Jean-Pierre Vernant : J’appartiens peut-être à deux époques. Je crois être un homme d’aujourd’hui, d’une part parce que je suis, parce que j’ai été, que je reste un homme engagé. Et qui dit engagé implique, puisque aussi bien vous discutez de la culture, une certaine conception de la culture. A savoir que si toute culture est tradition, elle est en même temps, à mon avis, nécessairement mise en question, renouvellement et rupture. Cela est vrai de la culture mais cela est vrai aussi, pour moi, de ce qu’on peut appeler mon expérience sociale. Cela a conduit à une certaine conception du monde, une certaine conception morale, une certaine conception pratique et cela m’a conduit aussi à m’unir à d’autres gens qui pensaient comme moi et que je considérais comme mes frères et mes camarades de façon très sérieuse. Étant donné cette image que nous avions de la culture, de l’homme et même de notre pays et de nous même dans ce pays, dès 40 nous étions absolument convaincus que nous ne pouvions pas vivre si les Allemands, si l’hitlérisme restaient les maîtres en France. Et par là, nous avons été conduits à agir et nous avons agi, non sans sainteté, nous avons été conduits à faire des choses pour lesquelles nous n’étions pas faits, pour lesquelles nous n’étions pas préparés. Nous les avons faites comme nous avons pu, aussi bien, aussi mal que nous avons pu. Mais je crois qu’à aucun moment ne s’est même posée la question : pourrions-nous faire autre chose ? Et il y a beaucoup d’entre-nous qui ont donné leur vie, je crois, de cette façon. Je crois que l’engagement c’est cela. Si on réfléchit sur les conditions on voit que derrière cet engagement à la fois tout simple, absolu, total, il y a en effet l’adhésion à une certaine image de l’homme, à certaines valeurs traditionnelles auxquelles nous tenons mais en même temps dans la mesure où ces valeurs nous semblent vivantes, la volonté de les renouveler, de les rajeunir.
Tout à l’heure vous me posiez la question : Est-ce que vous êtes un homme d’aujourd’hui ? J’ai répondu : oui. Je crois que c’était vrai, dans une large mesure, mais je suis aussi très profondément, par le fait que je me suis consacré à l’étude de la Grèce ancienne, pénétré de culture grecque et je crois que toute une partie de moi, de l’humain, est devenue grecque, si je peux dire, est naturalisée grecque, non pas naturalisée mais humanisée grecque. Il m’arrive de penser, de sentir comme un Grec de l’époque ancienne, ou je m’y efforce. Et à force de jouer les fantômes, comme vous le savez, on le devient. A force de jouer les formes de pensée et de sentiments du Grec ancien, je suis devenu, en partie.
Ce qu’on cherche, aujourd’hui, c’est à fonder une culture qui corresponde à l’homme du XXe siècle. Et cette culture, à mon avis, même si elle restera fidèle à certains traits de la culture occidentale, de l’honnête homme du XVIIe siècle, ne peut pas ne pas affronter le problème de son élargissement aux dimensions d’un monde qui comprend non seulement l’Europe occidentale, ou les Etats-Unis, mais des continents qui sont vraiment des cultures et des humanités différentes de la nôtre. Ça ne se fera pas facilement, ça ne se fera peut être pas non plus sans dégâts, sans pertes, mais je n’imagine pas qu’un homme sérieux puisse aujourd’hui poser sérieusement le problème de la culture sans dépasser les cadres de ce que j’appellerais volontiers un provincialisme européen. Il y a tous les dangers que représentent, non seulement pour la culture mais pour l’homme, les sociétés de consommation, une civilisation technique.
Ça n’est pas la science. Je crois que la science a ses exigences, qui sont des exigences de normes. Si quelqu’un est un savant, et s’il fait son métier de savant, et bien il en est pour lui comme pour un artiste, qu’il soit peintre ou littérateur, il a son système de règles et il ne peut pas céder. Je pense à des débats, je pense à des débats très précis, très concrets, si vous voulez je pense aux problèmes qui ont pu se poser en Union Soviétique pour un certain nombre de savants. Lorsque pour des raisons qui étaient étrangères à leur discipline, et qui étaient étrangères à la science, on a voulu leur imposer certaines vues sur tel type de discipline, la biologie, par exemple sur les problèmes de l’hérédité, je pense que ceux qui avaient raison sont ceux qui n’ont pas cédé. Ils n’ont pas cédé parce qu’ils étaient des savants. Ça veut dire qu’ils ressentaient profondément les exigences de normes qu’il y a.
