La pièce d’argent
de
Mohamed Arabdiou
Roman
Cauchemard
Au Sahara la- bas au ciel, en plein désert, on vient de dépouiller le palmier de ses lourdes grappes de dattes, qui le maintenait d’aplomb. Allégé, il est à la merci du vent qui souffle lugubrement. Il se plie en gémissant, tantôt d’un coté, tantôt de l’autre, jusqu’au point de se rompre, selon les caprices et la force de la tempête.
En plein désert, non loin de là, dans une kheima, une femme inquiète comme le palmier, se tourne et se retourne, sans arriver à dormir. Elle étend la main sur la place vide à coté d’elle, mais son mari est absent.
Pourtant elle le revoit à coté d’elle, lui caressant la main. Elle sent son bras là, sous son cou puis le jour du départ : « Au revoir femme, prends soins des enfants, je reviendrai bientôt »
Dehors, des hommes en uniformes l’attendaient .Il les rejoint. Ils partent pour « El Djihad ». La femme se lève et va caresser ses petits en loque, qui dormaient paisiblement, à coté des chèvres et du bourricot.
Vers dix heures du matin, beaucoup plus au Nord de l’Algérie, au bord de la mer, un vieillard, dont la peau est desséchée par le soleil et le temps, tire péniblement ses filets sous le bruit sourd des vagues .Lui aussi revoit la silhouette de son fils, venir l’aider comme au bon vieux temps « Ôtes-toi père, laisse moi faire. » Il était jeune lui et robuste. Puis un jour : « Au revoir père, t’en fais pas, je reviendrai bientôt. »
Le vieux a les larmes aux yeux, et lâche sa prise… Il le revoit comme aujourd’hui, son fils, marcher, longer la plage, laissant sur le sable, la trace de ses grands pieds nus. Il le revoit quand, petit, pour l’amuser, il lui rapportait dans le creux de sa main, de petits poissons vivants… Le gosse joyeux les prenaient, creusait un trou dans le sable, les y mettait. Puis pan !une vague emportait tout et le gosse pleurait.
À l’est de l’Algérie, en Kabylie, dans une clairière, un chien est triste, à coté de son troupeau. Le berger qui l’aimait tant et qui le caressait si souvent, n’est plus là, lui aussi est parti pour la guerre. C’est un nouveau qui le remplace ; un vieillard qui ne comprend rien au langage des chiens et le brutalise tellement, qu’il a fini par en avoir peur, dès qu’il le voit lever la main.
Elias ne fait plus frétiller sa queue comme avant…Et ce troupeau qui broute l’herbe, indifférent, à tout ce qui se passe autour de lui. Seule Ourida, la petite biche, mascotte du troupeau, semble se rendre compte de la tragédie.
Près de là, au village planqué au flan de la montagne, les hordes colonialistes sont passés… Des débris de jarres sont éparpillés par terre et mélangés dans une mare, avec de l’huile, de la semoule, du café, du fumier, etc.
En haut les « tolbas » et les hommes valides, restés au village, emmènent le propriétaire du ravitaillement, à sa dernière demeure. Il a été tué sur place, parce qu’on lui reprochait d’avoir alimenté les « fellagas ».On emmena son fils de 17 ans « et gare à la prochaine fois » dit l’officier qui rassembla les hommes valides. « Ce sera tout le village qu’on fera raser, compris ! »
Il montra du doigt, les redoutables tanks qui les accompagnaient, puis ils s’en allèrent .De loin, on entend le chant lugubre des « tolbas » : « yarabi Sali ala mohamadine ouaala » Le cortège monte lentement vers le cimetière.
Au village, toutes les femmes sont rassemblées. Accroupies comme des brebis en danger, elles pleurent… Elles pleurent, bien plus, pour le jeune qu’ont emmené les militaires, que pour le père, qui est au ciel maintenant…
Sous le ronflement des B.26, des Morane, sous le bruit sourd des explosions de bombes larguées par les bombardiers, sous les rafales des 12,7, sous un fond musical de la Marseillaise « Aux armes citoyens ! formez » tantôt le gendarme, tantôt l’officier interrogent brutalement la femme qui dormait sous le palmier.
-Ou est ton mari ?
-Ya myssiou j’ti jour au nom d’allah je l’ai pas vu...
Au vieux pécheur :
-Ou est ton fils ?
-Ya missiou il ne m’a rien dit Hak Rabi.
- Le jeune montagnard torturé à l’électricité crie.
-Ou sont les fellagas ? Combien sont-ils ? Qui est leur chef ?
-J’ti jure messiou, je l’ai jamais vu, j’ai jamais vu les fellagas !
N’ont-ils aucune pitié ces gens là ? pensa le jeune fellah, puis il se souvint de ce que leur avait dit un jour le commissaire de l’ALN : « Nous ne leur demandons pas d’avoir pitié de nous mais d’être juste. Ils sont des exploiteurs, nous sommes des exploités. Entre nous, c’est la lutte à mort. »
Les militaires le bâillonnèrent pour qu’il ne fasse pas trop de bruit en chialant, puis on redoubla le temps de la douleur. Le campagnard les yeux exorbités, fit de grand gestes de la main, pour que l’on arrête.
-Arrêtez oui je sais… Arrêtez !
-ah ha, tu te décides à parler maintenant...
Il désigna tout le village, tout le monde, y compris son père mort, sa mère et sa sœur, pour ne plus souffrir, mais ce n’était pas fini. Vers minuit, on le fit habiller en militaire. Le lendemain, il fut compté parmi les rebelles abattus dans l’opération qui venait de se terminer avec succès pour les forces de l’ordre.
