Nicolas Demorand pour France Culture : On a beau retourner le problème dans tous les sens, il y a des statistiques qui fonctionnent comme des frontières, des barrières, des murs infranchissables. Exemple, les inégalités d’accès à la culture sur lesquelles viennent buter toutes les politiques publiques qui cherchent à étendre pour le plus grand nombre la chance que constitue, pour un être humain, la rencontre possible avec l’art, un grand texte littéraire, une pièce de théâtre ou un film. En fonction de votre origine sociale, du lieu où vous vivez, de ce que vous ont transmis vos parents, cette chance là, vous pourrez ou non la saisir, c’est la loi d’airain en la matière, ceux qui échappent sont d’ailleurs appelés des miraculés, non par les églises mais par des sociologues, profession qui est pourtant assez peu portée sur la mystique.
Face à cette situation, un risque et une hypothèse : Le risque, c’est de manipuler la définition de la culture, d’en faire, par exemple, une simple fête, un moment joyeux, tous le monde ayant envie de s’amuser, eh ! bien on fait une fête dans un musée et on en déduit que le public aime les tableaux. Autre possibilité, autre hypothèse, franchir les frontières géographiques et sociales et créer des avant-postes. Aller là où se créent les inégalités pour y faire de l’art, des conférences, du théâtre,… la décentralisation théâtrale est animée par cette envie de sortir l’art et la culture des quartiers chics pour l’enraciner, précisément, là où elle a un sens politique. Mais avec quel succès ? Quels échecs ? Quelles illusions ? On va essayer de le comprendre, aujourd’hui, à propos d’une initiative du Collège de France qui va quitter, le temps d’un cycle conférence, les contreforts de la montagne Sainte-Geneviève et le quartier latin, à Paris, pour s’installer en Seine Saint Denis.
Nicolas Demorand : Jack Ralite et Carlo Ossola, bonjour et bienvenus messieurs.
Jack Ralite et Carlo Ossola, à l’unisson : Bonjour.
Nicolas Demorand : Jack Ralite, sénateur communiste de la Seine Saint Denis et Carlo Ossola, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de littérature néolatine, on commence par votre rencontre. Ça s’est passé comment, Jack Ralite ?
Jack Ralite : Ça s’est passé à Stresa, en Italie, il y a un an et demi. La fondation Gorbatchev avait organisé, comme elle le fait régulièrement, des rencontres internationales, le thème choisi était la pauvreté dans le monde. Et, puis l’un de ses collaborateurs, Andrei Gratchev, qui habite Paris, pas très loin d’ailleurs de cette Maison de la radio, m’a téléphoné en me disant : On va parler de la pauvreté dans les pays du Sud. C’est légitime, c’est nécessaire, oh ! combien ! mais on ne dit rien de la pauvreté dans les pays du Nord, dits avancés. Alors, est-ce que tu voudrais en dire un mot ? J’ai donc choisi la Plaine Saint Denis, c’est-à-dire la communauté de communes : Aubervilliers, Pierrefitte, Epinay, Saint-Denis, Villetaneuse, Stains, La Courneuve, L’Ile-Saint-Denis, je crois que j’ai dit tout, et j’ai fait un exposé sur cette question. Je me suis aperçu que ça avait frappé les participants. Parmi eux, il y avait un monsieur que je ne connaissais pas, que je suis très heureux de connaître maintenant, Corlo Ossola. On a bavardé ensemble, au cours des petits repas qui ponctuent le déroulé de la manifestation. Puis, un beau jour, j’ai reçu un coup de téléphone de Carlo Ossola et il est venu me voir au Sénat. On a déjeuné ensemble, avec un administrateur, monsieur Glowinsk et il m’a dit : on a réfléchi, on a envie de venir à Aubervilliers, est-ce que vous seriez d’accord ? Il n’y a pas eu de réflexion, j’ai tout de suite dit : oh ! combien. D’autant que Boulez, quand il était au Collège de France, est venu y faire les répétitions de ses concerts de l’intercontemporain à Paris, pendant quatre ans. D’autant, j’ai retrouvé autre chose, qu’en 1959, un professeur du Collège de France, qui avait la chaire de l’histoire de Paris, est venu, pendant un an, causer avec les habitants d’Aubervilliers pour voir si parmi eux il n’y avait pas ces Parisiens populaires que l’évolution de Paris a chassés. C’est-à-dire qu’on a déjà...
Nicolas Demorand : Des liens anciens...
Jack Ralite : Des liens courants, anciens, quasi spontanés. Eh bien, celui-ci l’est aussi ! Alors ce qui a marché, un moment, le théâtre était plein quand Boulez faisait la répétition, pourquoi ça ne marcherait pas maintenant ?
Nicolas Demorand : Quel sens ça a pour vous, Carlo Ossola, que de prendre vos bagages et d’aller vous installer à Aubervilliers, pour quelques conférences, quelques cours, quelques leçons ?
Carlo Ossola : Il y a plusieurs niveaux de réponses. Le premier est enraciné dans l’histoire de l’institution. Le Collège de France a l’habitude de délocaliser un certain nombre d’heures d’enseignements. Cette délocalisation se fait, normalement, à l’étranger dans les grandes institutions du savoir : MIT, États-Unis, Japon,… et, bien évidemment, on retrouve des confrères qui ont à peu près les mêmes méthodes, la même longueur d’onde etc. Nous connaissons moins ce qui nous est proche. Là, c’est évidemment un risque surtout pour les savoirs des textes. Quand il y a des textes, il faut surtout qu’il y ait quelqu’un, de l’autre côté, qui les écoute. Ça, je dirais que c’est le premier élément. L’autre élément, qui me semble essentiel, également, c’est le fait que nous avons, en même temps, aujourd’hui, élargi nos pertinences et en même temps on les a affaiblies. On peut tout savoir dans les heures qui suivent, tout ce qui arrive au sujet d’un tremblement de terre, d’un tsunami etc. et on connaît de moins en moins ce qui nous est proche. Évidemment ça fait partie des automatismes de nos sociétés. C’est-à-dire que quand je prends le métro le matin et que je vois d’autres personnes je peux imaginer qu’ils se rendent au travail, comme moi. Donc, j’élimine toutes les questions concernant leur journée, parce qu’il y a des automatismes dans nos sociétés qui nous rendent un peu opaques réciproquement. Donc, là, il y avait déjà deux interrogations fondamentales. La troisième est due, en effet, au fait que nous vivons dans des mégalopoles, pour ne pas dire cosmopoles, et que, me semble-t-il, la richesse, la complexité, les difficultés, de cet ensemble, ne peuvent pas être éliminées en mettant des barrières en disant voilà : là, c’est les lieux de la culture, là, c’est les lieux où l’on habite. Il faut prendre au sérieux la richesse plurielle de ces villes dans lesquelles nous habitons.
