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La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : la Toussaint 1954-1955

Transcription, par Taos Aït Si Slimane du second volet du documentaire de « L’histoire immédiate » par Patrice Gélinet, « La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : la Toussaint 1954-1955 », rediffusée le mardi 13 août 1966 à 10h, sur les ondes de France Culture.

Chapeau : Deuxième émission d’une série de documentaires sur la Guerre d’Algérie, composés d’un montage d’archives sonores, d’entretiens et de lectures illustrées, d’improvisations sur percussions de Naït Issad.

Émission produite par Patrice Gélinet, réalisée par Bernard Sugy Christine. Avec la participation de : Jean Deleplanque, ancien sous-préfet de Batna (Aurès) ; Jacques Soustelle, gouverneur d’Algérie (1955-56) ; Jean Vaujour, directeur de la sécurité (Algérie) ; Vincent Monteil, chef de cabinet militaire de Jacques Soustelle ; Kateb Yacine, écrivain ; Rabah Khellif, ancien harki ; Jean-Claude Perez, médecin ied-noir ancien chef de la branche armée de l’OAS ; Robert Bonnaud, communiste, ancien « rappelé » ; Rabah Zerari, commandant de l’armée de libération nationale.

Lire aussi, dans la même série :

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : la gestation 1945-1954

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : l’engrenage 1956

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : le 13 mai à Alger

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : La Bataille d’Alger

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : 1959, l’année des dupes

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : les barricades

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : le putsch

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : l’OAS

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : les derniers jours

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La Guerre d’Algérie / Sur fond de coups de feu nourris / « dégagez la rue ! » / « l’Algérie française ! l’Algérie française ! l’Algérie française ! l’Algérie française ! » / « de Gaulle au pouvoir ! de Gaulle au pouvoir ! de Gaulle au pouvoir » / Sifflets / Déflagrations, coups de feu, bombardements / Hymne algérien

Deuxième émission, Soustelle en Algérie.

Novembre 1954, la Guerre d’Algérie commence. Le président du Conseil, Pierre Mendès France, vient de mettre un terme à la Guerre d’Indochine et d’accélérer le processus d’autonomie de la Tunisie. En revanche, le 12 novembre devant l’Assemblée nationale, lorsqu’il évoque le problème de l’Algérie, c’est pour y condamner sans équivoque le soulèvement qui vient de s’y produire.

« On ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix à l’intérieure de la nation, l’unité, l’intégrité de la République. Les départements d’Algérie constituent une partie de la République française. Ils sont français depuis longtemps et d’une manière irrévocable. Entre elles, l’Algérie et la Métropole, il ‘y a pas de sécession concevable. Cela doit être clair une fois pour toute et pour toujours, aussi bien en Algérie et dans la Métropole qu’à l’étranger. Jamais la France, aucun Gouvernement, aucun Parlement français, quelles qu’en soient d’ailleurs les tendances particulières, ne cédera sur ce principe fondamental.

Mesdames, Messiers, plusieurs députés ont fait des rapprochements entre la politique française en Algérie et en Tunisie, j’affirme qu’aucune comparaison n’est plus fausse, plus dangereuse. Ici, c’est la France ! » Pierre Mendès France, Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, le 12 novembre 1954 devant l’Assemblée nationale

[Sur fond de la Marseillaise, dans une manifestation avec des « l’Algérie française ! l’Algérie française ! »]

Jean Deleplanque, sous-préfet : Monsieur Mitterrand est arrivée je crois aussitôt après les événements, il était Ministre de l’Intérieur, donc responsable. Constantine était un département français, donc ressortissait de sa juridiction. Il nous a apporté sa volonté de garder l’Algérie française, de réprimer dans le cadre de la légalité, mas avec beaucoup de fermeté, tous les mouvements insurrectionnels qui s’étaient déclenchées, il nous a promis des troupes supplémentaires, notamment les paras, et il a tenu ses engagements.

« Il faut que les populations comprennent qu’elles doivent nous aider, ou bien qu’elles s’exposent par la force des choses et malgré notre volonté à souffrir davantage de la situation présente. Sans le concours des populations rien n’est tout à fait possible, sans aucun doute, mais les premières victimes si elles n’agissent pas dans ce sens, ce sera elles. Et comme notre devoir est de les en prévenir, nous ne manquerons pas une occasion de le faire. Nous ne frapperons donc pas d’une manière collective, nous éviterons tout ce qui pourrait apparaître comme une sorte d’état de guerre, nous ne le voulons pas. Mais nous châtierons d’une manière implacable, sans autre souci que celui de la justice, et en la circonstance, la justice exige de la rigueur, les responsables. Et tous ceux qui seront surpris agissant d’une façon évidente par le moyen des armes contre l’ordre doivent savoir que le risque pour eux est immense, dans leur vie, dans leurs biens et, si nous le regrettons puisque ce sont nos concitoyens, ils sont soumis, comme tout criminel, à la loi ; et la loi sera appliquée.

[On peut voir ici, site de l’Ina, cette allocution :

] » François Mitterrand à Biskra, en tête du journal télévisé du 1er décembre 1954

Étroitement surveillé par le groupe à l’Assemblée par le groupe de pression de René Mayer, hostile à toute réforme, le gouvernement fait donc preuve de fermeté. Des renforts sont envoyés en Algérie, le mouvement pour le triomphe des libertés, le MTLD, de Messali Hadj est dissout et 2 000 de ses membres sont arrêtés. Mais en même temps, Mendès France désigne un nouveau Gouverneur général en Algérie, Jacques Soustelle. Il va tenter d’y pratiquer une politique nouvelle, l’intégration.

Jacques Soustelle : De quoi s’agissait-il ? Eh bien, on s’apercevait d’une chose, c’est que la politique d’assimilation, qui consistait à prendre les Arabes et les Kabyles et à en faire des Français, identiques à des Beaucerons ou à des Marseillais, ça n’existait pas. Il y avait une culture. Et vous pensez bien que moi comme ethnologue, j’étais particulièrement sensible à cet aspect-là. Une culture c’est quelque chose d’original et là il y avait la composante religieuse en particulier, la langue arabe ou la langue kabyle, etc., etc. Donc, l’assimilation cela ne pouvait pas marcher. Mais l’intégration s’adressait non pas à l’homme, à l’individu mais à la province. Il était parfaitement possible de faire de ce qui était d’ailleurs une demi-colonie, qui ne l’était déjà plus beaucoup, d’en faire une province au sein de la République française, ce qui impliquait l’égalité des droits et des devoirs, donc le Collège unique, tous points sur lesquels Mendès France, Mitterrand et moi, nous étions d’accord.

Jean Vaujour, directeur de la sécurité en Algérie : Il est arrivé dans un climat hostile en Algérie. Il était arrivé dans un climat hostile parce qu’on considérait qu’il avait été choisi par Mendès France. Mendès France je vous le rappelle avait quitté le pouvoir le 6 février, Soustelle est arrivé le 15 février, et on avait tendance à reprocher à Soustelle le fait qu’il fut l’homme de Mendès France. En réalité il a été maintenu dans son poste par le successeur de Mendès France, Edgar Faure. Jacques Soustelle est donc arrivé, j’étais à l’aéroport, les notables lui en été présentés, il est arrivé pour affirmer véritablement la volonté de paix de la France, il n’était pas en uniforme, comme arrivaient toujours les gouverneurs généraux en Algérie, mais il était en civil, c’est-à-dire en jaquette. Et c’est déjà une chose qui a beaucoup surpris, ça a beaucoup des militaires qui étaient nombreux, ça a surpris des bachaghas et les chefs musulmans qui eux aussi étaient très nombreux, et qui se sont dit : mais alors est-ce que cet homme se rend compte qu’il arrive dans un pays qui est bouleversé, qui est presque en guerre, on ne parlait pas à l’époque de guerre parce que ce n’était pas convenable de prononcer le mot de guerre, mais on sentait néanmoins que tous les jours il y avait des gens qui y laissait leur vie.

