La Guerre d’Algérie / Sur fond de coups de feu nourris / « dégagez la rue ! » / « l’Algérie française ! l’Algérie française ! l’Algérie française ! / de Gaulle au pouvoir ! de Gaulle au pouvoir ! « de Gaulle au pouvoir ! de Gaulle au pouvoir ! » / Sifflets / Déflagrations, coups de feu, bombardements / Hymne algérien
Cinquième émission, « le 13 mai à Alger ».
« Algérie française ! Algérie française ! Algérie française ! / reporter : Je sis obligé de protéger mon matériel, de protéger mon micro, je ne sais comment tout cela va tourner. »
Le 13 mai 1958, sur le Forum, à Alger, la IVème République agonise. Depuis 4 ans que dure la Guerre d’Algérie, oscillant entre plusieurs politiques contradictoires, les pratiquant même parfois simultanément, elle est dépassée par les événements : par les Pieds-noirs, qui lui dictent leurs volontés, par les maquis FLN, que 500 000 soldats français ne parviennent pas réduire, et par l’armée, persuadée d’avoir été trahie en Indochine et à Suez par un régime auquel elle veut tordre le cou.
« Capitaine Sergent : N’oubliez pas que nous sommes les anciens d’Indochine enfin anciens, les jeunes anciens car nous n’étions pas bien vieux en Indochine - et que le sentiment tout à fait global du corps expéditionnaire est d’avoir été trahi par Paris. C’est un sentiment je crois historique. Nous avons l’impression d’être envoyés pour un combat, que nous ressentons en nous même comme un combat juste, mais que nous sommes tout à fait en porte-à-faux par rapport aux événements politiques. Donc, il y a en nous même un rejet de cette République, de ce gouvernement qui n’a pas été capable de faire que nos camarades soient morts pour quelques choses. Or, il y a pas mal de livres qui ont été écrits en montrant que cette guerre était parfaitement inutile, la Guerre d’Indochine. Donc, c’est le pouvoir politique qui devient le responsable, contre lequel nous avons, comme on dit vulgairement, une dent ! »
Or, en mai 1958, le pouvoir politique en Métropole est vacant. Après le bombardement du village tunisien de Sakiet, par l’aviation française, le gouvernement Félix Gaillard a été renversé le 15 avril. Pendant près d’un mois, la France reste sans gouvernement. Le 8 mai 1958, René Coty fait appel à Pierre Pflimlin, or ce dernier n’a jamais caché son intention d’aboutir à une solution politique en Algérie, ce dont ne veulent ni l’armée ni les Pieds-noirs, ni même le ministre résidant en Algérie, Robert Lacoste, qui déclare avant de quitter Alger : « Nous allons vers un Dien Bien Phu diplomatique. ». La France est donc encore sans gouvernement, l’Algérie sans ministre résidant. Seuls reste à Alger le commandant en chef, le général Salan et celui qui depuis la Bataille d’Alger est devenu l’idole des Pieds-noirs, le général Massu. Jamais le régime n’a été aussi vulnérable lorsque le 9 mai un communiqué du FLN à Tunis annonce :
« Le 25 avril 1958, le tribunal spécial de l’ALN a condamné à mort pour : tortures, viols, assassinats, perpétrés contre la population civile du village de Roum El’Souk, près de la Calle, les militaires français dont les noms suivent : Decourteix René ; du 23ème RI ; Richomme Robert, du 23ème RI ; Feuillebois Jacques, du 18ème Dragon. Sa sentence a été exécutée le 30 avril au matin… »
« Le gouvernement français a appris avec indignation l’exécution par le FLN de trois soldats français prisonniers. Il élève contre ce crime odieux une protestation solennelle. Il salue la mémoire de ces martyrs. Le sergent Richomme, le soldat Ducourteix du 23ème régiment d’infanterie, et le dragon Feuillebois du 18ème Dragon, appartenaient à des unités chargées de la protection de la population frontalière. Prétendre qu’ils ont commis des tortures, des viols et des assassinats contre la population qu’ils avaient précisément pour mission de protéger contre les exactions des bandes rebelles constitue un mensonge et une insulte faite à leur honneur. »
[musique militaire]
Une manifestation à la mémoire des trois soldats tués par le FLN est aussitôt prévue à Alger. C’est le moment où jamais de partir à l’assaut du régime. Deux groupes s’y emploient : d’une part le groupe dit des 7, qui veut remplacer la IVème République par un régime autoritaire et autour duquel gravitent les organisations d’anciens combattants, les poujadistes, le cafetier Jean Ortiz, les mouvements étudiants de Lagaillarde et Jacques Roseau, les unités territoriales, UT, formées de Pieds-noirs commandées par le colonel Thomazo. De son côté, le gaulliste Léon Delbecque veut profiter des événements pour ramener de Gaulle au pouvoir. Depuis plusieurs semaines déjà il anime à Alger une antenne, mise en place par le ministre de la défense Jacques-Chaban Delmas, dont le rôle est de convaincre les Pieds-noirs, dont le gaullisme depuis la guerre est plutôt tiède, que seul le général de Gaulle peut maintenir l’Algérie française. Il crée un Comité de vigilance et parvient à séduire l’ancien pétainiste, Alain de Serigny, directeur du très influent Écho d’Alger, et avec lequel il se trouve dans l’avion le 9 mai.