Nicolas Demorand : Vous avez été accablé, étonné, impressionné par l’intervention de Jack Ralite, dans cette fameuse conférence sur la pauvreté, quand il décrivait un monde extrêmement proche, à quelques kilomètres seulement, du Collège de France ? Vous avez ressenti, Carlo Ossola, le besoin urgent politique social, intellectuel, je ne sais pas comment le dire, d’aller voir, là-bas, aussi, et d’aller faire un travail, là-bas, aussi, pour essayer de réduire cette fracture qui peut exister entre deux quartiers, pourtant assez proche ?
Carlo Ossola : Oui. C’est tout à fait comme cela que j’ai vécu ce témoignage. D’abord, c’était un témoignage riche. Souvent, on élimine les problèmes en citant des chiffres. Or, les chiffres sont importants mais l’analyse qui est derrière est encore plus importante. Et, là, l’exposé était très bien articulé. Ce qui a permis de transformer un discours de chiffres en perspective historique. En ayant une perspective historique vous pouvez mieux voir le problème. Souvent, les problèmes ne sont pas d’aujourd’hui. Il y a toute une histoire derrière et quand vous commencez à voir une histoire, vous pouvez déjà voir un plan, en tout cas une perspective donc de la profondeur. Et, ça c’est absolument nécessaire parce qu’autrement on va jeter des semailles et on ne sait pas où cela va s’enraciner. Deuxièmement, je crois qu’aujourd’hui nos sociétés sont riches, quand j’ai appris qu’il y avait dans la même école d’Aubervilliers des jeunes de 25 – 27 nationalités, voilà un élément de richesse que nous vivons comme un problème. Donc, comment transformer cette perception négative « problème » dans sa réalité c’est-à-dire une richesse ? Alors, là, c’est un défi. Qui est toujours là et qu’il faut petit à petit assumer.
Nicolas Demorand : Encore une question de détail, le Collège de France marche comme un seul homme dans ce projet, Carlo Ossola ?
Carlo Ossola : Évidemment, oui. Nous avons toujours l’habitude de discuter tous ensemble, d’où le délai entre la première rencontre entre monsieur Jack Ralite et notre décision, à l’assemblée du mois de novembre, mais c’est aussi un exercice d’écoute, de démocratie qui me semble aussi fructueux que de prendre une initiative à titre individuel. C’est même plus enrichissant. Maintenant, c’est toute l’institution qui marche.
Nicolas Demorand : Dans la démocratie, il y a le respect de la minorité. Il y avait une minorité qui était contre au Collège de France ?
Carlo Ossola : Non. Je pense que c’est pour des exemples que monsieur Ralite vient d’évoquer, l’exemple Boulez et d’autre part parce que dans dolce omnia ( ?), signifie aussi que toute cette omnia ( ?) doit être articulée sur toute la réalité, en tout cas au moins du pays dans lequel le Collège de France est enraciné.
Nicolas Demorand : Alors, Jack Ralite, on va beaucoup parler de littérature, de grands mythes dans ces conférences. On va, beaucoup, parler de grands textes. Pourquoi ce choix d’un corpus littéraire alors que dans le Collège de France, il y a des scientifiques, des spécialistes de géopolitiques qui auraient pu avoir des discussions d’actualité ? Pourquoi avoir choisi, précisément, la littérature ?
Jack Ralite : D’abord, ce n’est pas un choix définitif. Il se peut que dans les années qui viennent, on passe au domaine des sciences. Mais, le domaine littéraire, les œuvres choisies par Carlo Ossola et ses collègues, vous remarquerez que ce sont les œuvres qui souvent quand vous causez, dans le quotidien, les gens en connaissent les personnages sans même l’avoir lu. Moi, je me suis amusé sur Les Mille et une nuits, qu’André Miquel, va nous présenter, avec quel talent ! ce soir, parce qu’on sait quelles qualités il a et de recherche et d’expression, et bien Les Mille et une nuits quand vous dites aux gens, dans la rue, ils vous disent Chahrazed ou ils vous disent Aladin. C’est-à-dire que ça a pénétré de manière différente que le rapport face-à-face d’une œuvre avec celui qui la lie. Et, ça, c’est d’ailleurs un phénomène très important, qui doit d’ailleurs nous faire réfléchir sur qu’est-ce que c’est qu’un intercesseur dans ce domaine-là. Et puis, deuxièmement, il y a une expérience à Aubervilliers qui est intéressante. Quand en 1965, on a créé le première théâtre permanent de banlieue avec je le rappelle comme aide de l’État, sous Malraux, un prêt de 30 projecteurs et de deux fers à repasser, avec le retard ! c’est la seule aide qu’on a eue pour créer ce théâtre permanent. Il est là, il a quarante ans. Il a deux salles. Il joue tous les soirs et les deux salles sont pleines. Et, contrairement à ce que l’on pense, les Parisiens ne sont pas majoritaires. Je dirais, au passage, que quand il y a des Parisiens, je les accueille et je suis heureux de voir les Parisiens venir visiter avec un autre regard et un autre constat que quand on parle sans arrêt de violence, etc., etc., sur laquelle, il y aurait, d’ailleurs, beaucoup à dire ! Donc, on a une expérience.
