Michel Cazenave : Isabelle Stengers, ce n’est pas d’aujourd’hui que vous vous intéressez à ce que, de manière tout à fait générale, l’on appellerait la philosophie des sciences, et particulièrement dans ce domaine à ce qu’on pourrait nommer peut-être la production de la science, la façon dont la science se crée, se recrée sans arrêt, et pour reprendre le titre de votre dernier livre la manière dont elle s’invente. Ce dernier livre, que vous venez de faire paraître aux éditions de la Découverte, s’intitule « L’invention des sciences modernes », qui concerne à la fois la façon dont on a inventé ce qu’aujourd’hui on peut appeler la science, en gros depuis le début du XVIIème siècle, puis en même temps bien entendu de manière plus large il s’intéresse à la façon dont les sciences continuent, en quelque sorte, à se construire et la manière dont on peut les penser. En lisant ce livre, il y a une chose qui m’a immédiatement frappé, c’est une sorte d’irrespect, d’impertinence en quelque sorte que vous avez vis-à-vis de beaucoup des philosophes des sciences qui vous ont précédées, comme si de manière un petit peu humoristique, vous aviez envie de leur dire : « écoutez, tout ce que vous dites est très intéressant, bien entendu ça a nourri le débat mais ce n’était peut-être pas toujours la bonne manière de poser les problèmes ». Dès le départ, il y a quelque chose sur lequel je voudrais vous interroger, qui est Thomas Kuhn et Karl Popper, dans la mesure où ce sont les deux grandes personnes auxquelles on se réfère. Vous dites, finalement Thomas Kuhn a été facilement compris par les scientifiques alors que Karl Popper a été moins bien admis, ça a été un petit peu plus compliqué, et je dirais que par Karl Popper, qui au moins pour les philosophes des sciences représente une sorte de référence incontournable, comme on dit aujourd’hui, pour ne pas dire quasiment absolue, là quand même vous vous montrez, je dirais, d’un certain scepticisme.
Isabelle Stengers : Ça dépend. Je crois que je reprends quelque chose qui m’est très précieux chez Karl Popper, c’est que Popper a lié la science et le risque. Il identifie ce risque au risque de la réfutation, je tends à rendre ce risque plus multiforme mais ça je le tiens de Popper, du moins je reconnais là chez Popper quelque chose qui m’est proche aussi et j’essaye de le montrer dans le livre. C’est-à-dire, Popper n’a pas essayé de ramener le caractère de scientificité, qu’il cherchait à définir, au respect d’une méthode mais quasiment à une éthique, à une éthique du risque, à une éthique de l’acceptation de l’exposition au risque. Et là, je crois qu’il touchait d’assez près l’invention des sciences modernes. Kuhn, je dirais qu’il m’inspire aussi, j’en suis aussi héritière mais c’est pratiquement héritière opposée, inverse. Kuhn a plu immédiatement aux scientifiques au sens où les scientifiques reconnaissaient dans le paradigme effectivement le résultat de l’invention d’une manière tout à fait singulière d’interroger les phénomènes, de les traiter, d’anticiper le type de réponses qu’ils peuvent donner, et c’est cette manière qui les rassemble, ils reconnaissaient chez Kuhn la dimension collective de l’activité scientifique. Donc, là aussi j’emprunte quelque chose à Kuhn mais de manière, c’est vrai, tout à fait irrespectueuse puisque, comment dirais-je, Kuhn est aussi une philosophie de la loi et de l’ordre dans le progrès scientifiques c’est-à-dire une philosophie anti-minoritaire, si je puis dire, et que je tends plutôt à faire l’éloge des minorités plutôt que la vision majoritaire des choses.
Michel Cazenave : Justement, lorsque par exemple vous parlez de Thomas Kuhn, vous avez un assez long développement sur la notion de paradigme, dont on sait qu’elle a eu finalement une très, très grande fortune, et d’une certaine façon elle est souvent admise, on en entend souvent parler comme, je dirais plutôt, la consécration d’une théorie qui prendrait le pas sur les autres et qui ferait quasiment force d’évidence à partir de ce moment. Or, vous, apparemment le paradigme vous le définissez d’une manière un petit peu différente, qui me semble plus subtile que la vulgate qui s’est installée.
Isabelle Stengers : C’est une vulgate dont je crois Kuhn n’est pas vraiment responsable. D’ailleurs je le cite à un moment donné, disant que sa mâchoire s’est littéralement décrochée à une des réactions qu’il avait suscitées. J’ai l’impression qu’il y a eu beaucoup de malentendus sur la notion de paradigme dans la mesure où on l’a identifié avec une manière de voir les phénomènes, voir au sens de reconnaître le même, de reconnaître un même modèle dans une diversité de phénomènes. Et dès lors que l’on l’identifie à une espèce de vision du monde on unifiait les sciences, dont Kuhn dit qu’elles ont un paradigme et d’autres sciences qui ont une vision du monde, qui ont une vision des choses mais dont Kuhn aurait dit non, elles n’ont pas de paradigme. C’est quelque chose qui est typique de la vie des sciences et du discours sur les sciences et des dérives de ces discours, c’est très souvent une manière de présenter les sciences, qui est liée de manière typique aux sciences que j’appelle « théorico expérimentales » et que Kuhn appellerait paradigmatiques, celles dont le lieu d’invention est le laboratoire. Un discours sur ces sciences-là dérive de manière à pouvoir recouvrir de manière générale les pratiques scientifiques, à ce moment-là, on parlera d’un paradigme darwinien, alors que la darwinienne est une science de terrain, on parlera d’un paradigme en sciences sociales, alors que jusqu’à plus ample informée l’humain que l’on interroge en science sociales ne se laisse pas vraiment redéfinir en laboratoire. Donc, j’ai essayé de recentrer le paradigme de Kuhn sur ces sciences singulières parce qu’elles s’inventent et se pratiquent avant tout en laboratoire, de montrer que ce n’est pas simplement une vision, une manière de voir les chose mais une manière de les inventer activement, de les traiter pratiquement comme on peut le faire au laboratoire. Le paradigme de Kuhn marque un appétit pour les phénomènes, un appétit qui crée aussi un rapport de risque, pour des phénomènes qu’il s’agit de réinventer pour qu’ils exhibent leurs ressemblances paradigmatiques. On ne se borne pas à les reconnaître mais on les réinvente et on se met en risque dans cette opération d’invention. J’ai voulu re-singulariser la notion de paradigme pour qu’elle ne s’applique pas à tous les endroits où l’on parle de « nouveaux paradigmes », de « nouvelle vision du monde », de « nouveaux paradigme de ceci et de cela », et dire non : Kuhn est en train de célébrer la singularité de ces sciences, dont je dis qu’elles sont descendantes de Galilée…
Michel Cazenave : On peut dire que le modèle, c’est la physique.
Isabelle Stengers : Le modèle, c’est la physique certainement mais pour le moment la biologie moléculaire est aussi une science paradigmatique. Il y a d’autres sciences que la physique mais leurs traits communs c’est l’invention d’êtres, d’entités dont le lieu d’existence est le laboratoire et l’invention de questions que l’on n’aurait pas pensé à poser en dehors de cette inventivité, de cette création dans le laboratoire. Cela les différencie d’autres sciences qui ne peuvent pas recréer ce à quoi elles ont affaire au sein du laboratoire.
Michel Cazenave : En vous entendant parler comme ça, j’ai l’impression qu’il y a un côté un petit peu anarchiste chez vous. Je veux dire par là que d’habitude on parle souvent de « La Science », comme si c’était une entité bien définie, bien compréhensible par tout le monde. Et d’une certaine façon bien compréhensible par tout le monde en effet, même si cela ne renvoie pas forcément à une réalité, parce qu’en prêtant bien l’oreille à tout ce que vous venez de dire, je ne vous ai pas entendu une seule fois prononcer une seule le mot « La Science ». Vous avez toujours dit « Les Sciences »…
Isabelle Stengers : Tout à fait !
Michel Cazenave : Comme si pour vous il y avait plusieurs sciences que l’on ne pouvait pas rabattre les unes sur les autres, contrairement à une épistémologie, qui a eu quand même de grandes heures de gloire, on ne pouvait pas hiérarchiser les unes par rapport aux autres.