Léon Delbecque : Je suis de retour en France. Je reviens dans l’avion qui me ramène. Et c’est dans cet avion qu’on m’apprend par radio que trois soldats venaient d’être assassinés en Tunisie, qui avaient été faits prisonniers et que le FLN avait amenés en Tunisie et que deuxièmement une manifestation allait se mettre en route. Je comprends tout de suite que les choses sont graves. C’est dans cet avion, en apprenant ces deux informations, que je décide de Serigny à faire un appel au général de Gaulle. J’ai dit : il est temps maintenant qu’on fasse appel au général de Gaulle. Je fais savoir également que je ne suis pas d’accord, toujours par radio, pour la date du 12, ils avaient choisi le 12 pour faire cette manifestation officielle publique que nous devions mettre sur pied. Pourquoi ? Parce que si des événements doivent survenir en Algérie, ce que je crois, mon instinct me pousse à croire que ces événements peuvent être très importants et même graves, il faut que nous prenions certaines précautions en Métropole, et la date du 13 mai est choisie dans l’avion, de Serigny faisant son appel à de Gaulle et moi choisissant la date du 13 mai.
Delbecque rejoint alors le Comité de vigilance où se trouve Jacques Roseau.
Jacques Roseau : En fait le 13 mai 58 a été décidé très, très vite. Il a été décidé le dimanche 11 mai 58, au cours d’une réunion impromptue du Comité de vigilance qui s’est réuni à la suite de ce qui se passait à la frontière tunisienne et qui a décidé d’organiser une immense manifestation pour le surlendemain. Nous avons été rappelés par téléphone de toutes parts pour nous retrouver le soir, au alentour de 20h, au siège des Républicains sociaux. Il y avait-là tous les représentants, il y avait là Delbecque et Neuwirth, et nous avons décidé de fixer la date du 13 mai comme étant la date fatidique d’une grande manifestation. Certains de nos compatriotes se sont exprimés très violemment ce soir-là, notamment nos compatriotes qui étaient affiliés à ( ?) Monsieur Neuwirth, qui représentait la sensibilité dite gaulliste, qui ont parlé de grève générale, de paralysie… On n’a pas évoqué la prise de services publics ce jour-là mais dans la nuit je me suis retrouvé chez le colonel Thomazo en premier lieu, avec Pierre Lagaillarde, - le colonel Thomazo étant le représentant du général Salan auprès de nous. Le général Salan était le patron de l’armée française en Algérie, ce qui était quand même très significatif pour le colonel Thomazo. Ensuite, dans les bureaux de l’association des étudiants, Pierre Lagaillarde nous a annoncé là – alors nous étions en train de préparer les dizaines de milliers de tracts dont nous allions inonder… – qu’il allait prendre le Gouvernement général le surlendemain. Là, nous étions effectivement effarés devant une telle détermination parce que prendre le Gouvernement général cela voulait dire en quelque sorte renverser la IVème République.
« Appel par voiture radio : Français d’Algérie, la grève totale a commencé depuis environ déjà un quart d’heure. Les rues sont désertes, les magasins sont fermés à 100%. À la même heure, dans toutes les villes d’Algérie les rues, les magasins offrent le même spectacle. Français d’Algérie, toute à l’heure nous nous retrouverons tous au plateau des Glières, par milliers, pour manifester contre toute politique d’abandon et contre tout ministre résident ne représentant pas, à Alger, un gouvernement de salut public seul capable de…[la suite est couverte par les applaudissements et cris des manifestants] »
Jacques Roseau : On avait appelait toute la jeunesse d’Alger et des environs à se retrouver place Roche, près du lycée Gauthier. Notre cortège s’est ébranlé à 13h, pour rejoindre le plateau des Glières qui était le lieu du grand rassemblement, que rejoignaient les différents cortèges : certains venaient de Bab El Oued, d’autres venaient de Belcourt avec d’anciens combattant, des villes, les villages de la région du département d’Alger qui étaient tous représentés.
« ( ?) journaliste : La ville presque calme en début d’après-midi, presque morte, s’est réveillée brutalement à 15h et c’est par centaines, par milliers que des groupements patriotiques d’associations, des collégiens, des lycéens, affluent maintenant vers ce boulevard Laferrière, par la rue Michelet, vers ce plateau des Glières où vous le savez les organisateurs des manifestations leur ont demandé de se réunir qu’à 17h. Ils sont donc en avance de quelques deux heures sur l’horaire fixé par les organisateurs. Vous avez dû entendre il y a un instant l’une des 10 ou 12 voitures radio qui ont sillonné pendant toute la matinée Alger. Maintenant, c’est un camion sur lequel ont pris place des parachutistes, des territoriaux et des civils portant des drapeaux - des drapeaux d’anciens combattants je pense – qui monte vers le monument aux morts, escorté par une véritable marée de personnes, de jeunes gens, de femmes, d’enfants. On voit les têtes qui bougent et qui s’avancent le long du boulevard Laferrière, sur le chemin du monument aux morts. C’est véritablement très impressionnant ! En face de nous, vous entendez peut-être les coups qui frappent la façade du « Journal d’Alger ». En effet un jeune homme est monté sur le balcon est en train de démolir le panneau, portant l’inscription « Journal d’Alger », qui est placé sur la façade. Et toujours aux cris de « L’Algérie française », et d’autres slogans patriotiques, la foule continue d’envahir littéralement la place de la Poste, le square Laferrière. La foule, au sein de laquelle on reconnaît des délégations portant des pancartes, portants des drapeaux. Cette foule toujours plus nombreuse, cette foule qui donne une impression extraordinaire de densité. »
« [Refrain de la Marseillaise]
Aux armes, citoyens !Formez vos bataillons !Marchons, marchons !Qu’un sang impur...Abreuve nos sillons !