Nicolas Demorand : 30 projecteurs, deux fers à repasser et les tables à repasser pour lancer Aubervilliers. Et, un beau succès, il faudra que vous décriviez la méthode, tout à l’heure, parce que ça a l’air redoutablement économique pour monter des opérations culturelles. Mais je vous repose la question et à Carlo Ossola, également, pour la littérature. La force politique de la littérature, vous la décririez comment, Jack Ralite ?
Jack Ralite : Eh ! bien, moi par exemple, l’autre jour quand nous en parlions, j’avais employé deux petites déclarations de poètes, le premier s’appelle Torga, il est Portugais, il dit : L’universel, c’est le local sans les murs. Alors, nous, c’est vrai que les murs n’existent pas à l’intérieur de la classe, puisqu’il y a des endroits où il y a dix-sept, ou vingt ou vingt-sept nationalités, mais quand même on sait qu’ils existent. Alors, on est plutôt des démineurs de murs, nous. On n’aimait pas le mur de Berlin, on n’aime pas le mur qui se construit en ce moment en Israël et ce mur social là, on ne l’aime pas. Deuxièmement, et là il s’agit d’un poète français, René Char, il dit : L’inaccompli bourdonne d’essentiel. Et, moi, je suis frappé quand on pense, par exemple, à un homme comme Pasolini comment il dit que la culture la plus exigeante est finalement la plus proche du peuple. Parce que si elle est exigeante c’est parce qu’elle a été jusqu’au fond des choses et le peuple il est dans le fond des choses et, il vit avec le fond des choses. Il y a donc, une sorte de rencontre entre les hommes de hauteurs, que sont les professeurs du Collège de France, avec des hommes et des femmes qui dans la vie fournissent des connaissances en actes. Le rapport n’est pas de même nature mais la connaissance est là, quelque part, sous des formes différentes. Et si l’on fait la jointure, en quelque sorte entre un expert, au bon sens du terme, et un expert du quotidien, je trouve qu’on a un bouquet, qui est trop rarement utilisé et qui donc trop rarement, produit des fleurs. Et, toutes les fleurs, hein ! Parce qu’on nous parle, souvent, de diversité culturelle mais, moi, j’ai vu des fleuristes qui ne vendent que des œillets de toutes les couleurs, ça c’est une fausse diversité. Là, toutes les fleurs que la nature à fournies, aidée par les hommes qui les arrosent, vous voyez.
Nicolas Demorand : Cette définition populaire, au vrai sens, au plein sens du terme, Carlo Ossola, vous pensez que l’un de vos collègues comme Marc Fumaroli la partage ?
Carlo d’Ossola : Écoutez, en tout cas, moi, je pense qu’il y a une définition qui a une profondeur historique, le muthos, le mythe et, aussi, la parole, est-ce qu’on peut, chacun de nous vit, partage des mythes, donc on partage des paroles enracinées dans l’histoire ? je pense que là, tous les collègues, seraient parfaitement d’accord. En plus, j’ajouterais que nous venons d’une génération où un des mots qui nous a orientés était d’un prêtre qui a été mis à l’écart dans Milan, en Italie, qui disait : l’essentiel est d’appartenir au peuple et posséder la parole. Ce qui ne va pas de soi. Parce que quand on appartient au peuple, souvent, on n’a pas la parole et quand on a la parole on n’arrive à l’articuler que comme des spécialistes. Or, si on prend au sens étymologique muthos le mythe, le mythe est la parole mais c’est une parole collective. Et, c’est pourquoi, pour répondre à votre question, nous avons choisi un certain nombre de textes qui représentent bien cette montée, pour ainsi dire, de la parole et du peuple ensemble. Et, je le dis d’autant plus, que déjà pour commencer, Les mille et une nuits, dès Les mille et une nuits jusqu’à Boccace, Décaméron, finalement quel est le contexte ? Surmonter la terreur qu’il s’agisse de la peste de Décaméron ou du risque d’être exécuter dans Les mille et une nuits, surmonter la terreur par la parole, ça me paraît déjà un commencement.
Nicolas Demorand : Sortir de l’impasse, voilà une possibilité pour le faire, Alain Gérard Slama, c’est le thème de votre chronique, ce matin.
Alain Gérard Slama : Mais, oui, je pense que l’expérience, là, d’Aubervilliers c’est une des voies possibles. Pour sortir de l’impasse, nos systèmes d’éducation, se trouvent bloqués. Je noterai, d’abord, que cette initiative est, en tout point, fidèle à l’esprit du Collège de France, qui repose sur deux idées chères à l’âge classique qui l’a vu naître. La première idée d’inspiration cartésienne est que la transmission la plus juste, la plus claire est toujours celle du maître qui l’a conçue, je n’ai pas besoin de citer Boileau. Cela ne signifie pas que nous comprendrons tous la théorie de quanta, il nous est arrivé, cher Nicolas, comme un petit matin comme celui-ci, d’en faire la redoutable expérience dans le studio…
Nicolas Demorand : Où l’on ne comprenait rien…
Alain Gérard Slama : Mais ça signifie, du moins, que dans le peu que nous comprendrons, nous serons sûrs, au moins, qu’il n’y aura pas de bêtises. La seconde idée, est que le meilleur moyen de faire avancer la recherche c’est d’enseigner. C’est peut-être moins vrai dans le domaine des sciences exactes mais dans le vaste champ des sciences humaines, le cheminement de la recherche à l’enseignement ou du plus vaste public possible et, réciproquement, est indispensable. Méfions-nous d’une recherche qui serait close derrière des remparts et coupée de l’université. A ces deux remarques, j’ajouterais comme dirait Valéry Giscard d’Estaing, trois observations. La première observation est la dualisation ( ?) croissante de la jeunesse française sur le modèle américain et le terrible danger de laisser s’étendre sur le territoire des plaques d’ignorance. La violence n’est pas seulement fille du chômage et des discriminations raciales, chacun le sait, elle est aussi le substitut, de plus en plus fréquemment observé de l’absence de références culturelles communes et de la puissance à communiquer par le langage. Le législateur fait fausse route quand il s’imagine faire progresser les rapports de civilité en épurant le langage ou en censurant la liberté d’expression. Il trahit ainsi l’échec de la politique d’éducation qui tend de plus en plus à priver les citoyens de la banque de données du patrimoine littéraire et du logiciel de la langue. La deuxième observation, est que nous sommes dans un moment du dépérissement du savoir où ceux qui en sont privés en ont encore conscience. S’il est vrai que l’absence de débouchés décrédibilise l’enceinte scolaire, s’il est vrai que les milieux défavorisés se sont enfermés dans des voies sans issue, il existe un besoin, une demande, une curiosité, qui sont à la fois sollicités et dévoués par les médias et qui attendent des réponses. Voilà, pourquoi, c’est ma troisième observation, il faut multiplier dans le pays les centres de formation générale et pourquoi pas d’excellence. Alain Peyrefitte, voyez, Alain Peyrefitte à Jack Ralite le chemin paraît très éloigné mais peut-être pas tant que ça. On réédite Le mal français d’Alain Peyrefitte et, celui-ci, notait, il y a trente ans, que le meilleur moyen de moderniser notre système éducatif n’est pas de faire de grande réforme mais de multiplier de façon souples les expériences pilotes, susceptibles d’entraîner un désir d’imitation. Trente ans après les établissements du supérieur attendent une vraie autonomie et on ne modernisera pas la France aussi longtemps qu’on ne l’aura pas libérée de son étau bureaucratique.