Jacques Soustelle : Je suis arrivé à Alger et on m’avait dit à ce moment-là qu’il fallait qu’un gouverneur général, civil bien entendu, arriva, ayant d’une part constitué un cabinet, naturellement, et d’autre part revêtu d’un uniforme, qui était la jaquette le pantalon rayé, le col cassé, la cravate plastron, et le chapeau haut forme. Je me suis menu de tous ces accessoires et c’est dans cette tenue que je suis arrivé à Alger. Comme on dû vous le dire, comme je l’ai écrit moi-même d’ailleurs, le temps était frais, l’accueil aussi. Pourquoi ? Parce que l’opinion pied-noire était déjà très susceptible, amère, alertée, par l’incompréhension de la Métropole, Mendès France et Mitterrand avaient une réputation d’ultralibéraux qui se reportait sur moi, on avait raconté que je m’appelais en réalité Bensoussan et que j’étais un Juif constantinois, enfin toutes sortes d’âneries,… Donc, j’ai été accueilli très correctement, il n’y a pas eu le moindre incident, par Jacques Chevalier, qui était maire d’Alger, et par les autorités. J’ai tout de suite pris contact avec le Gouvernement général, et je me suis aperçu très rapidement - il y avait là des gens très remarquables, comme Monsieur Vaujour par exemple, qui avait le premier tiré la sonnette d’alarme quelques mois auparavant – que le gouvernement et l’administration en Algérie étaient comme un radeau qui flottait sur un océan dont on ignorait les courants et à plus forte raison la profondeur. Il y avait une sous-administration absolument effroyable. En fait il n’y avait aucun contact véritable entre l’administration et la population. Je n’ai pas besoin de vous dire que les émissaires du FLN avaient tout loisir de fomenter des troubles dans ces populations, qui étaient complètement abandonnées. Comme on n’avait pas reconnu qu’il y avait un état de guerre, on se trouvait dans des situations ubuesques : Si par exemple il y avait une attaque contre un poste, mettons, les gendarmes tiraient et un fellagha était tué, immédiatement c’était l’ouverture d’une instruction. Un juge d’instruction venait interroger les gendarmes, on ouvrait un procès, n’est-ce pas, et c’est tout juste si l’on ne faisait pas comparaître en justice les gens qui avaient tiré, vous comprenez. En plus, il y avait extrêmement peu de troupes. Les forces françaises en Algérie étaient réduites à très peu de choses. C’est à ce moment-là que j’ai tiré la sonnette d’alarme. Edgar Faure avait été investi, j’ai demandé que l’on veuille bien admettre qu’il y avait un état d’urgence particulier, qui nécessitait que l’on reconnu la réalité, à savoir qu’il y avait des agressions et des ripostes. Cet état d’urgence a été voté à l’Assemblée nationale, et si j’ai bonne mémoire les communistes l’ont voté.

Non seulement Soustelle fournit plus de moyens à l’armée mais il lui fixe aussi de nouvelles missions.

Jacques Soustelle : Assez vite j’ai constaté qu’il fallait apporter une solution rapide à cette absence de contacts et de contrôles. Et c’est à que j’ai imaginé de faire venir, du Maroc, le général Parlange et des officiers des affaires indigènes qui parlaient arabe et berbère et très rapidement nous avons établi un premier réseau de ce que par la suite est devenu les Sections administratives spéciales, les SAS. C’est une chose que je me vante d’avoir créée. Je crois que ça a été une bonne chose pour le contact avec les populations et que l’on a étendue à l’ensemble du pays, y compris en créant des sections administratives spéciales urbaines. Il y en a eu notamment dans la Casbah, à Alger.

« Archive ? Au début, la mise en place des Sections administratives urbaines dans l’agglomération algéroise répondait à un triple but : la reprise de contact avec la population, la résorption des bidonvilles, la lutte contre le chômage, mais d’autres tâches sont venues s’imposer progressivement à leurs chefs. C’est ainsi qu’ils ont eu à effectuer des travaux de recensements, maintenant presque terminés, et qu’ils ont été appelés à se pencher sur le sort des anciens combattants, à s’occuper de l’action sociale, de la formation professionnelle, etc. Tut ceci, bien entendu, en liaison étroite avec l’armée d’une part e d’autre part avec les organismes administratifs ou privés déjà en place. Mentionnons pour mémoire la simple chikaya, bien connue des spécialistes des questions nord-africaines, qui permet de régler rapidement les petits problèmes d’ordre privé. Mais je crois pour donner à vos auditeurs une idée plus précise des travaux des Sections administratives urbaines, le mieux est de se promener dans quelques unes d’entre elles, sus la conduite des officiers qui les commandent, et de participer à leurs tâches quotidiennes.

L’interviewer ? : Mon capitaine je pense que vous vous êtes ici attaché à résoudre certains problèmes, quels sont ceux qui sont les plus caractéristiques ?

Capitaine ? : Eh bien, dès mon arrivée ici, je me suis fixé trois objectifs principaux : premièrement résorber le chômage, deuxièmement m’occuper de la jeunesse et troisièmement essayer de résorber les bidonvilles, en essayant également de réduire leur développement.

L’interviewer ? : Et quels ont les résultats que vous avez pu obtenir jusqu’à ce jour ?

Capitaine ? : Environ 700 travailleurs, dans la vallée du ravin de la femme sauvage, exécutent différents travaux avec l’aide de chefs d’équipe et de techniciens…. »

Commandant Azzedine de l’ALN ? Armée de libération nationale : L’armée française, c’est une armée qui savait se battre. Elle avait une très grande expérience. Elle a été seulement mauvaise élève en ce qui concerne la guerre révolutionnaire. Elle n’a pas compris que c’était fini. Mais le métier d’arme, elle savait le faire, elle savait le pratiquer. Mais l’armée française n’a pas compris qu’il n’y avait pas d’occupation juste et de résistance populaire injuste. Alors, elle a voulu, avec l’occupation injuste en faire quelque chose, un modèle, elle a voulu résoudre le problème de la question nationale avec la question sociale mais ce n’était pas une revendication d’un peu plus de justice dans la répartition des richesses, c’était beaucoup plus important, c’était la liberté, c’était l’indépendance de notre pays. Et ça, l’armée ne l’avait pas compris.

En plus des réformes qu’il souhaite, Jacques Soustelle veut aussi connaître les intentions des mouvements nationalistes : celle du MNA, le Mouvement national algérien de Messali Hadj, celle des centralistes du MTLD, emprisonnés depuis le 5 novembre, et bien sûr celle du FLN. Dès son arrivée, il apprend qu’un des chefs historique du FLN, Ben Boulaïd, chef de la Wilaya I, la zone des Aurès, a été arrêté en Tunisie. Soustelle envoi discrètement son chef de cabinet militaire, Vincent Monteil, rencontrer Ben Boulaïd en prison. C’est le premier contact entre le FLN et un représentant officiel de la France.

Vincent Monteil : Ben Boulaïd me dit : il y a une chose qui est un préalable absolu, c’est la libération des détenus de la Toussaint, c’est-à-dire des 2 000 membres du MTLD, qui ont été mis en prison sur simple fiche de police, par décision du ministre de l’intérieur du 1er novembre 54, qui était François Mitterrand. Je dis donc à Soustelle, dans la même note, je demande de pouvoir aller à Barberousse, la prison d’Alger, pour m’entretenir librement et secrètement avec, en tout cas pour commencer, les eux leaders des deux tendances, c’est-à-dire d’un côté le leader du MNA, qui était Moulay Merbah, et d’autre part avec le leader des centralistes, - on les appelait ainsi parce que c’était les membres du comité central du mouvement qui s’étaient séparés des autres - c’était Benyoucef Benkhedda. Je vais donc à Barberousse, je vais les voir tous les deux, séparément bien entendu, et tous le deux me disent exactement la même chose, ils me disent exactement ce que m’avait dit Ben Boulaïd. Or, ils ne pouvaient pas s’être concerté avec lui, c’était impossible puisqu’ils étaient en prison depuis le 1er novembre et que Ben Boulaïd était à Tunis, avait passé tout le reste de temps dans l’Aurès. Donc, c’est que ce point de vue était le même pour tous, c’est-à-dire : libération des détenus de la Toussaint, ça c’était un préalable, élection libre le plutôt possible, mais vraiment libre, et puis application loyale du statut de 47, en particulier en ce qui concerne la langue arabe, l’enseignement de la langue arabe et la séparation de la mosquée et de l’État. Bien ! Ces entretiens sont extrêmement cordiaux chaleureux, et à partir de ce moment-là, pour moi mon parti était pris, rien ne pouvait me faire changer d’avis, d’ailleurs tout m’a conforté dans mon opinion, c’est-à-dire que c’était avant tout un problème de justice qu’il y avait eu là, que les Algériens avaient été extrêmement sensibles à l’injustice qui avait été commises à leur endroit et qu’ils ne pouvaient plus accepter la parole de la France. Or, Soustelle venait d’arriver, il arrive avec un capital de sympathie a priori du côté des Musulmans, et si Soustelle avait, ce qu’il n’a pas fait, répondu aux demandes qu’on lui présentait, qui à mon avis étaient tout de même extrêmement raisonnables, personne devant moi n’a prononcé le mot indépendance, absolument personne, - je ne dis pas qu’on y serait pas arrivé de toute façon, je suis convaincu si- mais on aurait pu éviter beaucoup de drames et on aurait pu éviter la guerre.

