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"La matière, des Grecs à Einstein", cours (3) par Françoise Balibar au Collège de la Cité des sciences

Cours, du jeudi 11 décembre 2003, transcrit par Taos Aït Si Slimane

La matière « en gros » sera le thème de cette séance. Le problème posé est celui, non pas de la nature de la matière, mais de ses transformations d’un « état » à un autre. Le concept clé de cette branche de l’étude de la matière est celui d’ordre/désordre. On montrera comment les concepts de température et de chaleur sont liés à l’idée de matière (au point que l’on a pu penser à un certain moment que la chaleur était une matière « le calorique »). Et comment de l’étude statistique de la matière est née l’idée, qui est au fondement de la théorie quantique, que lumière et matière sont de même nature.

Texte initialement édité sur mon blog "Tinhinane", le dimanche 13 août 2006 à 14 h 23.

Je vous rappelle que la dernière fois j’ai traité essentiellement d’Aristote et de Galilée, après être passée par un certain nombre d’intermédiaires. C’est justement un des grands mystères, un des grands manques de l’histoire telle que nous l’avons pratiquée jusqu’à maintenant, ce n’est pas si facile que çà d’ailleurs, que d’avoir complètement éludé cette période qui va, grosso modo, du premier siècle après Jésus-Christ ou avant, au XVIIe.

Je vous rappelle que pour Aristote, il y a une première chose qui est la distinction entre « être en puissance » et « être en acte », qu’être en acte c’est la réalisation de ce qu’a été l’être en puissance, par exemple la statue d’airain est en acte alors que le morceau d’airain est encore de la matière en puissance. Que le changement, dont la nécessité de le penser a été introduite par Parménide, est pensé comme le passage de l’être en puissance à l’être en acte et que la formule clef d’Aristote c’est que ousia, que l’on a traduit plus tard par substance, ce qui est le point de départ d’un certain nombre de confusions, qu’on pourrait traduire aussi par « entité », l’ousia donc est une combinaison de matière, hylè en grec et de forme, eidos, eidos ayant une signification très précise en grec, qui n’est pas très exactement celle du mot « forme » en français puisque eidos, quand c’est chez Platon on le traduit en français par « idée ». Là-dedans il y a l’idée qu’il y a un principe passif qui est la matière sur lequel agit - il ne faudrait pas dire « agit » puisque ces deux principes sont indissociables et que l’on ne peut agir sur l’un sans l’autre - ils se combinent avec un principe actif qui est la forme. On a pu dire que la matière était la partie féminine et la forme la partie masculine, en filant une métaphore qui correspond à la division des sexes, en tout cas l’idée c’est que les deux sont indissociables. Or, précisément par le fait que l’on a très vite traduit ousia par substance, plus exactement substantia en latin, qui veut dire explicitement le « substrat », on en est venu à faire disparaître la forme, c’est-à-dire que l’on n’a conservé que le substrat et donc assimilé le substrat à la matière, et l’ensemble, ousia, le tout à substance, matière, ne faisant qu’un seul concept, très rapidement parlé.

C’est ce genre de situation dans laquelle a été élevé Galilée, et lui, plus exactement en tant que représentant ou chef de file de toute une école de gens très cultivés qui avaient lu et relu les traductions arabes, latines, etc., de tous les textes de l’Antiquité, réagit contre cette manière de voir la matière dans laquelle il a été élevé, qui était celle d’Aristote, qui rejetait complètement l’autre conception rivale de l’Antiquité qui était la conception atomiste, pour une raison bien simple : c’est que ce n’est que dans la conception aristotélicienne que les théologiens des trois religions du livre, la religion juive, la religion musulmane et la religion chrétienne, avaient réussi à rentrer en non-désaccord, pour dire les choses de façon un peu contournée, et parce qu’il allait de leur vie pour les théologiens, que la raison et le dogme, la religion, puissent faire route ensemble, puissent faire bon ménage, sinon on tombait dans le charlatanisme, l’occultisme, la magie, etc. Or, les théologiens des trois religions ont toujours été des rationalistes, c’est-à-dire des gens qui voulaient établir une théologie qui soit fondée sur les règles de la raison au même titre que Aristote et Démocrite entendaient fonder une théorie de la physique qui respecte les règles du raisonnement, de la raison, de la logique.

Galilée, je le répète, abolit la distinction entre « être en puissance » et « être en acte », et du coup modifie totalement la définition du changement, puisqu’il n’y a plus à passer de l’être en puissance à l’être en acte, et du coup ça lui permet de sortir la catégorie de mouvement qui chez Aristote était une forme particulière de changement. Galilée sort la catégorie du mouvement de la catégorie plus générale de changement. Du coup, la seule conception de la matière qui puisse aller avec ça, avec cette manière de voir le changement comme un déplacement de quelque chose qui par ailleurs n’est pas affecté, c’est en ça que le mouvement n’est pas un changement justement, ceci nécessite une nouvelle conception de la matière, dans laquelle la matière reste inaltérée par le mouvement qui n’est pas un changement précisément, dans ce cas-là, la matière est assimilée à ce qui est inchangé, or ce qui est inchangé, c’est une autre possibilité d’entendre le mot substantia, c’est-à-dire ce qui reste, ce qui tient, ce qui se tient par soi-même. Finalement dans toute cette période, on passe d’ousia à substantia au sens de « substrat » puis substance en français, et aussi substantia, toujours en latin, qui peut vouloir dire « ce qui se maintient ». C’est ce que Hermann Weyl dont j’ai déjà parlé, contemporain d’Einstein beaucoup plus philosophe que lui, d’une certaine façon beaucoup plus fort que lui, ce n’est pas pour dire qu’Hermann Weyl n’était pas un génie et que Einstein en était un, ce n’est pas le genre de distribution de prix dans lequel je suis encline à me jeter, Hermann Weyl, c’est ce qu’il appelle, lui, retraçant toute cette histoire, une substantialisation de la matière. C’est-à-dire qu’avec Galilée (mais on voit bien que çà a été préparé contre Aristote et tous ces problèmes de traduction, de commentaires, etc.) commence une phase de substantialisation de la matière. Substantialisation de la matière qui est évidemment inséparable de la théorie atomiste, puisque pour que la substance soit à la fois le substrat et ce qui se maintient, il faut certainement oublier la conception aristotélicienne de l’ousia, etc. et en revenir à l’idée atomiste, à savoir d’indivisible, inaltérable, insécable, etc.

Substantialisation et théorie atomiste, hyper atomiste même serais-je tentée de dire, vont de pair, mais comme je l’ai montré la dernière fois en terminant sur Galilée, le problème de la résistance des matériaux qui n’était pas un problème central posé par la philosophie physique grecque, mais que Galilée érige, et ça à mon sens on n’en prend pas assez souvent la mesure, érige en autre science. Les deux sciences essentielles pour lui étant la science du mouvement, ça on en parle beaucoup, on a changé la définition du mouvement, il a introduit le principe de relativité, etc., etc., et on parle moins de ce qui à mon avis était pour lui tout aussi important, à savoir la résistance des matériaux, suscité par la vie en somme, l’observation des artisans - il parle des artisans ingénieurs de l’Arsenal de Venise - mais de façon générale suscitée par le développement technique qui va à son rythme indépendamment justement de ce que dit la physique, en tout cas à l’époque. Cette résistance des matériaux, je l’ai dit, oblige Galilée à introduire un nombre indéfini, c’est comme ça qu’il parle, de vides indivisibles, qui sont des vides minuscules parce que le vide total, pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas, et le rôle de ces vides, minuscules et indivisibles, c’est de coller les particules. Lui il ne dit pas les atomes en général, mais les corpuscules, eux-mêmes indivisibles, insécables, ce sont des atomes au sens étymologique du terme. Donc les vides en question ont pour fonction d’assurer la cohésion des matériaux, leur résistance, qui est finie, qui n’est pas infinie, on peut casser quelque chose, et quand on casse un morceau de quelque chose, une poutre, et bien c’est que la colle entre les particules de matière ne résiste pas suffisamment et autrement dit, leur fonction d’attraction ne suffit pas à les empêcher de rompre. J’ai terminé en disant que Galilée, qui ne peut pas inclure ça dans sa vision axiomatique comme est faite la théorie du mouvement : axiome 1, axiome 2, conséquences, corollaires, etc., dit : « ceci je ne sais pas d’où ça vient, je suis obligé de reconnaître que c’est une force obscure » et ce faisant, il emprunte un terme issu d’un vocabulaire que toute la tradition de ces fameux gens cultivés qui avaient lu les textes latins et grecs, etc., récusaient, à savoir l’occultisme et l’alchimie, surtout l’alchimie, l’occultisme et très rapidement dit étant la part théorique de l’alchimie, c’est-à-dire qu’on distingue généralement l’alchimie instrumentale qui fait des opérations sans théorie et une alchimie théorique, celle que revendiquera Newton plus tard qui, elle, est fondée sur une théorie. Savoir si cette théorie est scientifique, c’est encore un autre problème.