« L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! »
Jacques Roseau : On est arrivé là sous un soleil éclatant, c’était une journée merveilleuse, vers 14, une foule immense, qui s’était rassemblé entre le square Laferrière, le plateau des Glières, la Poste, et qui ensuite a déferlé sur le Gouvernement général à l’appel de Pierre Lagaillarde, qui s’était juché sur le haut du monument aux morts, et qui après les minutes de silence traditionnelles, en présence des généraux : Salan, Massu, et tous les autres représentants de l’armée de la région militaire d’Alger, a lancé son appel historique : « Au GG ! » Et là, immédiatement nous sommes montés en première ligne, avec la foule des lycéens et les éléments durs des mouvements dits activistes, en fait nationaux pour la défense de l’Algérie française, UMP13, l’union poujadiste, etc., les anciens combattants, à l’assaut du Gouvernement général. Alors, le Gouvernement général était protégé par des cordons de CRS et de parachutistes. Dans un premier temps on s’est heurté à eux, mais pas trop durement, la foule hésitait à aller plus loin. Ce qui a été le déclic du 13 mai, ce qui a fait réussir le 13 mai, c’est que Pierre Lagaillarde en tenue de parachutiste, avec quelques harkis, en tenue militaire, armés, et avec quelques éléments étudiants, a réussi à s’introduire latéralement à l’intérieur du Gouvernement général. Il a eu l’idée de génie de grimper dans le GG et de surgir au 4-5ème étage du GG, en levant les deux bras en V. Et là la foule a été tétanisée, quand elle a vu Lagailarde avec son commando à l’intérieur du GG, l’appelant à prendre le GG. Alors là, ça a été un mouvement irréversible. On s’est emparé d’un camion militaire, qui se trouvait sur le Forum,on a enfoncé les gilles et on est rentré dans le GG. Il faut dire quand même que les parachutistes n’ont pas résisté beaucoup et que la symbiose entre la population française d’Algérie et l’armée d’Algérie, à travers les unités d’élites, a quand même été une chose qui a facilitée la prise du Gouvernement général.
« Philippe Bernier : Au micro Philippe Bernier qui vous parle d’Alger, RTF. Surgissant il y a quelques instants de ce que l’on appelle ici le GG et qui est le ministère de l’Algérie, le Gouvernement général, vous le savez la foule en a pris possession vers 18h30, forçant les barrages de polices, les CRS, qui se trouvaient pour la protection des bâtiments administratifs sur le Forum. Les CRS avaient lancé à 18 une grenade lacrymogène sur la foule, celle-ci a voulu en tirer en quelque sorte vengeance s’est ruée à l’assaut du GG. Quelques instants après le GG était occupé, on voyait flotter des drapeaux tricolores à toutes les fenêtres et de toutes les fenêtres se déversaient des quantités, des quantités de papiers, toutes les archives du ministère de l’Algérie. Remontant un quart d’heure plus tard, je trouvais la foule massée devant le balcon d’honneur du ministère de l’Algérie acclamant des personnalités qui se trouvaient à ce balcon, qu’il était difficile de distinguer de loin. Au bout de quelques instants nous avions la chance de pouvoir recueillir les premiers mots de la déclaration du général Massu : « …. avec vous au monument aux morts pour saluer la mémoire de nos trois camardes victimes de la barbarie du FLN.… » [Acclamations] »
Capitaine Leger : Le général Massu est arrivé, je me trouvais avec lui d’ailleurs, quand on est arrivé au premier étage, alors là de tous les étages ça voltigeait, il y avait les papiers, les machines à écrire, les meubles, évidemment il fallait faire très attention pour ne pas recevoir une machine à écrire sur la tête quand on traversait la cour d’ailleurs. Nous sommes montés dans les étages et le général Massu m’a dit : Léger, faites-moi arrêter ce bordel.