Isabelle Stengers : Non. Je dois dire que tout à la fois l’homogénéité, l’idée qu’il y aurait une définition de la science, une méthodologie comme, qui a le titre de rationnelle, ou d’objective, ou de neutre, et l’idée qu’il y aurait au contraire une hiérarchie des sciences, avec généralement la physique au sommet et les sciences dites « molles » tout en bas, ces deux idées sont parmi celles contre lesquelles je lutte, par rapport auxquelles je tente d’inventer d’autres types de mots qui orientent vers d’autres types de questions, notamment l’idée d’une science qui serait tout simplement, peut-on dire, l’avènement d’une démarche rationnelle en général, l’Occident qui fini par découvrir l’accès rationnel aux phénomènes ou à la réalité, est pour moi tout à la fois la présentation la plus fausse des sciences, parce qu’elle ignore justement la dimension de risques et d’inventions qui fait vivre les scientifiques, qui est la vitalité même de ce que j’aime dans l’activité des scientifiques. Elle ignore ça, et d’autre part c’est la plus redoutable des présentations parce que par là même elle disqualifie tout ce qui est non scientifique. Elle fait donc table rase de toutes les autres manières de vivre, de poser les problèmes, à un moment où peut-être, c’est aussi une question que l’on peut se poser, le grand défi pour les démarches scientifiques c’est d’apprendre à rencontrer d’autres démarches, d’apprendre à sortir des laboratoires, non pas au sens où elles seraient en terrain conquis, au nom de la rationalité, mais au sens où elles ont à rencontrer les pratiques qui ne sont pas scientifiques.
Michel Cazenave : Vous preniez tout à l’heure l’exemple du darwinisme. Vous disiez, c’est plutôt une science de terrain. Par rapport à Darwin je vois très bien ce que vous voulez dire en effet, mais il me semble quand même que beaucoup de scientifiques disons neo-darwiniens d’aujourd’hui seraient certainement assez choqués par vos déclarations parce que quand je les entends parler généralement ils se considèrent sur le même mode de scientificité qu’un physicien ou un biologiste moléculaire.
Isabelle Stengers : Je crois qu’ils ont une scientificité égale, puisque je ne suis pas hiérarchisante, mais je crois qu’ils pratiquent un style de science profondément différent. Et là, je ne suis pas très originale, en fait je suis, et je me nourrie, de textes dont le prototype est le genre de texte que Stephen Jay Gould a produit, dont son livre, un très, très beau livre, « La vie est belle », (Wonderful Life). Il fait l’éloge des sciences de terrain, et il se plaint justement que les événements qui affectent les sciences de terrain, cette redécouverte de l’histoire très ancienne de la vie, qui est liée aux sciences de terrain, paléontologiques et autres, au fond à beaucoup moins de prestige auprès des médiateurs mais aussi auprès de leurs collègues scientifiques que le premier trou noir venu ou la particule élémentaire dernière née au CERN. Donc, c’est vrai que du point de vue du prestige social, il y a une contre hiérarchie qui fait que qui dit science de terrain dit une science un peu brouillonne, pas très assurée. En ce qui me concerne c’est un style de science qui a réussi à réinventer ce que peuvent être les risques, qui pour moi identifient une science, la science s’identifie aux types de risques qu’elle coure délibérément, en ça je suis poppérienne, et a pu les réinventer justement dans le champ où les phénomènes ne peuvent pas être purifiés, réinventés en laboratoire. Vous ne réinventerez jamais un épisode de la vie de la biologie darwinienne au laboratoire, cela se fait en temps réel, cela se fait sans que l’on puisse a priori savoir sur quel type de facteurs on peut faire des économies. Au laboratoire, on parie toujours. Par exemple Galilée, pour commencer, parit qu’il peut éliminer le frottement du phénomène de chute. Il peut et il gagne au sens où nous avons accepté qu’il tenait quelque chose de très important pour le phénomène de chute. Un darwinien qui dans telle situation dit : je crois ici que je peux prendre le risque d’éliminer ce facteur-ci, prend ce risque sur ce terrain-là mais cela ne l’autorise en rien à dire : ce facteur-ci est généralement éliminable. Le risque devra être recouru à chaque terrain, chaque terrain devra créer sa propre narration, être re-raconté à nouveaux frais. Donc le risque majeur que prend le narrateur darwinien, le spécialiste d’une science de terrain, c’est de se laisser aller aux habitudes de pensées qui nous disent : ceci est négligeable, nous n’avons pas à le prendre en compte. Dans ce livre, je dis que « La vie est belle », de Stephen Jay Gould, a quelque chose qui me fait penser au dialogue des deux systèmes de Galilée. C’est-à-dire que dans les deux cas un scientifique qui représente une pratique de type nouveau, les pratiques de terrain dans ce cas-ci, qui sont désormais capable de dire : oui nous sommes différentes de celles du laboratoire, des pratiques « théorico-expérimentales » se dressent, et il fait un livre adressé au grand public où il montre la spécificité de ce qu’ils font, la singularité de ce qu’ils font par rapport au modèle dominant. Pour Galilée, le modèle dominant c’était l’autorité de l’église ou l’autorité de la tradition, et pour Gould le modèle dominant, c’est l’autorité des sciences « théorico-expérimentales ». Il représente un collectif qui a inventé une autre manière de prendre des risques.
Michel Cazenave : Je vois bien mais par rapport à ce qui est, je dirais, généralement admis dans l’esprit du public, parce que là-dessus quand même Popper a eu je pense une grande influence, c’est que par exemple en paléontologie ce que l’on appelle le processus de falsification, c’est-à-dire le fait de pouvoir faire une expérience qui éventuellement démontrera que la théorie est fausse par définition cela n’existe pas ça.
Isabelle Stengers : Bien sûr.
Michel Cazenave : Parce qu’on ne voit pas quelle expérience on pourrait faire qui montrerait que l’évolution ne s’est pas passée comme on le pensait il y a 200 millions d’années. Donc, est-ce que cela n’induit pas en même temps un type de scientificité qui justement a son domaine propre ?
Isabelle Stengers : Exactement. C’est bien pour ça que si l’on essayait d’homogénéiser les pratiques scientifiques en fait on arriverait à une hiérarchie, puisque de fait les différentes histoires de la terre ne sont pas reproductibles, elles font bel et bien partie d’une histoire où la contingence a joué un rôle. Ça, Gould le dit tout le temps. Et, où on ne peut pas se dire les mêmes causes reproduisent les mêmes effets, parce qu’on n’a pas assez de mots, pas assez d’instruments et pas assez d’indices pour reconstituer ce qu’est une cause au sens où l’on pourrait dire : ceci est la même cause. Donc, tout ce dont profitent les sciences de laboratoire, la possibilité de réinventer un phénomène de manière à pouvoir notamment le reproduire, ou le faire agir autrement avec d’autres instruments ou dans d’autres circonstances, tout cela les sciences de terrain en sont relativement privées. Elles peuvent se servir du laboratoire mais en ramenant des choses prélevées sur le terrain pour être analysées en laboratoire, mais c’est le terrain qui impose ses questions. Donc, si l’on essaye de faire une méthodologie générale, eh bien les sciences de terrains sont des sciences de seconde classe, puisqu’elles sont incapables de reproduire comme les sciences de laboratoire. C’est pour quoi je crois qu’il est important de dire : non, ce sont des sciences qui ont un autre style, qui inventent d’autres risques, et ces risques ne sont pas de type poppérien. Le terrain, par définition, n’est pas capable de réfuter, de falsifier une hypothèse. Si le scientifique s’avance dans le terrain avec le type de subjectivité, le type d’anticipation qui est celui des sciences de laboratoire, il fera de la très mauvaise science. Et je crois que l’apprentissage des biologistes de terrain depuis Darwin, c’est justement l’apprentissage de comment pouvons-nous apprendre du terrain en nous dépouillant du type d’anticipation qui venait de l’ancienne image des sciences théorico expérimentales : comment pouvons-nous devenir de bons narrateurs ? Comment pouvons-nous laisser ce terrain nous mettre en risque, c’est-à-dire nous enseigner des récits toujours plus subtils, toujours plus inattendus, toujours moins stéréotypés ? Parce que nos stéréotypes, c’est ça que nous emportons du laboratoire, l’idée que cette même cause va produire les mêmes effets, l’idée que si les dinosaures ont disparu, c’est bien qu’ils étaient moins bien adaptés par exemple que les mammifères qui leur ont succédés. Eh bien, non, peut-être que cela n’a rien à voir avec ce genre d’histoire où l’on s’attend à des différences d’adaptation, où l’on s’attend à de bonnes cause capables légitimement d’expliquer les effets qui nous intéressent.
Michel Cazenave : Je vais vous poser le problème d’une autre science, que vous n’abordez pas tellement. C’est en vous écoutant que cela me vient à l’esprit, qui est ce que l’on regroupe aujourd’hui communément sous le nom de cosmologie, parce que, je dirais, que c’est la fille tout à fait naturelle d’une science, alors Dieu sait théorico expérimentale, comme vous dites, c’est-à-dire en effet de l’astronomie d’une part et surtout de la physique des particules aujourd’hui, dont elle fait un grand usage…
Isabelle Stengers : Oui, elle est fille des meilleurs ancêtres…
Michel Cazenave : et en même temps la falsification, elle est interdite au départ parce que justement personne n’est capable de récréer le Big-bang, tel qu’il est prévu par la théorie. Donc, nous avons quelque chose qui en principe d’un type extraordinairement rationnel et qui en même temps ne sera jamais soumis à vérification.