La question que j’avais laissée poindre à la fin de mon exposé la dernière fois, c’est est-ce que cette force obscure, il faut mettre force–obscure parce que le mot force c’est un des mots les plus valises de toutes les langues européennes, j’y reviendrai tout à l’heure, force-obscure est à prendre en bloc. Est-ce que cette force–obscure ne serait pas, ne pointerait pas la nécessité de réintroduire la forme aristotélicienne totalement évacuée au cours des siècles ? Ça ce n’est pas quelque chose qui a été fait uniquement au XVIIe siècle, c’est un processus qui se fait sur la longue durée à partir des premiers siècles de l’ère chrétienne, que l’ère soit chrétienne en l’occurrence cela n’a aucune importance, cela se fait partout après ce que nous appelons zéro. Est-ce que cette force-obscure ne serait pas l’indication d’un manque, en l’occurrence justement cette forme dont on doit se dire quand même, si Aristote avait pris la peine de l’introduire c’est qu’il avait ses raisons pour ça, c’est qu’elle devait servir à quelque chose. On peut se demander si le fait de l’avoir simplement supprimée ne met pas en danger les théories qui reposent sur cette suppression.

Ce que je vais essayer de faire aujourd’hui, c’est de vous monter comment de 1600 à 1900 s’est effectuée une désubstantialisation puisque je disais tout à l’heure que Galilée, c’était le début de la substantialisation. Une désubstantialisation progressive de l’idée de matière et que simultanément, d’ailleurs ce n’est pas étonnant, s’est introduit l’idée de force qui, je vais essayer de le montrer, tient justement la fonction qu’occupait la forme chez Galilée, pas exactement, mais ça y ressemble fortement comme je vais essayer de le montrer.

J’entre dans le sujet de ce soir. Je procède par ordre chronologique, c’est-à-dire que je vais commencer par montrer quelle forme cette substantiation a pris tout de suite après Galilée. Évidemment je me place dans le cadre que je revendique, qui est qu’avec Galilée s’effectue ce qu’on a appelé une coupure épistémologique, qu’Hume (que Kuhn ?) a appelé un changement de paradigme, etc. En tout cas on ne recommence pas à zéro, mais on entre dans une nouvelle ère. L’intuition de Galilée, que j’ai signalée la dernière fois, qui l’oblige à parler de force-obscure malgré lui, à savoir qu’il manque quelque chose à une conception purement atomiste, où les atomes seraient totalement impénétrables, soumis à aucune interaction, totalement impassibles, cette intuition de Galilée n’a pas été reprise par ses successeurs immédiats et au contraire ils se sont engouffrés dans l’idée d’une théorie totalement substantielle de la matière, totalement atomiste. Il faut remarquer d’ailleurs que la manière dont ça a été présenté chez Galilée, comme force occulte, était en soi un programme. C’était « je vous en prie dégagez-moi de cette partie que je n’arrive pas à inclure dans une théorie rationnelle de la matière. Expliquez-moi cette force obscure. Ou au mieux aidez-moi à m’en passer. » Alors eux, ils ont compris. Ils ont tout fait pour s’en débarrasser. Gassendi et Huygens, Gassendi est un philosophe physicien contemporain de Descartes et Huygens également, qui sont toute une génération après Galilée, sauf que Descartes et Galilée, leurs dates de vie se recoupent alors que Gassendi et Huygens sont d’une génération après Galilée. Galilée avait dit, la matière est inaltérable, c’était ça en somme son testament, elle est toujours identique à elle-même puisqu’elle représente une forme d’être éternelle et nécessaire et c’est cette identité à elle-même qui est la substantialisation de la matière puisqu’encore une fois il y a la confusion entre ousia, substantia, qui a les deux sens de « substrat » et « identique à soi-même » qui ne change pas. Donc ça c’est le credo substantialiste, à savoir que la matière est nécessairement identique à elle-même, c’est la raison pour laquelle elle est inaltérable. Pour pouvoir aller plus loin, il faut qu’il soit possible de reconnaître à chaque instant dans un corps qui évolue, donc dans l’histoire d’un corps au cours du temps, il faut que si vous isolez par la pensée ou même en le marquant avec un point rouge la position d’un élément de ce corps, d’un élément de substance de matière de ce corps, pour qu’on puisse dire vraiment que la matière est inaltérable et reste éternelle, identique à elle-même de façon éternelle et nécessaire, il faut premièrement qu’il soit possible de distinguer ce point qui a été marqué, de le distinguer des autres constituants du corps, ce qui exclut évidemment d’avoir affaire à une matière homogène, parce qu’il faut pouvoir le distinguer sans le marquer d’un point rouge, il faut qu’il soit en soi distinguable, donc ça exclut qu’on ait affaire à une substance continue et homogène, et deuxièmement il faut qu’on puisse le suivre à la trace au cours du temps, c’est-à-dire le voir se déplacer d’un point à un autre, ce qui implique une certaine conception de l’espace, conception dans l’espace dans laquelle il est possible de différencier les différents points d’un espace. Ça nous semble aller de soi parce que nous vivons, je ne sais si pas si nous vivons depuis le berceau dans un monde euclidien, mais en tout cas depuis la lecture pratiquement, nous vivons dans un monde euclidien dans lequel tout point de l’espace est repérable à l’aide de trièdre, un plan horizontal et deux plans verticaux perpendiculaires les uns aux autres, c’est ce qu’on appelle le trièdre cartésien qui a été introduit effectivement par Descartes, mais dont l’idée le précède. Vous voyez que cette physique-là, elle suppose que d’une part on puisse repérer les diverses parties d’un corps et les suivre à la trace, ce qui veut dire pouvoir discerner, distinguer les divers points d’un espace et ça, ça n’a rien d’évident. Il y a un tas d’espaces pour lesquels il est impossible de discerner des points. Je dis par exemple que le fameux espace des couleurs, à trois couleurs, est un espace dans lequel on ne peut pas distinguer, isoler des points. Je dis ça juste comme ça parce que ma langue a fourché, mais je ne vais pas rentrer dans ce genre de discussion ce soir. Tout ceci ne prouve qu’une seule chose, c’est que ça conduit à l’atomisme plus l’espace euclidien.