La science est une pratique et cette pratique ne peut pas se poursuivre sans un certain nombre de règles, sans un certain nombre de valeurs et de normes. Exactement comme un peintre ne peut pas accepter que pour des motifs extérieurs, à ce qui est proprement son art, on lui dise qu’il faut peindre ceci, ou cela et qu’il faut peindre d’une certaine façon, ou d’une autre. Je pense que les intellectuels Soviétiques, aujourd’hui, ont pris une conscience aiguë de ces problèmes. Tout ce qu’il y a chez eux, tous ceux qui sont vraiment des intellectuels valables, c’est-à-dire ayant à la fois la conscience de la gravité de leur rôle qu’ils soient écrivains, ou qu’ils soient savants et ayant le souci du bien commun, le souci de l’intérêt de leur société socialiste, tous sont maintenant convaincus que ce qui est fondamental pour un savant c’est de maintenir son point de vue de savant envers et contre tous. Un savant ne peut pas dire ce qui est contraire à l’orientation même et à la logique de sa discipline.
Il y a tout un courant de la pensée contemporaine, tout un aspect de ce qu’on appelle le structuralisme, par exemple, je pense surtout à Foucault, qui considère en effet, qu’on le veuille ou non, la notion d’homme et la notion d’humanisme appartiennent à un passé qui est maintenant révolu, et que ce qu’on peut trouver c’est des ensembles, des structures dans le domaine des sciences humaines, des sociétés, des lois sociales, de l’art, exactement comme dans le domaine des sciences exactes, de la physique, on n’a plus d’objet individualisé mais on a des réseaux de relations. Mon point de vue est exactement inverse quant aux conclusions générales.
Je crois qu’au contraire le développement des sciences humaines, de l’anthropologie, la façon dont nous saisissons mieux aujourd’hui ce qui constitue les traits spécifiques de l’humanité, le fait qu’il n’y a que dans le cas de l’espèce homme qu’on a à faire à un être qui s’est peu à peu dégagé des conditions immédiates, matérielles et organiques dans lesquelles les espèces autres que l’homme sont fixées, pour créer une sorte de médiateur entre lui et la nature qui est le monde de ses œuvres, le monde de son langage, de ses outils, de ses rites, de ses croyances religieuses, de ses institutions, monde qui contrairement à ce que nous voyions dans le domaine de l’animalité où les espèces restent fixes, une araignée fait sa toile aujourd’hui comme il y a deux milles ans, le monde humain est au contraire en devenir perpétuel. Et alors, cette idée, qui est une idée marxiste mais qui n’apparaît pas seulement chez Marx, que l’homme est non seulement soumis à une histoire, c’est-à-dire que ses décisions s’expliquent comme toujours par des ensembles de déterminations mais que ces déterminations ne sont jamais des nécessités ce qui fait qu’il y a une responsabilité politique de chacun de nous, que si nous n’assumons pas nos tâches et bien les choses ne se feront pas. Ce sentiment très profond que justement l’action politique correspond à une idée où l’homme est toujours à la fois déterminé mais déterminant. Que, bref, l’homme subit l’histoire en même temps qu’il la fait.