Nicolas Demorand : Merci Alain Gérard Slama, on demandera une réaction à nos deux invités.[suite après les informations] J’ai écrit Haute de Seine, non Jack Ralite est sénateur communiste de la Seine Saint Denis […] Enfin, il faudra peut-être, un jour y aller dans les Hauts de Seine pour faire des conférences. D’ailleurs je disais tout à l’heure que le théâtre de la Commune allait être bourré, ce soir, plein à craquer. Plein à craquer de Parisiens d’après vous Jack Ralite ? qui font le déplacement, toute la nomenklatura culturelle va venir, un peu, s’encanailler chez vous ?
Jack Ralite : Non. Ceux qui viennent d’ailleurs ce sont des amis du Collège de France. On le voit dans les communications téléphoniques, mais on a regardé avec les numéros de téléphone, on a regardé ceux avec qui on a parlé, il y a un petit tiers qui vient de Paris et un gros 2/3 qui vient d’Aubervilliers et des alentours, vous voyez ! Je dois dire que c’est d’ores et déjà un succès. Mais cela dit, s’il y a des gens qui veulent venir, la liste d’attente est ouverte et on ne sait jamais, comme c’est la Pentecôte et que des gens ont pu téléphoner et ont eu un accident de parcours, c’est-à-dire un week-end, il peut y avoir de la place…
Nicolas Demorand : Vous allez faire du surbooking
Jack Ralite : Oui, comme sur Air France
Nicolas Demorand : En même temps, on dit que ces théâtres de la bordure sont pleins de Parisiens, vous contestez, cette idée ?
Jack Ralite : Ah ! je conteste absolument. Je vais vous dire, je me souviens d’une réunion à laquelle je participais avec Catherine Tasca, à Blanc-Mesnil, où il y a un forum très exigeant, des politiques de Blanc-Mesnil ont dit : Il y a des Parisiens. J’ai un peu regardé avec eux, ça fait 50/50. Quand ils disent qu’il n’y a que des Parisiens, il faut donc supprimer ce qui s’y fait. Alors, moi je dis : il y a 50% d’abstention aux élections, est-ce qu’on propose de supprimer le suffrage universel ? Non ! C’est donc, une bataille permanente. Et, puis je vais vous dire, qu’un Parisien traverse le périphérique et vient dans ces banlieues dont on dit tant de mal, et tant de fausses choses et qui rencontre des professeurs du Collège de France, des artistes, etc., etc. des associations d’amateurs parce qu’il y a une grande volonté d’expression, actuellement, mais c’est bien ! Ça change aussi le visage de la banlieue à l’extérieur. On n’est pas des citoyens de l’entre deux, des hommes et des femmes à part, non ? C’est vrai, qu’on est souvent des pauvres mais ce que l’on demande c’est qu’on nous traite comme Hommes. Et, que l’on traite le mal et pas le malheur parce qu’il y a des gens qui se penchent sur nous mais qui nous traitent comme pauvres dans Homme et nous on veut être traité d’Hommes dans pauvre. On en parle avec Carlo Ossola, peut-être qu’une des notes les plus profondes de la visite de tantôt et d’après, c’est la dignité. Ces populations sont dignes dans leur diversité. Et, quand elles sentent que quelqu’un vient les rencontrer non pas pour dire : Je sais, d’ailleurs voilà ! Mais j’ai un savoir, d’ailleurs ouvert, François 1er avait pris cette précaution face à la vieille Sorbonne, et c’est toujours comme ça aujourd’hui. Audace de la recherche pour un savoir non programmé. Et, ça, ça va aussi aux gens de banlieues, vous voyez. Ça va marcher. Moi, je suis sûr que ça va marcher. Et, je pense à une réflexion de Claudel qui disait : Il faudrait arriver à une délectable rumination. Eh ! bien, si ça, ça peut se réaliser, c’est formidable. Mais j’ajouterais, il ne faut pas non plus être utopique parce que la culture ne règle pas tout, la création non plus.
Nicolas Demorand : J’ai 150 questions sur ce thème à vous poser.
