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La fabrique de l’humain / Naissance du pervers puritain, avec Dany-Robert Dufour

« Naissance du pervers puritain », émission du jeudi 5 novembre 2009, de « La fabrique de l’humain », par Philippe Petit, transcrite par Taos Aït Si Slimane.

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Introduction par Philippe Petit : Bonsoir, vous êtes sur France Culture, bienvenue dans « La fabrique de l’humain ». Aujourd’hui je reçois le philosophe Dany-Robert Dufour.

Décidément la crise de l’automne 2008 aura réveillé les consciences. Les études sur les origines du libéralisme, ses soubresauts, ses tentatives de refondation à la fin des années 1930, et après 1945, n’en finissent pas de se renouveler. Mais il manquait un maillon à cette chaîne ininterrompue de réflexions rétrospectives et d’anticipations inquiètes sur le destin des sociétés libérales. Il manquait le maillon pornographie. Le philosophe Dany-Robert Dufour, comble ce manque dans son dernier ouvrage, « La cité perverse », justement sous-titré « Libéralisme et pornographie ». C’est peu de dire qu’il tombe vraiment à pic. La crise morale que traverse aujourd’hui la gauche – mais pas seulement elle – n’est pas le fruit du hasard. Elle possède des antécédents que l’on peut lire dans la fabuleuse histoire de la libération des passions que nous conte Dufour. Son périple commence avec Pascal, il se poursuit avec Bernard de Mandeville, le Marquis de Sade, et quelques autres. L’objectif du philosophe est assez simple. Il entend démontrer comment la libération des passions – autrement dit le triomphe absolu de l’égoïsme, l’impératif de jouissance, le besoin de domination - ont transformé toutes les économies où interagissent les hommes : l’économie marchande, l’économie politique, l’économie esthétique, voire symbolique. Le libéralisme selon Dufour possèderait donc au moins deux faces : une face puritaine, représentée par Adam Smith, et une face perverse, représentée par le divin Sade. Il serait l’accoucheur d’un monde où les individus obéissent avant tout à ce commandement suprême : jouis ! Un monde où l’on peut jouir non seulement dans la dimension sexuelle, mais aussi dans celle de la possession et de la domination, de même que dans celle du savoir. Ce monde ressemble-t-il au nôtre ? Nous avons invité Dany-Robert Dufour pour nous aider à clarifier cette question.

Bonsoir, Dany-Robert Dufour

Dany-Robert Dufour : Bonsoir.

Philippe Petit : Alors, « La cité perverse / Libéralisme et pornographie », je ne sais pas si vous nous annoncez une bonne ou une mauvaise nouvelle, en tout cas, vous attaquez fort. Nous vivons dans un monde de plus en plus sadien, un monde où les individus obéissent avant tout à ce commandement suprême, disais-je dans la présentation, jouis ! Sade, pas mort, Dany-Robert Dufour ?

Dany-Robert Dufour : Sade était mort. Il est mort pendant deux siècles et Sade et revenu. Voilà la thèse que j’essaye de développer dans ce livre. Il est revenu dans notre monde progressivement au cours du XXe siècle par des chemins détournées, de façon assez masquée, avec ce que lui-même appelait « gaze ». Gaze, c’est donc ce qui voile un peu mais qui laisse en même temps montrer. Puis il est revenu de plus en plus à visage découvert. Voilà. Alors, j’essaye de faire dans ce livre la généalogie de ce principe de jouissance. On croyait, on a cru pendant longtemps qu’il était venu au cours de la post-modernité, qu’il s’était progressivement imposé et j’essaye de montrer qu’en fait, non, c’est un principe qui est sorti il y a longtemps dans la métaphysique occidentale. Donc, c’est ce point d’apparition que j’essaye de révéler, de montrer.

Philippe Petit : C’est quand même une drôle d’idée, Dany-Robert Dufour, de relire le Marquis de Sade pour essayer de comprendre la crise financière de l’automne 2008 ? Parce que finalement, ce Marquis de Sade, il est presque responsable de Bernie Madoff, ex-dirigeant du Nasdaq, de la manière dont les grands patrons de General Motors, de Ford et de Chrysler sont venus demander des milliards d’aide publique, en Jet privé, dites-vous, alors, cette pornologie générale que vous mettez en œuvre pour essayer d’appréhender la crise de l’automne 2008, c’est pour le moins surprenant quand même de passer son temps à relire « Les 120 journées de Sodome » pour essayer de nous expliquer ce qui s’est passé.

Dany-Robert Dufour : C’est effectivement très bizarre, vous avez raison. Cela peut surprendre mais je peux essayer de m’expliquer, tout simplement parce que ce à quoi vous faites allusion, la crise qui est apparue à l’automne 2008, dont on dit qu’elle est finie, elle est finie pour les banquiers mais elle ne fait que commencer probablement pour le reste du corps social, cette crise a révélé un certain nombre de fonctionnements absolument pervers qui n’ont rien à envier à ce que le marquis de Sade avait en quelque sorte poussé à bout et nous avait montré avec une lucidité terrible, d’une façon irréfutable mais dans une négativité telle qu’on a du mal à lire Sade. Les grands lecteurs de Sade disent d’ailleurs que la lecture de Sade ne peut que nous rendre malades. Et je crois que la crise nous rend malades aussi. Elle nous a montré un certain nombre de maladie dont nous souffrions notamment, par exemple, le principe d’égoïsme qui est tellement affirmé par Sade, par exemple dans « La philosophie dans le boudoir », dans le fameux chapitre V, « Français encore un effort ». Le principe d’égoïsme absolu qui est révélé par Sade, c’est celui qui est en jeu dans la crise. Et c’est le principe, cette fois, de la défense à tous crins de l’intérêt personnel à tel point que cela s’est nommé la cupidité. Donc, c’est une forme de l’égoïsme absolu que cette cupidité et ce n’est pas moi qui le dit au fond, quand on réfléchit un instant, c’est l’économiste en chef de tout le tournant libéral, celui qui a été interrogé par la commission fédérale, que l’on appelle le Maestro, qui a été le président de la Réserve fédérale, quand on lui demandait ce qu’il pensait de la crise, il disait : « Je pensais que la cupidité – c’est Alain Greenspan bien, vous l’avez deviné - des banquiers était la meilleure garantie qui soit pour chacun et je m’aperçois que je me suis trompé ». C’est ce principe de la cupidité, d’égoïsme absolu, de la défense à tous crins de l’intérêt personnel, de la jouissance absolue dans tous les domaines où cela peut se manifester, dans les trois libidos que j’ai repris dans la philosophie classique…

Philippe Petit : Alors, énoncez ces trois libidos pour que cela soit clair pour les auditeurs.