Jacques Massu : L’ensemble du bâtiment était déjà entre les mains des émeutiers. Il y avait de la fumée qui sortait des fenêtres, il y avait des papiers qui voltigeaient un peu partout, on balançait un peu n’importe quoi par les fenêtres. C’était le grand foutoir. J’ai grimpé à toute allure à l’étage de Monsieur Maisonneuve, je l’ai trouvé au fond de son bureau, il n’était pas du tout en forme. Dans le bureau précédent il y avait une foule de gens que je ne connaissais pas, sauf que j’ai reconnu rapidement Lagaillarde, parce qu’il avait son uniforme de parachutiste, qui lui a permis évidemment de prendre la tête de la manifestation et d’entraîner ces foules d’étudiants et autres. Il n’y avait pas que des étudiants, il y avait un tas de gars, là, dont j’ai découvert un peu plus tard la véritable identité, il y avait très peu d’étudiants dans le coup à proprement dit. Le général Salan venait d’arriver, il a essayé de prendre la parole au balcon, il s’est fait conspué. Moi je me trouvais tout seul au milieu des émeutiers, qui vociféraient et qui me disaient : nous voulons un gouvernement de saut public et pour l’obtenir, ici, nous voulons créer un Comité de saut public, il faut que vous veniez avec nous, il fat que l’armée soit avec nous, etc. J’ai hésité un instant puis je me suis dit – ils me disaient que l’alternative c’est la poursuite de l’émeute, or je savais que ces messiers s’étaient livrés déjà au contreterrorisme de façon méchante contre les Musulmans, ils avaient même cherché à assassiner le général Salan en janvier 57, il ne faut pas oublier que le général Salan a failli y passer d’un coup de bazooka qui a tué son aide de camp le commandant Rodier, dans son bureau, dans son propre bureau, il venait de sortir de son bureau le général sans ça il y passait - : avec ces gars-là on peut s’attendre à tout parce qu’ils sont de super excités, si je ne les coiffe pas ils va sûrement se passer des choses désagréables. Alors je me suis décidé à sauter, en même temps je me suis dit après tout cela va être une bonne façon d’essayer de tenir ma promesse à l’égard du général de Gaulle, que j’avais reçu à Niamey au Niger. Pendant mon exil, quand je n’avais pas pu retourner en Indochine, j’étais au Niger. Le général est passé par là, pendant sa tournée dans ces années de traversée du désert, je l’avais reçu et il m’avait dit : alors Massu, qu’est-ce que vous pensez de l’avenir ? Je lui ai dit : Mon général, je ne sais pas. J’ai toujours regretté que vous ayez quitté le pouvoir, je vous l’avais télégraphié depuis Hanoï en 46, si vous revenez au pouvoir cela serait très bien. Il m’a dit : oh, vous savez !… je lui ai dit : en tout cas si je pouvais vous aider un jour, je le ferai. Ce souvenir m’est remonté à la mémoire dans cette nuit du 13 mai, et aussitôt que j’ai décidé de prendre la tête du Comité. J’ai demandé à mon adjoint, Trinquier : tu marches avec moi ? Tu vois où j’en suis ? Il m’a dit : oui, je marche avec toi. Alors sur la feuille de papier je l’ai mis après mon nom. J’ai mis Comité de Salut Public : le colonel Trinquier. Ducasse m’a dit je marche avec vous aussi. Puis derrière, j’ai mis Thomazo, qui était très connu à Alger. J’ai tout de suite pensé, dans l’initiative que je prenais, à rester dans la hiérarchie, et je me suis dit qu’il faut absolument que je ne décroche pas sans ça on n’arrivera à rien, il faut que je reste dans la hiérarchie militaire. Thomazo va me servir pour les liaisons, j’ai donc mis tout de suite le nom de Thomazo. Puis après j’ai dit au gars : quels sont les candidats au Comité ? Il y a eu Lagaillarde évidemment, puis derrière il y a eu une bande de zèbres que je n’avais jamais vus à l’époque, les Parachini, etc., de braves types d’ailleurs, tous de braves types. Ils avaient l’air sincères mais enfin ils n’avaient aucune position dans la vie, ils appartenaient tous au secteur tertiaire de l’économie algérienne. Il y en avait un, je lui ai demandé : qu’est-ce que vous représentez ? Il m’a dit : « Je représente la foule ! »
« Brouhaha, prise de parole, sans doute Massu, pas très audible : […] la cause de l’Algérie française, eh bien ce n’est pas dans la chaos mais dans la discipline ! / Bravo ! Acclamations / Un manifestant : Il n’a rien dit encore. Il n’a rien dit. / Massu : (manque une partie) pour assurer la vigilance la veille, en attendant qu’on prenne la décision que vous attendez. / Hourras, acclamations, etc., L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! »
« ? Journaliste : Je suis obligé de protéger mon matériel, de protéger mon micro, je ne sais comment tout cela va tourner. »
[Sur fond d’ambiance de manif, chants indistincts]
« ? Journaliste : La foule chante, elle piétine. »
[Sur fond d’ambiance de manif, chants indistincts]
« ? Journaliste : Ce sont les minutes historiques que nous venons de vivre sur cette place du Gouvernement général à Alger, où il y a quelques instants la proclamation d’un Comité de salut public vient d’être lue à la foule par un représentant de la délégation du Comité de vigilance. À ce Comité de salut public participe, je le rappelle, des autorités civiles et militaires. Dans quelques instants nous allons en connaître la liste, tout ce que nous savons pour l’instant c’est que le général Massu a accepté d’y assumer un rôle. »
« Jacques Massu : Voici la liste (une partie de la prise de parole indistincte). Je suis moi-même, général Massu, désigné président de ce Comité [acclamations] »
[Dans la foule, « L’Algérie française ! L’Algérie française ! », « Vive Massu ! »]
« Jacques Massu : Comme adjoint, le colonel Trinquier[…] »
[Paroles toujours couvertes par les hourras de la foule]
« ? Journaliste : Qui avez-vous entendu ? Le colonel Trinquier »
« Jacques Massu : Le colonel Thomaso[…], Ducasse »
[Dans la foule, Ducasse et Trinquier, colonels tous les deux.]
« ? Journaliste : On perçoit très difficilement les noms que donne… »
Jacques Massu : Dans le courant de la nuit, le Comité s’est gonflé. J’ai tout de suite dit, moi je voudrais des Musulmans dans ce Comité. J’ai réussi a en faire venir cinq. J’ai reçu d’autres candidats du Comité de salut public [1], dans la nuit et surtout alors à partir de 10h30 était arrivé après la bataille, le représentant de Monsieur Chaban-Delmas, qui était lui (manque deux mots), le brave Léon Delbecque. Il était un eu étonné d’avoir été devancé par Lagaillarde et compagnie. Il m’a tout de suite fait comprendre qu’il était gaulliste. Parce que moi je n’avais jamais fait de politique dans cette aventure. Je n’étais pas du tout au courant des fameux trente-six complots dont Serge Bromberger a parlé dans un de ses bouquins. J’arrivais en toute innocence, simplement en commandant d’armées d’Alger, responsable de l’ordre mais ne faisant pas du tout de politique.