Isabelle Stengers : Mais il faut bien dire que la cosmologie s’est imposée un peu par surprise aux physiciens. C’est une histoire curieuse que celle qui part du premier modèle cosmologique d’Einstein, qui était un modèle statique, une espèce de modèle physico-mathématique de l’éternité, d’un univers parménidien où rien ne se passe, où le temps est véritablement au plus proche d’une dimension de l’espace, une sphère immobile, et cette mise en histoire qui s’est produite, d’ailleurs au grand dam d’Einstein par la suite. On peut dire là les physiciens ont été forcés, quasiment forcés, ils ne le voulaient pas, le terme même Big-bang était un terme péjoratif, pour se moquer de l’idée que l’on puisse donner une origine à l’univers. D’ailleurs, un terme totalement impropre puisque bang cela évoque un son, la seule chose que l’on puisse savoir c’est que le big-bang n’a produit aucun son puisque le son implique de l’air qui le transmet, donc c’est plutôt le Big-flash si l’on veut mais certainement pas le Big-bang. Donc, c’est un nom péjoratif qui par surprise est devenu un nom positif au moment où ce fameux rayonnement résiduel du corps noir, dont on parle beaucoup, a été mesuré et a stabilisé cette hypothèse qu’éventuellement, il y a une quinzaine de milliards d’années, un événement hautement énergétique a eu lieu. Donc, on peut dire que la cosmologie est une science tout à fait particulière au sens où effectivement ce qu’elle étudie n’est pas plus reproductible que ce qu’il y a sur le terrain mais contrairement à une science de terrain, comment dirais-je, c’est un terrain extraordinairement rare et coûteux, de cet univers à ses débuts nous ne connaissons que quelques indices extraordinairement indirects et totalement construits théoriquement, comme dans une science de laboratoire. Nous ne pouvons pas dire : nous mesurons « ceci » sans que « ceci » n’ait tout un pedigree d’inventions scientifiques. Il n’y a aucun « ceci » qui se présente sans toute la physique qui intervient dans sa définition. Donc, c’est une science risquée, atypique je dirais, et c’est une science dont d’ailleurs beaucoup de physiciens pensent que si jamais par un curieux concours de circonstances on disait que tout ceci est un malentendu et que l’on ne peut contre interpréter les indices autrement et effacer l’histoire de la cosmologie, ils seraient secrètement soulagés. Beaucoup de physiciens, qui ne sont pas dans cette spécialité, ont un certain malaise, comme d’autres d’ailleurs, à penser qu’on puisse donner une histoire à l’univers. Pour moi c’est une formidable histoire d’invention. Justement, histoire on voit que les questions des scientifiques peuvent les entraîner là où ils pensaient ne pas pouvoir aller, mais où y allant ils doivent en chemin tenter d’inventer ce qu’est cette science qu’ils sont en train de produire. Ils n’ont pas de modèle a priori. Ce qu’est la cosmologie est encore discuté parmi les cosmologues. Il y a beaucoup de gens qui disent : nous avons trop peu d’indices pour la lourdeur de modèles que nous proposons ». Il y en a qui annoncent des crises dans la cosmologie. Nous sommes en plein processus d’invention collectif de ce qui s’est imposé par événements aux physiciens. Oui une cosmologie, et de plus une cosmologie historique est possible. C’est un très bel exemple d’invention.
Michel Cazenave : Je poursuis, pas longtemps, sur la cosmologie, parce que cela renvoie à un problème auquel d’ailleurs vous faites allusion dans votre livre : Depuis quand était-il largement admis par tout le monde que l’on ne pouvait pas parler de l’univers en tant que tel ?
Isabelle Stengers : C’était l’illusion de la raison par excellence…
Michel Cazenave : C’est ça, il y a avait une espèce d’interdiction qui était prononcée d’une manière apparemment rationnelle et tout à fait argumentée, puis la cosmologie est venue, je dirais, allégrement bousculer cela, et apparemment les scientifiques ne se sont pas demandés s’ils avaient le droit ou pas. Ils l’ont inventée, ils y sont allés tout simplement.
Isabelle Stengers : Exactement ! Ça, c’est un des points usuels de malentendu entre un certain type de philosophie et l’entreprise scientifique en tant que telle, qui a fait dire à certains philosophes avec indignation, scandale, ou au contraire gravité destinale, que les scientifiques ne pensent pas, que les scientifiques ne peuvent s’adresser au réel qu’en tant qu’il est mesurable, comme si la possibilité même de mesurer était donnée. En ce qui me concerne, réussir à mesurer au sens fort du terme, c’est inventer. Ce malentendu est lié au fait qu’effectivement les scientifiques usuellement si on leur pose une question, si on leur dit : « Qu’est-ce que le temps ? », « Qu’est-ce que l’espace ? », pour justifier ce que vous faites, ou bien ils resteront muets, ou bien ils inventeront des réponses qui sont philosophiquement pauvres, qui seront « dénonciables », facilement comme un exemple de non pensée. C’est parce que le registre des pratiques scientifiques n’est pas susceptible de répondre à ces questions de droit : « de quel droit faites-vous cela ? » Le registre des pratiques scientifiques est très dépendant de ce que j’appelle l’événement, effectivement, « nous pouvons, donc nous allons faire cela. » Nous ne savons pas pourquoi nous sommes capables de donner une histoire à l’univers mais le rayonnement du corps noir fait que nous allons le faire parce qu’il y a là un indice qui nous mène vers ce type d’histoire. Ce qui fait qu’un scientifique auquel on posera une question kantienne : « de quel droit faites vous de l’univers un objet de science alors que justement ce n’est pas un objet manipulable, ce n’est pas un objet que vous pouvez mesurer en tant que tel, ce n’est pas un objet du tout ? » vont dire : « ah, Kant a dit cela ? comme c’est curieux ! ». Mais il ne prendra celui qui le met en question au sérieux que si celui-là lui dit : « j’ai un autre idée par rapport au rayonnement résiduel du corps noir. Je peux vous l’interpréter autrement de telle sorte que ce qui vous autorise à parler de l’univers cesse de vous autoriser à parler de l’univers », parce que tout à coup, le rayonnement du corps noir dit autre chose. Tant que ceux qui dénoncent la cosmologie posent des questions de droit et ne s’adressent pas aux types d’éventements sur le terrain cosmologique, le malentendu est complet, les philosophes ne s’adressent pas au lieu où les philosophes inventent, c’est-à-dire pensent, au lieu de la pensée scientifique.
Michel Cazenave : Mais alors, justement, ce que vous mettez là en avant, c’est la notion d’événements. Je trouve que d’une certaine façon vous dites là quelque chose de relativement nouveau, parce que la notion d’événements en tant que telle, un événement est toujours plus ou moins singulier lorsqu’il se présente, était quelque chose que généralement ceux qui réfléchissaient sur les sciences tendaient à plus ou moins évacuer au contraire. Surtout pas d’événements d’une certaine manière ! Alors que vous, vous dites que la science se construit justement par apparition d’événements.
Isabelle Stengers : Tout à fait ! Événements à différentes échelles en fait. Le premier sens de l’événement, c’est d’introduire un autre sens de mot, de vocabulaire et de syntaxe que celle du droit. L’idée d’une science fondée sur une méthodologie, c’est une science qui aurait le droit de s’adresser à une multiplicité de phénomènes puisqu’elle est armée par sa méthodologie. Elle sait comment poser des questions méthodologiquement correctes à un ensemble de phénomènes. C’est ce qui se pratique dans des sciences, que je prends le risque d’appeler de fausses sciences, c’est-à-dire les sciences qui miment effectivement inventives et qui soumettent les phénomènes à une méthodologie qui pour eux garantit l’objectivité, le caractère quantitatif, reproductible, et tout ce genre de traits que l’on attribue au sciences.
Michel Cazenave : Vous avez un exemple de fausse science ?