Dany-Robert Dufour : On connaît la libido classique, la libido des sens…

Philippe Petit : Sentiendi

Dany-Robert Dufour : Sentiendi. On connaît moins, on a oublié malheureusement la libido dominandi, qui est la possession, la jouissance, l’instrumentalisation de l’autre, qui est tout à fait dans la logique de…

Philippe Petit : Le désir de s’enrichir, aussi.

Dany-Robert Dufour : Le désir de s’enrichir bien sûr, de la domination, c’est la domination sociale par la puissance de l’argent. Puis, la libido sciendi, qui est le désir de savoir au-delà de toutes les limites, par exemple les limites qui nous affranchiraient d’un certain nombre de principes, qui nous mettraient en position de recréer par exemple la nature, de recréer le génome, de récrire en fait le vivant.

Philippe Petit : Ces expressions latines nous prouvent toutefois que ce n’est pas nouveau, état jouissant. Qu’est-ce qui distingue l’état jouissant des anciens de l’état jouissant des modernes, voire des postmodernes ?

Dany-Robert Dufour : Excellente remarque ! C’est si peu nouveau qu’effectivement ils les avaient repérées mais ils avaient repérées pour montrer comment il fallait absolument contenir ces libidos, c’était même le principe de la philosophie classique depuis Platon. Si vous relisez « La République » ou si vous relisez par exemple Phèdre, vous vous apercevrez que l’âme - c’est aussi à mettre en relation avec une théorie de l’âme qui se développe de Platon à Freud, par exemple – est composée de trois parties : il y a une partie concupiscente de l’âme, épithumia, qui est le siège des passions concupiscentes, donc le siège de ces libidos, ce que l’on va appeler libido en latin ensuite, qui doit être absolument contenue par le siège de la première âme, humos et si ce n’est pas le cas alors le thumos, qui est le siège des passions irascibles, de la colère, peut se mettre au service de la troisième âme au lieu de se mettre au service de la première. Cela change tout parce que si c’est au service de la première, cela donne des héros, et si c’est au service de la troisième âme, cela donne une destruction.

Philippe Petit : Je vais vous embêter mais ce que vous dites, c’est vrai aussi pour les poètes latins : Ovide, Apulée, etc., qui sont quand même des poètes des sens plutôt joyeux, à les lire en tout cas…

Dany-Robert Dufour : Oui, bien sûr, mais il existe néanmoins cette nécessité du contrôle et de la maîtrise des passions. Pour les anciens, l’homme qui se laisse aller à ses passions, ce que l’on va appeler plus tard les pulsions, est comme un homme ivre. D’ailleurs, passion, c’est passif, c’est le même mot : passion, passif, pathos, etc., et quand on est dans la passion en fait contrairement à l’optique actuelle qui dit : « C’est pour lui une passion », « Il faut se laisser aller à ses passions »…, en fait les anciens s’en méfiaient beaucoup, tout simplement parce que l’homme perdait toute maîtrise et était comme un homme ivre. Alors, justement, ce qu’il y a de nouveau chez les modernes, à partir de ce tournant moderne que je situe aux alentours de 1700, c’est le renversement en fait de cette problématique qui correspond à un renversement de la métaphysique occidentale, tout simplement. C’est-à-dire que c’est le moment où les passions vont être libérées et elles vont être libérées dans et par le libéralisme puisque ce qui était le principe de maîtrise et de contrôle des passions va se trouver au contraire exalté, il va falloir libérer les passions, vous connaissez très bien l’adage de Bernard de Mandeville dans « La fable des abeilles » : les vices privés font il fortune ou la vertu publique. Donc, à partir de ce moment-là, nous assistons à un renversement, ça c’est 1704. Et il y a un avant 1704, qui commence avec Pascal et un après 1704, qui se termine avec Sade. Et ça, Sade aura tellement dit où cela amène qu’il va falloir l’enfermer pendant 27 ans de sa vie et le boucler pendant deux siècles dans l’enfer des bibliothèques.

Philippe Petit : Dany-Robert Dufour, les passions vont se libérer, s’exhiber sans vergogne, écoutons un instant Jean-François Lyotard, qui a remis sur le tapis la postmodernité, justement ce qu’il disait du monde moderne.

« Jean-François Lyotard : Premièrement, postmoderne cela ne désigne pas une période mais un courant qui a toujours été latent et qui a toujours eu ses expressions au cours de la modernité, et la modernité est très ancienne. La vraie modernité au fond, elle commence avec Saint-Augustin, si l’on veut être sérieux. C’est-à-dire qu’il faut poser précisément à l’âge de l’Antiquité classique. Mais au cours de ces deux millénaires pratiquement, la modernité c’est l’Occident, si l’on peut dire. Il y a toujours eu des œuvres qui se sont refusées à partager le présupposé de la modernité. Le présupposé de la modernité, vous savez, c’est : nous commençons maintenant, n’est-ce pas. Maintenant commence le projet d’émancipation qui est issu de la modernité. Donc, c’est toujours une sorte de saut, comme disait Rimbaud, ou le coup de force sur le temps. On arrête l’horloge et on la remet à zéro, puis on va déployer un projet avec une fin qui est l’émancipation. Ça, cela a pris des formes les plus diverses, n’est-ce pas. Ça peut-être le christianisme, un certain christianisme, c’est évidemment la modernité cartésienne, c’est aussi celle du XVIIIe siècle, c’est encore celle de Rimbaud à certains égards. Donc, elle est répétitive, la modernité. Elle refait ce geste, très étonnant et très fou, d’un commencement et d’une fin au sens de finalité. Il y a toujours eu au cours de ce millénaire des écrivains ou des artistes qui au fond n’ont pas pris part à cela. Si je regarde chez les politiques, je trouve Machiavel, si je regarde chez les écrivains, je trouve Montaigne, qui ne sont pas précisément contemporains mais qui pourtant sont absolument insensibles à cette grande et vaste idéologie. »

Philippe Petit : [Annonce] Dany-Robert Dufour, vous essayez de montrer effectivement dans ce livre que notre modernité résulte directement d’une posture philosophique et morale prise au tournant des années 1700 mais prise aussi au travers de l’œuvre de Pascal, que vous analysez merveilleusement, nous allons y revenir, mais j’aimerais que vous commentiez un peu cette archive de Jean-François Lyotard, qui comme vous, commence, remonte jusqu’à Saint Augustin pour essayer de nous faire saisir la progression ou plutôt les interférences des différentes libidos entre l’amour de soi mais aussi l’amour de Dieu. C’était une archive de 1994, « Les vendredis de la philosophie », Jean-François Liotard, le philosophe, répondait aux questions d’Alain Veinstein.