[La foule, « L’Algérie française ! L’Algérie française ! », « L’Algérie française ! L’Algérie française ! », « L’Algérie française ! L’Algérie française ! » / La Marseillaise en chœur.]
« ? Journaliste : La Marseillaise s’élève de nouveau, c’est la vingtième, trentième fois qu’on la chante depuis le début de cette journée qui sera certainement historique. Nous avons tous consciences d’avoir vécu là des minutes très graves et très importantes. Faute de pouvoir enregistrer plus longtemps, je vais être contraint de laisser cette foule face-à-face avec son destin, piétinant les débris de verres cassés, les débris des trente-quarante voitures officielles qui ont été mises en pièces dans la cour du GG… »
Les gaullistes de Léon Delbecque qui n’avaient pas été mis au courant par Lagaillarde de la prise du Gouvernement Général, symbole du pouvoir parisien, sont surpris par l’évolution de la situation. Au début de la nuit, ils essayent de s’introduire eux aussi dans le Comité de salut public.
Léon Delbecque : Au milieu d’un vacarme et d’une effervescence invraisemblable, je réussis, avec le général Petit, à arriver dans le bureau, qui était le bureau de Monsieur Maisonneuve, c’est-à-dire le bureau du balcon comme on l’a appelé, qui contenait dix fois plus de gens qu’il ne pouvait y avoir. Et c’est là qu’étaient réunis, au milieu trônait le général Massu, qui hurlait, essayant de se faire entendre, plutôt de se faire écouter, et les autres. Je tombe, en arrivant, sur Neuwirth qui me dit : « C’est le bordel ! » Immédiatement, je me fais accrocher par Lagaillarde, qui me dit : « Ça, tu arrives trop tard ! ce n’est pas comme ça que tu l’avais prévu ! » Je lui ai dit : oui, et alors maintenant qu’est-ce que tu vas faire ? Il me dit : je ne sais pas, on va voir ! En tout cas maintenant Massu a pris le Comité de salut public. J’essaye à coups de coude de m’approcher de Massu. Et je lui dis : alors mon général où en êtes-vous ? Il me tient à peu près les propos que m’avait tenus Neuwirth. Effectivement je constatais que c’était effectivement le foutoir. Je lui dis : et maintenant ? Eh bien non, il dit, il faut vider tout ça ! Il faut que tout le monde rentre chez soi, que les gens rentrent chez eux et qu’on en finisse. Je demande la liste des gens du Comité de salut public, il y avait les noms de certains militaires, des civils, et surtout « les sept » étaient là et d’autres, quelques noms de mon équipe : L’Hostis, Vincîguerra, Laquière, qui étaient des gaullistes. Bref, je me sentais terriblement en minorité. Comment reprendre l’affaire ? Tout ça était le jeu et toute la suite consistait à faire sortir gentiment ou moins gentiment les gens qui n’avaient rien à y faire et de faire laisser rentrer tous ceux du Comité de vigilance, à qui j’avais donné l’ordre de rejoindre le GG. Bref, une demie-heure-trois quart d’heure après, à 1h peut-être, nous n’étions pas maîtres mais nous avions la majorité du Comité de salut public.
Jacques Roseau : Personnellement j’étais très méfiant parce que j’avais vu le jeu des gaullistes qui s’étaient introduits dans nos mouvements et je percevais parfaitement qu’ils tentaient eux une opération de politique politicienne et de récupération de notre légitime colère et inquiétude pour faire revenir au pouvoir le général de Gaulle. Or, j’étais particulièrement méfiant, averti par ma famille, par mes amis et notamment par un père dominicain, le père Sirot, qui avait joué un rôle important au moment des chantiers de jeunesse - il était l’aumônier des chantiers de jeunesse - qui m’avait bien averti que le général de Gaulle ne serait pas favorable à la sauvegarde de l’Algérie française. Le père Sirot m’avait même dit : « de Gaulle, c’est le diable. » « Il va y avoir », Jacques méfie-toi, m’avait-il dit, trois mois avant le 13 mai, « des événements très graves en Algérie, ils vont se servir de vous pour faire revenir le général de Gaulle au pouvoir et ensuite ils vous bazarderont, on aura perdu l’Algérie et on aura le général de Gaulle. » Donc, cette soirée du 13 mai, je la vis avec un sentiment de grand bonheur mais un sentiment de grande inquiétude, qui va se confirmer quand je verrai de quelle façon va se former le Comité de salut public. Le Comité de salut public va se former d’une façon totalement indisciplinée, anarchique. Le général Massu va en prendre la tête et on va y fourrer n’importe qui, c’est-à-dire qu’on va retrouver au sein du Comité de salut public de simples manifestants qui sont là, qui ne représentent aucun courant, aucune association, aucun mouvement et qui sont simplement à l’intérieur du Comité de salut public, comme le dira un de ses membres, Monsieur Baudier : « J’y suis parce que je représente la foule ». Ça va compliquer la tâche des jours suivants, parce que cela va permettre à l’équipe gaulliste, qui va noyauter très habilement le Comité de salut publi,c de s’assurer en son sein d’une majorité pour verrouiller tous les postes-clefs important,s comme l’information, qui va revenir à Lucien Neuwirth, qui est gaulliste, la sécurité qui va être prise en main par Monsieur Dumont, qui est aussi gaulliste, Monsieur Godard qui est gaulliste, les principaux postes. Le Secrétariat général du gouvernement général de l’administration française en Algérie va être aussi pris par un homme qui est très proche de Soustelle, qui s’appelle André Regard. Donc, mon appréhension est très vite confirmée, tout est noyauté par les gaullistes. C’est-à-dire que nous avons fait une demi-révolution mais nous n’avons pas eu la capacité, nous, de la verrouiller.