Les démarches de Vincent Monteil et les réformes annoncées arrivent trop tard, d’autant que la répression s’accentue. En mai 1955 à Djidjelli, le modéré Ferhat Abbas, qui depuis plus de 20 ans affirme son attachement à la France et dirige l’UDMA, Union pour la défense du manifeste algérien, parle pour la première fois d’Algérie algérienne.

« Depuis le 1er novembre, nous avons des événements très graves en Algérie. Il y a ce que le colonialisme a appelé les « hors la loi ». Eh bien depuis 1948, c’est le régime colonial qui a défié la loi, c’est le régime colonial qui a violé la loi. C’est le régime colonial qui a bafoué les droits que la France républicaine a accordé aux Algériens musulmans. Et aujourd’hui, on vient nous dire qu’il y a des hors la loi ! Il n’y a qu’un seul personnage qui soit hors la loi en Algérie, c’est le régime colonial lui-même. Les hors la loi ce sont les préfets, ce sont les maires, ce sont les administrateurs de communes mixtes. L’UDMA, l’union démocratique du manifeste algérien, s’adresse au gouvernement français pour lui dire ceci : Tant que vous continuerez à proclamer que l’Algérie est française, nous répliquerons, quant à nous, l’Algérie est arabe ! Si le gouvernement français change cette affirmation, nous aussi nous nous abstiendrons de dire que l’Algérie est arabe, alors, eux et nous, nous commencerons à proclamer la même vérité : l’Algérie est algérienne. » Ferhat Abbas

Le 20 aout 1955 dans la Constantinois, des milliers de paysans, poussés par le FLN s’attaquent aux Européens. À la mine d’El Alia, les ouvriers musulmans massacres, sans distinction hommes, femmes et enfants. L’Algérie se coupe définitivement en deux. Le Président du Conseil, Edgar Faure, réagit aussitôt en engageant un peu plus la France dans la guerre.

« Tout l’honneur de la France, comme sa mission humaine, tout nous impose absolument, sans équivoque et sans réticence, de garder l’Algérie à la France et dans la France. Il faut que l’on comprenne partout, chez nous et ailleurs, que nous nous trouvons ici devant un impératif vital, que tout gouvernement aura nécessairement pour premier devoir de maintenir la France sur les deux rives de la Méditerranée. Menacée, l’Algérie sera défendue. Les forces déjà en place accomplissent leurs missions avec un calme et un courage qui ont permis d’assurer l’apaisement dans certaines zones, leurs moyens continueront à être renforcer. C’est en raison de ces circonstances, et après les douloureux événements du 20 août, que le gouvernement a été conduit à rappeler certains disponibles. Il faut que le pays le sache bien, l’effort demandé à ces jeunes gens était, et demeure nécessaire. Le gouvernement devait disposer, sans délais, de moyens importants pour faire cesser au plus tôt le massacre de nos compatriotes. » Edgar Faure

Entre Européens et Musulmans séparés par les massacres du 20 aout, entre le gouvernement qui accentue la répression et le FLN qui la provoque, il n’y a plus de troisième voie possible. En face de la France, il n’y a pratiquement plus qu’un interlocuteur, le FLN. Les modérés de l’UDMA, Ferhat Abbas en tête, les centralistes du MTLD, comme Benkhedda, rejoignent le FLN au Caire, après avoir rencontré Vincent Monteil à Paris.

Vincent Monteil : Ils sont venus me trouver à Paris. Vous parliez de Ferhat Abbas, il est venu avec le docteur Francis et il m’a dit : qu’est-ce que vous en pensez, nous nous demandons si nous devons aller au Caire, ils n’étaient pas encore absolument sûrs et ils nous ont vu, (nom indistinct ?) et moi à Paris, ça a été très émouvant. C’est nous qui leur avons dit il faut aller au Caire. Et Benyoucef Benkhedda est venu avec un autre, je crois qu’il est venu avec Abderrahmane Kiouane, que j’avais également fait libérer avant, ils sont venus tous les deux me voir à Paris et ils m’ont dit : qu’est-ce qu’on doit faire ? Nous envisageons ça. je les ai encouragés, je prends la responsabilité aujourd’hui de le dire, tous les quatre, séparément, à aller au Caire, parce qu’ils n’y avait plus de solutions pour eux, parce que c’est un désespoir de cause, parce que c’était foutu, parce qu’à ce moment-là c’était fini, il n’y avait plus rien à faire.

En Algérie, les compagnies de l’ALN, les katibas, recrutent aussi. En 1955, un soudeur à l’arc, qui deviendra un des officiers les plus célèbres de l’ALN, entre au maquis, le commandant Azzedine.

Commandant Azzedine, nom de guerre de Rabah Zerari : Le FLN a pris contact avec moi, en 1955. C’était le petit truc : Azzedine, nous te connaissons, tu es sérieux, tu es sportif, nous t’avons surveillé, tu n’as pas une vie de débauché, quelque chose comme ça, est-ce que tu veux servir ton pays ? J’ai répondu par l’affirmative. J’étais enrôlé et ma première action a été celle de Caterpillar. Comme je suis chaudronnier soudeur à l’arc, je sais manier le chalumeau, je me suis attaqué au coffre-fort pour amener l’argent à l’organisation. J’ai été surpris pendant mon action, et j’ai été blessé au mollet droit. Je suis arrivé au Clos-Salembier, et là j’ai rendu compte de ma mission mais j’étais brûlé, connu. Par la suite je suis monté au maquis, directement à Palestro, et j’ai servi là sous les ordres de Si Lakhdar et d’Ouamrane, jusqu’à ma sortie début 59.

Kateb Yacine : Beaucoup de nos dirigeants ont cru que la guerre ne serait pas longue. Ils ont cru qu’on pourrait arracher l’indépendance, comme en Tunisie et au Maroc, avec quelques embuscades, un débat à l’ONU, et le tour est joué. Ce n’était pas comme ça, parce qu’il y avait « l’Algérie française ». Il y avait quand même ici un million d’Européens qui vivaient là et qui posaient un énorme problème. Il y avait le problème de l’armée française. Tout ça a fait durer la guerre. À partir du moment où la guerre a duré, le FLN s’est transformé. Alors qu’au départ il ne comptait pas sur une guerre longue, il a été en quelque sorte amené à faire participer de plus en plus les gens, le peuple. Et là, le peuple, d’instrument qu’il était est devenu conscient, parce que quand on associe quelqu’un à la lutte il commence à comprendre à se poser des problèmes, il commence à se passionner pour les choses. Puis c’était la révolution du transistor aussi, chez les paysans ça passait même avant le pain, les gens étaient accroché à leur postes radios parce qu’ils sentaient que ce qui se passait c’était leur sort qui était en jeu, ils se passionnaient pour la politique. Donc, à partir de là le FLN a réussit à politiser, ne serait-ce que dans la phase de lutte de libération, la plus grande partie du peuple algérien a participé d’une manière ou d’une autre, elle s’est engagée dans la lutte, et puis même si elle ne s’engageait pas la répression l’engageait.

Commandant Azzedine, nom de guerre de Rabah Zerari : La pénétration allait d’un militant, on allait à un militant, grâce à lui on arrivait à faire une étude sociologique, politique et économique de la dechra. Il nous informait, une fois qu’il nous donnait tous les détails,…

La dechra, c’est quoi ?

Commandant Azzedine, nom de guerre de Rabah Zerari : La dechra, c’est le hameau. Une fois qu’il nous donnait ces détails, on rassemblait cette dechra et lui on le mettait de côté, on faisait semblant de ne pas le connaître. On montait un scénario, comme nous étions pauvrement vêtus et mal armés, on se rasait, à minuit une heure, on se faisait beau, on changeait de vêtements, celui qui avait une belle chemise la donnait à celui qui devait parler directement avec le peuple, la belle veste, le bon pantalon, la belle chaussure, les meilleures armes. Et quatre à cinq rassemblaient la dechra et les quatre-cinq autres allumaient des feux de positions sur les crêtes et ils bougeaient, ils font tout de suite le tour et ils repassaient pour donner l’impression que c’étaient des katibas qui passaient. La population était rassemblée dans la dechra, et il y avait des feux de positions pour dire qu’il y a des moudjahidines un peu partout. Et ce mouvement-là faisait croire à la population qu’il y avait des katibas qui passaient, des compagnies qui passaient. Et on rassemblait cette population avec le petit groupe de quatre-cinq personnes bien habillées, bien rasées, bien armées, et on leur faisait le discours. On leur expliquait qu’est-ce que c’est que la révolution, qu’est-ce que c’est que le combat libérateur, et tout ça. Et on les appelait par leur nom, on disait : ah, cheikh El Ferka, toi par exemple, on sait qu’avant-hier tu as été voir le Caïd. Nous connaissons ta position, et nous savons ce que tu as fait. On prenait l’autre et on disait : on sait que tu bat ta femme, arrête ça. et l’autre on lui disait : toi, tu es en litige avec tel voisin. On montait vraiment une mise en scène extraordinaire. Les autres étaient là, ils ne savaient pas. Ils disaient : bon dieu, quel don d’ubiquité ils sont ! Ils savent tout, ils connaissent tout ! Et on leur faisait comprendre aussi qu’ils étaient les derniers à ne pas s’être engagés dans le combat libérateur. Là, cette dechra, une fois organisée, il y avait le commissaire politique qui prenait la suite, et cela faisait boule de neige. Nous étions conscients que subjectivement le peuple était acquis à l’idée de l’indépendance mais objectivement il fallait l’organiser. On ne pouvait pas prendre le risque d’aller comme ça et être à la merci d’un mouchard ou commettre une bavure au départ. C’est pour ça que la pénétration des dechras a duré longtemps.