Dany-Robert Dufour : Écoutez, Jean-François Lyotard est manifestement un immense esprit qui n’est pas, toujours aujourd’hui, encore assez connu. Je pense que ce qu’il a amené sur la postmodernité comme fin des grands récits théologiques est une invention philosophique absolument décisive qui nous permet de comprendre le tournant actuel. J’étais longtemps dans le commentaire de cette fin des grands récits théologico-politiques avec toutes les conséquences sur toutes les économies que vous avez exposées tout à l’heure, y compris l’économie psychique, l’économie politique, symbolique, sémiotique…

Philippe Petit : C’est l’économie humaine.

Dany-Robert Dufour : Toutes les grandes économies humaines. Ce qui m’a semblé à un moment donné, c’est qu’il ne faut pas considérer que la postmodernité est apparue comme ça dans un ciel serein, subitement il y a eu la modernité, comme le disait Lyotard, et puis subitement on oublie tout et il y a la postmodernité. Je pense qu’il y a eu un moment décisif et cela constitue, pour moi, un travail dans la prolongation de ceux de Liotard mais qui s’avance un peu sur d’autres voies, parler par exemple du XVIIIe et des Lumières, je pense qu’il y a un tournant décisif qui se passe effectivement au XVIIIe siècle, un peu avant et tout au long du XVIIIe siècle. On parle des Lumières, on connaît évidemment bien les Lumières du transcendantal, Rousseau, Kant, Engels, etc., mais l’on connaît moins bien les Lumières anglaises. On connaît bien les Lumières allemandes mais l’on connaît moins les Lumières anglaises. Et en travaillant sur les Lumières anglaises, précisément écossaises, tout ce qui nous mène par exemple de John Locke, Mandeville, Adam Smith et puis Hume, tout ce qui se révèle, manifeste dans les Lumières anglaises, on peut le construire comme l’exact opposé de ce que disent les Lumières allemandes. Pourquoi ? Parce que les Lumières allemandes imposent, posent un principe moral, c’est évidemment la philosophie kantienne, qui s’exprime par les deux grandes maximes, je ne vous dirais que la seconde : « Tu dois considérer l’autre comme une fin en lui-même et non pas comme un moyen pour réaliser des fins ». Et on pourrait dire que par rapport à ceci, les Lumières anglaises sont l’exact opposé puisqu’elles imposent la cessation de tout principe moral et la mise en avant de l’intérêt personnel comme moteur même des relations humaines. Donc, ne considère plus l’autre - c’est dit en filigrane – comme une fin en lui-même mais considère toi toi-même dans tes visées, dans la réalisation de tes intérêts personnels et dans ton égoïsme personnel. C’est ce que l’on va appeler, c’est ce qu’Adam Smith va appeler le « Self-love », la mise en avant du « Self-love » comme moteur même des affaires humaines. Donc, là, on a à faire manifestement à deux champs extrêmement différents et ceci n’était pas très bien connu et c’est ce second champ que j’explore parce que c’est celui au fond qui a triomphé, qui triomphe aujourd’hui dans notre monde.

Philippe Petit : C’est celui qui a triomphé Dany-Robert Dufour mais enfin la grande originalité de votre livre c’est que vous montrez quand même que ces lumières anglaises ont été largement influencées par d’illustres prédécesseurs, Pascal d’une part et un des disciples de Pascal, Nicole, qui sera lu par John Locke, etc. Donc, pour le dire abruptement, vous refusez la lecture exclusivement puritaine de Blaise Pascal et vous nous expliquez en quoi Pascal est notre premier grand pervers. Vous allez embêter plein de gens avec ça.

Dany-Robert Dufour : Oui, il l’est à son corps…

Philippe Petit : Vous allez embêter plein de gens avec ça.

Dany-Robert Dufour : Oui, c’est évident mais…

Philippe Petit : Alors expliquez pourquoi c’est un grand pervers ce Pascal.

Dany-Robert Dufour : C’est un grand pervers parce que lui-même se considérait comme un grand pervers…

Philippe Petit : Certes !

Dany-Robert Dufour : Il se reprochait beaucoup sa libido sciendi, il se reprochait beaucoup son travail dans le domaine des mathématiques, de la science, de la géométrie, de l’équilibre des liqueurs, ces grandes expériences qu’il mène, et il pensait qu’il y avait là une sorte d’outre-passement par rapport à la retenue dans laquelle il devait être. Alors, ce que j’essaye de montrer c’est que Pascal est hanté par une sorte de culpabilité où à chaque fois qu’il se livre à cette libido sciendi il se punit en même temps très, très fortement et j’essaye de dire Pascal comme un lieu qui oscille sans arrêt de l’effraction, de la découverte, de la traversée à un regret de la traversée et une remise de cette traversée dans les mains de Dieu, pour qu’il se calme en quelque sorte.

Philippe Petit : Soyons encore plus abrupts pour les auditeurs. Vous dites de Pascal qu’il invente le capitalisme. Cela fera peut-être plaisir à Jacques Attali, qui avait écrit d’ailleurs un livre, un de ses livres qui est peut-être le plus construit, sur Blaise Pascal, mais lorsqu’on évoque la pensée de Pascal, « Les provinciales » ou même le « Traité sur le vide », ses écrits mathématiques, on ne pense pas à Pascal inventeur du capitalisme. Alors, il faut rappeler quand même qu’il a eu non seulement l’idée de commercialiser sa machine à calculer qui est à l’origine des calculs de probabilité, mais…

Dany-Robert Dufour : La Pascaline.

Philippe Petit : La fameuse Pascaline, mais il a aussi mis sur pied, il faudrait plutôt dire mis sur roue, mis sur carrosse, le premier système d’omnibus, disons, dans Paris, transport en commun en quelque sorte mais qui n’était pas accessible à tous les Parisiens. Alors, ce Pascal-là, c’est vrai, ce n’est pas celui que l’on évoque le plus souvent, Dany-Robert Dufour !

Dany-Robert Dufour : Oui, c’est le Pascal des carrosses à cinq sols…

Philippe Petit : Carrosses à cinq sols.

Dany-Robert Dufour : Oui, les fameux carrosses à cinq sols, qui sont une invention géniale, toutes les inventions du capitalisme procèdent souvent d’idées géniales qui sont mises en circulations, qui sont dites des innovations, des innovations techniques. C’est une grande innovation technique. Il quadrille la ville, il y a des points d’échange, il y a des stations. Il crée ce système et les gens qui utilisent ce système, c’est un succès fantastique, payent 5 sols, ce qui rend Pascal riche, ceci au moment même où il est en pleine mélancolie. Au moment où il est en pleine mélancolie pour ses effractions réussies dans la découverte scientifique, il est en pleine langueur, il se lance dans une entreprise de transport en commun, la première dans Paris, en prévoyant même de l’étendre à d’autres capitales, capitales européennes, etc.