Ce qui change chez Gassendi et Huygens par rapport à Galilée, c’est qu’ils introduisent le mot « atome » comme étant une réminiscence de Démocrite, ce que ça n’est pas, pour une raison qui va d’ailleurs apparaître tout de suite, et ils disent que pour pouvoir les suivre à la trace, il faut que ces atomes possèdent trois propriétés : qu’ils soient indivisibles, rigides (c’est-à-dire qu’ils ne se déforment pas, en termes géométriques on dit qu’il faut que lors de leurs déplacements ils soient congruents à eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils ne changent pas de forme), et, troisième propriété, impénétrables, ce qui veut dire que les espaces occupés, parce qu’à partir de maintenant l’espace rentre réellement en jeu - par les atomes ne doivent pas se recouvrir. C’est ce que veut dire « les espaces sont impénétrables ». Si j’essaye de comparer cette conception des atomes indivisibles, rigides, impénétrables, à celle des atomistes Grecs, et bien je vois qu’il n’y avait pas la propriété d’impénétrabilité, la rigidité au sens de non-déformation au cours du mouvement n’existait pas non plus, ils étaient insécables donc indivisibles, ça d’accord, c’est la même chose, mais ils se distinguaient uniquement par leur figure, leur taille, leur mouvement et jamais il n’a été question du fait qu’ils puissent conserver leur forme. Leur figure on en parle, mais il n’est jamais dit qu’ils soient rigides et d’autre part, jamais on ne dit non plus qu’ils soient impénétrables. C’est peut-être en filigrane dans tout ce que disent les atomistes, mais le fait est qu’ils ne le disent pas. Or, ce qui caractérise Gassendi et Huygens, les premiers atomistes post-galiléens, c’est que justement ils insistent là-dessus au point même que Gassendi crée une catégorie qui unit impénétrabilité et rigidité et qu’il appelle ça la « solidité ». Ce n’est pas un hasard s’il parle de solidité. C’est quand même l’héritier de Galilée, lequel avait mis au même plan que l’étude du mouvement l’étude de la résistance des matériaux, donc de leur solidité. Mais justement pour éviter la force occulte, il a eu l’idée, qu’il trouve probablement juste puisqu’il l’expose, qui est, sans dire « je vais remplacer la force occulte de Galilée par autre chose », mais de fait c’est ça qu’il fait, c’est certainement ça qui l’a motivé, il a eu une conception différente de la résistance des matériaux de celle de Galilée. Cette conception, elle repose non pas sur de la colle, mais sur une résistance supposée infinie des atomes. C’est-à-dire une résistance à la déformation, au mouvement et à tout. Ils sont infiniment durs, infiniment solides. Comme pour lui solidité c’est impénétrabilité et rigidité, on voit bien ce que ça veut dire. Ils sont infiniment durs et il dit « il n’y a pas à comparer leur dureté, dire qu’ils sont plus durs que le diamant, ou moins durs que le diamant, ça n’a pas de sens ». Leur solidité, leur dureté est infinie et ce n’est pas l’expérience, nos sens, etc. qui vont nous dire comment expliquer la résistance des matériaux et encore une fois c’est un point fondamental à cette époque, ce n’est pas par l’observation, par l’expérience que nous le saurons, autrement dit c’est anti-galiléen au possible puisque le testament de Galilée, Son discours sur les deux grands systèmes du monde, part de : « Vous voyez, Seigneur, nous sommes dans ce magnifique Arsenal et puis nous avons vu, quelqu’un qui nous avait dit, qu’on ne pouvait pas faire des poutres aussi grandes qu’on voulait, etc., il faut expliquer ça ». Donc lui, il l’explique, c’est un peu un retour d’ailleurs à l’atomisme grec, un atomisme logique dans lequel on part de principes, en l’occurrence totalement invérifiables et pour cause, sur les atomes, c’est d’ailleurs ce qui sera gênant, on peut faire toutes les hypothèses qu’on veut puisqu’on ne peut rien vérifier, toute vérification est le résultat des conséquences. Pour éviter la force occulte, Gassendi, lui, n’hésite pas à penser que la résistance des matériaux vient de ce que les atomes sont eux-mêmes infiniment résistants et qu’il y a plus ou moins de points de jeu entre eux, leur disposition les uns par rapport aux autres fait que les corps sont plus ou moins résistants. Vous voyez que c’est beaucoup moins riche que l’idée de quelque chose qui attirerait les atomes, corpuscules pour parler comme Galilée, entre eux, donc c’est une régression d’une certaine façon. D’ailleurs Huygens qui adopte la même théorie s’étonne devant Leibniz, dont je vais parler dans un instant parce que c’est quand même la grande figure avec Newton du XVIIe siècle, que Leibniz puisse voir dans cette solidité, cette rigidité des atomes, un miracle permanent. Quand il dit un miracle permanent c’est ironique. Pour Gassendi il ne peut pas y avoir de miracle à ça puisqu’on ne peut pas faire autrement, sinon on en revient à la force occulte. Pour lui la physique ou en tout cas la science, c’est d’étudier les changements qui sont produits par le chocs des atomes les uns sur les autres, compte tenu de leur solidité, impénétrabilité, rigidité et insécabilité évidemment, la seule chose qu’il faut déterminer évidemment ce sont les lois exactes du mouvement de ces corpuscules, puisque tout est corpuscules et mouvement, contrairement à ce que dira Descartes à peu près à la même époque, où tout est figure et mouvement. Je ne parlerai pas de Descartes aujourd’hui parce que beaucoup de gens dans cette assemblée doivent en savoir cent fois plus que moi sur Descartes et ensuite dans mon schéma de désubstantialisation il n’apparaît pas comme essentiel. Il l’est certainement, de toute façon Newton est en réaction contre Descartes, mais ça m’a paru plus commode de laisser le cas de Descartes à part.

Ce que découvrent Gassendi et surtout Huygens à cette occasion, ce sont des lois, comme par miracle, ce sont des lois de conservation. Autrement dit, il s’agit d’expliquer le déplacement de corps qui sont identiques à eux-mêmes, mais avec une qualité en plus, on dirait « propriété » aujourd’hui en physique moderne, qui est leur impénétrabilité, rigidité et compte tenu de ça il faut trouver les lois du mouvement. Et si on sait ça, on sait tout sur la nature, en principe. Ce à quoi ils aboutissent, c’est à décrire la manière dont se produisent les chocs, puisque c’est leur seule possibilité pour qu’il y ait du changement, c’est qu’il y ait choc entre ces atomes. Dans ces lois, ils en découvrent deux, qui sont la loi de conservation, de ce qu’aujourd’hui nous appellerions l’énergie, mais elle s’appelle la force vive à l’époque, et de la quantité de mouvement. Effectivement, la quantité de mouvement, je rappelle rapidement pour ceux qui l’auraient oublié que c’est, ce n’est pas vraiment la quantité de mouvement ça c’est une spécialité française de l’appeler comme ça, en fait c’est ce que les anglais et les allemands appellent « impulsion » : Impuls en allemand et impulse en anglais. Cette impulsion n’a pas été formalisée totalement par Galilée, qui avait l’idée de ça via le momentum. Elle sera formalisée rigoureusement par Newton à la génération d’après, en disant que c’est le produit d’un coefficient massif, la masse, par la vitesse. On sent bien que l’impulsion et d’autant plus forte que le corps a une vitesse plus grande et qu’il a une masse plus forte. Il représente une quantité de matière plus forte. De là à parler de quantité de mouvement comme nous le faisons, il faut mettre quantité-mouvement parce que ça n’est pas une quantité ni un mouvement. Le mouvement n’est d’ailleurs pas vraiment quantifiable.

Ils aboutissent à quelque chose d’essentiel, c’est pour ça que bien qu’ils ne soient pas dans la lignée de ce qui va suivre, je parle d’eux. Ils aboutissent à ce chaînon qui va de l’identité elle-même de la matière, qui est totalement substance et rien d’autre et qui ne peut pas produire d’autres choses que des chocs, à la constance au cours du temps de certaines grandeurs plus abstraites que la matière. Mais plus abstraites c’est encore à voir, parce que les atomes, pour eux, c’est quelque chose de très abstrait, c’est une construction de l’esprit. Vous voyez là se transporter en somme la substance ou la substantialité de la matière elle-même aux lois qui régissent le mouvement de la matière, car dans un cas la matière c’est ce qui subsiste, ce qui reste identique à soi-même et de là on passe sans difficulté, c’est très facile à voir en lisant Huygens, à l’idée que quelque chose se conserve, qui n’est pas forcément la matière, quelque chose d’abstrait : l’énergie, la quantité de mouvement, etc. se conserve. Donc on voit que la substantialité, qui, il faut bien le dire, est une notion absolument essentielle, parce que dans le désordre de nos sensations et de nos représentations du monde, il faut bien qu’il y ait quelque chose qui reste constant, eh bien c’est avec Huygens que se fait quelque chose d’essentiel selon moi, où on passe de la substantialité de la matière elle-même à la substantialité de quelque chose qui est lié à la matière mais qui n’est pas la matière elle-même et qui est plus abstrait que la matière, en l’occurrence l’énergie et la quantité de mouvement. Euler, plus tard, dans son cours sur la science de la nature, expose les théories de ses prédécesseurs. Il dit : la science de la nature ne consiste en rien d’autre que montrer dans quel état étaient les corps au moment où tel changement est intervenu et à montrer ensuite que compte tenu de leur impénétrabilité et de leur rigidité, le changement qui est intervenu était le seul qui pouvait intervenir. Donc on voit là naître en même temps l’idée d’un déterminisme. C’est-à-dire il faut repérer dans quel état se trouve, si on assiste à un changement ou un mouvement, il faut repérer dans quel état se trouvait le système matériel, corpusculaire, avant le changement et puis ensuite montrer que compte tenu de leur impénétrabilité et rigidité, qui est la contrainte essentielle, eh bien le changement qui s’est produit est le seul qui pouvait se produire. Tout ça est assez subtil et reste en fait en toile de fond de tout ce que nous pensons sur la science. Euler, toujours, dit : la science doit obéir au principe suivant : la cause de tous les changements que subissent les corps se trouve dans la nature et les qualités des corps eux-mêmes. Alors ça, c’est un point subtil et important parce que la cause, elle est dans les corps eux-mêmes, on est encore loin de l’idée que la cause du changement, du mouvement, ça puisse être une force qu’on applique, comme nous disons, à un corps. La cause du changement, du mouvement, elle se trouve dans la nature et la qualité des corps eux-mêmes, donc c’est inhérent à la matière. De ce point de vue, l’étude du mouvement et la manière dont la science, la physique, etc., tout ça est expliqué très clairement chez Euler, l’étude du mouvement ça sert essentiellement à déterminer les caractéristiques des corps. Il faut arriver à comprendre pourquoi les mouvements sont ce qu’ils sont réellement et que par ailleurs, la cause du mouvement, elle est inhérente à la matière, elle est à l’intérieur des corps, eh bien du mouvement on peut probablement remonter, de la constatation du mouvement, à condition d’avoir justement une théorie de la manière dont ça se passe, on peut remonter aux propriétés de la matière. Et ça, tout le XVIIe siècle sera dominé par cette idée, à savoir que le mouvement c’est ce qui nous indique quelles sont les propriétés de la matière. Là aussi c’est une idée qui nous est étrange. Aujourd’hui, on ne pense pas du tout dans ces termes-là. Pour la bonne raison que l’on ne pense pas que la cause du mouvement soit inhérente à la matière. Mais ce dont il faut se rendre compte, des gens qui nous semblent familiers comme Galilée et, j’y viens, Newton, qui sont nos grands ancêtres, ils raisonnaient dans des catégories de pensée, qui nous sont toute aussi étrangères finalement que la forme d’Aristote.