Isabelle Stengers : L’exemple le plus classique je crois est cette fameuse psychologie behaviouriste, qui d’ailleurs vient de mourir. Là, au nom de la reproductibilité quantitative, on mettait des rats, des colombes et des pigeons dans des boîtes et quoi que ce soit un rat, un pigeon, un colombe, il ne pouvait avoir que des comportements qui feraient des chiffres, qui feraient des mesures, qui feraient des nombres, qui feraient de l’objectivité. Donc, il n’y avait aucun risque, aucune possibilité, pour le rat, la colombe, de mettre en risque les hypothèses que l’on faisait à son sujet. C’est véritablement tout à la fois une bureaucratie de mesure, c’est-à-dire que quoiqu’il se produise le chiffre est garanti, et ce que l’on peut appeler aussi un abus de pouvoir, puisque grâce à son dispositif de mesure le scientifique soumet ce à quoi il a affaire à la mesure. L’événement, c’est le contraire. C’est le contraire du droit, c’est le contraire justement de l’idée que quelque chose vous est disponible parce que vous avez pour vous la rationalité, le savoir a priori, de comment poser la question. Pour moi, le meilleur symbole de l’événement, puisque l’on a une photo, c’est le sourire, c’est le bonheur de Watson et Crick face au premier modèle de la double hélice. Ce sont des personnages relativement ambitieux et ambigus comme scientifiques, ils n’ont pas le charisme d’Einstein, on sait qu’ils étaient à la recherche d’une structure moléculaire qui leur vaudrait le Prix Nobel, mais quand ils ont découvert la structure double hélice de cette fameuse molécule, ils savaient qu’un nouveau continent de questions venait de s’ouvrir auquel ils n’avaient pas pensé et auquel tout ce qu’ils avaient mis en place ne leur donnait aucun droit. Tout à coup, cette molécule, qui pour eux était une molécule importante du métabolisme, un point c’est tout, comme les protéines, leur parlait de l’hérédité, leur parlait de la transmission, semblait dire : « je suis ce que le vivant a inventé pour à la fois avoir ce qui permet à chaque cellule d’exister et de transmettre, de génération cellulaire et vivante en génération cellulaire et vivante, le même mode d’existence. Il y a là, dans cet air radieux qu’ils ont, quelque chose qu’est la beauté de l’événement, c’est-à-dire qu’il peut arriver, c’est ce que Kuhn dit aussi, dans la naissance d’un paradigme, que certaines de nos questions nous donnent, par rapport aux phénomènes, un accès que nous avons inventé et qui pourtant est capable de nous mettre d’accord, où nous pouvons dire qu’une différence s’est créée entre avant que l’événement se produise et après. Mais, et la double hélice peut m’accompagner ici aussi, le trait que je refuse à l’événement c’est de dire quelle est sa portée, quelle est sa nature. La double hélice est une promesse, Watson et Crick savent que la biologie va inventer de nouvelles questions, par contre jusqu’où vont pouvoir aller les questions inspirées par la double hélice, les questions de la biologie moléculaire ? Est-ce que la biologie moléculaire va devoir redéfinir absolument la biologie ? C’est quelque chose que certains biologistes ont dit. Monod a dit : « ce qui est vrai pour la bactérie est vrai pour l’éléphant et pour l’homme », donc, il a donné sa portée maximale à l’événement, « ce que nous avons fait avec la double hélice pour la bactérie est la clef du vivant jusqu’à l’humain ». Et d’autres, qui sont aussi pour moi les héritiers de l’événement, ont au contraire entrepris de montrer que la bactérie était spécifique, que le vivant, au sens où il passe par un développement embryonnaire où il se développe, ne peut pas être compris sur le modèle de la bactérie. Donc, l’événement ouvre un espace où tous ceux qui s’y intéressent en sont les héritiers parce que leur pratique porte la marque de cet événement, se réfère à lui, mais qui est un espace de controverse, qui est un espace où ce qu’est cet événement, ce à quoi il autorise, jusqu’où il porte, devient matière à histoire pour tous ses héritiers.
Michel Cazenave : Là, je ne fais d’ailleurs que réagir à ce que vous dites, je comptais y venir mais vous me tendez la perche, autant que j’en profite, c’est-à-dire ce qui fait histoire. Là aussi, c’est une dimension, il m’a semblé, sur laquelle vous insistiez beaucoup dans votre livre : l’importance de l’histoire dans le déroulement, pas uniquement, ça on le savait, mais dans la construction même de la science comme si la science ne pouvait pas être pensée comme indépendante de sa propre histoire et de sa façon de se faire histoire elle-même.
Isabelle Stengers : Exactement. D’une manière où d’une autre, on le savait, on l’a toujours su mais de manière partielle…
Michel Cazenave : On n’avait pas très envie d’aller jusqu’au bout, disons, peut-être.
Isabelle Stengers : Et puis on avait toutes les raisons de s’arrêter étant donné les mots que l’on employait. Encore une fois on a toujours su que sciences et progrès étaient liés. Le sens même du mot progrès apparaît au plus clair à propos des sciences. On peut discuter : y a-t-il un progrès technique ? On peut discuter : y a-t-il un progrès social ? Mais celui qui veut vraiment discuter : y a-t-il un progrès scientifique, et mettre en question la notion de progrès scientifique ? sera dans la position la plus difficile. C’est là que…
Michel Cazenave : À ceci près que le mot progrès est polyvalent…
Isabelle Stengers : Justement…
Michel Cazenave : et on passe facilement de la science au progrès, à la science induit le progrès…
Isabelle Stengers : Là on sera dans le progrès social, dans le progrès technique, et là ça deviendra discutable. Par contre l’idée que nous savons maintenant que d’une manière ou d’une autre une double hélice intervient dans nos histoires d’hérédité, quelle que soit la portée de l’intervention de la double hélice dans ces histoires, il y a tout de même eu un progrès par le fait même que cette question soit posée. Donc, sciences et progrès sont très difficilement déconnectable. Or, le progrès, c’est une modalité de l’histoire. Si la science et le progrès sont tellement liés, ce n’est pas du tout parce que la science viendrait à représenter l’optimum de la rationalité, ce qui est souvent ce que l’on met en scène, c’est-à-dire que s’il y a progrès en science c’est justement là que nos préjugés, nos présupposés, nos opinions sont écartées, tout l’écran qui nous sépare de la rationalité, sont détruits, on dit que le progrès c’est simplement le résultat de la rationalité. En ce qui me concerne, les scientifiques, je crois, sont des constructeurs d’histoires dans le lieu même, la pratique même est peut-être plus décisivement axée sur la question de l’histoire qu’aucune des autres pratiques humaines. La question, très intéressante, qui ne reçoit pas de réponse usuellement de la part des scientifiques, c’est : « qu’est-ce que la science ? » Les scientifiques emploient les premiers mots venus des épistémologues, ou de telle ou telle bonne idée qu’ils ont recueillie quelque part, mais ils n’ont vraiment pas de position singulière, sauf des penseurs assez exceptionnels, comme Gould, sur les sciences de terrain. Par contre une question où ils sont très à l’aise, surtout si elle est posée dans un champ qu’ils connaissent, c’est : « ceci est-il scientifique ? » Ceci, cela veut dire, cette proposition, cet usage d’un instrument, cette généralisation, est-elle scientifique ? Je dirais que la réponse à cette question, et ce par où les sciences savantes, ce qui est reconnu comme étant scientifique, est ce qui a titre à faire histoire en science. C’est-à-dire que si une proposition, reprenons l’exemple de l’ADN a une structure de double hélice, est reconnue comme une proposition scientifique, c’est-à-dire que nul n’a été capable de la renvoyer à une opinion de ces ambitieux Watson et Crick, on peut essayer d’attaquer, la double hélice résiste à la controverse, donc elle est reconnu comme scientifique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela ne veut pas dire que tous les scientifiques qui s’intéressent à la double hélice vont refaire ce que Watson et Crick ont fait, et retrouver la double hélice dans leurs laboratoires, pas du tout ! Ils vont faire histoire avec les possibilités nouvelles qu’ouvre la double hélice. Dès lors que la double hélice est reconnue comme scientifique, comme étant autre chose que de l’opinion, elle va ouvrir l’espace de nouvelles pratiques pour tout une série de scientifiques qui vont dire : mais si l’ADN est une double hélice, est-ce que je ne pourrais pas poser cette question-là ? Donc, l’ensemble des controverses des scientifiques, les belles controverses des scientifiques, ont pour enjeu : est-ce que cette proposition de l’un d’entre nous nous pouvons la reprendre et réinventer de nouveaux sens sans être asservis aux opinions de ce monsieur, sans être des élèves de ce monsieur, mais en disant : ce qu’il a dit là, nous pouvons l’utiliser et rester autonomes. Donc, les sciences, me semble-t-il, sont des entreprises collectives où chacun des innovateurs tente de créer des énoncés tels que les autres puissent, ou même doivent, passer par cet énoncé pour construire l’histoire. Et la manière dont nous parlons de progrès est très significative à ce sujet. Le progrès usuellement, c’est, comment dirais-je, ce qui se différencie de l’opinion au sens où là tout à coup un scientifique a réussi à dire quelque chose que ne nous pouvons pas ramener à l’air du temps, que ne nous pouvons pas ramener à une quelconque idéologie, à une conviction philosophique, etc. Donc, là, il a, semble-t-il, créé quelque chose qui échappe à la variabilité des opinions. Or, ce que nous reconnaissons au progrès, moi je le vois comme véritablement l’enjeu des controverses. Nous accepterons de faire histoire avec cet énoncé si nous avons pu nous rassurer sur le fait que cet énoncé quelqu’un d’autre ne viendra pas le démonter et le relier à l’air du temps, à la conviction d’un auteur, à une idéologie, parce que si ce quelqu’un pouvait le faire, c’est tous nos travaux qui se sont autorisés de cet énoncé qui tomberaient eux aussi. Donc, nous avons affaire à une entreprise collective où chacun de ceux qui sont parties prenantes doivent vérifier cette séparabilité de l’énoncé par rapport aux intentions de son auteur pour pouvoir le reprendre et construire l’histoire. C’est pour cela que j’ai écrit quelque part qu’en science la vérité est au service de l’histoire, est vrai ce qui est admis à faire histoire. Les scientifiques ne cherchent pas une vérité qui résisterait au futur, aucun scientifique ne pense que ce qu’il dit tiendra dans vingt ans, par contre, les scientifiques voudraient espérer que quand on dira, dans vingt ans : voila ce que nous savons, c’est aussi grâce à l’énoncé qu’eux-mêmes viennent de tenir, c’est-à-dire qu’ils font partie de…
[il manque quelques secondes, du fait du changement de face de la cassette au moment de l’enregistrement]
Michel Cazenave : […] en vous écoutant, vous êtes en train de me dire, comment est-ce que d’une certaine manière on a accès à l’histoire, c’est-à-dire comment on entre dans l’histoire, comment on entre dans cette histoire, comment on devient un des acteurs. Je reprends le cas dont nous parlions tout à l’heure, celui de la cosmologie. La théorie du Big-bang, Gamow l’avait déjà posée depuis longtemps, il suffit d’ailleurs d’en lire ce qu’en disent les astrophysiciens de l’époque, quelqu’un comme Weinberg par exemple qui avait des pages très, très claires en disant : on ne pouvait même pas le prendre au sérieux. À la limite, vous l’avez rappelé vous-même, cela n’a été pris au sérieux que lorsqu’on a trouvé le rayonnement du corps noir, comble de l’ironie, on l’a trouvé par hasard, ce n’était pas du tout cela qu’on cherchait. Alors, on peut se demander, si cette expérience n’avait pas eu lieu, nous serions peut-être encore aujourd’hui en train de nous dire : c’est une théorie pas sérieuse.