Philippe Petit : Investir, c’est échapper à la mélancolie ?

Dany-Robert Dufour : Probablement, probablement.

Philippe Petit : Il faut essayer alors.

Dany-Robert Dufour : Pour revenir à votre question, effectivement on passe de Pascal au libéralisme anglais par une filière extrêmement précise. Je ne vous apprends rien en disant que Pascal est du côté évidemment de Port-Royal, il était janséniste…

Philippe Petit : Ça, on l’a bien appris à l’école.

Dany-Robert Dufour : Ça, vous l’avez appris à l’école, tout le monde le sait. Chez les jansénistes, d’ailleurs comme chez les protestants, les calvinistes, il y a un principe qui permet aux hommes d’accéder à la sainteté, c’est la grâce. La grâce, vous l’avez ou pas. Donc, si vous avez la grâce, vous allez être sauvé. Mais le problème qui va se poser progressivement - il est évident que Pascal reprend cette problématique et la développe – notamment chez son élève, disons, son héritier Pierre Nicole, c’est de remarquer que c’est bien beau la grâce mais nous sommes dans un monde de la chute, nous sommes dans un monde d’après la chute. Et dans un monde d’après la chute tout le monde n’a pas la grâce et même fort peu ont la grâce.

Philippe Petit : On est dans un monde de déchaînement de l’amour propre.

Dany-Robert Dufour : Voilà, déchaînement de l’amour propre et donc on est bien obligé de…

Philippe Petit : De faire avec...

Dany-Robert Dufour : De se débrouiller avec ça. Si vous voulez, on pourrait dire qu’il y a deux plans de Dieu : le plan qui a la faveur de Pascal, c’est le plan que l’on va appeler, si vous le permettez, le plan A de Dieu, c’est la sainteté, puis ce qui se découvre progressivement chez les jansénistes, notamment Pierre Nicole, c’est le plan B de Dieu. Le plan B, c’est qu’il faut faire avec l’amour propre des hommes parce que 80, ou 90 ou 99% des hommes ne sont pas des saints. Donc, Dieu, dans son immense bonté, le thème de la bonté de Dieu sans les augustiniens est très, très fort, Dieu ne peut pas avoir abandonné ces hommes déchus, ces hommes de la chute, ces hommes vicieux, ces hommes pervers, il a bien prévu un plan pour que ces hommes fassent quelque chose. Le plan sera progressivement découvert, en passant…

Philippe Petit : Le plan B de Nicole...

Dany-Robert Dufour : Le plan B de Nicole… En passant des jansénistes…

Philippe Petit : C’est très bien montré dans votre livre, avec textes à l’appui...

Dany-Robert Dufour : Avec textes à l’appui, c’est ça. En passant des jansénistes, donc Pascal, avec l’idée qui atteint un jour Pascal au moment de la rédaction des Pensées, peu avant sa mort, qui est qu’il peut exister une grandeur de l’homme qui serait la conséquence même, dit-il, de sa concupiscence. C’est les deux fameux fragments que je commente des Pensées, c’est qu’il puisse exister une grandeur de l’homme fondée sur la concupiscence de l’homme, ce que va reprendre Pierre Nicole, le porter à de nouvelles conséquences : avec la concupiscence on peut faire un ordre, un nouvel ordre, un ordre admirable, cet ordre est fondé sur l’intérêt, l’intérêt est un intérêt personnel éclairé –personnel, on est presque dans l’anticipation du Self-Love - puis de là, presque naturellement cela va passer des jansénistes à ce qu’on a pu appeler les cousins germains des jansénistes, c’est-à-dire les calvinistes.

Philippe Petit : Pierre Nicole, c’est 1671, c’est essentiellement dans les « Essais de morale » ?

Dany-Robert Dufour : C’est les « Essais de morale », qui sont un texte absolument fantastique, puisqu’on y trouve déjà l’idée que l’on peut refonder entièrement le monde sur la concupiscence même et refonder un monde admirable. C’est quand même sidérant chez les jansénistes, n’est-ce pas ! Et ceci va être repris par les cousins germains, entre guillemets, des jansénistes, c’est-à-dire les calvinistes, notamment par Pierre Bel et de Pierre Bel cela va passer à un autre calviniste fameux, que j’ai déjà mentionné, Bernard de Mandeville, qui lui va donner la solution, je l’ai dit tout à l’heure. La solution, c’est la morale de « La fable des abeilles », comme dans toute fable et morale : « vice privé = vertu publique »…

Philippe Petit : Bernard de Mandeville, excusez-moi, dont vous faites carrément le premier des psychanalystes.

Dany-Robert Dufour : Oui, c’est le premier des psychanalystes d’une certaine façon…

Philippe Petit : Pourquoi ? Il était à la fois médecin et faisait parler les gens…

Dany-Robert Dufour : Voilà, c’est ça.

Philippe Petit : Le premier à dire : allez-y.

Dany-Robert Dufour : C’est un médecin des âmes. C’est d’abord en tant que médecin des âmes qu’il travaille à Londres. Il n’a pas du tout l’idée que l’on peut soigner les gens avec des poudres, des onguents ou des formules chimiques diverses mais que l’on peut les soigner en les faisant parler.

Philippe Petit : C’est déjà la cellule psychologique.

Dany-Robert Dufour : Voilà.

Philippe Petit : Bernard de Mandeville, 1670-1733. On va pouvoir le dire aux responsables de France-télécom, l’inventeur de la cellule psychologique.

Dany-Robert Dufour : Exactement. Il découvre que lorsque les gens qui ont leurs passions bridées, chez les femmes hystériques de préférence et chez les hommes hypochondriaques, le fait qu’il les fasse parler fait que cela va mieux. C’est le premier temps de la découverte de Bernard de Mandeville. Le second temps de Bernard de Mandeville, c’est que non seulement cela va mieux mais qu’est-ce que cela produit dans le monde ? Cela produit de la richesse parce que les gens visent leur intérêt personnel. C’est comme ça que le Bernard de Mandeville médecin devient le Bernard de Mandeville premier des économistes, qui invente la science économique et la pensée libérale. C’est lui au fond le véritable inventeur de la pensée libérale.

Philippe Petit : Et du management.

Dany-Robert Dufour : Oui.

