets des progrès techniques - peut seule tenir la France toute entière assemblée comme sur une place publique. » et ça, c’est à nouveau l’idée…
Laurent Martin : Du forum et de l’Agora.
Jean-Noël Jeanneney : « et la mettre homme par homme et jour par jour dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions. » On est bien loin d’avoir la radio et la télévision et pourtant c’est la même aspiration et la même confiance finalement très optimiste dans le fait que les citoyens éclairés sauront à coup sûr se comporter bien.
Laurent Martin : Oui, un optimisme et en même temps un intérêt bien compris. Parce que c’est par ce débat public, par cette faculté qu’a la presse d’atteindre toute les couches de la population, par notamment la presse populaire, que la République est par là-même d’être sauvegardée, fortifiée. C’est donc aussi une manière de conserver, je dirais, le régime ou de le protéger contre ses adversaires. Mais il faut quand même rappeler que la loi de 1881 ne réintègre pas le droit de la presse dans le droit commun. Ça reste un droit extraordinaire d’une certaine façon.
Jean-Noël Jeanneney : C’est vraiment l’aboutissement de cette aspiration à la liberté de la presse qui parcoure tout le XIXe siècle. Je crois qu’il est bon de s’arrêter là d’autant plus car ensuite quelques tempéraments ont été apportés à cette loi, notamment au moment des attentats anarchistes et aussi en 1936. Merci Beaucoup Laurent Martin de nous avoir permis de restituer cette évolution et ce combat finalement victorieux mais une victoire toujours fragile, c’est le combat de grands ancêtres.
Laurent Martin : Merci à vous.
Jean-Noël Jeanneney : Vous avez consacré un livre à la période qui suit mais qui naturellement s’enracine en 1881, La presse écrite en France au XXe siècle, c’est paru l’année dernière en le Livre de poche. Je voudrais aussi rendre hommage à un très beau livre de Michel Winock qui s’appelle Les Voix de la liberté : les écrivains engagés au XIXe siècle, les écrivains se sont portés constamment au devant du front dans cette bataille. Le livre est paru aux éditions du Seuil en 2001. Il est maintenant disponible en livre de poche.
Autres indications sur le site de l’émission :
Programmation musicale : Robert Rocca, « 18 Fructidor », archive INA et Paul Misraki, Renée Lebas, « Messieurs, les journalistes » MCF, une interprétation qui date de 1948.
Les livres :
– Laurent Martin, « Le Canard enchaîné : histoire d’un journal satirique (1915-2005) », Ed. Nouveau Monde, 2005.
Présentation de l’éditeur : Le Canard fête ses 90 ans ! Né en 1915 pendant la Première Guerre mondiale, le célèbre journal satirique est resté longtemps un des plus mal connus de la presse française. Dans cet ouvrage, l’auteur étudie pour la première fois tous les aspects de l’impertinent hebdomadaire.
Des prises de position de trois générations de journalistes à son rôle lors des événements politiques majeurs du siècle, voici l’histoire pleine de rebondissements, écrite dans un style alerte, d’un journal qui a influencé la vie politique des trois dernières Républiques, jusqu’à la récente affaire Gaymard.
– Laurent Martin, « La Presse écrite en France au XXe siècle », Ed. Le Livre de poche, 2005.
Présentation de l’éditeur : Si les premiers journaux de diffusion populaire voient le jour sous la monarchie de Juillet, la presse moderne indépendante et libre ne prend véritablement son essor qu’avec la grande loi de 1881.
Le présent ouvrage retrace l’histoire du monde journalistique depuis cette date marquante. Il évoque donc, au tout premier chef, les grands combats intellectuels et politiques français depuis l’aube de la IIIe République.
Il décrit également l’exercice d’une profession singulière qui a partie liée avec tous les débats d’idées, qui s’y engage avec passion mais ne peut ignorer les pesantes lois de l’économie. D’où l’importance accordée également, dans l’exposé, aux mutations technologiques, aux méthodes de diffusion, aux questions économiques et financières qui ont pu affecter en profondeur la vie des quotidiens et des périodiques, sans négliger bien entendu le rôle des personnalités les plus marquantes, celles qui ont su imposer un style, captiver un public ou mettre en question la société de leur temps.
L’actualité la plus récente n’est pas ignorée et le lecteur trouvera des éléments qui lui permettront de nourrir sa réflexion sur ce que l’on appelle communément aujourd’hui la « crise de la presse ».
– Michel Winock, « Les Voix de la liberté : Les Écrivains engagés au XIXe », Ed. Seuil, Coll. Points, 2002.
Présentation de l’éditeur : De 1815 à 1885, la France aura vu se succéder six régimes : la brève résurrection de l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la IIe République, le Second empire, la IIIe République. « Stupide XIXe siècle », ironisera Léon Daudet.
Au cours de celui-ci, les hommes de lettres ont participé à tous les combats politiques, créant des journaux, s’engageant dans leurs articles ou leurs œuvres, affrontant parfois la prison ou l’exil. Pour que triomphent leurs idées, ils deviennent députés, sénateurs, parfois ministres. Leurs noms ? Chateaubriand, Constant, Hugo, Stendhal, Balzac, Sand, Michelet, Lamartine, Quinet, Renan, Flaubert, Maupassant, Zola, Vallès, et tant d’autres qui ont su tisser le politique et la littérature.
– Voir également trois hors-série de Télérama consacrés à la devise républicaine Liberté, Egalité, Fraternité, sortis en janvier et février 2007.
– Dossier / élection présidentielle / Liberté, Egalité, Fraternité, de France Culture.