Dans une clairière, un jeune homme de trente ans, en uniforme, court joyeusement derrière un petit enfant qui lui glisse entre les jambes, en zigzaguant, en riant de toutes ses forces. Soudain, un « mouchard » (Morane, avion d’observation) rompt le silence de la nature. L’homme s’immobilise dans un fourré avec l’enfant. Une fois l’avion disparu, Boualem, le Rebelle, regarde une petite pièce d’argent, pendue en médaillon, sur la pochette de son blouson. Il tire son porte feuille et en sort une photo usée, ou il est en civil et plus jeune, avec sa femme et son enfant qui ressemble un peu, à celui qui est à coté de lui et qu’il se met à caresser.
( à suivre...)
Il vient de pleuvoir, la cour goudronnée de l’école indigène est pleine de flaques d’eau et de feuilles de platane jaunes ; les dernières, ou presque, qui tombent. Il est 15h30. Le maître, un vieux à l’accent provençal, donne un cours de géographie.
-Voici les cinq principaux fleuves de France… De sa baguette, il désigne la carte accrochée au tableau : la Seine, la Loire, la Garonne, le Rhône et le Rhin.
Les élèves, la tête rasée, les bras croisés sur la table, semblent écouter attentivement leur maître .Cependant, celui-ci répète ce qu’il venait de dire, en martelant ses mots.
-LA SEINE. LA LOIRE. N’oubliez pas que je vais vous interroger tout à l’heure. Alors, j’ai dit la SEINE... Tout d’un coup, il s’arrête de parler et fixe des yeux, un des élèves, la -bas au fond, à la troisième rangée… Ce dernier, semble absent de la salle… Du regard, il suit une grosse mouche, qui s’envole en vrombissant. Elle se pose sur l’une des innombrables djellabas accrochées au porte-manteau, puis repart, pour atterrir finalement sur un petit tableau encadré de bleu, blanc rouge, ou était écrit en grosses lettres :
Liberté
Égalité
Fraternité
Durant trente secondes, un silence total se fit dans la salle. A leur tour, les élèves braquèrent leur regard sur Rachid qui finit par s’en apercevoir. Il sursauta de surprise.
-Rachid, quels sont les principaux fleuves de France ?
L’enfant balbutie. Sans bouger les lèvres, son camarade de table lui souffle : la Seine !
-La Seine
-Très bien, ensuite ?
Rachid essaye vainement, d’entendre ce que lui dit son camarade, trop bas hélas.
-Dehors ! j’ai dit dehors !
Un gosse se mit à rire.
Pourquoi ris-tu ? À la sortie, je te casserai la gueule, chuchota Boualem, le copain de Rachid.
Dans la cour, Rachid contemple les moineaux qui sautillent à coté de lui, se disputant une miette de pain blanc… À l’intérieur, la séance reprend.
A cinq heure, le maître, de bonne humeur ne le garda pas puni. L’élève sort joyeusement avec ses camarades en enlevant sa chéchia.
-Au revoir monsieur !
Avec son ami Boualem, il recherchèrent celui qui avait ri, mais ce dernier s’était déjà sauvé. Un gosse leur apprend, qu’il y avait la guerre entre arabes et Français la bas en bas, à coté du stade.
Rachid et Boualem courent. En arrivant à la place indiquée, un peu plus loin que l’école Pagès des Français, le corps à corps était fini. Se voyant en minorité, les petits européens s’étaient repliés. On en était au tire de barrage, à coups de pierres, puis, déjà la fin.
Rachid et Boualem avec trois autres camarades, qui n’habitaient pas le même quartier que les autres, se détachèrent du groupe pour rentrer chez eux. Ils prirent l’avenue de France et arrivèrent au carrefour .Là s’élevait la statue imposante du sergent Blandan, héros de la guerre de conquête de l’Algérie, en 1830.En dessous, il y avait sculpté une scène de guerre entre arabes en burnous et français en casquettes de Bugeaud. Plus bas était gravé : Ici sont tombés héroïquement, après avoir combattu à un contre dix, le sergent Blandan et ses hommes.
Les enfants ne voulurent pas y croire. L’un d’eux dit amèrement : Ce n’est pas vrai ! Ils ne nous ont pas vaincu !
-Si ! lui répondit un autre, en soupirant, puisque c’eux qui nous gouvernent jusqu’à présent... avant d’ajouter : Ah si c’était nous qui avions fait la guerre contre eux !
Quelqu’un se mit à cracher en direction de la statue, un autre qui avait découvert dans une poubelle, des légumes pourris, tria les moins mous et bombarda le sergent Blandan.
Boualem se mit à faire pipi au pied de la statue.
Du kiosque à journaux situé à l’angle de la place, madame Durin, la patronne Européenne les vit et alerta le vieux gardien des monuments, qui prenait sont anisette avec des amis au café de l’ASB .Bandes de Chenapans ! (il lança sa cane à la volée)
Boualem fut obligé de « fermer le robinet », et ne pas se vider entièrement. Rachid essaya de prendre la canne, trop tard, le vieux arrivait, il abandonna en criant avec les autres ; Loulou ! Loulou ! en s’éloignant de plus en plus.
_Attends toi, je te connais va ! En réalité il ne connaissait personne et les gosses le savaient.
Après le départ des enfants, le gardien revint finir son verre.
_Hein dé ! avec ça, tu as des gens qui racontent, que je suis payé à ne rien faire. J’aimerais bien les voir à ma place avec ces sauvages de petits arabes, tiens !
Le soir tard, quand Rachid arriva chez lui, ce fut pour se faire gronder par sa mère .Une fois encore, sa chemise était déchirée. Il s’était accroché derrière une grande charrette que tiraient des bœufs.