Philippe Petit : [annonce] Dany-Robert Dufour, nous en étions à évoquer la figure quasi tutélaire Bernard de Mandeville, le médecin et économiste, celui dont vous dites qu’il a en quelque sorte permis aux individus de se lâcher dans le monde et les a autorisé à produire de la richesse en toute quiétude, voire toute vertu, ce qui veut dire qu’une société finalement de non croyants peut-être tout à fait vertueuse, néanmoins ce n’est pas passé, excusez-moi l’expression, comme une lettre à la poste, Bernard de Mandeville, puisqu’il a été accusé d’être un libertin et on le qualifiait lui-même de « men devil », c’est-à-dire l’homme du diable.

Dany-Robert Dufour : La découverte du plan B par Bernard de Mandeville a du mal à passer chez les bons chrétiens, c’est clair. Donc, cela provoquera un scandale à travers toute l’Europe des Lumières. Quand « La fable des abeilles » sera diffusée avec morale amorale qui met en avant les vices privés, eh bien le livre sera brûlé tout simplement dans toute l’Europe. Alors, ce qui est extrêmement intéressant c’est la suite puisque la découverte de ce principe chez Mandeville est faite d’une certaine façon mais on ne peut pas le dire parce que la mise en avant des vices dans une civilisation, qui a toujours prôné la maîtrise et le contrôle des passions, est difficile à faire passer. Celui qui a réussi à faire passer cela, c’est Adam Smith parce qu’il blanchit. Il va remplacer le terme extrêmement licencieux et provocateur de « vice privé » par le terme beaucoup plus neutre de « self-love », que chacun poursuive ses intérêts et la richesse des nations, la richesse collective sera servie. Ça, cela passe beaucoup mieux. D’une certaine façon on pourrait dire qu’Adam Smith, si vous me permettez cette expression un peu rapide, a fait un, comme sur un ordinateur, un « couper, coller, remplacer » chaque fois qu’il rencontre de « vice privé », il met « self-love » à la place et ça passe beaucoup mieux. Et il va même aller, Adam Smith, jusqu’à accuser, pour se dédouaner, Mandeville d’être un esprit licencieux avec lequel, lui, il rompt. En fait, il ne rompt pas du tout, il a simplement blanchi, Adam Smith. Il a permis que la découverte scandaleuse de Mandeville ne soit plus scandaleuse et soit finalement adoptée progressivement par le monde entier.

Philippe Petit : En même temps, le jeu spontané des passions cela ne marche pas pour tout le monde, même du temps d’Adam Smith ? Adam Smith dit lui-même que pour le pauvre ce n’est pas si facile que ça.

Dany-Robert Dufour : Oui le jeu des passions notamment devrait s’auto harmoniser par le fait justement que là encore on est dans l’idée d’une religion libérale, qui est la religion du marché. J’avais écrit ce livre « Le divin marché », pour essayer de travailler sur cette question avant « La Cité perverse ». On est dans une religion libérale qui dit qu’il existe une providence, une main invisible, la fameuse main invisible du marché, qui permet d’homogénéiser les différents intérêts privés. Évidemment, il y en a toujours qui restent en rade, et il faut bien qu’Adam Smith dise quelque chose de ceux qui restent en rade. Et il dit quelque chose qui est extrêmement intéressant, là, puisqu’il dit que ceux qui restent en rade, les pauvres, ne doivent pas, eux, mettre en avant une injuste prévalence qu’ils pourraient se donner à eux-mêmes. Donc, eux, sont appelés à en rabattre au fond sur les vices privés, « self-love », pour que la richesse des nations soit servie. Il est bien évident que la richesse des nations ce n’est pas la richesse de tout le monde. La richesse des nations c’est d’abord et avant tout la richesse des banquiers. Donc, il s’agit de produire la richesse des banquiers et on espère que lorsque cette richesse des banquiers sera produite, cela ruissellera assez sur les autres personnes pour que les autres personnes aussi en profitent.

Philippe Petit : Le maillon manquant à ce moment de notre conversation pour arriver à la naissance véritable du pervers puritain, c’est quand même le gros de votre ouvrage, après Pascal et Adam Smith, c’est le Marquis de Sade.

Dany-Robert Dufour : Eh bien, oui, évidemment, le marquis de Sade.

Philippe Petit : Soyons encore une fois directs et clairs, on connaît les couvents, les usines, les châteaux mais vous, vous dites que le Marquis de Sade, c’est celui qui a anticipé Ford, le fordisme, la chaîne industrielle, c’est celui qui a anticipé l’idée de fabrique… On passe tout de suite dans un deuxième temps puisque vous établissez un parallèle entre Marx et le Marquis de Sade, ça, cela sera peut-être une deuxième question mais retenez-là, parce que cela m’a intrigué, vous dites, nous aurions évité la création – je vais vite – du totalitarisme, ces montres froids que furent les socialismes réels, si Marx avait lu le Marquis de Sade. Alors, vous allez nous expliquer d’abord pourquoi insistance sur Sade et pourquoi si Marx avait lu Sade, on aurait évité les pays socialistes.

Dany-Robert Dufour : Je crois que Sade a eu le temps de lire. 27 ans de sa vie enfermé, cela laisse quelques loisirs pour lire. Je suis persuadé qu’il a lu les philosophes politiques écossais, en particulier Adam Smith. J’en donne d’ailleurs, dans mon livre, une preuve textuelle, puisqu’on trouve appliquée au commerce amoureux une formule venue directement, je dirais presque mot pour mot, du commerce en général que les hommes peuvent avoir entre eux lorsqu’ils s’échangent des marchandises, là il s’agit pour Sade d’échanges des corps. Cet échange des corps qui développé à tel point, dans l’œuvre de Sade, que l’œuvre de Sade présente ces chaînes, on pourrait dire, de productions et de consommations sur place de la jouissance. Je crois que c’est extrêmement intéressant parce que Sade nous dit en quelque sorte, il tire les leçons de la philosophie politique anglaise : vous voulez mettre l’égoïsme en premier plan ? Vous voulez mettre l’intérêt personnel en premier plan ? Vous voulez mettre la jouissance en premier plan ? Allons-y ! Et il y va et cela donne cette œuvre terrifiante, monstrueuse, sublime mais au sens kantien de sublime, c’est-à-dire aussi effroyable que saisissante parce qu’on n’arrive plus à se représenter, à saisir même intellectuellement tellement cela va loin. C’est cela qu’il nous montre en quelque sorte, c’est le résultat de la mise au premier plan du « self-love » et de l’égoïsme. Je crois que si Marx avait lu Sade, pour reprendre votre deuxième question, il se serait aperçu que des mécanismes libidinaux sont en jeu dans la production et que la production est toujours une production de captation de la libido de quelqu’un pour la mettre au profit, en l’occurrence au profit de celui qui non seulement tire la plus-value, comme Marx le savait très bien, pour accroître le capital mais qui en m’occurrence aussi consomme et peut consommer cette plus-value dans des opérations de jouissance. Donc, cela nous fait apparaître d’un seul coup la production non plus comme un simple phénomène économique mais dans un phénomène d’économie libidinale généralisée. Donc, je pense que si Marx avait compris ceci nous n’aurions pas vécu de la même façon les expériences déplorables, terrifiantes - on est à l’époque de la commémoration de la chute du mur, en ce moment – qui ont été celles du communisme réel, parce qu’on aurait compris qu’il se jouait là-dedans des mécanismes libidinaux extrêmement puissants, dont il fallait absolument tenir compte. Je crois qu’il y a une perspective qui aide à comprendre un petit peu ceci, c’est la perspective qu’a développée à un moment donné Lacan lorsqu’il a proposé la transformation de la plus–value marxienne - je ne dis pas marxiste parce que les marxistes n’ont pas très bien compris Marx, c’est aussi ceci que j’essaye de montrer dans mon livre – était un plus de jouir et que l’extorsion de cette plus-value était incessamment convertissable en plus de jouissance. Et ça, ça, Sade, dans les châteaux sadiens de production et de consommation de la jouissance, nous le montre parfaitement.