Au milieu de tous ces complots, un homme reste en retrait, le général Salan. Commandant l’armée en Algérie, il est bien entendu sollicité. S’il bascule, c’est le putsch. De Paris où l’on s’inquiète, Robert Lacoste téléphone à Massu.
Jacques Massu : Bon alors j’ai commencé à me faire engueuler de l’extérieur, par téléphone, d’abord par Monsieur Lacoste - de Paris-qui me dit : je ne comprends pas que vous ayez pris la tête d’une manifestation comme celle-là, dans l’indiscipline, etc. je lui ai dit : écoutez, si vous étiez resté cela ne se serait probablement pas passé, on aurait vu comment vous vous seriez débrouillé, vous. Le général Salan n’a pas repris pieds tout de suite, il a fallu d’abord, et ça a été une de mes premières préoccupations, exercer une certaine influence sur la population d’Alger pour qu’elle révise son premier jugement sur le général, qui l’avait amenée à le conspuer quand il était venu pour la première fois au balcon.
C’était indispensable qu’effectivement en renverse un petit peu l’opinion publique sur Salan ?
Jacques Massu : Eh oui, pour la raison que je vous indiquais tout à l’heure. Il me fallait absolument rester dans la hiérarchie. Moi je ne pouvais pas prétendre avoir une action simplement une bande de zèbres d’Alger même, il fallait absolument que le mouvement s’étende sur l’Algérie sans quoi il ne pouvait pas avoir de poids sur la Métropole, c’est ce que j’ai cherché tout de suite. Mon objectif étant le retour du général de Gaulle au pouvoir, il fallait avoir un poids beaucoup plus vaste, il fallait donc que tout le monde soit derrière nous, il fallait donc que je m’inscrive derrière la hiérarchie militaire, pour l’avoir de la meilleure façon, il fallait que le général Salan prenne position lui-aussi. J’ai envoyé Trinquier pour lui dire : écoutez Monsieur le préfet Barret, montez au Gouvernement général, - la préfecture étant en bas – et persuadez le général Salan qui doit prendre la tête du mouvement. Monsieur Barret a exécuté très courtoisement, il est monté dans la Jeep de Trinquier jusqu’au Gouvernement général, il s’est entretenu avec le général Salan, je n’ai pas su évidemment les détails de leur conversation mais j’ai tout de même supposé qu’elle a eu une très grosse influence sur le comportement du général Salan aussitôt après et sa prise en main de l’ensemble du mouvement.
« ? Journaliste : Voici une déclaration que le général Salan a bien voulu faire au micro de la Radio-télévision-française, il est exactement, à Alger, 23h 16, et nous sommes dans un bureau du Ministère de l’Algérie. »
« Général Salan : Algérois, ayant reçu mission de vous protéger, je prends provisoirement en main les destinées de l’Algérie française. Je vous demande de faire confiance à l’armée et à ses chefs et de montrer par votre calme votre détermination. »
« Speaker : Actualité de 12h, une émission de Jean Calvel, Paul-Louis Mignon et Maurice Hutin. / ( ? journaliste) Nous allons naturellement aujourd’hui donner la priorité aux événements politiques en France et en Algérie. Vous savez que ce matin, à 2h, le gouvernement Pflimlin a été investi par l’Assemblée dans des circonstances graves. Alger connaissait en effet des événements que l’on peut qualifier d’insurrectionnels, les manifestants s’étaient emparés dans la soirée du Ministère de l’Algérie et le général des parachutistes Massu a pris la direction du Comité dit de salut public. Depuis 11h à paris, le gouvernement Pflimlin est réuni ce matin pour prendre les mesures qui s’imposent. Il a déjà eu d’ailleurs des opérations de police à Paris et 150 arrestations ont eu lieu parmi les membres des associations d’extrême droite. Nous allons tout de suite vous faire entendre l’appel que le Président de la République, Monsieur René Coty, a adressé ce matin à l’armée d’Algérie.