Son père arriva. On soupa, puis il s’en alla faire « dodo » au coin de l’unique chambre. Cela commençait à poser des problèmes, aux parents, car Rachid grandissait a vue d’œil.
Les devoirs, pas question de les faire. Il n’y avait qu’une seule lampe à pétrole (le quinquet). Elle était sur la table basse autour de laquelle, bavardaient ses parents. Son père, ce n’est pas, qu’il l’empêcherait de faire ses devoir, mais il lui demanderai pourquoi ne les avait il pas fait pendant qu’il faisait encore jour. Il pourrait même le corriger.
-Non, on verra ça demain, se dit-il.
Le lendemain matin, il interpella en route un de ses camarades et copia intégralement tout. « Le maître n’y verra rien » se dit Rachid « Que de fois ne l’ai-je roulé ». Comme pour les leçons, Rachid avait remarqué que, pendant les interrogations, le maître n’appelait au tableau, que ceux qui semblaient inquiets, hésitants. Alors lui, à chaque fois qu’il ne l’avait pas apprise, il levait la main avec assurance.
-Moi monsieur, moi ! Un jour, il insista tellement que maître finit par l’appeler au tableau. Il joua la comédie eT paru de bonne foi.
-Si je ne l’avais pas apprise, je n’aurais pas levé la main m’sieur !
Le maître lui dit de retourner à sa place et de la réviser, le soir.
Le bluff avait réussi. Rachid évita la sanction. Mais cette fois ci, il se fit prendre. La solution était exacte (26670frs) mais c’était 254x105. Or, par mégarde, en copiant, il s’était trompé de données, en présentant un résultat exact : 26670.
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Manuel se sentit enfin délivré. Il était content car il s’était débarrassé de toute la marchandise périssable, à bien meilleur compte qu’il ne l’espérait. Depuis il ne cessa de se frotter les mains de satisfaction.
-Ah ! ah ! ils sont repus, ils n’ont pas voulu travailler, qu’ils y restent ; bandes de fainéants ! Ils reviendront tous, comme des toutous.
En effet, au dixième jour de grève, le plus faible d’abord demanda à entrer.
-Tu veux travailler maintenant ?
-Oui monsieur Manuel, moi je n’ai pas fait grève, mais j’avais peur.
-Mais oui, mais oui, je sais. Allez entre, je sais que ce n’est pas toi.
Le onzième jour, cinq ouvriers accostèrent leur patron.
-On veut reprendre notre travaille, monsieur Manuel.
-Allez, regagnez vos places !
Le douzième jour, dix autres reprirent le travail. Le treizième jour, un samedi, un groupe plus important se présenta.
-Nous désirons reprendre le travail, monsieur Manuel. Il leur dit de revenir lundi, mais que ce n’était pas sur, qu’ils restaient des places.
Lundi matin, on se bouscula, en suppliant comme jadis, pour être repris.
Hassan, pourtant père de six enfants, alla trouver Rachid et Boualem, qui étaient au coin de la rue à observer le sinistre spectacle, il se mit à coté d’eux et croisa les bras.
-Va, Hassan ! Va ! peut-être te feras tu reprendre.
-Moi, je suis un homme, les gars. Si vous, vous ne revenez pas, je n’y mettrai pas les pieds, même si je dois crever de faim.
-Et les enfants, y as-tu pensé ? Mais non, mon vieux. Vas-y ! À présent cela n’a plus d’importance…
Ainsi, on finit par le convaincre. Il alla se faire réembaucher. Finalement, tous reprirent le travail, normalement… C’était des « égarés ». Mais les autres, les « AGITATEURS » ils étaient marqués « à l’encre rouge ».
Manuel s’adressa ironiquement à « Tchapi » qui venait de passer à coté de lui, une claie vide, sous le bras : Allons, allons ! plus vite que ça mon « gendre » !
Le bossu s’exécuta, en regardant de temps à autre, derrière lui, pour esquiver un éventuel coup de pied au cul.
Mais non ! Monsieur Manuel était de trop bonne humeur ce jour là et ne le frappa pas. Il lui fit même une tape « amicale » sur la tête. Thapi souria humblement, puis baissa les yeux.
Une fois tout le monde au travail, Rachid et Boualem s’en allèrent en marchant lentement, le premier grignotant une paille, qu’il tenait entre les dents. Boualem la tête baissée, semblait pensif. Arrivé sur le pont de Oued Mimoun, hors de la ville, route de Chebli, Rachid explosa : La voilà ta grève ! À présent, on est bien : pas de boulot… Enfin, moi, je m’en fiche, la récolte est prête. (Il désigna un verger de citronniers.) Et puis, je suis seul, moi… Mais toi ? Toi, qui est marié, qui as un môme, avec ça, monsieur ne commet pas de péché, hein !...
-Nous avons perdu une grève, répondit Boualem, mais nous avons gagné une grande expérience. Les travailleurs doivent être solidaires, non seulement au niveau local, mais national et même international. La prochaine fois, lorsque nous déclencherons une grève, nous devons la préparer à une échelle beaucoup plus vaste…
-Et ben mon vieux ! tu penses encore à d’autres grèves ? En tout cas moi, je n’y serai pas, c’est moi qui te le dis, rétorqua Rachid d’un air scandalisé. Si un patron m’emmerde, je lui ficherai un couvert sur la gueule, mais à refaire ce genre d’expérience, non, merci !...
Le verger dont parlait Rachid, appartenait à Aoued, l’exportateur d’agrumes. Comme la récolte n’était pas tout à fait mure, par économie, il ne jugea pas utile, d’installer un gardien avant trois ou quatre semaines. Mais un matin, en visitant sa récolte, il s’arracha les cheveux.