« Jacques Lacan : Le désir n’est pas la passion inutile où se formule l’impuissance à le penser des théoriciens de l’intention existentielle. Le désir est proprement la passion du signifiant, c’est-à-dire l’effet du signifiant sur l’animal qu’il marque et dont la pratique du langage fait surgir un sujet, un sujet non pas simplement décentré mais voué à ne se soutenir que d’insignifiants qui se répètent, c’est-à-dire comme divisés. D’où cette autre formule : Le désir de l’homme, si l’on peut dire, c’est le désir de l’autre, en l’autre est la cause du désir d’où l’homme choit comme reste. Tout ceci s’énonce en une suite scientifique à partir du moment où il y a une science du langage aussi fondée et aussi sûre que la physique, ce qui est le cas au point où on est la linguistique, c’est le nom de cette science, d’être considérée partout maintenant, pour ce qui est du champ humain, comme une science pilote. On a entendu qu’à homme et à humain, nous mettons des guillemets pour autant que dans ce que représente ces termes est déjà présent l’effet du langage et qu’ils doivent donc rester en suspens tant que la science nécessitée par l’effet de l’inconscient ne saura pas les assurer dans sa méthode et ses principes. »

Philippe Petit : [annonce] Dany-Robert Dufour, nous écoutions à l’instant Jacques Lacan, une archive de 1966, dans « Les chemins de la connaissance ». Dany-Robert Dufour, je vais vous faire plancher, le désir et la jouissance ce n’est pas tout à fait pareil, si j’ai bien compris ?

Dany-Robert Dufour : Nous sommes bien d’accord là-dessus, on pourrait même dire que, si vous me poussez un peu, je dirais même que c’est le contraire parce que le désir ne peut procéder que d’une jouissance qui est en quelque sorte entravée, une jouissance soustraite. Cela ne veut pas dire qu’il faut soustraire toute la jouissance, je ne suis pas du tout dans des problématiques des morales anciennes, patriarcales qui soustrayaient absolument toute jouissance mais je suis quand même dans une problématique freudienne qui dit que tout ne peut pas se faire et cela procède même, ceci est en jeu dans l’assomption subjective, c’est parce que pour le petit enfant au moins une est interdite, on ne peut pas jouir de celle-ci, que toutes les autres sont permises. C’est parce qu’une est interdite en jouissance que toutes les autres en désir sont permises. Ce qui veut dire que pour que le désir puisse se manifester il faut qu’il y ait une soustraction minimale de jouissance et que l’on suive d’autres chemins pour essayer quand même d’arriver à ses fins.

Philippe Petit : Laquelle, soustraction ?

Dany-Robert Dufour : Pour le petit enfant, c’est que la mère est interdite, par exemple. Pour nous adultes, c’est le fait que l’on ne peut pas tout faire, le fait que, par exemple, si je croise quelqu’un dans la rue, disons une femme qui m’intéresse, je ne lui saute pas dessus…

Philippe Petit : Pas tout de suite.

Dany-Robert Dufour : Pas tout de suite, je ne me déshabille pas devant elle, je ne la déshabille pas. Si je suis en colère, par exemple contre vous dans ce studio, je ne vais pas cesser de parler pour commencer à me battre avec vous. Non, je vais employer des moyens détournés qui sont des moyens de discours. Je ne peux pas tout faire, je ne peux pas me livrer à toute ma jouissance, je ne cesse d’être un être rabattu dans toute ma jouissance, elle ne peut pas être toute. Ça a beaucoup d’avantages parce que du coup si je ne peux pas tout ça, cette femme par exemple au lieu de lui sauter dessus, je devrais essayer de rester vêtu, correct avec elle et d’abord de lui parler.

Philippe Petit : Le virage libidinal du capitalisme, nous évoquions à l’instant les figures de Marx et du Marquis de Sade, faisons quand même un petit saut pour essayer de voir comment les choses s’articulent dans votre raisonnement. On a bien compris comment vous mettez à jour la naissance du pervers puritain, on a bien suivi cette lignée, cette juxtaposition qu’il peut y avoir entre Pascal, Nicole, les Lumières écossaises etc., on est arrivée effectivement à la figure de Sade comme étant celui qui a anticipé, disons, au maximum cette loi sacrée, voire cette loi suprême de la jouissance. Alors, petit détours par la crise de 1929, il faut rappeler que votre livre commence, nous l’avons déjà dit, par l’évocation de la crise de l’automne 2008 et évidemment, vous avez cela en commun avec le philosophe Bernard Stiegler, vous pointez également votre projecteur sur Edward Bernays, le neveu de Freud, notamment avec l’apparition, alors là autre naissance, ce n’est pas le pervers puritain mais nous en parlions d’une façon indirecte à l’instant, de la pin-up.