Je viens justement à Newton et au passage de cette forme de substantialisation de la matière que l’on a dite totalement mécaniste parce que ça n’est que de la cinétique, c’est-à-dire des mouvements et des atomes et c’est avec Newton que va s’introduire la force bien évidement et par là le dynamisme, puisque dunamis c’est le mot grec dont « force » est une des traductions.

De même qu’avec la nouvelle pensée du mouvement qu’avait inaugurée Galilée, naît une nouvelle conception atomiste et mécaniste de la matière, eh bien de même, avec Newton qui crée une nouvelle dynamique, c’est-à-dire qui introduit des forces comme cause du mouvement, va naître une autre conception de la matière qui cette fois sera toujours substantialiste mais dynamique, c’est-à-dire faisant intervenir des forces. Alors que, je le répète, chez Gassendi et chez Huygens, les choses sont plus compliquées que chez Galilée, il n’y a pas de force. C’est justement pour éviter les forces occultes qu’ils ont fait toute leur physique.

Je dis d’abord deux mots de la force newtonienne. Parce que je suis persuadée que la manière dont nous la pensons aujourd’hui ne correspond pas du tout à la manière dont Newton et ses contemporains la concevaient. Au départ, quand il commence à réfléchir, Newton se situe dans la continuation de ses prédécesseurs Gassendi et Huygens, d’ailleurs il entretient avec Huygens de bons rapports, il dit quelque part : Huygens est le seul qui, je ne sais plus trop quoi, et donc sa stratégie c’est la même que la leur, c’est-à-dire utiliser l’étude du mouvement et des changements de mouvements pour connaître les caractéristiques de la matière. Donc, il reprend leur programme stratégique. Pour lui, la force, en ceci il est vraiment contemporain de Huygens, je pense que pour lui, la force est l’expression d’un pouvoir. Alors qui dit « pouvoir » frôle un peu le bûcher quand même, ça tend vers les forces occultes, nous ne dirions plus aujourd’hui, sauf que dans les cours de récréations avec les Superman, Harry Potter, etc., les pouvoirs ont repris de la vigueur. Pour lui, il parle de pouvoir, et c’est l’expression d’un pouvoir qui relie les corps, donc la matière, entre eux selon leur nature interne et leurs positions respectives et leurs états de mouvement respectifs. Quand je dis les choses comme ça ce n’est peut-être pas clair et j’espère vous faire comprendre ce que je veux dire en présentant la manière habituelle de présenter la force de Newton.

D’habitude on dit que la force, alors tout vient de la fameuse relation F=ma, m pour ceux qui ont plus de 60 ans, mais F = ma depuis au moins 30 ans dans l’enseignement secondaire, c’est-à-dire que la force est égale à la masse, un coefficient de masse, multipliée par l’accélération, ou encore et c’est ça qui est dit explicitement aussi dans les Principia de Newton, je vais le dire rapidement, l’accélération c’est la dérivée de la vitesse par rapport au temps, donc la force c’est la masse que multiplie la dérivée de la vitesse par rapport au temps, comme la masse ne varie pas dans le temps, c’est ce qui se perpétue, etc. et qui ne bouge pas, c’est aussi la dérivée par rapport au temps du produit masse – vitesse, et ce produit masse – vitesse c’est ce que Newton définit comme impulse, momentum, que nous appelons « quantité de mouvement » à tort. Donc la force dit-on, quand on le dit comme ça c’est déjà très bien, c’est ce qui produit une certaine variation d’impulsion, pour ne pas utiliser « quantité de mouvement », pendant un certain temps. Donc une force, appliquée pendant un certain temps produit une certaine variation de la « quantité de mouvement » : dmv/dt pour utiliser les notions différentielles que Newton n’utilisait pas d’ailleurs. Donc la force est en somme définie par le type de changement de mouvement, le « d » de l’impulsion qu’elle produit pendant un certain temps, dt, or chez Newton, les choses ne se présentent pas comme ça. Pour Newton, la force est un pouvoir et quand nous disons ça nous pensons implicitement et explicitement que la force est appliquée au corps, c’est ça qui lui produit un changement de mouvement et que ça ne provient en aucune façon du corps lui-même, c’est qu’on lui applique une force et ça l’oblige à changer son impulsion. Et chez Newton, c’est tout à fait différent quand on lit bien les textes. Chez Newton, la force c’est l’expression d’un pouvoir et il emploie lui aussi un mot, mais on sait bien que Newton n’avait pas peur d’alchimie et de l’occultisme, qui appartient à une autre tradition, c’est l’expression d’un pouvoir qui lie les corps entre eux en raison, à proportion, selon leur nature, la nature des corps, on pourrait y mettre la masse là-dessous pour nous, mais on n’appelle pas la masse la nature du corps, selon donc leur nature interne, selon la matière, et ajoute-t-il, ce qui nous fait retomber dans la tradition rationaliste, leurs positions respectives et les états de mouvement respectifs, c’est-à-dire selon qu’ils sont ici ou là une même force appliquée produira tel ou tel changement d’impulsion, ou selon leurs dispositions géométriques relatives ça produira tel ou tel effet. Mais pour Newton, la fameuse relation, la deuxième loi de la dynamique F=ma doit être lue dans le sens inverse de celui dans lequel nous la lisons aujourd’hui. Pour nous c’est ce qui définit la force et pour Newton ce n’est que l’expression d’un pouvoir qui est dû à des propriétés internes à la matière. C’est parce qu’ensuite tout ça a été fortement réélaborée au XVIIe et au XVIIIe siècle, puis au XIXe siècle, et que pour les besoins de l’enseignement c’est beaucoup plus simple de présenter les choses, et d’ailleurs beaucoup plus conforme à ce dont on s’est aperçu par la suite, que nous l’enseignons comme ça. Pour Newton ce n’était pas ça. On ne peut pas dire que Newton a vu juste en pensant faux, ce serait totalement faux de dire ça. Mais Newton est encore dans cette tradition dans laquelle les corps ont un pouvoir. La force c’est l’expression d’un pouvoir de ces corps. Aujourd’hui encore, le mot pouvoir, avoir des pouvoirs, c’est un mot qui est exclu du langage des adultes raisonnables, scientifiques, rationnels etc., et qui ressurgit, parce que je n’ai pas souvenir que dans mon enfance on ait parlé de pouvoir, mais qui ressurgit très fortement aujourd’hui d’une façon pour qui caresse les enfants dans le sens du poil.