-Me faire ça à moi, gémira t il ?
La moitié des arbres étaient dépouillés de leurs fruits. Il appela les gendarmes. Un des représentant de la loi, chargé de faire le constat, déclara en connaisseur, que ce n’était sûrement pas une personne seule qui avait fait le coup.
-Le plus étonnant est que mes propres ouvriers qui travaillent tranquillement durant la journée, n’arrivent pas à dépouiller les arbres de cette façon. Mais eux, regardez moi ça !
Aoued montra du doigt, presque admiratif, les arbres ou l’on ne voyait plus que les feuilles.
-Ah les bandit ! gémit il.
Les enquêteurs ne firent aucun rapprochement entre ce vol et le fait qu’une semaine après cet évènement, Rachid s’achetait un costume et semblait disposer de beaucoup d’argent.
De l’autre cote de la ville, à trois km de la cité, Manuel possédait une ferme ou il élevait un troupeau de moutons, une quarantaine de mérinos que gardait un vieux berger boiteux, mais réputé coureur de jupons.
Un beau matin, une jeune fille lui rendit visite. Elle lui dit d’abord « bonjour », puis ouvrit son voile. Le fait de montrer son visage, constituait déjà une promesse. Lors de la conversation, elle lui fit entendre, qu’elle casserait volontiers la croûte avec lui.
Le lendemain, ils d’installèrent dans une vieille maison en ruine, au milieu de la prairie. Il avait acheté deux litres de vin rouge et de quoi manger. Elle était toute souriante.
N’ayant, à cette heure là, pas assez de cran pour aborder le sujet qui le préoccupait, il préféra attendre qu’ils aient assez bu tous les deux… Comme ça, pensa le boiteux, ça viendra tout seul…
Après un moment, elle s’excusa t et sortit pour aller aux toilettes.
Une heure après, elle ne revenait toujours pas. En allant voir ce qui se passait, le vieux berger se demanda si la fille n’était pas tombée dans le trou du w.c. Cette blague qu’il n’avait pas inventé, le fit sourire.
Il chercha en vain sa dulcinée, puis se rendit compte que non seulement Zahia avait disparu mais le troupeau aussi…
-Mon Dieu ! quel malheur… j’aurai du m’en méfier. Il s’aperçut, qu’il ne la connaissait même pas…
Il courut en ville. Des femmes passèrent. Il espéra reconnaître Zahia. Il tenta même d’enlever le voile à l’une des passantes, qui avait la démarche de la fille disparue.
-Pardon ma sœur, ne serais-tu pas Zahia des fois ?
Indignée, la mégère l’insulta, et faillit même le gifler. Il s’en alla tout penaud.
Le soir, après avoir cherché partout, il se résigna à rentrer avertir le patron. Soupçonné de complicité avec les malfaiteurs, le vieux galant fut jeté en prison. Mais le lendemain, le brigadier, un père de famille, convaincu de l’innocence de ce pauvre bougre, conseilla à Manuel de faire preuve de clémence. Tout en maintenant sa plainte, l’Espagnol témoigna en faveur du berger. Vers midi, celui-ci était libre.
Le même lundi de la semaine, au Souk (marché hebdomadaire), Madame Manuel qui faisait son marché comme d’habitude, acheta à un étalage deux kilos de sa propre viande, à un prix fort cher, sous le regard « innocent » de Rachid qui observait non loin de là…
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Après un mois de chômage, Boualem trouva quand même une place, non pas aux agrumes habituels, mais dans une grosse société, venue de France, faire peindre les grands pylônes électriques Alger-Maillot-Alger, etc. Le salaire était bon et les droits sociaux des ouvriers étaient respectés « comme si c’était en France » disait-on.
Le travail était payé à la tâche, selon les normes établis : trois pylônes pour une journée. Certains ouvriers arrivaient à en faire le double.
Le plus dur, c’était en plein été, quand ils travaillaient sous un soleil d’enfer avec du goudron, et que celui-ci leur tombait tout chaud sur la peau. S’ils mettaient des chemises, c’était pire, elles collaient sur la chair jusqu’à la griller .Il devenait alors impossible de dormir, durant la nuit entière.
Malgré le salaire alléchant et le chômage endémique dans le pays les débutants s’enfuyaient souvent, parce que faute d’expérience, ils ne faisaient pas attention et se barbouillaient trop. Mais pour les anciens, comme Boualem, ce travail devenait un jeu.
Dés trois heures du matin, ils s’en allaient avec leurs bidons pleins, ainsi que de gros pinceaux. Vers huit heures, ils finissaient. Selon les étapes, ils allaient alors au bord de la mer, ou bien prés d’une rivière ou d’un bassin, afin de se baigner. On faisait ensuite la popote dans la guitoune. Après le repas, c’est la sieste.
Hélas ! tout a une fin. Après deux années d’un travail pénible certes mais attrayant et lucratif, les ouvriers reçurent leur solde de tout compte. Après des mois de vie commune, ils se séparèrent, chacun devant rentrer définitivement chez soi.
Oh ! se dit Boualem, je trouverai bien une place, ils ont du m’oublier.
Effectivement, vingt jours après, il en trouva chez un exportateur en fruits et légumes ; Monsieur Tabarini. Il fit d’abord la campagne d’agrumes puis, le voyant capable, le patron le garda pour les produits maraîchers, en attendant les tomates de printemps. Avant que celles-ci ne se terminent ; arrivera le temps du chasselas (raisin précoce), les abricots… Aussi Boualem avait-il toutes les raisons d’être optimiste.