Dany-Robert Dufour : Quelques mots sur la crise de 1929, antérieure de 80 ans à la crise actuelle de 2008 et qui se répondent en quelque sorte l’une à l’autre. On pourrait dire - je vais évidemment très, très vite, mais vous pensez bien que je suis obligé et que j’essaye de déployer cela beaucoup plus lentement dans mon travail – que la crise de 1929 est créée par la crise à la fois de spéculation, bien sûr, un peu à la façon des subprimes, puisque l’on a des lieux de spéculations immenses, la bourse a été multiplié par 400 en 7 ans, il y a eu un tournant libéral pour la présidence Coolidge, mais il y a un autre aspect aussi, c’est que le capitalisme était surtout un capitalisme de production. Il produisait des objets. Évidemment, la plus-value se faisait sur la ponction ( ? pas sûr du mot) qui s’effectuait sur le travail de l’ouvrier, du prolétaire si vous voulez, c’est comme ça que se constituait le capital, mais il restait qu’il y avait toute une série d’objets en surnombre qui ne pouvaient plus être vendus. Je crois que c’est là que je pourrais dire que si Marx avait lu Sade, on aurait été prévenus de ce qui allait arriver parce que pour le dire d’une certaine façon, je dirais que c’est Sade qui a sauvé le capitalisme de la crise de 1928, plutôt c’est la pin-up, une personnage un peu sadien puisqu’elle excite à la jouissance, qui a sauvé le capitalisme. Pourquoi ? Parce que ces objets…

Philippe Petit : C’est un titre de chapitre, de sous titre, « Comment la pin-up a sauvé le capitalisme ? »

Dany-Robert Dufour : Comment la pin-up a sauvé le capitalisme ?...

Philippe Petit : Les lecteurs pressés peuvent aller directement à la page 184.

Dany-Robert Dufour : Il a fallu pour s’en sortir, on pourrait dire érotiser tout objet en montrant pour être une source de satisfaction pulsionnelle. Pour érotiser tout objet, il a fallu mettre une pin-up derrière chaque objet. La pin-up objet d’identification pour la femme et objet de désir pour l’homme. Tout objet s’est trouvé érotisé en quelque sorte et est devenu un objet de convoitise. Là, il est évident que progressivement, à partir surtout de Roosevelt, puis surtout jusqu’à partir de l’après-guerre, à partir de 1945, on est passé à un mécanisme de capitalisme de la production à un capitalisme de la consommation où une partie de la plus-value a été rétrocédée à celui qui n’était pas seulement le producteur mais qui est devenu aussi le consommateur et qui a pu consommer pour satisfaire ce que le marché proposait, c’est-à-dire satisfaire des appétences pulsionnelles par des objets produits en grand nombre. Donc promettre une jouissance généralisée par des objets produits en très grand nombre et il est extrêmement intéressant qu’un des premiers objets qui a été érotisé c’est la cigarette. La cigarette qui est un objet manifestement addictif. Si cela a porté sur un objet addictif, ce n’est pas pour rien. C’est parce que l’addiction est devenue dans notre monde d’objets, qui promettent tous des satisfactions pulsionnelles, la cigarette est devenue cet objet qui addicte…

Philippe Petit : Excusez-moi de vous couper, vous faite référence directement au défilé de femmes affriolantes qui a eu lieu près de Central Park, à New York après la crise de 29 ou…

Dany-Robert Dufour : Non, on est juste au démarrage de la crise de 1929, les prémices sont déjà là, on sent que cela commence déjà à tourner mal et c’est Bernays – Bernays qui se trouve être le double neveu de Freud, c’est effectivement un des personnages qui m’intéressent beaucoup avec mon ami le philosophe Bernard Stiegler – qui a fait en quelque sorte une psychanalyse appliquée pour lire les désirs et les appétences des masses et pour proposer aux masses américaines des objets formatés, des objets libidinaux formatés supposés satisfaire leurs appétences.

Philippe Petit : On met au point les Spin, manipulation des nouvelles, des médias, de l’opinion, des affects, des émotions, etc., etc.,…

Dany-Robert Dufour : Exactement, c’est une manipulation libidinale, une manipulation pulsionnelle et c’est comme ça qu’a tenu ce capitalisme de la consommation par une promesse de satisfaction pulsionnelle, une manipulation généralisée parce qu’il faut que le désir soit absolument formaté pour être bien dirigé vers les objets que l’on propose et pas vers le reste. C’est pour cela qu’il y a un côté pervers, il faut absolument consommer et même de façon addictive ces objets proposés à la consommation pis le reste il ne faut pas et quand il ne faut pas, il est puritain. Donc, il y a ce côté pervers puritain et cela me semble être une partie, une proposition du livre, qui est peut-être une proposition centrale du livre, c’est la naissance de la figure du pervers puritain que l’on avait vu déjà avec le balancement Smith-Sade mais qui va être réactivée à partir de la crise de 1929 et qui est maintenant un personnage extrêmement important, ce pervers puritain, puisque à la fois on a des incitations perverses permanentes et en même temps un frein qui est fait au nom de ce qu’il ne faut pas faire parce que cela fait perdre, disons, la direction de la libido sur des objets qui eux sont des objets proposés. Il faut qu’il soit bien dirigé sur des objets dirigé et pas sur des objets non proposés qui ne rapportent rien en quelque sorte.

Philippe Petit : Les objets proposés, c’est ce par quoi on attrape un Européen d’aujourd’hui alors ?

Dany-Robert Dufour : Oui, on attrape des Européens, je crois que c’est Benjamin Barber qui dit ça : pour attraper un singe, c’est très facile. On prend une petite boîte, on fait un petit trou dans la boîte, on lui met une noix, le singe vient la nuit, met sa patte dans la boîte et il ne peut plus retirer sa patte parce qu’elle est fermé sur l’objet. D’une façon, pour attraper un européen moyen, c’est la même façon, on lui présente des objets dans une boîte, télévision, sur des murs de la ville et on va au supermarché les acheter. Quand on a attrapé l’objet, on est en fait attrapé par l’objet que l’on attrape. On croit satisfaire en toute liberté une satisfaction pulsionnelle mais l’on est attrapé par l’objet que l’on attrape, c’est-à-dire que l’on est mis en troupeau en quelque sorte. Un troupeau de consommateurs qui sont ainsi guidés d’objet en objet.

Philippe Petit : Pourquoi vous dites : je tiens que la dépression est pensable, de ce point de vue, comme l’envers de la perversion ?

Dany-Robert Dufour : Oui, parce que la perversion, c’est celui qui a réussit à instrumentaliser l’autre, c’est l’envers, on pourrait dire, de la morale kantienne, que je rappelais tout à l’heure, c’est celui qui considère l’autre comme un simple moyen pour satisfaire mes propres fins de jouissance. Dans cette mesure, cela marche ou cela ne marche pas. Quand cela ne marche pas, parce que souvent cela ne marche pas, la seule solution, l’envers de la perversion, c’est la dépression qui me plonge dans la situation où je suis en quelque sorte en-deçà de cet idéal du moi que je me propose en étant celui est dans la puissance, l’infatuation subjective, la satisfaction pulsionnelle généralisée, etc. si je ne peux pas réaliser ça, qu’est-ce qui me reste ? Il me reste le refuge de la dépression.

Philippe Petit : Et peut-être la lecture de « La cité perverse », sous-titré « Libéralisme et pornographie » de Dany-Robert Dufour. Juste un mot, 5 secondes.