De ce que Newton est encore dans la tradition des pouvoirs inhérents aux corps, résulte un certain flou dans la définition de la force qui a été abondamment commenté. D’abord Newton distingue dans les Principia, qui sont donc son œuvre principale, deux types de force. Je vais dire lesquelles dans un instant, mais il ne donne pas de définition de la « force », on peut dire qu’il est très rusé, qu’il sent bien qu’il faut rester dans le flou de manière à laisser toutes les possibilités ouvertes, il ne donne pas de définition du mot force qui permettrait de comprendre pourquoi les deux types de force qu’il présente doivent obligatoirement porter le même nom, pourquoi il s’agit dans les deux cas de la même chose. La première force, je vais le dire en latin parce que c’est écrit en latin et que les problèmes de traduction -non pas du mot vis, c’est pas ça qui fait problème, mais des adjectifs qui vont avec. Donc il y a deux forces, la vis insita et la vis impresa. La vis insita, c’est-à-dire celle qui est dans le site, in situ dirions-nous en latin de cuisine, c’est, définition donnée par Newton lui-même, le pouvoir. Je dis bien pouvoir de résistance par lequel chaque corps persévère autant qu’il est en lui de le faire, je souligne là aussi, dans son état actuel de repos ou mouvement uniforme en ligne droite. C’est ce que nous appelons ou ce qu’on pourrait appeler la force d’inertie… si le mot force d’inertie dans la physique après Einstein c’est absolument impossible de l’employer. Donc si jamais on vous a bourré le crâne avec des trucs pareils, oubliez parce que l’enseignement est toujours un petit peu en arrière de l’avancée de la science, c’est normal et d’ailleurs heureusement. Donc la vis insita, la force qui est dans le site, et bien c’est un pouvoir de résistance par lequel chaque corps persévère, donc il a le pouvoir de persévérer, c’est l’énoncé du principe d’inertie ça, à savoir : tout corps sur lequel rien n’agit persévère dans son état de mouvement ou de repos rectiligne uniforme. Donc c’est un pouvoir de résistance par lequel il persévère autant qu’il est en lui de le faire, donc c’est bien en lui que tout ça réside, dans son état actuel de mouvement ou de repos uniforme en ligne droite.

Quant à la vis impresa, qui est imprimé, impresa, c’est, je cite Newton, l’action, on comparerait à pouvoir, exercée sur un corps qui a pour effet de changer son état de repos ou de mouvement uniforme rectiligne. Ce qui est la seconde loi de Newton, le principe fondamental de la dynamique dont la première loi de Newton, qui est le principe d’inertie, n’est qu’un cas particulier parce que si aucune force imprimée n’est appliquée, il continue, dans ce cas-là il n’y a pas de changement, puisque la vis impresa, c’est l’action exercée sur un corps qui a pour effet de changer son mouvement. La raison pour laquelle d’ailleurs les exégètes un peu soigneux de Newton présentent la force chez Newton d’une façon tout à fait différente de celle qu’on croit - parce que ça a été une ré élaboration secondaire - être chez Newton, alors que ce n’est pas chez Newton où finalement tout est réduit à une force imprimée. Pour nous il n’y a que ça qui compte. En fait, je ne sais pas si ceci nous vient d’Einstein ou pas, si c’est la faute à Einstein ou pas, mais le fait est qu’Einstein, c’est quand même lui qui en 1916, longtemps après Newton, a réussi ce tour de force qui consiste à ce qu’il n’y ait que des forces appliquées, que des forces imprimées, impresa. Parce que pour Einstein, il résout un problème qui avait longtemps gêné Newton, il s’attaque à un problème qui avait longtemps gêné Newton et qui l’a gêné lui aussi jusqu’en 1916, qui est celui de la gravitation. Parce que parmi les forces imprimées que cite Newton, il y a la force de gravitation. Vous savez que les Principia de Newton, c’est les principes mathématiques de la philosophie naturelle, il y a une première partie qui est destinée à proprement parler aux principes de la philosophie naturelle, qui sont les trois principes fondamentaux de la dynamique et leurs diverses applications, explications, conséquences et corollaires et puis il y a une deuxième partie qui est l’état du monde, c’est-à-dire la description du système solaire puisque le monde à ce moment-là se réduit à ça, dans lequel, reprenant les idées coperniciennes, de Kepler, Galilée, etc., d’abord il fait tourner la Terre et les planètes autour du soleil et il trouve que puisque précisément, c’est toujours la même idée, que le mouvement est un indice de ce qui se passe réellement. Et bien à partir du mouvement tel qu’il a été observé très minutieusement par Kepler, qui a même décrit les orbites et la manière dont elles sont parcourues, Newton remonte à la force qui les produit. C’est-à-dire à la propriété du corps qui les produit, sauf que là c’est une espèce d’intermédiaire puisque cette force, la gravitation, elle n’est pas dans le corps, elle est impresa, elle est plus que pas dans le corps, la gravitation c’est une force d’attraction à distance, ce qui pose d’autres problèmes. Ayant repris ce problème, Einstein aboutit à l’idée qu’en fait il n’y a pas de vis insita, c’est-à-dire de force d’inertie, de pouvoir de résistance par lequel chaque corps, etc., que ce fameux pouvoir ce n’est autre que la force de gravitation. Et ça c’est absolument génial parce que jusqu’en 1916 on vivait sur l’idée qu’il y avait un certain pouvoir dans la matière, quelquefois on plaçait ce pouvoir dans l’espace, il résistait à la matière ou la matière résistait à l’espace, ce n’était pas très clair. En fait cette vis insita, on a eu raison, finalement, de l’éliminer et de ne présenter la force newtonienne que comme une vis impresa</em<, c’est-à-dire une force imprimée, exercée, mais on n’a raison qu’après coup, parce qu’Einstein, lui, on lui a aussi fourgué l’idée que la force newtonienne c’était une force extérieure, ce n’est qu’en étudiant les textes de Newton, ce qu’il avait fait, qu’il a vu qu’il y avait un problème qui était là dans cette dualité vis insita-vis inpresa.

Donc exit le pouvoir en 1916 puisque ce qui était le reste de pouvoir de la matière n’est en fait dû qu’à une force comme les autres, elle s’exerce à distance, mais à l’époque, en 1916, on avait réglé le problème, je vais dire dans un instant comment, il n’y a que des forces imprimées, exercées sur des corps, y compris la vis insita qui n’est que de la gravitation, car ce que montre la relativité générale, c’est que gravité et inertie sont une seule et même chose, plus exactement ce sont deux faces de la même propriété.

J’ai dit, il y a un instant, qu’il fallait pour comprendre ce qu’est la matière pour Newton, dire ce que c’est une force et je crois l’avoir suffisamment démontré. Ce qui a été aussi clair dans ce que j’ai dit, c’était que pour Newton la force est quelque chose qui lie les corps entre eux, parce que j’ai dit et puis ensuite je l’ai explicité, la force pour Newton c’est l’expression d’un pouvoir qui relie les corps entre eux, les corps, c’est-à-dire la matière, entre eux selon leur nature et leurs mouvements respectifs. C’est une possibilité pour comprendre une certaine dynamique, pour mettre en scène une certaine dynamique, mais ce n’est pas la seule possible, car justement tout le XVIIe siècle a été occupé par la querelle Leibniz-Newton sur la nature de cette force, car c’est pas tout d’avoir introduit le mot force avec toutes les ambiguïtés que ça comporte, encore faut-il préciser de quoi il s’agit. Si Newton et Leibniz sont d’accord sur une chose, c’est l’idée, contre Descartes, que tout ne peut pas s’expliquer uniquement en termes mathématiques et arithmétiques, c’est-à-dire par figure et mouvement. Ça c’est une première idée qu’ils ont en commun. Tous les deux se sentent obligés, pour expliquer le monde tel qu’il va, d’introduire une force, seulement, ils ont des conceptions radicalement différentes de ce qu’est une force. Pour Newton, c’est une chose qui lie les corps entre eux, pour Leibniz c’est une émanation. Dans tous les cas ils pensent que c’est un pouvoir de la matière, l’expression de ce pouvoir. Relier les corps pour Newton et pour Leibniz c’est quelque chose qui émane du corps et agit au gré des rencontres qu’il fait, etc.

Pour Leibniz, qui est férocement opposé à Newton, mais finalement Newton aura sa peau au sens propre du terme, l’élément ultime n’est pas l’atome, muni d’un certain pouvoir de liaison avec d’autres atomes, mais c’est une unité particulière indécomposable, tout comme l’atome d’ailleurs, sans étendue, là la question n’est pas tout à fait claire pour comparer aux atomes parce que ce n’est pas très clair de savoir si les corpuscules ont ou non une étendue chez Newton, mais en tout cas, source, au sens de robinet, source de force et cette force est conçue comme un pouvoir émis. Il y a émission de pouvoir, alors que chez Newton il y a transmission, transfert de pouvoir d’un corps à l’autre, liaison par un pouvoir, pouvoir de lier. Vous savez comment Leibniz appelle ça, il l’appelle une monade. Et la monade est pure activité. Elle n’a pas d’extension, elle est indécomposable, etc., d’ailleurs Leibniz dit en termes propres : la substance « c’est la matière à l’époque », est un être capable d’action, une force primitive.

Au XVIIe siècle, on a cette situation. On est d’accord sur le fait qu’on ne peut pas accepter une substantialisation complète de la matière, qu’il faut quelque chose de plus, qui est une force. Les deux principaux ne sont pas d’accord sur ce qu’est cette force, mais ils sont d’accord sur la nécessité de cette force.