Isabelle Stengers : Tout à fait !
Michel Cazenave : Comment est-ce que l’on arrive dans l’histoire, comment est-ce que l’on a accès ?
Isabelle Stengers : Pour moi, le rayonnement du corps noir est de l’ordre de l’événement, c’est ce qui, comme je le disais, fait la différence entre l’avant et l’après la découverte du rayonnement du corps noir, quoiqu’il y avait déjà Hubble, l’expansion de l’univers, ça c’était le premier grand événement. Quand Einstein met au point sa cosmologie statique, il est tout à fait sûr, je crois, que jamais aucune science expérimentale ne viendra la mettre en risque, c’est vraiment une métaphore physicomathématique dont il est heureux et fier, mais c’est aussi le fait qu’un univers vide, ou un univers homogène et isotrope, tel que celui qu’il met en scène, est à peu près le seul objet que la relativité générale puisse se donner.
Michel Cazenave : Ce qui est tout de même étonnant, si je me rappelle bien, ses travaux l’amenaient à un univers en expansion, il a inventé sa constante exprès pour qu’il ne soit pas en expansion.
Isabelle Stengers : Exactement ! Il voulait, on voit bien qu’il ne fonctionnait pas vraiment, comment dirais-je, sur le régime scientifique usuel, créer une belle image physicomathématique, un beau modèle mais plutôt pour la jouissance de l’esprit que pour l’histoire. Il ne croyait pas faire histoire. Il croyait que cela serait un terminus. Je crois que c’est ainsi que l’on peut le proposer. Et Hubble qui vient tout à coup donner sens à l’un des possibles qu’Einstein n’avait pas pris au sérieux, c’est-à-dire des équations cosmologiques qui montrent une évolution, donnent aussi à ces équations d’Einstein un poids qu’elles n’avaient pas auparavant. Parce que tout à coup voilà que ces équations étaient capables de prédire ce dont nous comprenons que peut-être bien c’est le cas, c’est-à-dire que les galaxies ne cessent de s’éloigner les unes des autres, ce qui serait tout à fait cohérent avec l’idée que c’était l’univers dans son ensemble qui était en expansion. Donc, il y a eu là événement, au sens où des équations que nul n’était sensé prendre au sérieux, qui n’étaient pas sensées faire histoire, commencent à avoir l’allure de candidates à faire histoire, à faire science au sens véritable. Mais encore controversées, parce qu’il y avait moyen, cela a été ce que par exemple Hoyle a fait, d’avoir un univers qui soit à la fois éternel et en expansion permanente. Il y avait beaucoup de moyens de contre interpréter les résultats de Hubble. Par contre, quand vient se rajouter à cela le rayonnement de corps noir, qui semble pointer vers un événement datable et hautement singulier et hautement chaud et originel, et à ce moment-là l’idée que nous sommes dans quelque chose qui peut faire histoire. C’est-à-dire que ce n’est pas simplement une spéculation physicomathématique, expérimentant sur les instruments la relativité générale, mais quelque chose qui peut rassembler les physiciens, parce que l’univers est éventuellement susceptible de les mettre en risque – Popper - de faire la différence entre ce qui ne sera que de la fiction et ce dont on dira : « ok, ça, nous continuons avec cet énoncé-là, parce que celui-là tient mieux que les autres », eh bien c’est venu par surprise, cette histoire-là. C’est une grande singularité, on ne le cherchait pas, on ne le prévoyait pas, il y a même eu des gens qui se sont dit : « cette histoire-là nous inquiète, parce que là la physique va vraiment trop près de la métaphysique, de la religion, etc. », mais le fait qu’il y avait moyen de faire histoire s’est imposé. C’est vraiment le symbole de l’événement, pour moi : ce qui est ni recherché ni attendu et qui pourtant va créer des héritiers qui se réfèrent à lui pour se demander activement, pratiquement : que faisons-nous maintenant ?
Michel Cazenave : Je vais prendre un autre exemple, je change un petit peu de référence, mais vous allez bien voir vers quoi je pointe, c’est-à-dire le moment où l’on invente, où l’on crée quelque chose effectivement, où on invente contre les règles de l’art à la limite. Je pense, vous devez le connaître bien entendu, à ce célèbre article de Sheldon Glashow, qui a emmené ensuite aux Théories de l’unification, si je me rappelle bien, je n’ai pas la citation en tête, en gros cela revient à dire : « en principe je n’ai pas le droit de faire ceci mais je me le donne. » À partir de là il démontre ses travaux, ce qui s’est avéré fécond. Là aussi je trouve qu’il y a quand même, j’aimerais justement avoir votre réflexion là-dessus, sur la construction de la science, il y a quelque chose qui par rapport à ce que l’on croit de la science est complètement aberrant.
Isabelle Stengers : Mais qui encore une fois remonte loin, puisqu’en principe si l’on n’avait pas le droit de faire quelque chose, c’était de réintroduire des forces obscures, comme cette fameuse action instantanée entres des corps distincts, c’est-à-dire l’attraction newtonienne. L’attraction newtonienne a été un scandale horrifiant pour tous les physiciens, plutôt les mathématiciens du continent, qui étaient en pleine, comment dirais-je, présentation de l’activité scientifique dans une opposition radicale au passé irrationnel, au passé des forces obscures, au passé aristotélicien de la vertu dormitive de l’opium, voilà que Newton introduit une vertu attractive, qui fait qu’il a été tourné en dérision. Galilée et ses descendants, au moment où ils introduisent une étrange quantité, mv2, ce que l’on a appelé la force vive avec Leibniz, Huygens, qui se situe en ligne directe par rapport à Galilée, dit : c’est cela qui se conserve. Cela n’a aucun sens intuitif, on savait ce qu’était la masse fois la vitesse, la quantité de mouvement, mais mv2, pourquoi un carré à la vitesse ? Cela a fait scandale aussi. Pourquoi on devrait admettre que quelque chose qui n’a pas de sens se conserve ? Je crois que c’est lié à l’événement, les scientifiques doivent savoir prendre des risques avec le bon sens de leur époque, y compris le bon sens scientifique, le bon sens cultivé, le bon sens des collègues, comme Newton par rapport à ses collègues mathématiciens du continent, mais ce risque ils doivent savoir le prendre en sachant qu’ils vont payer. C’est-à-dire qu’il faut que ce risque paie. Le crime peut payer en science, c’est-à-dire faire quelque chose que l’on n’a pas le droit de faire, mais il faut savoir que le crime n’est pas en soi une excuse, le fait d’aller contre le bon sens n’est pas en soi une bonne excuse. Si Sheldon Glashow dit : « je prends ce risque », c’est parce qu’il dit : ainsi je crois que je vais pouvoir poser un problème, que je ne pouvais pas poser autrement, créer un nouveau type de possibilités ou de rapports à l’expérimentation, aux possibilités d’interrogations expérimentales, et si ça marche, c’est-à-dire que si c’est fécond, eh bien nous recréons un nouveau bon sens qui fera que cela sera normalisé. Le bon sens lui-même est en évolution, est en histoire, mais il faudra avant cela que socialement, collectivement, les physiciens puissent dire que ce risque n’est pas simplement une lubie, n’est pas simplement la manifestation de l’arbitraire d’un auteur par rapport à ce qui peut être fait ou ne peut pas être fait. Ce faisant, au fond, il a suscité une nouveauté. Il a effectivement - c’est une des nouveautés de nos sciences, elles savent de mieux en mieux ce qu’elles font, elles peuvent se répéter – chercher le scandale avec le désir de reproduire l’événement, de créer un événement. Mais au moment où il le faisait il n’était pas du tout sûr que cela sera un événement. Le risque, il tend de le forcer, de le susciter, il sait simplement que s’il ne prend pas ce risque il ne saura jamais si par là il n’y avait pas la possibilité.