A teslim imachahou
el ghafel adhi hasas
ad’yaf hem ayen ad nahkou
balek ath yardhera yidhas
balek ath yardhera yidhas

Jacques Soustelle : On oublie trop souvent que les victimes du FLN on été en bien plus grand nombre des autochtones. En effet il y a eu certes des fermiers pieds-noirs qui ont été attaqués, tués, des femmes violés, etc., mais l’immense majorité des victimes étaient des arabo-berbères, des autochtones, des Musulmans. La première campagne du FLN a consisté à interdire de fumer, c’était une absurdité totale, du pont de vue même de la religion musulmane, n’est-ce pas, mais c’était pour contrôler les populations. Un commando arrivait le soir chez les gens : toi tu as fumé, on li coupait le nez ou les lèvres avec des ciseaux, on voyait des gens défiguré, c’était abominable ! C’était un moyen de terroriser les populations. On n’a pas terrorisé tellement les Français de souche, on a terrorisé les Algériens d’origine musulmane.

Commandant Azzedine, nom de guerre de Rabah Zerari : La révolution, bien sûr elle ne se faisait pas avec des bouquets de roses et il est vrai que par exemple en Wilaya IV, moi personnellement j’ai mis à l’amende des paysans sur qui j’ai trouvé du tabac, mais ça n’a pas dépassé cela. Il est vrai qu’il y a eu des bavures ailleurs. Même si ce n’est pas moi qui les ai commises, j’en porte la responsabilité puisque c’est le FLN. Il y a eu quelques nez coupés, c’est vrai. Il y a eu quelques nez coupés mais ils ont été condamnés par la direction FLN.

Anesi ithaada franca
noufa el jara idemen
I thakhdem idwe therna
Thangha oula dhi mgharen
Theghzem etjour sel ghala
Theskaou oula di safen
Thaghzem etjour sel ghala
Tharhaj oula di ssafen
A sen semi machahou
Il ghafel ma dihases
Ad’yafhem ayen adnahkou
Balek ath yardhera yidhas
Balek ath yardhera yidhas

Les Musulmans ne choisissent pas tous le FLN. Certains restent fidèles à la France : les supplétifs musulmans, les harkis ou les soldats qui restent dans l’armée française, comme le capitaine Kheliff, qui en 1955 revient d’Indochine où il avait été prisonnier à Dien Bien Phu.

Rabah Kheliff, officier français : Je n’ai pas hésité un seul instant à choisir la France. C’est facile à dire mais pour moi c’est vraiment comme je vous l’ai dit. Pour diverses raisons et principalement pour celle-ci : dans toute ma jeunesse en tant que fils de vieux soldat de 14-18, mon père s’est engagé en 1907, il a fait la Guerre du Maroc en 1912, 14-18 dans la foulée, plus la Syrie, la Turquie, l’Asie-Mineure, jusqu’à la fin, nous avons été élevé dans ma famille dans l’amour de la France, et l’amour des Français en général, cela ne pouvait pas être autrement. Ça coulait de source. La France pour moi représente, a représenté, représente toujours la seule patrie que j’ai toujours connue. Même si je ne suis pas d’origine métropolitaine ou européenne, je considère la France comme une mère adoptive.

Rabah Kheliff, de 1954 à 1962, vous êtes resté dans l’armée française, qu’est-ce que c’est qu’un harki ?

Rabah Kheliff, officier français : Un harki c’est souvent, enfin c’est officiellement un homme qui a choisi, pour diverses raisons, de servir du côté de l’armée française. Dans beaucoup de cas, c’étaient des hommes qui ont eu à souffrir dans leur famille parce que le FLN a tué chez eux un père, un frère, un oncle, et c’est en somme un petit peu une vengeance, ou alors il y va de l’honneur de ce membre de la famille de venger celui qui a été tué par le FLN. Dans d’autres cas, tel que le commando Georges par exemple, bien connu, a été composé uniquement de membres du FLN ralliés à l’arme française. Et puis, on peut dire sans risques de se tromper que dans certains cas, et souvent dans une même famille, quand il y avait un garçon qui était dans FLN, pour que la famille ne soit pas inquiétée, ni par la police ni par la gendarmerie et bien moins par l’armée, l’un des frères se dévouait pour venir servir dans l’armée française.

On parle même souvent du fait qu’ils recherchaient une rétribution dans l’armée française

Rabah Kheliff, officier français : Non, non, non, parce qu’ils étaient très mal rétribués. Un harki était payé au tarif d’un ouvrier agricole alors qu’il risquait sa vie et celle de sa famille tous les jours par le fait même que quand il y avait une section de harki dans une compagnie, je peux vous assurer que c’était la harkis qui étaient toujours en tête.

Toutes communautés confondues, l’Algérie est donc coupée en deux. L’heure n’est plus aux réformes, elle est aux armes. Jacques Soustelle qui s’est rallié à la répression sans pouvoir imposer ses réformes quitte l’Algérie. Si l’accueil, un an plus tôt, avait été froid, le 2 février 56, les Pieds-noirs lui réservent un départ triomphal.

Jacques Soustelle : Contrairement à ce que certains malignement ont prétendu, ça n’avait été nullement préparé. Les gens sont venus spontanément sur le quai, et j’ai eu toutes les peines du monde même à pouvoir monter sur le bateau, puisqu’il a fallu que je monte avec Henri-Paul Eydoux - qui est mort il n’y a pas très longtemps, il y a un an à peu près – avec le général Constan (orthographe incertaine), un certain nombre d’officiers, que je monte sur un char d’assaut, pour me frayer un passage à travers la foule, et grimper par une échelle, comme un chat jusqu’au bateau. Les gens chantaient : « Au revoir », « ce n’est qu’un au revoir », etc. C’était vraiment très, très émouvant, ça il n’y a aucun doute là-dessus. En plus, il y a eu la plus formidable tempête sur la Méditerranée qu’on n’ait jamais vue, le capitaine du bateau m’a écrit, des années plus tard, en me disant qu’on appelait ça « la tempête Soustelle ».

Jean-Claude Perez : J’ai assisté au départ de Soustelle, oui. C’est d’ailleurs là, pour la première fois que j’ai entendu crier, une foule : « Algérie française ». Ça, c’est une date extrêmement précise, c’est le jour du départ de Soustelle. Donc, le départ de Soustelle, eh bien oui, l’enthousiasme, la déception, et surtout le refus de voir arriver Catroux.

Jacques Soustelle : Donc, voilà, le départ a été extrêmement émouvant, Guy Mollet m’avait dit qu’il désignait le général Catroux. Moi j’étais encore Gouverneur à cette époque-là. Je reçois la visite d’une délégation des Français d’Algérie qui me dit : mais Catroux, ce n’est pas possible ! Bien sûr il est lui-même originaire d’Algérie mais on sait qu’il n’est pas du tout partisan de l’intégration, etc., il veut négocier avec le FLN, bref. Je leur ai dit : mais non, calmez-vous, je connais bien le général Catroux, j’ai été à Londres avec lui pendant la guerre, c’est un patriote, il ne faut pas vous excitez… Je les ai calmés comme j’ai pu. Puis, de l’aéroport même, j’ai téléphoné au général Catroux et je lui ai dit : mon général, cher ami, si vous en avez l’occasion, donnez donc une interview à un journal pour dire que vous n’allez pas, en tant que mon successeur, casser tout ce que j’ai fait, au contraire vous allez continuer dans une voie, etc., bien, il me dit : cher ami je vous remercie. Puis, deux trois jours plus tard, j’étais encore en Algérie, il donne à France soir, je crois, une interview dans laquelle il dit tout le contraire. Il dit : l’Algérie, ce n’est pas une province comme une autre, il faut négocier, bref, tout ce qui mettait naturellement, les Pieds-noirs en fureur. Et c’est ce qui a préparé la malencontreuse arrivée de Guy Mollet, qui s’est couvrir de tomates. Les tomates qui étaient cultivées dans la région de Fordeleau. Guy Mollet par la suite m’a dit : quand je regardais ces gens qui me lançaient des tomates et qui m’insultaient je me disais : ils ont des têtes d’électeurs socialistes.