J’ai essayé de montrer que cette force qu’elle soit chez Leibniz ou Newton, est en fait une résurgence de la forme aristotélicienne. Pourquoi ? Parce que Newton, il n’a pas peur des forces occultes, on le sait, mais bien qu’il n’ait pas peur des forces occultes, la cohésion de la matière qui n’est pas une de ses préoccupations principales, qui est quand même une préoccupation, il l’explique à l’aide des forces dont il dit qu’il ne sait pas, de même que l’attraction aussi bien connue : « hypotheses non fingo » je laisse aux autres de dire ce qu’est cette attraction, etc., de même il introduit des forces pour expliquer la cohésion de la matière. Ce qui est curieux d’ailleurs, c’est que chez Galilée, il y avait la science du mouvement et la science de la résistance des matériaux, les deux sciences nouvelles. Chez Newton, il y a le grand oeuvre qui ne concerne que le mouvement, les lois du mouvement puis l’application à la gravitation universelle et puis à côté, il y a un ouvrage qui s’appelle l’Optique qui est donc une autre science, qui occupe la même place que la science des matériaux chez Galilée, c’est-à-dire qui permet de comprendre le monde, donc la matière, en ajoutant quelque chose au mouvement. Newton dit : tout cela bien considéré, il me paraît très probable que Dieu forma au commencement la matière, il dit ça c’est dans les fameuses questions qui sont ajoutées à l’Optique de Newton, laquelle Optique est un traité absolument remarquable, génial tout ce que vous voudrez, mais ce qui est encore plus génial ce sont les questions qui sont posées à la fin sur le mode interrogatif négatif : « n’est-il pas vrai que », etc. et après avoir posé je ne sais plus combien de questions (45 ?, 46 ?) il termine par : Tout bien considéré, il me paraît très probable, alors là ce n’est pas « n’est-il pas vrai », que Dieu forma, au commencement, la matière de particules solides, pesantes, dures, impénétrables, mobiles, de telles grosseurs, figures et autres propriétés, en tel nombre et en telle proportion à l’espace, qui convenaient le mieux à la fin qu’il se proposait. Par cela même que ces particules primitives sont solides et incomparablement plus dures qu’aucun des corps qui en sont composés et si dures qu’elles ne s’usent et se rompent jamais, rien n’étant capable, suivant le cours ordinaire de la nature, de diviser ce qui a été primitivement uni par Dieu lui-même. Tant que ces particules restent entières, elles peuvent former des corps de même essence et de même contexture et si elles venaient à s’user ou à se briser, l’essence des choses qui dépend de la structure primitive de ces particules changerait infailliblement […]

Ce que je vous lis est la conclusion. Ce sont essentiellement des questions d’alchimie : « n’est-il pas vrai que quand on mélange le mercure avec, etc. », mais il en fait aussi des questions avec : « n’est-il pas vrai que la matière est faite d’atomes ? » « N’est-il pas vrai que la lumière agit comme ceci ou comme cela ? En étant là dans justement ce que la science positiviste a refusé de regarder pendant des siècles, à savoir le lien avec l’alchimie. « L’eau et la terre composées de vieilles particules usées ou de fragments de ces particules ne seraient plus cette eau et cette terre primitivement composées de particules entières. Il me semble d’ailleurs que ces particules n’ont pas seulement une force d’inertie, (c’est le mot qui a été banni maintenant de l’enseignement à juste titre, c’est le vis insita) d’où résultent les lois passives du mouvement, mais qu’elles sont mues par certains principes actifs (Alors ça, c’est écrit en anglais l’optique, c’est une science moins importante que celle du mouvement, par conséquent on utilise une langue vernaculaire, et le mot c’est vraiment certains « principes actifs », principes c’est un mot qui en principe n’existe plus en physique depuis Galilée puisqu’on a répudié la physique aristotélicienne, principe c’est aussi un mot de l’alchimie théorique) par certains principes actifs tel que celui de la gravité, celui de la fermentation, celui de la cohésion des corps. Je considère ces principes non comme des qualités occultes qui résulteraient de la forme spécifique des choses, mais comme des lois générales de la nature par lesquelles les choses mêmes sont formées. Ces sortes de qualités occultes arrêtent les progrès de la physique – et c’est pour ça que les philosophes modernes les ont rejetées, dire que chaque espèce de chose est douée d’une qualité occulte particulière par laquelle elle agit (c’est l’histoire de la vertu dormitive de l’opium ça) et produit des effets sensibles, c’est ne rien dire du tout, mais déduire des phénomènes de la nature deux ou trois principes généraux de mouvement, ensuite faire voir comment les propriétés de tous les corps et les phénomènes découlent de ces principes constatés, serait faire de grands pas dans la science bien que les causes de ces principes demeurassent cachées. Aussi n’ai-je pas hésité d’exposer ici divers principes de mouvement puisqu’ils sont d’une application fort générale, laissant à d’autres le soin d’en découvrir les causes.

Si maintenant je compare cette force à la forme aristotélicienne, pour Newton et pour Leibniz aussi, la matière contient un pouvoir et à côté de la matière brute, inerte, etc., qui existe à côté et en même temps que la matière brute, et qui donne aux phénomènes la forme qu’ils ont, puisqu’il faut une force de fermentation, une force de gravité, etc., Il existe un pouvoir inhérent à la matière et qui donne leur forme aux phénomènes. Alors si je me souviens que matière c’est la traduction déformée de ousia, que ousia c’est la combinaison indissociable de la matière brute, dirions-nous aujourd’hui, et de la forme eidos qui est le principe actif, et bien j’ai du mal à résister à l’idée que la force de Newton ne soit pas une forme de réactivation de la forme d’Aristote. On ne peut pas expliquer le monde rien qu’avec de la matière brute. On a besoin d’autre chose. C’est comme ça qu’Aristote introduit la forme qui est le principe actif et c’est comme ça que Newton introduit la force comme action, principe actif. N’est un pouvoir qu’est la force insita qui d’ailleurs est assez mystérieuse, mais la force même, s’il a fallu attendre Einstein pour que toutes les forces ne soient que des forces imprimées, chez Newton il y a quand même cette idée que les autres forces sont un peu mystérieuses et que la seule vraie force pour Newton, s’il avait pu, il aurait bien aimé tout réduire à des forces de contact. Et le fait que cette force soit un lien qui unit les corps au-dessus des abîmes comme a dit dans je ne sais plus quel poème Tennyson je ne sais pas trop qui, et bien ça c’est un pis-aller, de toute façon il faut une force qui est un principe actif. Pour éviter d’avoir recours aux forces occultes, certes Newton est un alchimiste, mais c’est un alchimiste extrêmement intellectualiste, il sait très bien que le mot force–occulte ne dit rien, il le dit explicitement, j’ai cité la vertu dormitive de l’opium à ce propos, il est obligé de rétablir à l’intérieur de la substance ou de la matière une dualité matière brute - je suis obligée d’ajouter brute - force qui est en somme le pendant de la forme, j’en suis maintenant quasiment persuadée, chez Aristote.