Michel Cazenave : Est-ce que vous accepteriez par exemple, je la résume très très rapidement, la position de Feyrabend lorsqu’il dit : « on a le droit de faire appel à tout ce que l’on veut et d’agir de n’importe quelle manière que l’on veut à partir du moment où on arrive à créer un vrai problème ? »
Isabelle Stengers : Ce type d’énoncé-là, de Feyrabend, je l’accepte. Il y a d’autres énoncés de Feyrabend par rapport auxquels j’ai beaucoup plus de réserve, c’est au moment où il dit : la science est une tradition historique comme les autres, et où il tend à mettre la singularité des sciences sur le compte de ses trop puissants alliés qui sont l’industrie, l’armée, etc. Je cite un moment où il écrit ça. Et ça, c’est la faiblesse de Feyrabend, c’est de n’avoir pas vu justement le fait que l’invention de créer un problème et l’existence collective de gens qui peuvent effectivement dire ça, on peut essayer beaucoup de choses, on peut prendre beaucoup de risques du moment que nous réussissons à créer un problème qui va justement nous rassembler d’une nouvelle manière, nous ouvrir de nouvelles possibilités de construction, de nouveaux espaces d’invention, à quel point justement ce régime de production de soi-même est original et singulier. Je crois que Feyrabend était très emporté par sa lutte contre le rationalisme méthodologique et qu’il a peut être trop peu donné à la singularité des sciences, c’est-à-dire au fait que vraiment un collectif qui accepte ce type de risques est nouveau dans l’histoire de l’humanité.
Michel Cazenave : En même temps, quel est le statut que vous donnez à cette dimension collective ? Dans la mesure où vous dites, effectivement il y a prise de risques et s’il n’y a pas prise de risques d’une certaine façon il n’y aura pas d’événement. Je pense qu’il y a beaucoup de prise de risques qui se terminent dans des culs-de-sac, mais il y le moment où la collectivité peut s’en ré emparer et en faire quelque chose, et à la limite en tirer d’autres choses que ce qu’en avait prévu celui qui avait créé. Donc, on a l’impression que de ce point de vue-là une science, ou chaque science disons, devient en même temps une sorte de, je dirais, l’ensemble des scientifiques, donc une espèce de corps social.
Isabelle Stengers : Je crois. C’est éventuellement la tâche aveugle de l’épistémologie de n’avoir pas vu ces dimensions collectives ou en tout cas d’avoir de cette dimension collective la conséquence de la neutralité ou de la méthodologie. C’est-à-dire qu’il est normal que les scientifiques travaillent ensemble puisqu’une méthode les met d’accord ou que les opinions toujours divergentes cessent de les opposer puisqu’ils s’en purifient. Ils l’ont vu mais ils l’ont interprété à l’envers. Pour moi, c’est véritablement la création d’un nouveau mode de travailler ensemble, un nouveau type de corps social dont il s’agit. C’est pour cela d’ailleurs que je parlais au début de la différence de style entre biologistes de type darwinien et de scientifiques de type théorico expérimental, y compris les biologistes, les biologistes moléculaires dans ce cas-là. Eh bien c’est des collectifs très différents qui créent. C’est peut-être un peu pour cela que j’ai dédié ce livre à la fois à Bruno Latour et à Félix Guattari. Latour a bien montré cette dimension collective, et Guattari a bien montré justement le problème de la production collective de subjectivités. Je crois qu’un scientifique est véritablement lui-même inventé dans sa subjectivité, dans sa vitalité, dans son inventivité de scientifique par la communauté à laquelle il appartient. D’ailleurs, pour le meilleur et pour le pire, parce que si cette communauté est fermée à un certain type de problèmes, est fermée à un certain type de risques eh bien le scientifique en sera mutilé et s’il veut se libérer de cela il sera en position de minorité fort déplaisante. Donc, il y a vraiment constitution de collectivité avec les sciences, et constitution de collectivité au sens où vraiment subjectivité espérer et faire sont reliés. Un scientifique je crois ne travaille jamais seul dans son laboratoire. S’il s’intéresse à quelque chose, il a toujours dans la tête, dans les références, dans les mots et dans les enjeux qui peuplent sa tête, le fait que « est-ce que ceci que j’ai envie de publier va tenir face à ce que je crois untel m’argumenterait ». Donc, le lieu de la controverse, qui attend une proposition un tant soit peu innovante, est déjà dans l’invention du dispositif. Ça, Latour l’a très bien montré. Si vous regardez un dispositif de laboratoire, vous verrez que tel aspect est fait pour répondre et faire taire tel type de possibilité de conter argumentation, tel aspect est là au contraire pour intéresser tel autre et lui montrer qu’effectivement ce qu’il a montré là sert ici. Donc, même le dispositif de laboratoire est quelque chose qui est un mixte, un hybride, entre un collectif humain et le champ phénoménal qu’il concerne.
Michel Cazenave : D’une certaine manière, est-ce que cela ne revient pas à dire qu’il y a une sorte de fonctionnement politique de la science. Par politique je n’entends pas l’irruption du politique dans la science, c’est un tout autre problème. Mais le milieu scientifique dans un domaine agit selon un certain nombre de stratégies, selon quelque chose qui est quand même très assimilable au mode de production politique.
Isabelle Stengers : Je crois que c’est un mode de production politique, et c’est un des points à penser, parce que le fait de dire : « les sciences sont un mode de production politique », en s’interdisant soigneusement toute phrase qui permettrait de dire : « les sciences ce n’est que de la politique », pose le problème du politique. Donc, si l’on disait : les sciences ce n’est que de la politique, c’est le plus fort qui gagne, c’est le plus puissant qui gagne, magouille comme partout, on n’aurait rien dit, on n’aurait pas fait avancé la chose, on aurait simplement pointé les nombreux défauts et les nombreuses situations ambiguës à l’intérieur des sciences. Tandis que dire : « les sciences se sont inventées comme une autre manière de faire de la politique » veut dire qu’effectivement le rapport entre pratiques scientifiques et politique, au sens large, c’est-à-dire au sens où les problèmes qui y sont posés ne sont pas des problèmes posés à des scientifiques mais posés au collectif humain en tant que tel. Ce problème du rapport entre science et société doit se poser comme un problème d’articulation entre plusieurs manières de faire de la politique. Je crois donc, bien que la question : « ceci est-il scientifique », dont je disais c’est la question pour laquelle les scientifiques sont « disaires », parce que justement c’est la question dont la réponse est constitutive de leur propre invention, c’est en fait une question de type politique. C’est-à-dire : ceci est-il digne d’entrer dans cette histoire qui nous réunit ? La notion de politique a été thématisée avec la cité grecque, c’est de vieilles histoires, il y avait de la politique avant mais de la politique comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, toute société faisait de la politique sans le savoir, les Grecs ont explicité le problème politique. Et, explicitant le problème politique ils se sont demandés non seulement quel était le meilleur gouvernement mais quel était le type de processus qui rendait un humain digne de parler pour plus d’un ou d’en diriger plus d’un, sa parole vallant pour plus d’un. C’est cela la thématisation, l’exacerbation du politique comme problème. Lorsque le scientifique dit : « est-ce que nous pouvons accepter ce que cet auteur, notre collègue nous propose ? », il se pose véritablement un problème politique, « cet auteur nous a proposé un énoncé, qui représente effectivement les phénomènes qu’il concerne et qui ne nous met pas dans la dépendance par rapport à l’opinion de cet auteur, est-ce que cet énoncé a véritablement le droit de cité ? Ou bien est-ce qu’il va faire aboutir à ce que nous voulons éviter, c’est cela notre constitution politique, d’être dans la dépendance des opinions des autres, de faire école entre humains et non pas en inventant activement des liens avec les phénomènes ? »
Michel Cazenave : Par rapport à tout ce que vous venez de dire, il y a évidemment une question que l’on ne peut pas éviter, il me semble, qui est le problème du statut de la vérité. Dans la mesure où une certaine histoire des sciences, peut-être que vous allez dire qu’elle était extrêmement idéaliste, définissait la science comme la manière d’accéder à ce que l’on pouvait dire sous le chef de la vérité, de la réalité des phénomènes auxquels nous étions confrontés. Dans le dispositif que vous avez mis en place, la vérité apparemment bouge énormément de place. Ce n’est plus une vérité quasiment d’ordre métaphysique que vous cherchez ?