« Jean-Gabriel Grand : Depuis le début de la matinée, les commerçants et les entreprises qui avaient suivi les mots d’ordre diffusés par tracts avaient fermé boutique. Des draps noirs avaient parfois été tendus aux fenêtres en guise de drapeaux. Les passants avaient reçu la consigne de boycotter officiel et les automobilistes de créer des embouteillages. En dépit d’importantes précautions de police, de la présence des CRS et de la troupe, plusieurs milliers de manifestants attendaient le cortège au Monument aux morts où une brève cérémonie était prévue. Pendant que le Président Guy Mollet déposait, dans une atmosphère de désordre indescriptible, la gerbe traditionnelle au pied du monument, des incidents violents mettaient au prise les manifestants, composés en grande partie d’étudiants des facultés, et les hommes du service d’ordre qui durent faire usage de gaz lacrymogènes pour dégager les personnalités présentes. D’autres bagarres se déroulent en ce moment autour du Palais d’été, où le Président du Conseil a installé sa résidence, et elles se poursuivent dans le centre de la ville au moment où je dois vous rendre l’antenne. Au micro, Jean-Gabriel Grand, qui vous parlé d’Alger. » (cf. la video dans les archives de l’Ina)

Guy mollet renonce à Catroux et le remplace par un autre Gouverneur général, Robert Lacoste. Il l’annonce au Palais d’été

« Archive radio : Guy Mollet : Européens et Musulmans, j’ai mieux compris ce que vous ressentiez dans votre cœur et dans votre chair. Même si j’en ai souffert, les douloureuses manifestations de lundi, comportaient j’en suis sûr une certaine part saine. Elles ont été pour un certain nombre le moyen d’affirmer leur attachement à la France et leur angoisse d’être abandonner par la France. Si c’est cela que voulez faire comprendre une partie des hommes et des femmes présents au Monument aux morts d’Alger, qu’ils sachent qu’ils sont entendus. La France restera présente en Algérie. Les liens entre la Métropole et l’Algérie sont du reste indissolubles. La communauté franco-musulmane est et restera une communauté sans tissu. Telle est la volonté du gouvernement, telle est la volonté de l’écrasante majorité du Parlement, telle est la volonté de la France. Demain, j’accueillerai ici, à Alger, le ministre résident, mon ami Monsieur Robert Lacoste. Je le connais. C’est un homme courageux, loyale, qui a fait ses preuves. Je serais totalement solidaire de lui, vous pourrez vous appuyer sur lui comme sur moi-même. Européens et Musulmans d’Algérie, il faudrait avoir confiance en la grandeur et en la puissance de la France. Et vous allez avoir confiance en la volonté de la France d’assurer l’égalité et la justice dans la paix retrouvée. Jean-Gabriel Grand : Vous venez d’entendre Monsieur Guy Mollet, Président du Conseil des ministres qui vous a parlé du Palais d’été à Alger. »

Alors que Guy Mollet s’appuie sur une majorité qui aux élections de janvier 56 avait fait campagne sur le thème de la paix en Algérie, il cède devant les ultras qui refusent toutes concessions. Ils ne l’oublieront pas. À la demande du général Lorillot, commandant en chef en Algérie, Guy Mollet prolonge le service militaire et rappelle les réservistes qui, avec les conscrits, sont envoyés en Algérie. Il s’en explique au micro de Pierre Sabbag.

« Pierre Sabbag : Est-ce que vous voulez dire, Monsieur le Président, que le service militaire durera 24 mois ? Guy Mollet : Je vous remercie de m’amener à faire cette précision. De bons esprits ont prétendu que nous voulions porter de 28 mois à 24 mois la durée du service militaire. Il n’en est rien. Le service militaire légal est de 18 mois, il restera à 18 mois. Mais actuellement, avec un service de 18 mois les hommes sont maintenus au-delà de cette durée de 18 mois, les uns pendant 6 mois, 9 mois, certains même 12 mois, c’est-à-dire un totale de 30 mois.

Ma mise au point alambiquée de Guy Mollet n’empêche pas certains rappelés de protester. C’est le cas du militant communiste, Robert Bonnaud.

Robert Bonnaud : C’était au printemps 1956, j’étais ce que l’on appelle « rappelé » ainsi que ma classe d’âge. En fait ça voulait dire qu’on avait déjà fait le service militaire, on faisait à l’époque 18 mois de service militaire, j’avais fait un service de la fin 52 au printemps 54, puis au printemps 56, c’est-à-dire deux ans plus tard on est rappelé. Cette circonstance particulière, qui ne s’est pas reproduite tellement souvent, explique en partie la révolte. La révolte parce que ces jeunes gens avaient fait leur service militaire, ils s’étaient installés dans la vie, ils s’étaient mariés, ils avaient trouvé un boulot, ils avaient pris une boutique, que sais-je, puis ils étaient rappelés. On était rappelés pour 6 mois, ce n’était pas énorme, mais tout de même ça a brisé pas mal la continuité de la vie civile. Alors, le fait qu’ils fussent rappelés a constitué aussitôt une raison de contestation, de protestation. Et en général c’est les grands débuts de la décolonisation : Bandung, c’est 55, le Front républicain trois mois avant avait fait campagne pour « la paix en Algérie », à Marseille Defferre avait loué des panneaux publicité pour « la paix en Algérie ». Alors les partis vainqueurs de cette consultation électorale, c’est-à-dire le Front républicain, dominé par les socialistes, et par ailleurs le parti communiste avaient fait campagne, tous les deux, pour « la paix en Algérie » et on nous envoyait faire la guerre en Algérie. Ça, c’est une raison aussi d’ambiance politique, de conjoncture politique.

Et comment s’est déroule ce voyage que vous faites, je crois à partir du 22 mai 56 ?

Robert Bonnaud : Le plus intéressant à coup sûr c’était le départ parce que le départ n’est pas passé inaperçu, du moins l’autorité militaire a essayé de dissimuler, les officiers n’avaient aucune autorité sur leurs hommes. L’esprit de résistance, l’esprit critique, l’esprit de révolte étaient tels, dans cette unité, que les officiers n’obtenaient même pas la mise au garde-à-vous, c’était impossible : les types gardaient le calot à la main, sortaient en ville. Le jour du départ, tout le monde était là quand même ! Parce que personne n’avait donné de consigne de non-départ et d’insoumission, à ce moment-là c’était une insoumission. Tout le monde était là pour le départ mais le départ a été particulièrement bruyant, chahuté. On a traversé, on est passé par le Vieux-Port. Corniche, Vieux-Port et dans les camions ça gueulait beaucoup. J’étais parmi ceux qui faisait scander les mots d’ordre, du coup je me suis attiré quelques ennuis de ce côté-là. Donc ça a été très intéressant mais ça s’est passé dans l’indifférence, apparente en tout cas, de la population. Et ça, c’est encore un truc qui a marqué les rappelés. Mais ce qui était très largement partagé, d’où le succès des mots d’ordre que je faisais scander, c’est la protestation (manque de mots pas saisis) et puis on criait même des trucs agressifs et provocateurs « fusillez Guy Mollet », es choses comme ça, c’était très violent comme réaction.

« Tirs / « ne bougez pas », ne bougez pas, ne tirez pas » / Rafale/ Qui est-ce qui a tiré là ? Qui est-ce qui a tiré là ? Qu’est-ce que ce merdier là ? Vous avez vu quelque chose ? Où est-ce qu’ils sont ? Derrière cet arbre ? Qu’est-ce que c’est cette merde là ? Vous les avez vu derrière l’arbre ? /Tirs et rafales et leurs échos… »

Commandant Azzedine, nom de guerre de Rabah Zerari : À partir de 56, c’était l’apogée au maquis. Toute la population était acquise, sur tout le territoire. Les liaisons existaient entre Wilayates, les actions militaires se déroulaient un peu partout. On avait l’initiative, on contrôlait le maquis totalement nuits et jours. Les villes, on les contrôlait avec l’ennemi. Avec l’arrivée de de Gaulle, après la Bataille d’Alger, les villes nous échappaient, et les maquis on partageait le contrôle avec les Français, parce qu’ils avaient construit énormément de pistes, de routes, ils ont fait le quadrillage, ils ont mis beaucoup de postes militaires, donc la journée on ne pouvait plus bouger mais la nuit on faisait ce qu’on voulait.