Dany-Robert Dufour : Juste un mot pour dire « La cité perverse », c’est aussi « La perverse cité »,

Philippe Petit : Merci Dany-Robert Dufour pour ces précisions.


Les livres signalés sur le site de l’émission

 Dany-Robert Dufour, « La Cité perverse : Libéralisme et pornographie », Ed. Denoël, Octobre 2009.

Présentation de l’éditeur : La crise, qui n’est pas seulement économique et financière, a mis à nu ces mécanismes pervers qui régissent aujourd’hui le fonctionnement de la Cité. S’il faut s’empresser de les révéler, c’est parce qu’il est fort possible que bientôt, en attendant une nouvelle crise de plus grande ampleur encore, tout redevienne comme avant. Entre-temps, nous aurons mesuré l’ampleur des dégâts. Nous vivons dans un univers qui a fait de l’égoïsme, de l’intérêt personnel, du self love, son principe premier. Ce principe commande désormais tous les comportements, ceux de l’« hyperbourgeoisie » ou des bandes de jeunes délinquants comme ceux des classes intermédiaires. Destructeur de l’être-ensemble et de l’être-soi, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse. Pornographie, égotisme, contestation de toute loi, acceptation du darwinisme social, instrumentalisation de l’autre : notre monde est devenu sadien. Il célèbre désormais l’alliance d’Adam Smith et du marquis de Sade. A l’ancien ordre moral qui commandait à chacun de réprimer ses pulsions, s’est substitué un nouvel ordre incitant à les exhiber, quelles qu’en soient les conséquences. Revisitant l’histoire de la pensée, jusqu’à saint Augustin et Pascal, Dany-Robert Dufour éclaire notre parcours. Afin de mieux savoir comment sortir de ce nouveau piège (a) moral.

 Dany-Robert Dufour, « On achève bien les hommes : pour en finir avec Dieu et le genre humain », Ed. Denoël, février 2005.

Note de l’éditeur : D’où vient cet extraordinaire besoin de croyance qu’on retrouve toujours et partout chez les hommes ? L’auteur s’interroge en examinant ces figures historiques du divin qui vont du Totem au Peuple et au Prolétariat en passant par la Physis des Grecs et bien sûr, le Dieu des monothéismes. Il trouve une raison dans le « réel » à cette propension irrésistible à s’aliéner à l’Autre. L’homme, en effet, est un être inachevé.

De ce manque dans sa nature, évoqué par tant de penseurs de Platon à Lacan, la science apporte aujourd’hui la confirmation avec la théorie de la néoténie, qui montre que l’homme, à la naissance, est un prématuré. Voilà pourquoi, pour opérer sa subjectivation, il a besoin d’inventer des êtres surnaturels auxquels il veut croire comme s’ils existaient vraiment.

Mais que se passe-t-il quand, comme aujourd’hui, on assiste à la « mort de Dieu », annoncée par Nietzsche il y a un siècle. L’être humain, s’il n’est plus aliéné à un Autre, est-il désormais condamné à la surenchère désespérée et désespérante des fondamentalismes, à la dépression face à un monde désymbolisé ou encore à la tentation de se recréer, mieux achevé, avec l’appui des technosciences ? Sommes-nous ainsi en marche, au milieu du chaos religieux et de la déprime galopante, vers une post-humanité ? L’espèce humaine est-elle même radicalement menacée ? Des questions cruciales qu’on ne saurait examiner sans parcourir des champs de connaissance très divers : l’anthropologie, l’histoire, la philosophie politique, mais aussi l’esthétique et la psychanalyse.

 Dany-Robert Dufour, « Le divin marché : la révolution culturelle libérale », Ed. Denoël, Coll. Médiations, 4 octobre 2007.

4e de couverture : « Les vices privés font la fortune publique » : cette formule aujourd’hui banale scandalisa l’Europe des Lumières lorsqu’elle fut énoncée pour la première fois en 1704 par Bernard de Mandeville. Pourtant, ce médecin, précurseur trop méconnu du libéralisme, ne faisait qu’énoncer la morale perverse qui, au-delà de l’Occident, régit aujourd’hui la planète. Elle est au cœur d’une nouvelle religion qui semble désormais régner sans partage, celle du marché : si les faiblesses individuelles contribuent aux richesses collectives, ne doit-on pas privilégier les intérêts égoïstes de chacun ?

En philosophe, Dany-Robert Dufour poursuit dans cet ouvrage ses interrogations sur les évolutions radicales de notre société. En présentant, en autant de chapitres, les « dix commandements » inquiétants qui résultent de la morale néolibérale aujourd’hui dominante, il analyse les ébranlements qu’elle provoque dans tous les domaines : le rapport de chacun à soi et à l’autre, à l’école, au politique, à l’économie et à l’entreprise, au savoir, à la langue, à la Loi, à l’art, à l’inconscient, etc. Et il démontre ainsi qu’une véritable révolution culturelle est en cours. Qui nous mènera jusqu’où ?

 Dany-Robert Dufour, « L’art de réduire les têtes : sur la nouvelle servitude de l’homme libéré, à l’ère du capitalisme total », Ed. Denoël, 2003.

Note de l’éditeur : Après l’enfer du nazisme et la terreur du communisme, il est possible qu’une nouvelle catastrophe se profile à l’horizon. Cette fois, c’est le néo-libéralisme qui veut fabriquer à son tour un « homme nouveau ». Tous les changements en cours, aussi bien dans l’économie marchande que dans l’économie politique, l’économie symbolique ou l’économie psychique, en témoignent.

Le sujet critique de Kant et le sujet névrotique de Freud nous avaient fourni à eux deux la matrice du sujet de la modernité. La mort de ce sujet est déjà programmée par la grande mutation du capitalisme contemporain. Déchu de sa faculté de jugement, poussé à jouir sans entrave, cessant de se référer à toute valeur absolue ou transcendantale, le nouvel « homme nouveau » est en train d’apparaître au fur et à mesure que l’on entre dans l’ère du « capitalisme total » sur la planète.

C’est cette véritable mutation anthropologique, et les conséquences pour le moins problématiques sur la vie des hommes qu’elle implique, autrement dit ce que l’auteur appelle « l’art de réduire les têtes », qu’analyse cet ouvrage. L’auteur traite ainsi, en philosophe, des questions pratiques auxquelles sont confrontés aujourd’hui les sociologues, les psychanalystes ou les spécialistes de l’éducation. En s’interrogeant très concrètement sur l’avenir des jeunes générations aux prises avec de nouvelles façons de consommer, de s’informer, de s’éduquer, de travailler ou, plus généralement, de vivre avec les autres.



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