Isabelle Stengers : Elle n’est plus métaphysique, en tout cas pas simplement métaphysique. Je crois que ce que disent les scientifiques peut intéresser les métaphysiciens mais à titre de contraintes pour leur propres inventions, s’ils se mettent à travailler dans cette direction-là, pas à titre d’ingrédients que l’on pouvait reprendre tels quels. Donc, la vision du monde scientifique quasi métaphysique est quelque chose qui m’intéresse fort peu, parce que cela cache justement l’invention des questions pertinentes et de risques qui donnent leur prix aux questions. Je crois pourtant que les scientifiques ont un engagement pour la vérité. Je ne suis pas une critique des sciences qui dirait : « la vérité chez les scientifiques, non ! il suffit que cela marche », comme si c’était simple que cela marche, comme si on pouvait commander que cela marche. Je crois que les scientifiques ont un engagement pour la vérité mais que cet engagement singularise la vérité. D’ailleurs je ne crois pas que la vérité ait une définition générale, je crois que la vérité est liée à un certain type d’engagement. Et dans ce cas-ci, l’engagement pour la vérité se définit avant tout par la mise en risque, me semble-t-il, c’est-à-dire par l’invention d’un rapport à la réalité, d’un mode de traitement de la réalité, ou d’une manière de s’adresser à la réalité qui permette, ce n’est jamais le cas naturellement, à cette réalité de mettre en risque nos énoncés à son sujet. Nous savons tous, c’est quelque chose que Galilée a rappelé dès le moment où il invente et où il propose son innovation, qu’usuellement un phénomène peut très peu de choses contre celui qui l’interprète. Un phénomène peut se laisser interpréter de mille et une manières indéfinies. L’idée que ce phénomène serait capable de faire la différence entre les mille et une manières dont on l’interprète, c’est une idée que chacun peut dire, au sens où il dirait : c’est d’ailleurs moi que ce phénomène confirme, mais cela ne marche pas, c’est pour cela que l’on parle de variations indéfinies de notre manière de nous rapporter aux chose et aux autres. Les scientifiques définissent la vérité par rapport justement à cette idée que ce par rapport à quoi ils veulent s’éloigner c’est de cette variabilité indéfinie des opinions et cette impuissance des phénomènes à faire la différence entre les opinions à leur sujet. Donc, inventer en sciences, c’est inventer activement la possibilité pour le phénomène de mettre en risque l’opinion qui le concerne. Je crois que c’est une définition certainement extraordinairement partielle de ce que l’on peut entendre par la vérité, mais c’est une définition très singulière. Mais, je veux y revenir, c’est une définition partielle, parce que qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que ne sera accepté comme « vrai », entre guillemets, vrai au sens scientifique, que ce qui a justement le pouvoir de dire de soi-même : « je ne suis pas une simple opinion ». C’est une définition redoutable si l’on voulait en faire une définition générale de la vérité, parce que cela voudrait dire que justement tout le domaine qui n’est pas scientifique est un domaine exclu de la vérité, un domaine qu’on disqualifie tout simplement en disant : ça, c’est le domaine de la culture, des opinions indéfiniment variables, etc. On peut parler de la culture avec beaucoup de trémolos dans la voix, c’est tout de même instable par rapport à la vérité au sens scientifique, c’est tout de même plutôt de l’ordre de l’opinion. Donc, il y a un caractère redoutable de la référence à la vérité scientifique, au sens où elle définit la vérité comme une vérité guerrière, une vérité polémique, une vérité qui doit avoir la capacité de faire taire ceux qui la soupçonnent de n’être qu’une opinion, une vérité capable de faire la différence. J’ai l’impression que l’un des problèmes par rapport auxquels je sens véritablement le besoin de singulariser les sciences et leurs inventions, c’est cette idée-là. J’ai vraiment l’impression qu’il y a d’autres ordres de vérité, qui sont des vérités fragiles, qui sont des vérités qui doivent être cultivées, qui sont des vérités qui sont détruites sans même qu’on les aperçoive par la référence à la vérité scientifique. J’ai l’impression que c’est l’une des sources, il y en a d’autres, comme Feyrabend dit : il ne faut pas oublier l’armée, l’industrie, les missionnaires, etc., mais c’est l’une des sources du caractère létal de l’Occident pour les cultures non occidentales.
Michel Cazenave : Il y a quelque chose qui se trouve entre le phénomène dont vous parlez, à la limite interprétable à l’infini et puis il y a cette sélection qui va s’opérer qui fait que l’interprétation soit autre chose justement que le domaine de l’opinion, comme vous le dites si bien, et cette vérité telle que vous la définissez, c’est-à-dire en fin de compte ce que l’on appelle en général la théorie. Et là aussi, il me semble que vous faites bouger la notion de théorie. La théorie, jusqu’ici, c’était une sorte de mise en forme de la vérité, qui expliquait le phénomène et en même temps fabriquait le phénomène. On connaît très bien, dans l’épistémologie classique, effectivement l’interaction entre le phénomène observé et puis le montrer, le phénomène observé, lui-même tout plein de théorie a été formé par la théorie, etc. J’ai l’impression que, sans forcément le remettre en cause, que vous essayez d’aller plus loin, et d’affiner plus la théorie.
Isabelle Stengers : Effectivement, il y a eu une épistémologie néopositiviste, logico-empirique, qui soutenait la distinction et l’articulation entre faits et théories, sur la base d’un modèle de type logique, de généralisation, la théorie généralisée à partir des faits. En tout cas, il fallait cette distinction entre le fait empirique et la théorie qui en découle et qui est autorisée par les faits. Ce n’est pas moi qui ai mis en crise cette tradition. Elle a été mise en crise notamment par les débats qui ont suivis Popper, que Popper lui-même a commencé parce qu’il s’est présenté comme critique de cette tradition, et où s’est imposée l’idée qu’effectivement les faits sont toujours imprégnés de théorie, c’est-à-dire que la distinction entre faits et théorie ne tient pas. En tout cas faits au sens empirique du terme, comme si on le récoltait, on pouvait l’observer naturellement,…
Michel Cazenave : C’est-à-dire qu’il n’y a pas de faits bruts ?
Isabelle Stengers : Il n’y a pas de faits bruts, et dans le moindre fait, regardez la cosmologie, il y a des kilomètres de théories. On pourrait dire, oublions toutes distinctions entre « fait et théorie », « le fait théorique », « la théorie fait », etc. Je me suis dit, au fond, puisque nous sommes dans un domaine assez confus, il y a place pour l’invention d’une nouvelle distinction entre ce que j’appelle « énoncé expérimental », qui est directement corrélé à un ordre de faits, et théorie. Puisqu’il y a une grande confusion dans ce domaine, c’est un espace où je peux inventer. Et c’est vrai que là, j’invente. J’invente en essayant de raccorder cette distinction, entre « faits » ou « énoncés expérimentaux » d’un côté et théorie de l’autre, aux pratiques sociales des sciences, à la science comme pratique collective. Je dirais qu’un énoncé expérimental est un énoncé dont le premier sens est d’être adressé à des collègues proches, à des collègues qui partagent des laboratoires de types semblables. Et ce sont ces collègues qui vont décider si cet énoncé est ou non scientifique. Ils sont homogènes, au sens où à eux tous se pose le problème : « est-ce que j’intégrerai cette nouvelle utilisation d’un dispositif expérimental ou ce nouveau dispositif expérimental dans ma propre recherche ? ». L’énoncé expérimental désigne au fond des partenaires dont le premier trait est une certaine égalité : chacun peut profiter, participer, au même titre, à cette histoire qui se construit entre eux. La différence avec une théorie, c’est que quand on a une théorie, c’est que la première chose que l’on oublie c’est justement le type d’événement et le type de pratique qui a produit, qui a inventé le fait. La théorie a souvent l’air d’être une révélation quasi divine, ou en tout cas comme si c’était marqué dessus. C’est-à-dire que la théorie décrit une réalité qui a l’air d’être une réalité hors du laboratoire, hors du dispositif. Et le dispositif n’est plus qu’un dispositif qui démontre un des faits qui était toujours dans le monde en dehors du laboratoire. Donc, il y a une inversion radicale, puisque le dispositif n’est plus un vecteur d’invention, qui fait exister, mais devient un simple instrument de démonstration de ce qui a toujours existé. Cela veut donc dire que s’il y a une théorie, et qu’elle est acceptée, parce qu’il y a des théories folles ou tellement minoritaires que ma description ne s’y applique certainement pas, si une théorie proprement scientifique a été acceptée, cela veut dire que derrière, il y a un collectif compétent qui a dit : oui, l’ensemble des faits et des dispositifs expérimentaux que présuppose cette théorie, au sens historique du terme, sans lesquels cette théorie n’aurait jamais existée, sont effectivement scientifiques. Nous les avons acceptés, c’est avec eux que nous