Que tu as la maison douce
Giroflé, Girofla
L’herbe y croit, les fleurs y poussent,
Le printemps est là.
Dans la lune qui devient rousse...
Giroflé, Girofla
L’avion la brûlera, l’avion la brûlera !
 
Que tu as de beaux champs d’orge !
Giroflé, Girofla
Ton grenier de fruits regorge :
L’abondance est là...
Entends-tu souffler la forge ?
Giroflé, Girofla
Le canon les fauchera, le canon les fauchera !
 
Que tu as de belles filles !
Giroflé, Girofla
Dans leurs yeux, où la joie brille,
L’amour descendra...
Dans la plaine on se fusille...
Giroflé, Girofla
Le soldat les violera, le soldat les violera !
 
Que tes fils sont forts et tendres !
Giroflé, Girofla
Ça fait plaisir de les entendre :
À qui chantera !
Dans huit jours on va te les prendre...
Giroflé, Girofla
Le corbeau les mangera, le corbeau les mangera !
 
Tant qu’y aura des militaires,
Soit ton fils, et soit le mien,
Il ne pourra y avoir sur terre
Pas grande chose de bien...
On te tuera pour te faire taire,
Par derrière comme un chien...
Et tout ça pour rien !
Et tout ça pour rien !

« Ici Alger, RTF. Au regard de la journée d’hier, ce dimanche de Pentecôte aura été calme. Rien cependant ne le laissait présager. Les cinq attentats qu’Alger a connus samedi n’avaient pas été sans poser une certaine inquiétude, toujours renouveler d’ailleurs en ces veilles de fête. En effet, au bilan déjà tragique de ces attentats, les plus importants qui aient été enregistrés depuis le début des événements dans l’agglomération algéroise, il convenait d’ajouter la tragique disparition des 21 hommes d’une patrouille entre Minerville et Palestro. Dès hier, on formulait des doutes sur les chances de retrouver vivants, les militaires enlevés par les rebelles, surtout après la découverte, dans l’après-midi, des cadavres de deux d’entre aux, suivie dans la soirée de celles de quinze autres cadavres. Ce matin, cinq corps ont été retrouvés, gisants sur une piste sanglante, laissés par les hors la loi dans ce secteur de Beni Amrane de triste mémoire où la sauvagerie du paysage n’a d’égal que celle des bandes qui y opèrent sous les ordres d’un chef rebelle connu parmi les plus sanguinaires. Des opérations sont en cours mais il ne faut pas s’attendre à un résultat immédiat en raison même de la configuration du terrain. Les Gorges de Palestro qui, il y a quelques mois encore enchantaient les touristes en raison même de leur impressionnante grandeur ne sont qu’une succession d’à-pics d’accès difficile, nécessitant l’emploie d’effectifs importants pour réaliser un bouclage efficace. Dans le Sud-algérois, le dispositif est mis en place dans la région de Ghebel ( ? orthographe incertaine) où la bande de Si Mustapha passait sous le commandement de Si Meziane est maintenant totalement encerclée. Aujourd’hui, il apparaît que la bande de Si Mustapha venue du Constantinois n’était pas la seule à faire mouvement vers l’Oranie […] »

Après le drame de Palestro, la Métropole découvre la guerre. « L’appel à la trêve civile » que lance Albert Camus est à peine entendu.

Lecture d’un extrait de « L’appel à la trêve civile » d’Albert Camus« J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai séparé de mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’ai connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, à ce peuple, elle est restée pour moi, la terre du bonheur, de l’énergie et de la création et je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps la terre du malheur et de la haine. Je sais que les grandes tragédies de l’histoire fascinent souvent les hommes par leurs visages horribles, ils restent alors immobiles devant elles sans pouvoir se décider à rien, qu’à attendre. Ils attendent et la Gorgone un jour les dévorent. » (Note complémentaire, cf. « Appel pour une trêve civile en Algérie », conférence prononcée, par Albert Camus, à Alger, le 22 janvier 1956. Source Source : « Chronique algériennes 1939-1958 » Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi. / Courriel : jean-marie_tremblay[@]uqac.ca / Site web pédagogique
Dans le cadre de : « Les classiques des sciences sociales », une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi : Site web) [1]

Kateb Yacine : Ce que je n’aime pas chez Camus, c’est le moralisme, dans « L’homme révolté et tout ça. Une révolution n’est pas une affaire de morale. Une révolution, c’est tragique. C’est quelque chose de terrible. On peut tuer s mère, son père à tout moment. C’est une passion, la révolution. On ne peut pas juger les révolutionnaires sur des critères moraux parce que si l’on devait juger les révolutionnaires sur des critères moraux, alors à ce moment-là le FLN serait une bande de criminels qui tuent des enfants. C’est arrivé. C’est arrivé quand ils jetaient des bombes sur ordre même du FLN qui tuaient des femmes et des enfants. Eh oui, ça arrive ! Les guerres c’est comme ça, ça rend aveugle parce que la passion qui habite les gens leur fait commettre toutes sortes de choses qui seraient inconcevables en temps de pais.

Lecture de « Combat algérien » de Jean Amrouche

Alors vint une grande saison de l’Histoire
Portant dans ses flancs une cargaison d’enfants indomptés,
qui parlèrent un nouveau langage
et le tonnerre d’une fureur sacrée.
On ne nous trahira plus.
On ne nous mentira plus.
On ne nous fera pas prendre des vessies peintes
de bleu, de blanc et de rouge
pour les lanternes de la Liberté :
Nous voulons habiter notre nom
vivre ou mourir sur notre terre mère.
Nous ne voulons pas d’une patrie marâtre
et des riches reliefs de ses festins.
Nous voulons la patrie de nos Pères
la langue de nos Pères
la mélodie de nos songes et de nos chants
sur nos berceaux et sur nos tombes.
Nous ne voulons plus errer en exil
dans le présent, sans mémoire et sans avenir.
Ici et maintenant,
nous voulons,
libres à jamais, sous le soleil, dans le vent
la pluie ou la neige,
notre patrie : l’ALGERIE.

notes bas page

[1Mesdames, Messieurs, malgré les précautions dont il a fallu entourer cette réunion, malgré les difficultés que nous avons rencontrées, je ne parlerai pas ce soir pour diviser, mais pour réunir. Car c’est là mon vœu le plus ardent. Ce n’est pas la moindre de mes déceptions - et le mot est faible - d’avoir à reconnaître que tout se ligue contre un tel vœu et que, par exemple, un homme, et un écrivain, qui a consacré une partie de sa vie à servir l’Algérie, s’expose, avant même qu’on sache ce qu’il veut dire, à se voir refuser la parole. Mais cela confirme en même temps l’urgence de l’effort d’apaisement que nous devons entreprendre. Cette réunion devait donc avoir lieu pour montrer aux mains que toute chance de dialogue n’est pas perdue et pour que, du découragement général, ne naisse pas le consentement au pire J’ai bien parlé de « dialogue », ce n’est donc pas une conférence en forme que je suis venu prononcer. À vrai dire, dans les circonstances actuelles, le cœur me manquerait pour le faire. Mais il m’a paru possible, et j’ai même considéré qu’il était de mon devoir, de venir répercuter auprès de vous un appel de simple humanité, susceptible, sur un point au moins, de faire taire les fureurs et de rassembler la plupart des Algériens, français ou arabes, sans qu’ils aient à rien abandonner de leurs convictions. Cet appel, pris en charge par le comité qui a organisé cette réunion, s’adresse aux deux camps pour leur demander d’accepter une trêve qui concernerait uniquement les civils innocents.

J’ai donc seulement à justifier aujourd’hui cette initiative auprès de vous. Je vais tenter de le faire brièvement.