Jack Ralite : Je vais vous prendre un exemple. Le travail est fondamental ! Moi, j’ai un ami très cher Yves Clot, qui est professeur de psychologie du travail au CNAM et qui dit : Il y a un fantasme chez ceux qui nous dirige. On voudrait des salariés, de l’ouvrier au cadre, qui savent mais qui ne pensent pas. C’est un rendez-vous du savoir, mais c’est un rendez-vous de la pensée que vient faire le Collège de France et ça, c’est autre chose. Parce que tout être à des capacités d’imagination et d’étonnement, mais quand le travail devient mutilant, ces capacités sont abimées et après le partenariat avec la création artistique est rendu difficile, y compris dans les heures de RTT. On porte ça, un peu comme les personnages, de la place morte ( ?) de Kantor, portaient leur passé avec une petite marionnette, voyez-vous. Ça c’est une tragédie, ça. Pourquoi le travail c’est si important ? Si important !
Nicolas Demorand : Jack Ralite, disait en substance, Carlo Ossola, qu’en banlieue quand on arrive, il ne faut pas dire : Je sais mais plutôt je doute, hein ? Pour paraphraser vos propos. Les professeurs au Collège de France vont arriver comme ça, dans une délicieuse incertitude et dire non, non, moi, je ne sais pas ? J’ai un petit peu de mal à l’imaginer, non, Carlo Ossola ?
Carlo Ossola : Écoutez, vous voyez là, les titres, les sujets des conférences. C’est déjà des conférences qui posent à la base des personnages et des textes qui ont eux-mêmes connus les limites de l’humain. L’Odyssée c’est quelqu’un qui est à la recherche d’un savoir mais qui est exilé ; Divine comédie, la même chose. Don Quichotte, a un savoir qui prétend ne pas avoir l’obligation de la vérification du quotidien, de l’objet. Il pense que le monde qu’il a construit dans sa tête, le monde du chevalier est bien plus parfait, plus pur que la vérification du réel. Donc, vous voyez, déjà, en partant des sujets que les collègues ont choisis, nous sommes obligés, à chaque pas, si l’on veut essayer de trouver un savoir, de mettre en question les clichés reçus. Se mettre en marche, c’est en effet aller vers un continent qui est prévu mais qui n’est pas connu. Alors, évidemment, aujourd’hui, comme le monde est devenu un peu petit, paraît-il, il faut retrouver des chemins qui puissent libérer des curiosités, des compétences et j’insisterais sur le terme rumination. Rumination, était dans le système médiéval, le moment le plus haut. D’abord il fallait écouter. Donc, il y avait une écoute, il y avait la lection ( ?) et puis, il fallait mémoriser et après faire cette rumination. C’était déjà un troisième acte et il faut sauvegarder les deux autres. Il faut que tout cela se passe dans des conditions d’écoute, de respect réciproque et de lenteur. Je pense que tout ce que l’on a prévu est fait dans cette espèce d’une longue durée de la pensée, qui n’est pas événementielle mais c’est une manière de bâtir, lentement, en essayant de trouver, en effet, des structures de fond, et les textes qui vous accompagneront.
Nicolas Demorand : Don Quichotte, c’est un peu vous, non, Jack Ralite ?
Jack Ralite : Non.
Nicolas Demorand : Aller contre les moulins à vents, contre les inégalités, aller on y va, hein ?
Jack Ralite : C’est quand même très important ce que dit Carlo Ossola. C’est d’avoir un système et puis c’est le système qui dirige le monde hein ! J’appartiens à une famille qui a connu ça, n’est-ce pas. Alors, il vaut mieux s’en libérer. Mais moi, ce que je retiens c’est le temps. Il n’y a pas de présentisme, d’immédiat, vous voyez ? C’est Michaux qui disait : La pensée avant d’être œuvre est trajet. On entre dans un trajet, vous voyez ? C’est-à-dire que chacun est obligé de prendre sa petite besace et puis – voilà que je dis le nom du directeur du théâtre d’Aubervilliers, Besace Didier – de travailler, de travailler. Moi, j’attache énormément d’importance au mot « travailler » . On ne travaille pas assez.
Nicolas Demorand : Mais quand on n’en a pas, justement, du travail, Jack Ralite, est-ce qu’on en a envie de venir au théâtre d’Aubervilliers pour entendre parler des Mille et une nuits ?
Jack Ralite : C’est sans doute, plus difficile, encore que, encore que… Mais ce que j’ai dit tout à l’heure sur la nature du travail, le non travail détruit, mais la conception actuelle, que le MEDEF, par exemple, a du travail, détruit de la même manière, vous voyez. Donc, c’est la place, la nature du travail et sa quantité qui sont actuellement en cause. Il y a quantité, mais il y a qualité aussi.
Nicolas Demorand : Parce que vous connaissez les travaux de Pierre Bourdieu, dans une sorte d’introspection intellectuelle il montre que, finalement, sa vie de chercheur a été une vie de loisirs. La scolé,…
Jack Ralite : Oui.
Nicolas Demorand : … l’école c’est le loisir et, du coup on pense théoriquement dans un état de loisir, dans une sorte d’aristocratie du temps libre. C’est aussi ça, au Collège de France, c’est aussi cette liberté là, c’est aussi ce moment de loisirs et de suspension, ça n’est absolument pas les conditions de vie et de travail de 99.9% de la population, les deux mondes peuvent communiquer d’après vous ?
Jack Ralite : Ah ! oui. Moi, je pense qu’ils peuvent communiquer. Mais vous savez, Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France, le jour où Boulez avait fait son concert, c’est la dernière fois où je l’avais rencontré, mais quand il était jeune chercheur, moi j’étais jeune maire adjoint, et on avait été invité par les étudiants de la faculté de Lille en 68, c’était. Et, la conférence qu’on faisait ensemble, c’était à l’occasion - vous voyez qu’il y a encore un lien avec le Collège de France, futur, puisqu’il n’y était pas encore -, c’était la nuit de Gay Lussac, la nuit des voitures brûlées, vous voyez les voitures brûlées, en France, ont toujours joué un rôle, et alors, on a discuté, - c’était l’époque où on avait arraché deux lycées et le théâtre, nous – et Bourdieu - c’est la seule fois où j’étais en désaccord avec lui – il m’a dit : mais Ralite, vous auriez dû faire trois lycées et pas de théâtre. Et, ça, ça répond à votre question. Parce que la vie, elle est diverse dans ses manifestations, dans son être, et on ne peut pas répondre, seulement, à l’individu, uniquement, à l’étape où il en est. Il faut, au contraire, réussir à lui accrocher une continuité. Donc, on a besoin de ces rencontres là. Bien sûr, elles sont moins vastes que d’autres, encore que l’audience de cet après-midi prouve le contraire, mais elles sont nécessaires.