Tabarini avait embauché un paysan, qu’il insultait grossièrement chaque fois qu’il était de mauvaise humeur, sans que l’homme ne réagisse. Le pauvre hère, devenait le souffre-douleur du patron.
Un jour, alors que Boualem faisait le triage, il vit Tabarini frapper le fellah d’une violente gifle. Le turban de ce dernier tomba, il le ramassa, l’enroula sur sa tête et continua son travail sans souffler mot.
Sans se rendre compte Boualem bondit de sa place.
-Pourquoi le frappez-vous, ce n’est pas votre esclave ?
-Dis donc, toi, de quoi te mêles-tu ? je ne t’ai pas parlé !... si tu n’es pas content, c’est pareil… t’as qu’à ficher le camp !
-Salaud, lâche !...
-Et ta sœur qu’est-ce qu’elle est ?
Il fonça sur Boualem, leva le poing ; celui-ci riposta. Ils roulèrent par terre deux bonnes minutes, se relevèrent, puis fatigués l’un et l’autre, ils se mirent à se regarder, essoufflés, chacun attendant que l’autre attaque…
Enfin, les ouvriers les séparèrent. On conseilla à Boualem de partir car cet incident pourrait avoir de graves conséquences pour lui.
De son bureau, Tabarini téléphona, puis revint la main dans la poche afin d’intimider son adversaire…
-Sors-moi d’ici ! sors !...
Lentement, Boualem prit sa veste et s’en alla. Juste à ce moment, deux agents de police, un Musulman brun et un Européen, arrivèrent en vitesse, à bicyclette. Ils demandèrent au patron : « ou est-il ? ».
Tabarini le leur désigna. Ils le rejoignirent et l’emmenèrent au poste, menottes aux poings.
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Boualem était en prison depuis trois jours Son père, un septuagénaire en burnous, acheta une belle poule bien grasse à Si Smail.
Il se dirigea vers le poste de police et croisa le commissaire, alors que celui-ci allait au bar prendre son apéro quotidien.
-Bonjour, Mossiou l’commissar !...
-Bonjour !
-Ça, c’est pour toi mossiou l’commissar, dit le vieux en tendant la volaille
-Pour moi ? Non, non, je n’en veux pas.
-Mais si, mais si… C’est ma femme qui l’a engraissé. Elle m’a dit de te l’offrir.
- Ho !Elle est belle....Il se mit à la tâter dessous les ailes.
-Mais c’est combien ?dit il en faisant semblant de fouiller dans ses poches.
-Rien du tout, Mossiou l’commissar répond le vieux, en affichant un sourire obséquieux.
-Alors,je ne la prends pas, protesta le commissaire, en feignant la lui rendre.
Après tu payes… je suis venu, au sujet de ce salobri de mon fils.
-Qui c’est déjà ton fils ?
-C’est Boualem
-Ah c’est ce loustic là ? He ben mon vieux, ton fils est un drôle d’oiseau, il va y rester en tôle, rien à faire ! Déjà, l’autre fois au stade il avait participé à la grande bagarre - Allusion à une violente bagarre survenue lors d’un match de foot opposant l’ASB Composée d’Européens de Boufarik au Musulmans du Mouloudia d’Alger.
-On ne l’avait pas choppé mais cette fois-ci, il n’y a pas d’histoires. Il a frappé son patron ! Non, mais pour qui il se prend ?
-Ya mossiou, c’est pas bor lui, mi bor sa mère, elle en est malade. Moi ti me connis dipuis longtemps. Est ce que ti m’as vu un jor frappi quelqu’un ou faire di la bolitique ? jami d’la vie ! Et puis j’ai fi la guerre de 14, et je suis fait brisonier en 40, tiens voilà mes bapiers et tout, (il s’apprête à sortir son portefeuilles)
-Bon, bon ça va ; toi je te connais mais lui, c’est autre chose. Il n’est pas du tout comme toi !
Agacé le commissaire regarde sa montre.
-Bon, tiens, emmène là à ma femme, dit il en tendant la poule et revient cet après midi vers 4 heures, à mon bureau.
-Merci beaucoup mossiou l’commissar, ti bien gentil.
À 15 h30 le vieux cheikh Ahmed se présenta au jeune agent de garde, fit un salut militaire impeccable en claquant les talons.
-Qu’est ce que tu veux ?
-C’est bor voir mossiou l’commissar
-Attends là.
Il lui désigna un banc à l’intérieur. Le vieux s’assit et attendit. Le commissaire ne descendit de son appartement que vers 17 heures, les yeux encore bouffis par le sommeil.
-Ah, tu es là toi ?
-Oui mossiou l’commissar.
L’officier pénétra dans son bureau. Après un instant, il revint appeler le vieux. Ce dernier accourut. Tout en désignant une chaise, il ordonna : Assieds toi !
Le commissaire prit le téléphone.
-Ramenez moi Boualem. Oui, c’est ça. Celui qui agressa monsieur Tabarini.
Un instant après, on frappa à la porte.
-Oui ?
Boualem pénétra dans la pièce accompagné de l’agent.
Le commissaire fit signe à l’agent de se retirer.
Le policier s’exécuta.
Boualem était pale. Il portait une barbe sale, de trois jours. Son linge était fripé.
-Tu vois, cette fois-ci ton père est venu me voir, je vais te relâcher mais gare à la prochaine fois ! Je t’enverrai la-bas à Berrouaghia. Alors réfléchis bien ! Monsieur joue aux durs. Il frappe son patron et l’autre fois au stade ? Je sais que tu n’aimes pas la France, salop va ! Elle vous fait des routes, vous construit des écoles pour vous instruire, des hôpitaux et c’est ça les remerciements ! Allez ouste, fout le camp hors de ma vue et encore une fois, gare à toi, car nous les durs, on les mate, c’est compris ?