Monsieur René Coty, Président de la République, s’adresse aux forces armées d’Algérie : « Officiers généraux, officiers, sous-officiers, caporaux et soldats, circonscrits en Algérie, Gardien de l’unité nationale, je fais appel à votre patriotisme et à votre bon sens pour ne pas ajouter aux épreuves de la patrie celle d’une division des Français en face de l’ennemi. Tout manquement à la discipline ne peut profiter qu’à ceux qui nous combattent. Chef des armées, en vertu de l’article 33 de la Constitution, je vous donne l’ordre de rester dans le devoir, sous l’autorité du gouvernement de la République française. » »
[La Marseillaise en musique]
Léon Delbecque : Le 14 mai, nous sommes à deux doigts que tout soit remis en question. L’après-midi j’apprends incidemment qu’une conférence de presse est convoquée dans les bureaux du général Massu. Et coup sur coup, on me met au courant de sa déclaration. Sa déclaration équivaut à laisser entendre que puisqu’il y a un gouvernement qui est formé, le gouvernement Pflimlin, sitôt que le ministre de l’Algérie viendra eh bien le Comité de salut public disparaîtra, que cela a été un épisode important, que ça doit servir de leçon mais que c’est terminé. Alors à la presse, qui est encore présente dans le bureau de Massu, je leur fait dire, à celui qui me téléphonait, que je convoque une conférence de presse au Gouvernement général, et je tiens des propos tout à fait différents. Je dis qu’il n’est pas question, comme l’a dit le général Massu, que le Comité de salut public soit dissout, nous ne reconnaissons pas le gouvernement de Monsieur Pflimlin, élu par les communistes. Bref, je dis que le Comité de salut public continuera à fonctionner et qu’il fonctionnera jusqu’à l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir.
Le nouveau président du Conseil investi dans la nuit du 13 au 14 est donc refusé par les Algérois. Pflimlin donne pourtant à Salan tous les pouvoirs que celui-ci s’était attribué déjà la veille. Pour que Paris reprenne le contrôle d’Alger, il faut désormais un homme qui remplisse trois conditions : d’abord rassurer les partis politiques parisiens qui craignent un régime autoritaire, ensuite remettre l’armée d’Algérie au pas, et enfin et surtout être accepté par les Pieds-noirs du Forum. De Gaulle que l’équipe de Léon Delbecque veut faire revenir au pouvoir peut remplir la première condition mais Salan qui commande l’Algérie n’est pas plus gaulliste que les Pieds-noirs. Le 15 mai, tout se joue sur le balcon du Gouvernement général.
Jacques Roseau : Dans les heures qui suivent le 13 mai, nous faisons tout ce qui est en notre possible pour que l’irréversible vers le gaullisme ne se fasse pas. Nos avons en la personne du commandant en chef en Algérie, le général Salan, un homme qui lui aussi se méfie énormément de la pensée profonde du général de Gaulle et qui va tout faire pour ne pas engager le processus du 13 mai en faveur du général de Gaulle. Nous, nous souhaitions la constitution d’un gouvernement de salut public pour la sauvegarde de l’Algérie française. Un gouvernement de salut public composé notamment de Bidault, d’Andre Morice, de Roger Duchet et Jacques Soustelle. Et tout sera fait dans les heures qui vont suivre le mardi 13 mai pour éviter la véritable récupération par le général de Gaulle. Alors, l’homme clef de cette situation, c’st le général Salan. En ce qui nous concerne nous savons par le colonel Thomazo que nous pouvons faire confiance au général Salan et qu’il est totalement acquis à la cause sincère, loyale, déterminée de l’Algérie française. Donc nous, notre suprême espoir, celui que partage un certains nombre de nos amis dirigeants nationaux et membres du Comité de salut public, c’est que le général Salan prenne le pouvoir directement lui-même en faisant le coup qui a été fait par le général Franco en Espagne.
Léon Delbecque : Un événement important va se passer le 15. Le général Salan, nous étions réunis en Comité de salut public, assez tôt le matin, arrive avec la proclamation, pas pour demander notre avis mais pour nous tenir au courant, qu’il va afficher, et qu’il affichera quelques heures après sous tous les murs d’Algérie, et il me donne la parole. Je lui dis : maintenant il sera temps peut-être d’en appeler au général de Gaulle, qu’est-ce que vous en pensez mon général ? Puis après il se lance dans un discours improvisé devant nous où il dit oui, il faut que la Constitution soit changée et l fat que les choses s’améliorent et il nous dit, ceci est très important, il termine plutôt e nous disant : Vive l’Algérie française, Vive la France, Vive la République et Vive le général de Gaulle. Ah ! ébahissement d’un certain nombre de gens qui sont loin d’être convertis au gaullisme, d’entendre le général Salan déclarer ça. Alors j’attrape Salan et lui dis : mon général, il fat que vous repreniez avec la foule. Actuellement il y a cinquante milles personnes sur le forum, il faut que vous fassiez ce discours que vous venez de faire en parlant de l’attachement à l’Algérie française, en parlant de la nécessité de revoir les instituions, etc., etc. Je lui ai dit : venez, et je l’amène sur le balcon. Alors, c’est vraiment le grand spectacle, j’annonce : ici l’Algérie française, voici le général Salan, comme à Londres on annonçait : ici le général de Gaulle. Puis il parle. J’étais derrière lui. Et tout ce qu’il a dit ou à peu près ce qu’il a dit au Comité de salut public, il le sort. Il est applaudi, applaudi, applaudi, je le sens, il est sous pression et il termine par : Vive l’Algérie française, Vive la République, Vive la France. Là, en un quart de seconde, je comprends qu’il n’est pas encore décidé à dire : « Vive de Gaulle », et que c’est le moment, ça ne peut pas durer, il faut qu’il y ait un choix de fait et je l’attrape gentiment – oh, certains ont dit il lui a mis un revolver dans le dos, d’autres, il l’a attrapé, il l’a serré – et je glisse dans l’oreille : mais dites « Vive de Gaulle », puis il dit : et Vive de Gaulle !
[Foule en "délire", cris, hourras.]