Nicolas Demorand : Je poserai tout à l’heure la question des loisirs à Carlo Ossola.[…] On va ouvrir le débat, la conversation, franche et sympathique avec Olivier Passeret et Marc Kravetz à qui l’on ne demandera pas ce qu’ils faisaient pendant les nuits de Mai 68 rue Gay Lussac que vous évoquiez tout à l’heure Jack Ralite. Un mot, tout de même, Carlo Ossola, sur la dimension loisir du travail intellectuel et du coup de l’écart formidable qu’il y a entre les gens normaux et ceux, qui comme vous, ont la chance de pouvoir travailler dans ce magnifique espace de liberté qu’est le Collège de France. Cela ne veut pas dire que le loisir et le travail intellectuel n’est pas un travail, mais c’est un loisir d’abord et avant tout.
Carlo Ossola : Oui, tout à fait. Je prends au pied de la lettre votre idée. Scolé n’est pas un temps libre. C’est un temps libéré. C’est-à-dire que l’école doit travailler à libérer le temps qu’elle reçoit par l’État. Donc, d’abord, pour ceux qui travaillent dans le domaine des études c’est une responsabilité encore plus grande. Nous devons rendre compte à chacun, aux citoyens qui payent leurs impôts pour donner cette chance de réfléchir. Donc, une réflexion qui a une responsabilité énorme parce qu’elle est payé par la collectivité. Deuxièmement, ce temps libéré, n’est pas libéré pour être réabsorbé, je dirais, par une rentabilité d’autres types. Je crois qu’il faut toujours sauvegarder dans la vie de chacun, le gratuit. C’est-à-dire ce qui est fait sans retour. Si l’on perd cette disponibilité, et qu’il attend toujours un retour, cet homo economicus devient, finalement, une espèce de ping-pong. Je fais quelque chose, j’ai quelque chose en retour. Or, ce qui nous fait grandir, c’est l’investissement gratuit de nous-même. C’est-à-dire sans besoin de mesurer le retour. D’abord, c’est infiniment plus paisible. On n’a pas besoin de toujours calculer le retour. C’est plein de futur, et finalement, ça, c’est le signe de la liberté réciproque. Vous faites quelque chose qui n’a pas besoin d’être, toujours, validé par le succès, vous voyez. Si l’on est validé par le succès, c’est finalement infiniment fatiguant. C’est très ponctuel. Et, nos sociétés deviendront des sociétés pavloviennes où il y a stimulation, refait, retour, stimulation, refait, retour… Cela ce n’est pas la culture, c’est mettre des semailles, laisser le temps que, si le grain ne meurt pas, comme on disait autrefois.
Nicolas Demorand : Jack Ralite, via l’étymologie, via scolé, le loisir, le temps libéré, on arrive à la question de l’école, est-ce qu’une vraie politique de gauche pour la culture, elle ne joue pas là d’abord ? Et est-ce que la gauche n’a pas échoué, aussi, sur ce terrain-là. Quand on voit la machine à produire et à reproduire les inégalités sociales, qu’est l’école, quand on voit que dans certains lycées, de centre-ville comme on dit, pas des lycées de la périphérie, on enseigne en classe de français, non pas pour prendre le programme du Collège de France Don Quichotte, Dante, Rimbaud ou Victor Hugo, mais des textes de ce chanteur, qu’on peut aimer par ailleurs, qui s’appelle Hervé Vilar, quand on voit que l’école lâche sur ce qu’il y a de plus fondamental à transmettre et du coup ne permet pas à tous les élèves qui sont obligés d’y passer, l’école est obligatoire, qui ont cette chance là de se confronter avec les œuvres de l’esprit, est-ce qu’il n’y a pas là un échec formidable qu’aucune politique culturelle, qu’aucun théâtre de la Commune, ne pourra inverser ?
Jack Ralite : Eh ! bien, sans doute à l’école il y a quelque chose qui manque c’est l’absence de l’art. Même si l’art y est d’une certaine manière, il est avec de faibles moyens et à peu près livré à l’initiative de tel ou tel enseignant. Or, moi, je pense que l’art est aussi fondamental que les matières dites fondamentales, dont le ministre de Robien vient de nous parler mais il oublie l’art. Et, pas l’art l’après-midi présenté comme loisir, l’art comme matière fondamentale. C’est une question très forte ça. Et, pour aller dans le sens de Carlo Ossola et de votre question, le loisir, vous voyez, par exemple, moi, je me souviens qu’en 67 quand Vilar a changé Avignon, je me souviens de conversations avec lui, il me disait : j’ai retiré le TNP, parce que je me suis aperçu qu’au bout d’un moment, les gens venaient s’applaudir eux-mêmes en applaudissant le programme traditionnel du TNP. La culture, l’art c’est, comme dit, Saint John Perse, le luxe de l’inaccoutumance, seule, l’inertie est menaçante. Mais si l’on se met à répandre du sirop, quelque chose de mou, comme le consensus, on ne forme pas les gens, on les amollit, on les abîme, c’est une question d’exigences, du respect de l’autre et en vérité de dignité. Peut-être que le rendez-vous de cet après-midi et de ceux qui suivront, le mot qui cristallise leur contenu est le mot dignité. Ces populations, elles ont une dignité mais, en général, elle n’est pas respectée.
Nicolas Demorand : Vous ne me répondez pas sur l’école, Jack Ralite, on voit que...
Jack Ralite : Si.