Cette idée aujourd’hui, doit être compléter par cette autre, qu’en faisant l’histoire, c’est-à-dire en créant des institutions, des œuvres, des cultures, des civilisations qui ne cessent pas d’évoluer, qui présentent toujours des aspects nouveaux, finalement c’est l’homme, lui-même, qui se fait en même temps qu’il est fait. Bref, aucun effort scientifique de compréhension de l’histoire dans ses vues comme de pures structures, ou des ensembles, des systèmes de structures, aucune compréhension de l’histoire ne peut se faire si la dimension proprement humaine, je dirais volontiers psychologique, c’est-à-dire le problème des mentalités, des formes de sentiments, des formes de personnes, de catégories comme la mémoire et la volonté n’entrent pas en ligne de compte. On ne peut pas chasser l’homme. Les gens qui veulent chasser l’homme s’appuient surtout sur des analyses du langage. Mais le langage ne se parle pas tout seul. D’abord, il n’y a de langage que chez l’homme. Parce qu’il n’y a que chez l’homme qu’on a quelque chose qui est un système symbolique, un rapport à des significations. Et il n’y a de langage que parce qu’il y a des gens qui parlent, qui communiquent et qui justement ont des choses à communiquer. Je crois que c’est une façon un peu facile de court-circuiter les vrais problèmes que de s’imaginer qu’on ne rencontrera pas, sur le plan de la science, de l’éthique, des décisions à prendre, les hommes
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Commentaires (sans les données personnelles de l’auteur du message) et réponses laissés sur le blog :
(1) GéLamBre, le lundi 28 mai 2007 à 18 h 37, site indiqué :
Alors que, sur d’autres sites, on peut maintenant oraliser les textes, ici il y a à lire !
Et j’ai lu tout en cherchant une improbable imperfection et j’ai trouvé :
"nous avons été conduits à agir et nous avons agit" (un t en trop, il me semble)
Réponse de Tinhinane, le jeudi 2 août 2007 à 19 h 44 : Bonsoir,
Merci pour votre correction, qui est parfaitement justifiée. Il est vrai que mes petites contributions semblent aller à contre-courant mais l’archivage sonore et visuel sont gourmands en espaces et bien que rien ne puisse remplacer la voix et/ou l’image de certains personnages la lecture (donc une transcription la plus proche de l’oralité afin de ne pas prendre le risque d’une interprétation plus ou moins imparfaite du fait d’une récriture) de leur propos avec des noms et des concepts correctement orthographiés ( le mieux possible) me semble utile pour celles et ceux qui souhaitent poser leur attention sur des propos.
Je fais ce travail pour partager avec des amis et des inconnus (qui n’ont pas les moyens ou le désir d’écouter en différé) des échanges et/ou des « leçons » qui me paraissent intéressants pour de multiples raisons. Je souhaite également donner une forme de statut à l’oralité, une forme d’oralité publique que l’on peut parfaitement retrouver dans les archives. Quand dans un travail universitaire ou journaliste si vous écrivez et/ou vous dites que vous souvenez d’avoir entendu telle ou telle personne dire « &nbp;… &nbp; » je pense que ça n’a pas la même « &nbp;solidité&nbp; », « &nbp;validité&nbp; » que quand vous citez un propos qui a une sorte de statut. Certes un blog n’est pas une publication de « &nbp;Rang A&nbp; » mais dans le cas du mien il y a suffisamment d’éléments pour dire&nbp; : que tel jour, Monsieur ou Madame X a dit, dans le cadre d’une émission Y sur les ondes Z cf. traces écrites disponibles à tel endroit et au besoin vérifiable à la source à acquérir auprès du producteur.
Bien cordialement
(2) GéLamBre, le jeudi 2 août 2007 à 20 h 42, site indiqué :
Bonsoir Taos.
Comme vous avez pris en compte ma remarque, permettez-moi d’en faire d’autres à propos de ce même article :
beaucoup d’entres-nous (entre)
...je suis devenu, en parti. (en partie)
en Union Soviétiques (Soviétique)
telle type de discipline (tel type)<.p>
une conscience aigue (aiguë) (même si Word2000 accepte, à tort, aigüe)
Bien cordialement et afin de crédibiliser votre travail d’archivage (vous pouvez supprimer ce commentaire)
Réponse de Tinhinane, alias Taos Aït Si Slimane, le jeudi 2 août 2007 à 21 h 39 : Re bonsoir,
Il n’y a aucune raison de supprimer un commentaire utile. J’ai intégré vos corrections et vous exprime mes remerciements, ce que je n’ai omis de faire dans ma précédente réponse. ;-((
Petite confidence, après mes transcriptions, très artisanales, je mets les textes en lignes sans relecture, le traitement de texte n’est donc aucunement responsable des coquilles (coquetrie qui évite de dire faute).
Bien cordialement