Les yeux baissés, Boualem ne répondit pas et s’apprêta à partir. Son père intervint.
-Allez dis merci à missiou l’commissar !
Contraint, Boualem leva les yeux, regarda le commissaire et dit : « merci », sur un ton méprisant.
-Oué, dit le commissaire, en le toisant de la tête aux pieds, d’un air entendu. /p>
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Boualem était chez lui, ses parents étaient-là. Le père le sermonnait.
-Euh ! À présent, vas trouver une place ! à moins que tu n’envoies ta femme travailler pour toi ou que tu ailles mendier… Frapper les Français !... Dans mon temps, on disait : « Qui ne craint pas le Français, ne craint pas Dieu »…(Li mayekhafch m’neroumi mayekhafch me Rabi). À mon âge, aller m’humilier devant cet ivrogne de commissar que je déteste… et puis, si je n’était pas intervenu, tu verrais où ton geste t’aurait mené…
Boualem explosa : Tu n’avais qu’à ne pas intervenir…
Avant ce jour, il n’avait jamais élevé la voix, devant son père. Cette réponse consterna le vieux.
-J’ai donc mal fait. C’est ça, les remerciements !...
Zineb avait préparé le café pendant la discussion et s’apprêtait à le servir. La mère intervint : Vous n’allez tout de même pas vous disputer maintenant ?
-Toi aussi tu l’encourages au lieu de l’engueuler, il a fait du beau travail. Il s’est attaqué à son patron, un Français, bravo !... Mais c’est moi, qui a été idiot, pour être intervenu !
Il se leva.
-Père, père ! cria Zineb, votre café ?
-Merci ma fille, ton mari, m’en a coupé toute envie.
Il s’en alla en claquant la porte.
Après un instant de silence, la mère dit : Tu ne devrais pas répondre ainsi à ton père, lui qui se faisait tant de mauvais sang pour toi, plus que moi tiens…
-Oui, mère, mais si tu connaissais ce Tabarini, tu verrais.
-Je suis au courant. Tu n’avais pas à t’en mêler…
-Mais maman, il a frappé un pauvre type !...
-Un pauvre type… et lui, pourquoi n’a-t-il pas réagi ? N’a-t-il pas deux bras comme toi ? Mais lui est malin, il connaît ses intérêts… il a fermé sa bouche et supporté, en attendant qu’Allah puisse rendre justice, un jour…
-Tu as raison, au fond…mais que veux-tu, il est trop ignorant, trop miséreux pour agir. Pour ce qui me concerne, ça a été plus fort que moi. Au fond, père n’avait pas tort, j’aurais dû me taire… Ce soir, j’irai lui demander pardon.
-Et puis, mon enfant et au café Abed, quand tu vas parler politique, ne sais tu pas fermer ta bouche ? Tu sais bien que la ville est infestée de mouchards.. Avant que tu ne finisses une phrase, elle est déjà connue de la police. Et la presse, quand tu vas aux kiosques acheter des journaux interdits.
-Quel journaux interdits aux kiosques ? Ce sont des journaux français qui se vendent librement. Je ne vois pas ce qui est interdit ?
-Tu es encore naïf, mon enfant. Les français sont malins. Ils mettent ces revues en vente, comme un appât, pour voir qui les achète. Tiens, la semaine dernière, tu as acheté trois de ces publications et il y a des yeux qui te surveillent.
-Au fait maman, tu es bien renseigné. Qui t’as raconté tout cela ?
-C’est le commissaire qui l’a dit à ton père, lorsque tu es parti. Il lui a dit aussi que tout ceux qui remarquent quelque chose contre la France, ils venaient le lui dire. Qu‘il n’y’avait que lui qui ne le faisait pas. Alors ton père lui a répondu, que si jamais il voyait quoique ce soit contre la France, il ne manquerait pas de venir l’en informer.
-Quoi, il veut devenir un mouchard à la fin de ses jours ?
-Mais non ! Mais ton père est malin, il n’est pas comme toi. Il dit oui, oui, oui, et puis c’est tout. Bon les enfants, il fait presque nuit, je vais vous quitter. Père va encore me faire une scène S’il ne trouve pas le manger prêt ce soir. Boualem ! fais attention à toi. Les Français ont les yeux partout, « bouche cousue n’attire pas mouche », comme on dit.
-Oui mère, merci.
Ils s’embrassèrent.
-Au revoir, les enfants.
Le fils de Boualem, qui jouait dehors, arriva juste en cet instant. Il se dirigea vers sa mère, sans faire attention à sa grand-mère.
-Du pain, maman !
-Selim, on n’embrasse pas grand–mère ? fit Zineb.
-Non !
-Et pourquoi donc ?demanda-t-elle stupéfaite.
-L’autre fois, quand je l’ai embrassé, elle ne m’a pas donné un « douro » (5fr) pour acheter des bonbons…
-Cochon, tu vends cent sous la bise à présent ? si seulement, tu avais une belle frimousse, fit la grand-mère sur un ton de reproche.
-Allez, embrasse vite grand-mère, dit Boualem avec autorité.
Le gosse s’exécuta, tendit seulement sa joue, mais n’embrassa pas. Il fallut une intervention encore plus énergique du père, pour qu’il se décida enfin à poser ses tendres lèvres froides sur les joues de grand-mère.
Celle-ci le prit dans ses bras et lui donna dix francs.