Nicolas Demorand : Vous dites l’art, à l’école, ça c’est un serpent de mer effectivement. On sait que Jack Lang a fait beaucoup de chose et qu’il y a des classes à projet artistiques, culturelles, les fameuses classes qui ont été analysées très récemment par les services du ministère et qui ont tous dit que c’était un succès phénoménal de la part des artistes qui interviennent dans les classes, de la part des professeurs qui l’enseignent, de la part des élèves qui sont très contents, mais les programmes des matières dites fondamentales, justement, est-ce que vous ne trouvez pas qu’il y a aujourd’hui, un recul au nom de je ne sais pas quel idéal justement de faciliter, ou de partage d’autre chose, un vrai recul sur ce qu’il faut enseigner. Est-ce qu’on peut articuler l’élitisme pour tous tel que vous le pratiquez au théâtre de la commune et l’élitisme pour tous tel qu’il ne se pratique plus à l’école ?
Jack Ralite : Absolument
Nicolas Demorand : Comment ?
Jack Ralite : Dans l’école, on parle souvent du nombre d’élève en classe, des moyens et c’est très important mais on ne parle pas suffisamment du contenu. Et, c’est vrai, que les contenus sont à prendre, comment dirais-je, pris en compte. On apprend le lire, écrire, compter, et encore que… comme au XIXe siècle alors qu’aujourd’hui il y a des dimensions tout à fait nouvelles. Par exemple Internet, je vous le dis franchement, je pense que c’est un outil extraordinaire, mais je ne pense pas que l’Internet national sera le genre humain. Il y a vraiment un problème là. Il y a une espèce d’évangélisation de l’Internet qui est très grave mais il faut quand même, pour le maîtriser, que cela soit enseigné. Ces questions-là, elles sont absentes de l’école. Ma fille, il y a maintenant un moment, mais je me souviens quand elle me disait quand elle a passé le bac, mais tu sais papa, jamais le mot chômeur n’a été prononcé au lycée. Il y a des mots tabous.
Nicolas Demorand : Mais est-ce que ce n’est pas Victor Hugo, le mot tabou, ou Rimbaud ?
Jack Ralite : Mais absolument, le mot chômeur et le mot Victor Hugo, ça va très, très bien ensemble.
Nicolas Demorand : Carlo Ossola, sur l’école précisément ?
Jack Ralite : Oui. Oui, je crois que c’est une crise européenne. Il ne faut pas se cacher ce risque. L’Europe a choisi, je ne sais pas à quel moment, on pourrait analyser cela, de se faciliter les tâches en disant que l’équilibre se fera tout seul, or, finalement, mais finalement il n’y a pas d’équilibre qui se fait. On demande de moins en moins des efforts aux étudiants, nous avons face à nous un futur qui n’a pas de squelette. Et je crois que l’une des questions est que l’on a renoncé à l’anachronisme fondamental de l’école. L’école, ne répond pas au présent. Les entreprises oui, mais l’école non. L’école répond au futur et au passé. Alors, quand on renonce à transmettre le passé, et donner des ponts vers le futur, l’école se fragilise, elle dévient la répétition inutile du présent, c’est pourquoi nos élèves sont pleins d’ennuis parce qu’ils retrouvent à l’école ce qu’ils voient déjà à la télé ou dans le quotidien. L’école a une autre tâche, c’est pourquoi nous avons choisi ces classiques de la mémoire humaine, parce qu’ils sont porteurs, d’abord d’un patrimoine, mental de toutes nos sociétés et parce que ces textes sont aussi porteurs d’avenir. Quand Jean-Pierre Vernant a choisi l’Odyssée, il pouvait choisir mille autres textes, mais il a choisi exprès l’Odyssée, parce qu’elle est le symbole de toutes nos migrations. Nous migrons vers d’autres lieux, d’autres patries, d’autres connaissances. Ça me paraît absolument essentiel. Il faut que nous fassions, en Europe, une réflexion riche parce qu’on voit déjà que les gens qui arrivent, qui sont porteurs d’un espoir, qui sont porteurs d’une exigence, structures les attentes de leurs enfants mieux que nous. Il faut être clair sur ce point. Si nous continuons à démissionner, et à laisser nos exigences de plus en plus en baisse, nous avons d’abord, une très modeste estime de nos enfants, nous pensons qu’ils ne savent rien, qu’il ne faut rien leur donner, qu’ils sont faibles. Alors, évidemment, c’est une vocation suicidaire de l’ensemble de l’Europe.
Nicolas Demorand : Il n’y a pas une schizophrénie, Jack Ralite, au sein de la gauche entre sa politique éducative d’une part et sa politique culturelle d’autre part ? Au lieu d’amener le maximum d’élèves possible à un niveau d’exigence intellectuel et culturel élevé, au lieu de faire ça, on fait de la décentralisation théâtrale comme si on imaginait que c’est dans les théâtres décentralisés que les inégalités produites et reproduites à l’école pourront se corriger. Est-ce qu’il n’y a pas là deux mondes, deux discours parfaitement contradictoires ?
Jack Ralite : Alors, vous voyez, quand tout à l’heure je vous parlais d’une discussion avec Bourdieu, que d’ailleurs les étudiants avaient choisi, en disant, c’est vous qui avez bien fait de faire deux lycées et un théâtre. Mais là il y avait l’intendance, on fait l’école et l’on ne fait pas le théâtre. Non, mais la vie, elle est totale et l’homme global, il a besoin d’avoir des ouvertures sur toutes ces questions-là. Aujourd’hui, je ne prétends pas que le théâtre de la Commune remplace ce qui ne va pas à l’école. Cela dit, il est nécessaire aussi. Et, sa fréquentation montre des choses curieuses. Mais ce qu’a dit Carlo Ossola est fondamental. Aragon dit : se souvenir de l’avenir Or, aujourd’hui, on a une logorrhée sur le travail de mémoire mais on a oublié la force du passé et, en même temps, on oublie l’espérance de l’avenir. Ça c’est quelque chose de très fort. Apollinaire disait : Finalement, on a un passé luisant, il devient d’autant plus luisant que le présent est impossible et on a un avenir incertain. On oblige les gens à vivre dans l’immédiat. Tout aujourd’hui. Mais il n’y a rien aujourd’hui. C’est le vide si on n’a pas une main qui touche l’avenir et une main qui touche le passé. Et, ça c’est un travail extraordinaire et pour revenir au Collège de France, les cours de Boulez sont formidables sur cette question, que je dirais théorique. Moi, je les ai lus, vraiment, ils montrent bien que c’est impossible d’oublier les deux. Autrement on est dans le présent et le présent devient un précipice. Aujourd’hui, on sent bien que le malheur, l’incertitude, y compris la violence. Et à côté de ce précipice, on a un peu des gens, aujourd’hui, qui - je parle de ceux qui dirigent n’est-ce pas – font la fuite de Varennes devant les problèmes. Il arriva un malheur après la fuite de Varennes, vous voyez, il faudrait peut-être bien qu’il n’y ait plus de fuite de Varennes.