Je vais être obligée de m’arrêter pour ne pas déborder trop. Je voudrais simplement dire deux choses. J’aurais voulu développer à partir de cette idée de la force chez Newton, qui est un pouvoir de la matière mais qui lie les corps ensemble, c’est de là qu’est née l’idée de champ. La forme de force préconisée par Leibniz n’a pas eu de succès pour une raison bien simple d’ailleurs, c’est que la théorie de Leibniz est incompatible avec la théorie de la relativité, à savoir, il existe des points de vue équivalents sur le monde, ce qui est d’ailleurs le fondement de l’objectivité de la science, pour lui, il y a un seul point de vue, c’est celui de Dieu que reflètent les monades, etc. Il n’y a nulle part l’équivalence des points de vue. Et de ce point de vue-là ça ne pouvait faire que fausse route, c’était voué à l’échec, étant donné que la fameuse coupure épistémologique dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est qu’il existe des points de vue équivalents, c’est le principe de la relativité énoncé par Galilée. Toujours est-il donc que pour cette raison, c’est le type de force newtonienne qui l’a emporté, mais est restée la gêne procurée à Newton, par le fait que cette force était à distance et vous savez, ou je vous le rappelle, cette histoire de force agissant immédiatement à distance qui sent quand même un peu le brûlé a été résolue par l’invention d’un des concepts majeurs, on peut même dire le concept majeur de la physique à partir du milieu du XIXe siècle, qui est le concept du champ. Un champ, c’est évidemment un mot emprunté au langage courant, mais qui a une signification bien particulière, c’est que la matière produit une modification de l’espace autour d’elle. Certes il y a encore là l’idée d’un pouvoir, mais ça ne produit aucun effet s’il n’y a pas un deuxième corps qui va ressentir cette modification de la matière à l’endroit où il se trouve. Et voici comment est résolue la difficulté qui consistait à penser que la terre agit là où elle n’est pas, au niveau de la lune, et inversement d’ailleurs, et que c’est pour ça que la lune tourne autour du soleil. Vu du point de vue du champ, la terre, si elle était seule, produirait une modification de l’espace, mais insensible, c’est-à-dire en somme rien d’un certain point de vue si on considère l’espace comme un réceptacle vide, une boîte dans laquelle on met les choses, comme j’ai dit qu’on pouvait le considérer la dernière fois. Mais s’il y a un deuxième corps, à juste titre pour s’attirer il faut être deux, il est sensible à cette modification de l’espace. Et la forme de « ressentiment » qu’il a de cette modification de l’espace, c’est sous la forme de force d’attraction. La difficulté de l’action instantanée et à distance a été résolue, ça a mis plus d’un siècle, par l’introduction du concept du champ. Mais vous voyez bien que ce concept du champ nécessite qu’on soit deux comme dirait Faraday, c’est-à-dire qu’il valide en fait la conception de la force à la Newton. De là à penser, ce qui a été le cas à la fin du XIXe siècle, à partir du moment où on a introduit le concept du champ, la manière dont la physique s’est représenté la matière et le monde c’est de façon duale, une dualité matière - champ. La matière produit le champ et est sensible au champ. Elle a les deux fonctions, donc ce n’est pas aussi « émanatoire » qu’on pourrait le croire, quand j’ai dit qu’elle produit une déformation de l’espace. La physique du XIXe siècle s’est développée à partir de 1830 sur l’idée qu’il y avait une interaction entre le champ et la matière, c’était le jeu des interactions entre le champ et la matière, la matière produisant le champ, le champ agissant sur la matière, etc., indéfiniment, qui faisait le monde tel qu’il est.

Vous voyez que déjà la matière est considérablement « désubstantialisée » puisqu’il lui faut au moins le champ ou la force, c’est la même, chose finalement, pour pouvoir expliquer le monde, pour tenir même puisque, c’est le problème de la cohésion qui est en jeu là-dedans. A la fin du XIXe siècle, devant les progrès de la désubstantialisation de la matière, certains physiciens, et non des moindres, se sont demandés, si finalement tout ne serait pas champ, autrement dit si on ne pouvait pas se passer de la catégorie de matière, c’est-à-dire un grain, une matière ce serait une concentration très forte de champ, cette idée vient aussi du fait qu’on démontre en théorie du champ, c’est mathématique, c’est un théorème mathématique, qu’au voisinage d’une particule, d’un corpuscule, d’un atome, tout ce que vous voudrez, le champ donne exactement les caractéristiques de cette particule, c’est-à-dire s’il s’agit d’un champ électrique sa charge est électrique, s’il s’agit d’un champ de gravitation, on en est venu à parler comme ça, sa masse gravitationnelle, etc. Des gens comme Lorentz, un des grands pontes de la physique au début du XXe siècle, ami d’Einstein beaucoup plus vieux, mais ayant compris qu’il fallait prendre un tournant, a, lui, montré comment on pouvait construire le monde, il a imaginé un monde dans lequel tout ne serait que champ. Il n’est pas le seul, il y a un certain Gustave Mick ( ?) dont la postérité n’a pas retenu le nom, mais qui pensait aussi qu’on pouvait expliquer la masse matérielle en termes de champ. Au moment où Einstein apparaît la matière a presque disparu. En fait elle n’a pas disparu du tout car simultanément est monté en puissance un courant qu’on a appelé énergétiste, j’ai parlé de l’énergie en disant que c’est une loi de conservation, que Huygens avait découvert une loi de conservation, d’une grandeur, etc. qu’aujourd’hui nous appellerions énergie, je ne vais pas faire l’historique de l’énergie d’autant que, ce qui est extraordinaire c’est que force et énergie dans toutes les langues européennes ont été synonymes pendant très longtemps - jusqu’en 1854 exactement - et après on a fait la séparation entre force et énergie, mais l’énergie qui est ce qui se conserve, ça c’est justement comment elle a été définie en 1854 par Helmholtz, qui a défini l’énergie comme ce qui se conserve pour un système isolé dans toutes ses transformations au cours du temps, c’est une grandeur abstraite, qu’on peut calculer d’une certaine façon, il y a des règles pour ça, mais cette grandeur, elle se conserve pour un système isolé. Pour Helmholtz, qui était tout autant biologiste que physicien, c’était un principe d’unité, c’est-à-dire que justement, vous voyez bien que toute cette matière ce n’est que de la matière inerte et à côté il y a la matière vivante et ce que cherchait à retrouver Helmholtz c’était une certaine unité de la matière vivante et de la matière inerte, matérielle. Il avait énormément fait d’études de biologie, d’études de perception, d’ailleurs l’exposition aux origines de l’abstraction qui a lieu en ce moment à Orsay retrace les liens qu’il y avait entre ces études de physique à la fin du XIXe siècle et les études des peintres, tout tourne autour de la lumière et de la matière et donc de la manière dont la science explique ces choses-là. Helmholtz, lui, définit l’énergie comme quelque chose qui se conserve. A partir de ce moment-là, il y a eu tout un courant énergétiste pour dire que la matière ça n’existe pas, puisque ce qui se conserve et donc ce qui existe, qui subsiste, au sens où ça tient et ça se conserve, c’est l’énergie. Toute la substantialité du monde est réfugiée dans l’énergie. Comme le champ transporte aussi de l’énergie, pour agir d’un endroit à un autre, ça correspond à un transport d’énergie, les deux courants se sont fusionnés pour penser qu’effectivement il n’y avait pas de matière, que la matière avait disparu. En tout cas il y avait une forte tentation pour que la matière ait disparu. Alors ça a fait crier d’horreur les matérialistes dont Lénine au premier chef, le fameux Matérialisme et l’empiriocriticisme de Lénine est écrit en réaction aux positions philosophiques dérivées des recherches mêlées de positions philosophiques d’un certain nombre de savants pour qu’on n’oublie pas la matérialité des choses.

En fait peut-être plus important que matérialisme et empiriocriticisme qui était très bien pour mettre les choses au point dans la tête des militants de l’action révolutionnaire, mais qui n’a pas eu une grande importance en tant que directive pour faire avancer la science, pour prendre une expression courante, ce qui a fini par redonner un sens à la matière c’est la fameuse relation E=mc2 d’Einstein, conséquence de sa reformulation du principe de relativité avec quoi tout a commencé, puisque je vous ai dit que c’était là que ça commençait avec Galilée, qui dit qu’il y a équivalence entre l’énergie et la matière, c’est-à-dire en effet ce sont deux choses qui se conservent, mais c’est tantôt l’une, tantôt l’autre, c’est-à-dire que la matière peut se transformer en énergie et l’énergie en matière, mais que le complexe matière–énergie est ce qui se conserve. Donc de nos jours, la substantialité du monde c’est l’énergie–matière pour un physicien, à vrai dire matière ce n’est pas un concept alors qu’énergie en est un, ne serait-ce que parce que l’énergie est une grandeur abstraite et est susceptible d’une mesure, alors que matière, sauf quand on parle de quantité de matière, mais on ne dit pas, eh bien on ne sait pas de quoi on parle. Alors qu’au moins avec l’énergie on inclut cette force, cette forme aristotélicienne qui n’arrivait pas à trouver sa place dans la physique du XVII et XVIIIe siècles.

Je n’ai pas démontré E=mc2 comme je m’étais vantée de pouvoir le faire, si vous voulez je le mettrai sur Internet.

Question 1 : Je voudrais savoir si vous n’aimez pas les travaux de Pierre et Marie Curie. Vous ne les aimez pas ?

Françoise BALIBAR : Je n’en ai pas parlé, mais je les aime beaucoup. J’ai été au lycée Marie Curie toute mon adolescence. On est allé à l’enterrement d’Irène Joliot-Curie avec nos tabliers. Cela dit, Jean-Marc Lévy-Leblond en parlera car c’est un phénomène quantique dont ils ont découvert une manifestation macroscopique.

Question 2 : Le champ, par exemple un champ de gravité produit par une certaine masse, quelle est votre interprétation de la naissance du champ à partir de la masse ?