-Tiens, voici une pièce pour l’autre jour, et une autre, pour aujourd’hui.
-Qu’est-ce qu’on dit ?
-Merci.
-Mère, ne lui donnez pas cette mauvaise habitude.
-Ho ! il changera bien, quand il sera grand… Bon, je me sauve, au revoir…
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Le soir, après le dîner, le bambin dormait sagement dans son petit lit. Zineb le regarda affectueusement, puis l’embrassa doucement sur la joue. Elle leva la petite table basse, fit son ménage et se glissa dans le lit prés de son mari.
-Tu n’as vraiment pas de chance… dit Boualem, tomber sur un homme comme moi, qui ne peut garder une place, travailler tranquillement… Il ajouta en souriant : À combien s’élève notre capital ?
-Quel capital ?
-Je veux dire combien avons-nous d’argent ?
-Attends, je vais voir.
Elle se leva et se dirigea vers l’armoire, sortit un énorme portefeuille, vieux et noir, et en tira des billets de banque.
-Un, deux…dix cents, non onze cents « douros »…
-C’est tout ?
-Oui.
-On ne va pas aller loin avec ça !...
Soudain, elle se souvint.
-Attends !
Elle ressortit de son lit, prit de dessus la commode, un vieux vase en cuivre, dont elle versa le contenu sur la couverture, à coté de la lampe à pétrole. Il en sortit des boutons de toutes sortes, des épingles, des barrettes ainsi que divers autres bibelots et quelques pièces d’argent qu’elle se mit à trier, puis à compter.
-65 « douros », ce qui fait onze cents soixante « douros » (cinq francs). On va d’abord acheter du charbon, ensuite un sac de 25 kg de pomme de terre pour le gosse, quant à nous, tant pis, même si on ne mange rien… personne ne nous voit.
-Tu te rends compte, ma pauvre Zineb. Moi, je mérite la misère, parce que je n’arrive pas à conserver une place, mais toi ?
-Tais-toi, Boualem…nous nous sommes bien mariée pour le meilleur et le pire et non pas à condition que tu sois riche… et puis, je suis heureuse, parce que je tiens à toi. Vois-tu ? Avant notre mariage, j’étais très anxieuse, j’avais peur que mon père ne m’impose un homme qui ne me plaise pas, mais aujourd’hui je suis heureuse. Je me fiche de toutes les richesses du monde, du moment que tu es là, prés de moi…
Pour toute réponse, Boualem souffla sur la lampe, puis le couple disparut sous les couvertures.
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Cette fois-ci, Boualem chercha partout du travail, vainement. Ce n’était pas seulement parce qu’il s’était fait remarquer mais il devenait aussi difficile de trouver une place que de chercher une aiguille dans une meule de foin. C’était au mois de juin, sous la chaleur, Boualem se décida à aller dans les fermes chercher du travail. Le salaire y était extrêmement bas mais peu importe, même un sou plutôt que rien, car, comme s’il l’avait fait exprès, le gosse choisit cette période pour avoir une coqueluche, c’était dur de l’entendre tousser. Ils l’avaient emmené chez le médecin : 600frs, les piqures 1320fr. Plus que 80fr. Que faire ? Ils ne pouvaient tout de même pas laisser mourir, leur enfant !
Il courut partout dans la campagne au point d’user complètement la semelle de ses chaussures. Hélas ! là aussi, pas de travail, c’était pire qu’en ville.
Un après-midi, en passant par la ferme Sanchez, il rendit visite à Si Chérif, un vieil ami à lui et Rachid. C’était un célibataire, un vieux garçon moustachu, presque bossu, doté d’un large poitrail, des pommettes saillantes.
Quand il marchait, il roulait des épaules tel un mauvais garçon, toujours prêt à la bagarre. Rien qu’à l’entendre répondre « hein ! » ou « quoi ! » quand on lui parlait, il faisait peur à ceux qui ne le connaissaient pas.
Chaque matin, Si Chérif emmenait les gosses de la ferme à l’école sur un char à bancs et les ramenait le soir. Il entretenait aussi le potager.
Alors que durant la guerre, il était sur le front en Sicile, puis en France, un prisonnier Italien fut affecté à la ferme. Un peu plus tard, ce dernier se maria avec la fille du patron. A présent, cet homme se permet de le rudoyer, ce qui ne manquait pas de faire naître chez Si Chérif un sentiment de frustration. « Nous, nous ne somme bons que pour leur servir de chair à canon, quant à eux un jour ils se font la guerre le lendemain ils fraternisent contre nous », se disait-t-il souvent.
Boualem se dirigea vers le gourbi de Si Chérif et le surprit en train de siroter tranquillement son café à l’ombre du grand mur de la ferme. Il était à peu prés quatre heures de l’après-midi.
-Bonjour, Si Chérif.
-Salut toi ! quel bon vent t’a-t-il amené par ici ?
-Je cherche du travail…
-Quoi ? Dans les fermes ?
-Ben oui…
-T’as pas les mains assez calleuses mon gars ! dit-il d’un ton railleur.
-Oui, mais après ce qui m’est arrivé l’autre jour…
-Je suis au courant, dit Si Chérif d’un air soucieux.
-Avec ça, le gosse est tombé malade, alors, je ferai n’importe quoi, tu comprends ? Ah ! il vaudrait mieux rester célibataire. Tu as raison toi qui ne t’est jamais marié. Tu es tranquille, au moins. Tu mènes la belle vie…
Après un silence, pour détendre l’atmosphère, Boualem ajouta : « Tu te souviens du coup ou nous avions ramené trois filles, Rachid et moi ? »
-Tu as encore le culot de me le rappeler ? Vous aviez choisi les deux plus belles et vous m’avez laissé à moi, cette timbrée.. Tiens prends ton café et ne me rappelle pas ça va ! Bougonna t il, en servant le café. Il tendit la tasse à son invité.