faisons histoire. Mais la théorie a cette différence qu’elle ne s’adresse pas seulement à ces acteurs compétents, elle s’adresse à beaucoup d’autres. Dès qu’il y a théorie, il y a mise en ordre, mise en forme du monde en tant tel et commencement d’activités de hiérarchisation ou de répartition ou de redistribution, de qui parmi les scientifiques au sens général peut poser cette question, cette question, cette question,... Reprenons la question de la biologie moléculaire, c’est assez clair, au moment où la double hélice et les premiers travaux sur la bactérie se produisent, dans mon vocabulaire, il s’agit d’une succession, d’une fécondité extraordinaire, d’énoncés expérimentaux, mais où sans cesse est présent dans ces énoncés le type de dispositifs (les bactéries, etc.) qui se sont articulés, qui ont pu prendre sens. Par contre, au moment où l’on commence à parler de programme génétique, ça a l’air d’une métaphore, à mon avis ce n’est pas une métaphore, les biologistes moléculaires commencent à s’adresser à bien d’autres qu’eux. Ils commencent à s’adresser aux embryologistes, ils commencent à s’adresser au grand public. Ils commencent à constituer une nouvelle conception du vivant qui implique, par exemple que l’embryologie, tout ce qu’elle a fait jusqu’ici est mis en doute dans la mesure où le rapport à l’ADN n’est pas avéré. Donc, l’embryologie se construira effectivement quand le développement embryologique pourra être raccordé à l’information génétique, au programme génétique. Et c’est le moment que célèbrent les livres de Monod et Jacob. François Jacob dans « La logique du vivant » dit : « nous avons eu le moment de la bactérie, ce que nous disons est autorisé par le moment de la bactérie, je plaide – il plaidait - pour la création d’un institut de la souris –justement, la souris mammifère de laboratoire, qui représentait l’ensemble des mammifères, c’est plus facile à expérimenter qu’un éléphant, la souris de Jacob, c’est l’éléphant de Monod, donc c’est l’humain quelque part, au loin- nous aurons un institut de la souris où justement la souris prouvera, territoire à conquérir, que bel et bien - c’est désormais une ambition théorique - le vivant peut se comprendre comme traduction de l’information génétique, avec les régulations de cette traduction, etc. Le vivant peut se comprendre sur le modèle de la bactérie. » Là, on a affaire à des énoncés théoriques sur ce qu’est le vivant, que je reconnais au sens où justement ils s’adressent non pas seulement à des partenaires qui vont pouvoir faire histoire avec lui mais aussi avec d’autres qui vont être des perdants, c’est-à-dire qui vont perdre leur légitimité, avec d’autres qui vont être sidérés, fascinés, le grand public, avec tout une série d’autres groupes, d’autres collectivités scientifiques et non scientifiques, qu’il va falloir convaincre, alors qu’ils ne sont plus des acteurs au premier niveau. Donc, je pense qu’une théorie a toujours affaire à des opérations de pouvoir, à des opérations de conquête, à des opérations où on dit : « en droit, la théorie me donne accès à l’ensemble de ce domaine, que ces domaines soient reproductibles au labo ou pas. », elle met le monde sous le signe du pas encore : « un jour nous aurons tout ça. » Autre exemple, Jean-Pierre Changeux, avec « L’homme neuronal » dit : « un jour nous pourrons réduire l’ensemble des comportements de types psychiques à une dynamique neuronal. » Il dit donc à ses collègues des sciences humaines, à ces psychanalystes qui sont chaque fois déclarés morts quand il y a des progrès dans les sciences neurophysiologistes, vous habitez provisoirement un territoire que, désolé, nous conquérons et à ce moment-là nous verrons ce qui reste de ce que vous avez à dire. En tout cas, tant que ce n’est pas raccordé explicitement à des mécanismes neuronaux, vos énoncés n’existent que sous le bénéfice du doute, et du en attendant.
Michel Cazenave : Une dernière question, Isabelle Stengers, il y en aurait beaucoup d’autres à vous poser mais votre livre est riche, le mieux évidemment est que les auditeurs le lisent et réfléchissent dessus, qui est une sorte d’apologie déclarée, quoique discrètement, mais néanmoins à fait vibrante de ce que vous appelez l’humour. C’est-à-dire la façon dont vous réclamez aux scientifiques de ne jamais oublier la manière dont fonctionne leur discipline.
Isabelle Stengers : L’humour je le propose d’abord comme contrainte pour ceux qui s’occupent des sciences. Je distingue l’humour, dans mon vocabulaire encore une fois, puisque c’est au fond un des travaux des philosophes que de recréer des sens aux mots qui recréent de l’aventure avec les mots, qui recréent de la pensée avec les mots, l’humour dans mon alchimie se distingue avant tout de l’ironie. L’ironie est très proche de la dénonciation, au sens où celui qui fait œuvre d’ironie se met en dehors et désigne les objets de son ironie au nom de quelque chose que lui-même représente, auquel il a accès, même si ce qu’il représente n’est que l’abîme du non sens, où tout une série de références non positives, cela n’a aucune importance, cela lui donne le pouvoir de désigner les autres comme dupes, victimes, ridicules, etc. L’humour au contraire est ce que j’appelle un art de l’immanence, c’est-à-dire que celui qui le pratique sait que lui aussi est concerné par ce dont il s’agit, il est dedans, il est embarqué. C’est un peu ce je préconise, en tout cas pour nous autres Occidentaux. Je ne dirais pas à un chaman ayez de l’humour par rapport aux sciences, peut-être qu’il peut en avoir mais je ne me sens pas, moi, habilitée à le lui conseiller, c’est une affaire où je ne me sens pas compétente. En tout cas, nous tous qui nous occupons des sciences, que cela soit pour en faire l’apologie, pour les dénoncer ou pour en limiter la portée, ou pour en poser le problème, ou même qui disons : je vais vous prouver que les sciences non rien à voir avec mon domaine, ce que beaucoup de philosophes font, etc., tous ceux qui se réfèrent aux sciences d’une manière ou d’une autres sont héritiers de l’invention des sciences modernes. C’est-à-dire que l’un des aspects de leurs pratiques, les psychanalystes c’est très clair, ils disent que la psychanalyse n’est pas une science mais pour eux c’est quelque chose de très, pour eux c’est quelque chose de très fort de dire : la psychanalyse n’est pas une science, ils vont construire à propos de cela une singularité de la psychanalyse qui lui permet d’échapper à l’ordre des sciences, cela veut dire que leur pratique tout en se disant non scientifique est héritière de l’invention des sciences modernes parce qu’avant cela, et hors sciences, dire que la psychanalyse n’est pas une science n’aurait pas eu du tout la même signification. Donc, l’humour c’est avant tout dire : même si les sciences nous inquiètent, je crois que la manière dont les sciences interviennent dans la vie collective maintenant peut être très inquiétante, au moment où l’on commence le Téléthon, il y aurait beaucoup à dire sur ce type d’opérations, je suis très critique par rapport à beaucoup de manières dont justement les sciences sortent des laboratoires pour venir au nom de la science jouer des rôles, qui ne sont pas proprement lucides dans les décisions sur l’avenir des humains, mais même si nous sommes inquiets, nous en sommes héritiers. Donc, cela veut dire que la critiquant nous devons savoir que nous ne pouvons pas la critiquer de l’extérieur mais que cette critique a cet humour de pouvoir s’affirmer en elle-même opération de réinvention. Au fond, un héritier ne peut pas dire cela n’a pas eu lieu. Un héritier doit dire : cela a eu lieu et maintenant qu’est-ce qu’il faut faire avec cela. L’humour c’est aussi la perplexité. Nous avons inventé quelque chose qui nous définit mais cela ne veut pas dire que ne nous soyons pas libres de nous demander avec perplexité : qu’est-ce que nous allons bien pouvoir inventer ? Comment allons-nous prolonger cette invention ? Qu’est-ce que nous allons faire de nous-même, nous qui avons inventé les sciences ? Je crois que cette question est assez pertinente à cette époque-ci. Peut-être que c’est une question qu’on n’aurait pas pu poser avant justement que le pouvoir de la référence au progrès soit sapé, avant que les sciences perdent cette limpidité qui était d’autoriser un progrès technique qui autoriserait un progrès social qui vaudrait pour toute l’humanité, allons-y…, c’est maintenant que cette référence toute puissante au progrès s’est dissipée que nous nous trouvons dans un espace que je voudrais plutôt d’humour et de perplexité, à la fois que nous est-il arrivé et que pouvons-nous faire de nous-mêmes ?, ce qui est vraiment une question que je ressens par tous les pores, dans beaucoup de directions à la fois, et non pas : ou bien nous sommes criminels, ou bien nous sommes là compris, etc. Cessons de nous défendre de cette singularité qui nous définit, réinventons là.
Michel Cazenave : C’était, La science et les hommes, « L’invention des sciences modernes », une émission de Michel Cazenave, avec Isabelle Stengers, philosophe des sciences, Université libre de Bruxelles. Prise de son : Édouard Compras ( ?). Mixage : Noémie Louis-Marie ( ?). Réalisation : Malika Mezghache.