Jacques Roseau : le général Salan arrive, il fait son discours, nous sommes quelques uns autour de lui, il y a des généraux, il y a Léon Delbecque, Neuwirth, qui viennent principalement du Comité de salut public. Je suis à deux mètres du général Salan qui prononce son allocution pour bien dire aux Français d’Algérie qu’il est là pour aller jusqu’au bout et pour sauver l’Algérie française, et il termine son allocution en disant : Vive la République, Vive l’Algérie française, et Vive la France. Et il fait demi-tour. Et au moment même où il fait demi-tour, là il a reçu de la part de la foule d’Alger une ovation exceptionnelle, je vois le visage du général Salan plein d’émotion, je les larmes dans ses yeux, il vient d’évoquer la tombe de son enfant qui est enterré au cimetière d’Alger, a cimetière de Kouba, c’est un homme qui est bouleversé par l’ovation qu’il vient de recevoir, et Léon Delbecque profite de ce moment, au moment où le général Salan retourne vers le bureau pour le prendre par le bras et lui - et ça je suis à côté, je l’entends comme si c’était aujourd’hui- : et Vive de Gaulle, mon général, et Vive de Gaulle ! Et Salan qui est un militaire plein de sincérité, qui na aucune perfidie en lui ne se rend pas compte de ce qu’il va commettre à cet instant-là, croyant que c’est simplement un hommage à un général historique qu’il va rendre, il se retourne vers le micro, il se retourne vers la foule qui est là et il hurle : et Vive le général de Gaulle ! et la foule applaudit à tout rompre. Mais il y a là à côté de nous des centaines de journalistes, non seulement de France mais du monde entier, qui vont reprendre immédiatement : le général Salan vient d’en appeler au général de Gaulle.
Le 15 mai, sur le Forum, tout vient de basculer. Au moment même où de Gaulle à Paris se déclare prêt à assumer les devoirs de la République, à Alger il vient de se faire acclamer à la fois par Salan qui commande l’armée et par les Pieds-noirs du Forum. Il remplit désormais les trois conditions nécessaires au rétablissement de la situation. Dans la course au pouvoir, entre les partisans de Salan et les gaullistes, Salan vient d’être battu. De Gaule a le pouvoir à porter de la main, désormais l’armée le suivra, les Pieds-noirs le suivront et les partis politiques, qui l’avaient 12 ans plus tôt chassé du pouvoir, sont prêts à l’y rappeler pour ne pas être jetés à la Seine par les parachutistes.
« Jacques Delalande : Mes amis, ce qui s’est passé et se passe en Algérie est irréversible ! On ne reviendra plus en arrière. C’est fini ! [acclamations] Voilà le sens de la décision historique à laquelle vous, montagnards du Titeri et d’(?manque un mot) vous êtes venus vous associer publiquement. À partir du moment où il et entendu que la France ne s’en ira jamais d’ici, que l’Algérie sera à jamais française, [acclamations] eh bien une France peut être aussi et elle sera une France généreuse. Mes chers amis, nous touchons au but, bientôt le Gouvernement de saut public sera une réalité. [acclamations] Sous l’égide du général de Gaulle, [acclamations et hourras plus tenus] le chef incontesté qui hier nous a rendu nos libertés et notre patrie, qui aujourd’hui s’apprête à nous guider une fois de plus dans le chemin de l’honneur et de la grandeur nationale. [acclamations ténues] Bientôt, c’est d’un seul cœur que 53 millions de Français depuis la Mer du Nord jusqu’au Sahara crieront ensemble : Vive la France ! Vive la République ! Vive l’Algérie française ! et Vive le général de Gaulle ! »
[Acclamations, et chant de l’hymne national français, La Marseillaise]
Pour que l’Algérie reste française, Soustelle et les Pieds-noirs appellent donc le général de Gaulle, qui pourtant à aucun moment pendant ce mois de mai n’a dévoilé ses intentions sur le destin de l’Algérie. C’est le début d’un tragique malentendu. À Paris, le Gouvernement Pflimlin menaçait par un projet d’opération militaire sur la Métropole, le plan résurrection, perdant même le contrôle de la Corse, où le 24 mai se sont formés des Comité de salut public, s’est enfin résigné à démissionner. Le 1er juin, de Gaulle est investi par l’Assemblée et le 4 il arrive à Alger.
« Quand je parais au balcon du Gouvernement général un déferlement inouï de Vivats soulève l’énorme foule qui est rassemblée sur la place. Alors, en quelques minutes, je lui jette les quelques mots apparemment spontanés dans la forme, mais au fond bien calculés, dont je veux qu’elle s’enthousiasme sans qu’ils m’emportent plus loin que je n’ai résolu d’aller. » Charles de Gaulle
« Charles de Gaulle : Je vous ai compris ! [ovations] je sais ce qui s’est passé ici. [ovations] À l’instant même ou je prenais la barre, j’étais donc de pied en cape devant ce sujet-là. Il va s’en dire que je l’abordais sans avoir un plan préétabli, les données en étaient trop diverses, trop complexes trop mobiles, pour que je puisse fixer exactement à l’avance les détails, les phases, le rythme de la solution mais les grandes lignes étaient arrêtées dans mon esprit. Au reste, dès le 30 juin 1955, alors que la rébellion sévissait sur la plus large échelle, j’avais déclaré dans une conférence de presse où l’on m’interrogeait sur le sujet, aucune autre politique que celle qui vise à substituer l’association à la domination en Afrique du Nord française ne saurait être ni valable ni digne de la France. »