Disons d’abord, et insistons sur ce point, que par la force des choses, notre appel se situe en dehors de toute politique. S’il en était autrement, je n’aurais pas qualité pour en parler. Je ne suis pas un homme politique, mes passions et mes goûts m’appellent ailleurs qu’aux tribunes publiques. Je n’y vais que forcé par la pression des circonstances et l’idée que je me fais parfois de mon métier d’écrivain. Sur le fond du problème algérien, j’aurais d’ailleurs, à mesure que les événements se précipitent et que les méfiances, de part et d’autre, grandissent, plus de doutes, peut-être, que de certitudes à exprimer. Pour intervenir sur ce point, ma seule qualification est d’avoir vécu le malheur algérien comme une tragédie personnelle et de ne pas pouvoir, en particulier, me réjouir d’aucune mort, quelle qu’elle soit. Pendant vingt ans, avec de faibles moyens, j’ai fait mon possible pour aider à la concorde de nos deux peuples. On peut rire sans doute à la mine que prend le prêcheur de réconciliation devant la réponse que lui fait l’histoire en lui montrant les deux peuples qu’il aimait embrassés seulement dans une même fureur mortelle. Lui-même, en tout cas, n’est pas porté à en rire. Devant un tel échec, son seul souci ne peut plus être que d’épargner à son pays un excès de souffrances.

Il faut encore ajouter que les hommes qui ont pris l’initiative de soutenir cet appel n’agissent pas non plus à litre politique. Parmi eux se trouvent des membres de grandes familles religieuses qui ont bien voulu appuyer, selon leur plus haute vocation, un devoir d’humanité. Ou encore des hommes que rien ne destinait, ni leur métier, ni leur sensibilité, à se mêler aux affaires publiques. Pour la plupart, en effet, leur métier, utile par lui-même à la communauté, suffisait à remplir leur vie. Ils auraient pu rester à l’écart, comme tant d’autres, et compter les coups, quitte à exhaler de temps en temps quelques beaux accents mélancoliques. Mais ils ont pensé que bâtir, enseigner, créer, étaient des œuvres de vie et de générosité et qu’on ne pouvait les continuer au royaume de la haine et du sang. Une telle décision, si lourde de conséquences et d’engagements, ne leur donne aucun droit sauf un seul : celui de demander qu’on réfléchisse à ce qu’ils proposent.

Il faut dire enfin que nous ne voulons pas obtenir de vous une adhésion politique. A vouloir poser le problème sur le fond, nous risquerions de ne pas recevoir l’accord dont nous avons besoin. Nous pouvons différer sur les solutions nécessaires, et même sur les moyens d’y parvenir. Confronter de nouveau des positions cent fois définies, et déformées, serait, pour le moment, ajouter seulement au poids d’insultes et de détestations sous lequel étouffe et se débat notre pays.

Mais une chose du moins nous réunit tous qui est l’amour de notre terre commune, et l’angoisse. Angoisse devant un avenir qui se ferme un peu plus tous les jours, devant la menace d’une lutte pourrissante, d’un déséquilibre économique déjà sérieux, chaque jour aggravé, et qui risque de devenir tel qu’aucune force ne sera plus capable de relever l’Algérie avant longtemps.

C’est à cette angoisse que nous voulons nous adresser, même et surtout chez ceux qui ont déjà choisi leur camp. Car même chez le plus déterminé d’entre ceux-là, jusqu’au cœur de la mêlée, il y a une part, je le sais, qui ne se résigne pas au meurtre et à la haine, et qui rêve d’une Algérie heureuse.

C’est à cette part qu’en chacun de vous, Français ou Arabes, nous faisons appel. C’est à ceux qui ne se résignent pas à voir ce grand pays se briser en deux et partir à la dérive que, sans rappeler à nouveau les erreurs du passé, anxieux seulement de l’avenir, nous voudrions dire qu’il est possible, aujourd’hui, sur un point précis, de nous réunir d’abord, de sauver ensuite des vies humaines, et de préparer ainsi un climat plus favorable à une discussion enfin raisonnable. La modestie voulue de cet objectif, et cependant son importance, devrait, selon moi, lui valoir votre plus large accord.

De quoi s’agit-il ? D’obtenir que le mouvement arabe et les autorités françaises, sans avoir à entrer en contact, ni à s’engager à rien d’autre, déclarent, simultanément, que pendant toute la durée des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée et protégée. Pourquoi cette mesure ? La première raison, sur laquelle je n’insisterai pas beaucoup est, je l’ai dit, de simple humanité. Quelles que soient les origines anciennes et profondes de la tragédie algérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la mort de l’innocent. Tout au long de l’histoire, les hommes, incapables de supprimer la guerre elle-même, se sont attachés à limiter ses effets et, si terribles et répugnantes qu’aient été les dernières guerres mondiales, les organisations de secours et de solidarité sont parvenues cependant à faire pénétrer dans leurs ténèbres ce faible rayon de pitié qui empêche de désespérer tout à fait de l’homme. Cette nécessité apparaît d’autant plus urgente lorsqu’il s’agit d’une lutte qui, à tant d’égards, prend l’apparence d’un combat fratricide et où, dans la mêlée obscure, les armes ne distinguent plus l’homme de la femme, ni le soldat de l’ouvrier. De ce point de vue, quand bien même notre initiative ne sauverait qu’une seule vie innocente, elle serait justifiée.

Mais elle est justifiée encore par d’autres raisons. Si sombre qu’il soit, l’avenir algérien n’est pas encore tout à fait compromis. Si chacun, Arabe ou Français, faisait l’effort de réfléchir aux raisons de l’adversaire, les éléments, au moins, d’une discussion féconde pourraient se dégager. Mais si les deux populations algériennes, chacune accusant l’autre d’avoir commencé, devaient se jeter l’une contre l’autre dans une sorte de délire xénophobe, alors toute chance d’entente serait définitivement noyée dans le sang. Il se peut, et c’est notre plus grande angoisse, que nous marchions vers ces horreurs. Mais cela ne doit pas, ne peut pas se faire, sans que ceux d’entre nous, Arabes et Français, qui refusent les folies et les destructions du nihilisme, aient lancé un dernier appel à la raison.

La raison, ici, démontre clairement que sur ce point, au moins, la solidarité française et arabe est inévitable, dans la mort comme dans la vie, dans la destruction comme dans l’espoir. La face affreuse de cette solidarité apparaît dans la dialectique infernale qui veut que ce qui tue les uns tue les autres aussi, chacun rejetant la faute sur l’autre, et justifiant ses violences par la violence de l’adversaire. L’éternelle querelle du premier responsable perd alors son sens. Et pour n’avoir pas su vivre ensemble, deux populations, à la fois semblables et différentes, mais également respectables, se condamnent à mourir ensemble, la rage au cœur.

Mais il y a aussi une communauté de l’espoir qui justifie notre appel. Cette communauté est assise sur des réalités contre lesquelles nous ne pouvons rien. Sur cette terre sont réunis un million de Français établis depuis un siècle, des millions de musulmans, Arabes et Berbères, installés depuis des siècles, plusieurs communautés religieuses, fortes et vivantes. Ces hommes doivent vivre ensemble, à ce carrefour de routes et de races où l’histoire les a placés. Ils le peuvent, à la seule condition de faire quelques pas les uns au-devant des autres, dans une confrontation libre. Nos différences devraient’ alors nous aider au lieu de nous opposer. Pour ma part, là comme partout, je ne crois qu’aux différences, non à l’uniformité. Et d’abord, parce que les premières sont les racines sans lesquelles l’arbre de liberté, la sève de la création et de la civilisation, se dessèchent. Pourtant, nous restons figés les uns devant les autres, comme frappés d’une paralysie qui ne se délivre que dans les crises brutales et brèves de la violence. C’est que la lutte a pris un caractère inexpiable qui soulève de chaque côté des indignations irrépressibles, et des passions qui ne laissent place qu’aux surenchères.

« Il n’y a plus de discussion possible », voilà le cri qui stérilise tout avenir et toute chance de vie. Dès lors, c’est le combat aveugle où le Français décide d’ignorer l’Arabe, même s’il sait, quelque part en lui-même, que sa revendication de dignité est justifiée, et l’Arabe décide d’ignorer le Français, même s’il sait, quelque part en lui-même, que les Français d’Algérie ont droit aussi à la sécurité et à la dignité sur notre terre commune. Enfermé dans sa rancune et sa haine, personne alors ne peut écouter l’autre. Toute proposition, dans quelque sens qu’elle soit faite, est accueillie avec méfiance, aussitôt déformée et rendue inutilisable. Nous entrons peu à peu dans un nœud inextricables d’accusations anciennes et nouvelles, de vengeances durcies, de rancunes inlassables se relayant l’une l’autre, comme dans ces vieux procès de famille où les griefs et les arguments s’accumulent pendant des générations, et à ce point que les juges les plus intègres et les plus humains ne peuvent plus s’y retrouver. La fin d’une pareille situation peut alors difficilement s’imaginer et l’espoir d’une association française et arabe, d’une Algérie pacifique et créatrice, s’estompe un peu plus chaque jour.