-Non merci.
Boualem avait refusé, parce que chez lui il n’y avait plus rien, y compris le café. Il n’y avait même plus de légumes ni de l’huile. Lui et sa femme ne se nourrissaient que de pain sec et encore heureusement que le boulanger du quartier voulait bien leur faire crédit. En homme pieux, il pensa que c’était un péché de manger même un bout de sucre, sans le partager avec celle qui partageait sa vie.
Par contre, je prendrai bien un gâteau, dit il à Si Chérif, tout en enveloppant un dans bout de journal. Si Chérif insista pour lui en rajouter d’autres.
-Cette saison, la misère est encore plus grande que par le passé. Et chaque année, cela s’aggrave. Avant, il fallait 25 ouvriers en permanence pour labourer, entretenir le bétail, faucher le foin, la moisson etc. À présent, tout se fait à la machine. Le patron seul, avec son gendre et deux autres ouvriers, suffisent à entretenir la ferme. Aux vaches, ils mettent une espèce de tuyau et ça les trait ! Cette mécanique, c’est un désastre pour les ouvriers. Pour lui le patron c‘est tout bénef, ça l’enrichit d’avantage, mais nous…
Si Chérif prit une gorgée de café avant d’ajouter : « Beaucoup de jeunes émigrent en France. Quand ils sont beaux, ils trouvent des filles et se marient ou deviennent maquereaux. D’autres, vont travailler dans les mines. Certains couchent dehors sous les ponts ou s’entassent dans des caves. Comme ils ne sont pas habitués à ce climat, ils ne tardent pas à devenir tuberculeux. D’autre encore s’engagent dans l’armée française pour aller se battre en Indochine. Là, ils se trouvent nourris, logés et blanchi. Ils ne se rendent pas compte du fait qu’ils vont aider les colonialistes dans leur tentative d’écraser un peuple qui lutte contre la domination. Certains y laissent leur peau, d’autres reviennent estropiés ou cinglés. Les Viets leur donnent du fil à retordre, la -bas en Indochine, ce n’est pas comme chez nous, nos partis politiques collectent de l’argent et tout. Quand tu lis les journaux, tu dis ça y est demain ils vont faire la révolution. Mais quand tu vois leurs chefs passer leur temps à fréquenter les cabarets… Tiens, comme l’autre fois dans la bagarre qu’il y a eue lors de la manifestation à Alger, Madjid, le garçon de café, tu sais ? Il a reçu une balle au pied, tirée par la police. Lorsqu’il est allé voir un des dirigeant, qu’il trouva dans un restaurant, pour voir ce qu’il pourrait faire pour lui, l’autre n’y prêta même pas attention et commanda « un couscous poulet ». À présent à chaque fois qu’on lui parle politique, Madjid réponds : « couscous poulet ». Moi, je ne comprends rien à la politique mais je sais que rien n’est plus démoralisant pour un militant que de perdre confiance en ses chefs… « Ah ! si seulement je savais lire et écrire », -dit il en soupirant et en se tapant les mains- je ferai tout seul la révolution ». Tiens, je peux démonter et remonter en pleine nuit ou les yeux bandés, un fusil mitrailleur, au moins la bas dans la foret, je mourrais en homme libre… Nos frères Tunisiens et Marocains commencent à bouger. Si jamais nous demeurons les bras croisés, ils vont d’abord les massacrer et nous caresser momentanément. Dès qu’ils en auront terminé avec eux, ils se retourneront vers ceux qui parmi nous chercheraient à souffler le moindre mot.
Boualem, silencieux, sembla rêver, puis : Que veux tu ? Chaque chose en son heure.
Puis, il se leva pour prendre congé.
-Bon, je vais te quitter, mon ami.
-Attends un peu dit Si Chérif en se levant. Il disparut un instant dans son gourbi puis revint tenant le journal du Parti « L’Algérie libre »
-Tiens, lis moi ce qu’il y a dedans… Chaque fois, je jure de ne plus acheter. À quoi bon ? Maintenant, c’est l’heure de l’action… Seulement, chaque fois que le dimanche le pauvre gosse vient m’accoster en me disant : « Si Chérif ! achète-moi le journal du Parti pour contribuer à la libération de l’Algérie », je ne résiste pas, c’est plus fort que moi, je leur achète leur torchon à 20 frs, j’achète du couscous poulet.
Boualem soupira, puis passa encore une bonne heure à lire le journal, et à expliquer la situation politique à Si Chérif avant de le quitter. Celui ci lui tendit un billet de mille francs.
-C’est tout ce que j’ai fiston, autrement, avec plaisir.
-Je suis très content, je t’en remercie, mon vieux.
-Ho, ce n’est rien !... Moi aussi j’ai l’impression qu’un de ces jours je vais faire comme toi.
-Que veux tu dire ?
-Ben, figures-toi que dans la ferme Baran, il y a Messaoud, qui y travaille et y habite. Son fils vient de se marier. Il cherche à le caser quelque part. De temps à autre, il va me critiquer à mon patron et lui proposer un homme jeune et travailleur, son fils. Cela fait la deuxième fois, quand on s’engueule, que Sanchez, me signale « qu’il y a des gens qui seraient heureux d’avoir ma place. »
Un de ces jours, je vais exploser à mon tour et cela finira mal.
-Patience, Si Chérif, même si tu dois partir, ne fais pas comme moi, cherche d’abord une place ailleurs.
-Au revoir.
-Salut !
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