Françoise BALIBAR : Ça reste une question jusqu’à la théorie quantique parce que justement cette dualité masse–champ, matière–champ, c’est ce qu’abolira la théorie quantique, c’est-à-dire au lieu que le monde soit fait de matière et de champ, de corpuscules et de champs, il ne sera fait que d’un seul type d’objet dont parlera Jean-Marc Lévy-Leblond et pour lequel il a forgé un néologisme qui est le quanton, c’est-à-dire il y a un seul type d’objet, ça nous apparaît comme matière ou comme champ dans le monde macroscopique, il n’y a qu’un seul type d’objet. C’est dans certaines conditions ce que nous voyons apparaître a une allure de champ et dans d’autres conditions une allure de matière, ou plus précisément d’ailleurs, parce que cette dualité, quand on la chasse par la porte elle revient par la fenêtre, certes il n’y a qu’un seul type d’objets fondamentaux, on ne fait plus la distinction à partir de 1927 entre champ et matière, mais on a toujours des particules, on peut compter les particules en question, mais on ne peut pas les suivre à la trace, elles sont totalement délocalisées comme l’est un champ, mais dans ces particules on distingue pour des raisons statistiques, pas uniquement, c’est lié aussi à leur spin, je lui laisse le soin d’expliquer le spin, on distingue deux types, il y en a que deux, de ces particules quantiques, de ces quantons : les bosons, et les fermions. Les uns, les bosons, sont grégaires, ils ont tendance à se mettre dans le même état, pas tous dans le même endroit, mais dans le même état, formant quand ils sont en très grand nombre, ce nombre c’est de l’ordre de 1026, formant une onde et les fermions, eux au contraire sont individualistes, ils ne peuvent pas être à plus d’un dans le même état quantique, je sais bien qu’il faudrait que j’explique ce que c’est un état quantique, etc., mais disant qu’on ne peut pas mettre plus d’un à la fois dans des cases. Les fermions, eux, qui sont individualistes, dans le monde macroscopique ça donne les particules, les électrons, les protons, etc., ce qui nous apparaît comme des particules. La question de la production du champ par la matière est une question qui s’est posée pendant 50 ans de 1850 à 1905, car en 1905, parmi tous les articles qui ont révolutionné la physique qu’a écrit Einstein cette année-là, il en a écrit un sur les photons de lumière, et la question qu’il se pose, elle est dite dans l’introduction. Je sais bien que les termes dans lesquels on cherche ne sont pas les termes dans lesquels on fait le récit de sa recherche, mais c’est posé sous forme tout à fait philosophique. Il dit : on explique le monde par une dualité, la matière, les ondes ou les champs c’est la même chose, mais à cette interface - alors les champs relèvent du continu et la matière du discontinu, il y en a un qui sont des ondes continues, comme les ondes à la surface de l’eau et l’autre, la matière, c’est des grains, - mais à l’interface de la production du champ, ou de l’absorption du champ d’ailleurs, quand de la lumière est absorbée par un atome, là on a passage du discontinu au continu, or il est impossible de faire du continu avec du discontinu. On peut faire du faux continu, par exemple les fluides nous apparaissent comme continus, mais en fait ils sont faits de particules, et de même il est impossible de faire du discontinu avec du continu puisque le continu est par définition divisible à l’infini. Donc là, de nouveau il y a là une difficulté de logique et je vais montrer qu’on peut la résoudre en considérant que la lumière, elle aussi, a une nature corpusculaire. Après, De Broglie ( ?) Debray ( ?) a montré que les corpuscules eux aussi avaient une nature ondulatoire, etc., et on est arrivé à cette conception qui n’est ni onde ni matière, mais quelque chose de totalement différent, qui dans le monde macroscopique nous apparaît comme l’un ou l’autre. Mais ça, Lévy-Leblond va vous l’expliquer, je suis en train de lui couper l’herbe sous le pied.

Question 3 : Dans l’exposé que vous avez fait sur la physique du XVIIe siècle vous avez laissé Descartes de côté, mais vous avez suivi le courant atomiste pour dire les choses un peu vite entre Galilée et Newton, mais est-ce qu’il n’y a pas une première tentative de désubstantialisation de la matière avec Descartes ?

Françoise BALIBAR : J’ai laissé Descartes de côté un peu par flemme, mais surtout pour des raisons de temps. Oui, c’est un peu compliqué avec ces histoires de tourbillons. Descartes c’est vraiment complexe, il m’aurait fallu une séance supplémentaire pour parler de Descartes.

Question 4 : Vous avez dit que la matière modifie l’espace. Qu’est-ce que c’est, l’espace ? Est-ce qu’on peut remplacer l’espace par le champ et dans ce cas-là parler de dualité matière–espace ou matière et champ ?

Françoise BALIBAR : Oui, en fait la question s’est posée de savoir ce que c’était que le champ, parce que ce n’était pas du vide puisque c’était porteur d’énergie, de force, etc., ce n’est pas de la matière, mais, dit-on, ça modifie l’espace, alors l’idée qui vient immédiatement à l’esprit est : est-ce que ça ne serait pas une propriété de l’espace lui-même ? Quel est son rapport avec l’espace ? L’idée d’un substantialisme de la matière et du monde d’une façon générale était suffisamment forte au moment où Faraday et Maxwell, qui sont les deux fondateurs du concept de champ, l’un l’a deviné intuitivement et l’autre l’a mis en forme mathématique, ils ne pouvaient pas imaginer qu’il y ait de l’énergie qui soit sans support, sans substrat, sans substance… d’où l’invention de l’éther, un milieu qui se trouverait partout où il n’y a pas de matière y compris dans les interstices les plus reculés à l’intérieur de la matière, et qui servirait de substrat au champ. Maxwell en particulier a imaginé un tas de modèles de champ, ça peut être une agitation de particules d’éther ou bien des tourbillons, pour revenir à Descartes. On a cherché pendant 70 ans à définir cet éther et au fur et à mesure qu’on connaissait mieux le champ à la fois théoriquement et expérimentalement, on s’est aperçu que l’éther perdait toutes ses propriétés les uns après les autres. Il fallait qu’il n’ait pas de densité, qu’il n’ait pas d’élasticité, etc., il y avait des histoires de transversalité dont je vous fais l’économie, qui faisaient qu’il n’avait pas non plus de rigidité, enfin bref, tout ce qui aurait pu lui donner un côté matériel, donc substantiel, disparaissait. Quand Einstein est arrivé en 1905, tel Zorro, il a trouvé les choses dans cet état-là, il le dit lui-même dans l’introduction, il avait 24 ans. Il faut quand même admirer l’autorité intellectuelle de quelqu’un qui est capable de lancer ça à la face du monde, il a trouvé les choses dans l’état qu’il décrit : l’éther n’a aucune propriété sauf d’être immobile, car en effet pour expliquer des phénomènes électromagnétiques qui sont à l’origine de sa théorie de la relativité, on était obligé de supposer qu’il y avait un éther immobile, or cet éther immobile c’est contre tout ce que Galilée a pu dire, puisqu’il ne peut pas y avoir d’espace immobile, donc c’était un renouveau de l’espace absolu qu’on avait permis à Newton, un peu comme une bizarrerie liée à ses convictions religieuses et à sa manière de voir, parce que cet espace absolu c’était le sensorium dei, ce par quoi Dieu sent etc., alors à partir du moment où la science était devenue laïque on avait balancé l’éther absolu, l’espace absolu avec son sensorium dei et Dieu avec et on en était revenu à la bonne doctrine galiléenne, à savoir qu’il n’y avait pas d’espace absolu. Mais justement au moment où on était bien installé dans un espace non-absolu, voilà qu’il revenait sous forme d’éther qui devait être immobile pour être un support de champ, c’est-à-dire un support de la lumière. Donc en fait tout s’est joué à la fin du XIXe siècle autour de la lumière considérée comme immatérielle pendant très longtemps et à partir du moment où la lumière a été désubstantialisée puis resubstantialisée via l’énergie, ça a permis d’inclure dans la même catégorie lumière et matière, qui au point de vue de la mécanique quantique sont totalement indiscernables, enfin pas totalement indiscernables puisque la matière est faite de fermions et la lumière de bosons, mais ils ont le même statut.

C’est un peu difficile de dire tout ça en si peu de temps. Mais j’ai parfaitement conscience que je me suis probablement trop attardée sur le début, mais je vous prie de m’excuser. C’était l’occasion pour moi d’apprendre des choses que je n’avais jamais apprise sur Aristote, Démocrite etc., alors j’en ai profité - à vos dépens, peut-être.