Si donc nous voulons maintenir un peu de cet espoir, jusqu’au jour du moins où la discussion s’engagera sur le fond, si nous voulons faire en sorte que cette discussion ait une chance £aboutir, grâce à un effort réciproque de compréhension, nous devons agir sur le caractère même de cette lutte. Nous sommes trop ligotés par l’ampleur du drame et la complexité des passions qui s’y déchaînent, pour espérer obtenir dès maintenant l’arrêt des hostilités. Cette action supposerait en effet des prises de positions purement politiques qui, pour le moment, nous diviseraient peut-être plus encore.

Mais nous pouvons agir au moins sur ce que la lutte a d’odieux et proposer, sans rien changer à la situation présente, de renoncer seulement à ce qui la rend inexpiable, c’est-à-dire le meurtre des innocents. Le fait qu’une telle réunion mêlerait des Français et des Arabes, également soucieux de ne pas aller vers l’irréparable et la misère irréversible, lui donnerait des chances sérieuses d’intervenir auprès des deux camps.

Si notre proposition avait une chance d’être acceptée, et elle en a une, nous n’aurions pas seulement sauvé de précieuses vies, nous aurions restitué un climat propice à une discussion saine qui ne serait pas gâtée par d’absurdes intransigeances, nous aurions préparé le terrain à une compréhension plus juste et plus nuancée du problème algérien. En provoquant, sur un point donné, ce faible dégel, nous pourrions espérer un jour défaire, dans son entier, le bloc durci des haines et des folles exigences où nous sommes tous immobilisés. La parole serait alors aux politiques et chacun aurait le droit de défendre à nouveau ses propres convictions, et d’expliquer sa différence.

C’est là, en tout cas, la position étroite sur laquelle nous pouvons, pour commencer, espérer de nous réunir. Toute plate-forme plus vaste ne nous offrirait, pour le moment, qu’un champ de discorde supplémentaire. Nous devons être patients avec nous-mêmes.

Mais à cette action, à la fois limitée et capitale, je ne crois pas, après mûre réflexion, qu’aucun Français ni aucun Arabe puisse refuser son accord. Pour bien nous en persuader, il suffira d’imaginer ce qui adviendrait si cette entreprise, malgré les précautions et les limites étroites où nous la renfermons, échouait. Ce qui arrivera, c’est le divorce définitif, la destruction de tout espoir, et un malheur dont nous n’avons encore qu’une faible idée. Ceux de nos amis arabes qui se tiennent aujourd’hui courageusement auprès de nous dans ce « no man’s land » où l’on est menacé des deux côtés et qui, déchirés eux-mêmes, ont déjà tant de difficultés à résister aux surenchères, seront forcés d’y céder et s’abandonneront à une fatalité qui écrasera toute possibilité de dialogue. Directement ou indirectement, ils entreront dans la lutte, alors qu’ils auraient pu être des artisans de la paix. L’intérêt de tous les Français est donc de les aider à échapper à cette fatalité.

Mais, de même, l’intérêt direct des modérés arabes est de nous aider à échapper à une autre fatalité. Car si nous échouons dans notre entreprise et faisons la preuve de notre impuissance, les Français libéraux qui pensent qu’on peut faire coexister la présence française et là présence arabe, qui croient que cette coexistence rendra justice aux droits des uns comme des autres, qui sont sûrs, en tout cas, qu’elle seule peut sauver de la misère le peuple de ce pays, ces Français auront la bouche fermée.

Au lieu de cette large communauté dont ils rêvent, ils seront renvoyés alors à la seule communauté vivante qui les justifie, je veux dire la France. C’est dire qu’à notre tour, par notre silence ou de propos délibéré, nous entrerons dans la lutte. Pour illustrer cette double évolution, qu’il faut craindre et qui dicte l’urgence de notre action, je ne puis parler au nom de nos amis arabes. Mais je suis témoin qu’elle est possible en France. De même que j’ai senti ici la méfiance arabe envers tout ce qu’on lui propose, on peut sentir en France, vous devez le savoir, la montée du doute et d’une méfiance parallèle qui risquent de s’installer si les Français, déjà impressionnés par le maintien, de la guerre du Rif après le retour du Sultan et par le réveil du fellaghisme en Tunisie, se voient contraints par le développement d’une lutte inexpiable, de penser que les buts de cette lutte ne sont pas seulement la justice pour un peuple, mais la réalisation, aux dépens de la France, et pour sa ruine définitive, d’ambitions étrangères. Le raisonnement que se tiendront alors beaucoup de Français est le symétrique de celui de la majorité des Arabes s’ils venaient perdant tout espoir, à accepter l’inévitable. Ce raisonnement consistera à dire : « Nous sommes français. La considération de ce qu’il y a de juste dans la cause de nos adversaires ne nous entraînera pas à faire injustice à ce qui, dans la France et son peuple, mérite de survivre et de grandir. On ne peut pas nous demander d’applaudir à tous les nationalismes, sauf au français, d’absoudre tous les péchés, sauf ceux de la France. À l’extrémité où nous sommes et puisqu’il faut choisir, nous ne pouvons pas choisir autre chose que notre propre pays. »

Ainsi, par le même raisonnement, mais tenu en sens inverse, nos deux peuples se sépareront définitivement et l’Algérie deviendra pour longtemps un champ de ruines alors que le simple effort de la réflexion pourrait aujourd’hui encore changer la face des choses et éviter le pire.

Voilà le double danger qui. nous menace, l’enjeu mortel devant lequel nous nous trouvons. Ou nous réussirons, sur un point au moins,, à nous associer pour limiter les dégâts, et nous favoriserons ainsi une évolution satisfaisante, ou nous échouerons à nous réunir et à persuader, et cet échec retentira sur tout l’avenir. Voilà ce qui justifie notre initiative et décide de son urgence. C’est pourquoi mon appel sera plus que pressant. Si j’avais le pouvoir de donner une voix à la solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est avec cette voix que je m’adresse rais à vous. En ce qui me concerne, j’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création. Et je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps la terre dit malheur et de la haine.

Je sais que les grandes tragédies de l’histoire fascinent souvent les hommes par leurs visages horribles. Ils restent alors immobiles devant elles sans pouvoir se décider à rien, qu’à attendre. Ils attendent, et la Gorgone un jour les dévore. Je voudrais, au contraire, vous faire partager ma conviction que cet enchantement peut être rompu, que cette impuissance est une illusion, que la force du cœur, l’intelligence, le courage, suffisent pour faire échec au destin et le renverser parfois. Il faut seulement vouloir, non pas aveuglément, mais d’une volonté forme et réfléchie.

On se résigne trop facilement à la fatalité. On accepte trop facilement de croire qu’après tout le sang seul fait avancer l’histoire et que le plus fort progresse alors sur la faiblesse de l’autre. Cette fatalité existe peut-être. Mais la tâche des hommes n’est pas de l’accepter, ni de se soumettre à ses lois. S’ils l’avaient acceptée aux premiers âges, nous en serions encore à la préhistoire. La tâche des hommes de culture et de foi n’est, en tout cas, ni de déserter les luttes historiques, ni de servir ce qu’elles ont de cruel et d’inhumain. Elle est de s’y maintenir, d’y aider l’homme contre ce qui l’opprime, de favoriser sa liberté contre les fatalités qui le cernent.

C’est à cette condition que l’histoire avance véritablement, qu’elle innove, qu’elle crée, en un mot. Pour tout le reste, elle se répète, comme une bouche sanglante qui ne vomit qu’un bégaiement furieux. Nous en sommes aujourd’hui au bégaiement et, pourtant, les plus larges perspectives s’ouvrent à notre siècle. Nous en sommes au duel au couteau, ou presque, et le monde marche à l’allure de nos avions supersoniques. Le même jour où nos journaux impriment l’affreux récit de nos querelles provinciales, ils annoncent le pool atomique européen. Demain, si seulement l’Europe s’accorde avec elle-même, des flots de richesses couvriront le continent et, débordant jusqu’ici, rendront nos problèmes périmés et nos haines caduques.

C’est pour cet avenir encore inimaginable, mais proche, que nous devons nous organiser et nous tenir les coudes. Ce qu’il y a d’absurde et de navrant dans la tragédie que nous vivons, éclate dans le fait que, pour aborder un jour ces perspectives qui ont l’échelle d’un monde, nous devons aujourd’hui nous réunir pauvrement, à quelques-uns, pour demander seulement, sans prétendre encore à rien de plus, que soit épargnée sur un point solitaire du globe une poignée de victimes innocentes. Mais puisque c’est là notre tâche, si obscure et ingrate qu’elle soit, nous devons l’aborder avec décision pour mériter un jour de vivre en hommes libres, c’est-à-dire comme des hommes qui refusent à la fois d’exercer et de subir la terreur.



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