Nicolas Demorand : Olivier Passeret.
Olivier Passeret : Trois questions dont une seule académique. D’abord, est-ce qu’il n’y a pas un alibi d’Aubervilliers. Je veux dire que par rapport aux années 70-80 où l’on avait l’impression qu’il y avait une vraie décentralisation, une vraie recherche de brassage, on a l’impression aujourd’hui que ça a complètement disparu, il reste Aubervilliers qu’on ressort régulièrement parce que ça marche et que malheureusement autour de ça, c’est le désert français. Deuxième question, là je m’adresse à l’ancien ministre, vous avez participé au pouvoir sous le président Mitterrand, quel regard portez-vous sur la politique de ce gouvernement sur la banlieue, et en général la gauche et d’une manière encore plus générale, qu’est-ce que vous préconisez pour les élections 2007 en matière de gestion des problèmes des banlieues. Et, enfin, dernière question très rapide, est-ce que vous êtes heureux au Sénat ? Quand on voit votre dynamisme, votre vitalité, vous devez les épuiser, vous devez un peu vous emmerder, non ?
Jack Ralite : Si on se laisse aller au ronron sénatorial bien évidement. Mais en même temps on a des débats… On vient d’avoir celui des droits d’auteur et Internet ce n’est pas un petit débat. Et, je pense même qu’il a été plus profond, mais pas encore assez, que celui de l’Assemblée nationale. On a vraiment eu une bataille autour du droit d’auteur, autour du droit moral. Quand vous pensez qu’à l’Assemblée nationale, sur 17 séances, ils ont cités 124 fois le marché et 11 fois le droit moral. Et que la première séance qui était programmatique, ils ont cité 29 fois le marché, zéro fois le droit moral, alors que le droit moral est fondamental.
Olivier Passeret : Et au Sénat ?
Jack Ralite : Moi je me base sur le droit moral. On sourit parce que je fais des citations. Mais c’est ma langue. Personnellement, ma vie, c’est, précisément, d’avoir rencontré des gens du type professeurs du Collège de France et les poètes qui m’ont donné des morceaux de mots. Il y a des moments où je parle l’Aragon. Et, là j’ai été voir Julien Gracq, chez lui, je me rends compte qu’il y a des moments où je parle du Gracq. Ça, ce n’est pas à l’école que je l’ai appris, c’est dans mes rencontres humaines avec les poètes.
Olivier Passeret : Ils vous comprennent vos collègues énarques et politiciens ?
Jack Ralite : Ils disent, finalement, c’est assez beau. C’est déjà pas mal que la beauté ait droit. Non, la vérité, dans les discours, ce qui est moche, c’est que beaucoup ne les écrivent pas. Ils les font écrire par quelqu’un. Alors, on a une moyenne. Une soupe qui peut-être émaillée de quelques citations, la fleur à la boutonnière. Tandis que moi, mes citations, c’est mes lectures. Elles m’appartiennent. Elles n’appartiennent même plus à Gracq. C’est à moi qu’elles sont. Et, on en a parlé avec Gracq et il m’a dit : « Vous devriez remarquer que dans mes livres, souvent il y a de l’italique et cet italique c’est une citation et je ne dis même pas le nom. » Et moi, j’ajoute qu’un jour ayant parlé l’Aragon, sans me rendre compte, le lendemain, je le vois et je lui dis : « Tu sais, je m’excuse, je t’ai cité mais je ne t’ai pas nommé. » Et il m’a dit : « Mais c’est là qu’est le bonheur pour un écrivain. » Puis, il s’est penché et il m’a dit : « Si tu savais, comme j’étais un pillard ! »
Nicolas Demorand : Bon, je suis désolé, mais c’est Olivier qui a posé la question. Politique, Banlieue, 2007 ?
Jack Ralite : Je crois que la banlieue n’a jamais été bien traitée. On s’est toujours penché sur elle, pour reprendre l’expression que j’ai dit tout à l’heure, c’est-à-dire on lui dit : Ah ! La banlieue ça ne va pas, ah ! Oui, acceptez que l’on diminue un peu les prestations sociales pour sauver les prestations sociales, un petit peu les conditions d’emplois pour sauver l’emploi et maintenant on diminue un petit les libertés pour sauver les libertés. Ce n’est pas en diminuant, mais en augmentant que l’on garantit les choses. Et la banlieue, elle, a été méconnue. Enfin, on se rappelle de certaines phrases qui disaient, il y en a même une - c’est Pierre Mauroy qui l’a dit - le mot ouvrier était devenu un gros mot. Mais enfin c’est quelque chose de phénoménal ! On se disait toujours avec Mourousi, quand on se parlait, je lui disais : « Tu vois ? Mon bonheur, c’est que j’ai une main chez les ouvriers et une main chez les artistes. Et, si jamais, je me distends d’un côté ou de l’autre, je boîte et je n’aime pas boiter. » C’est vrai que la gauche, elle n’a pas su avoir la main chez les ouvriers et elle n’a pas eu assez profondément la main chez les artistes. Ça, c’est une sacrée convergence, confrontation. Et, moi, cela se passe à l’intérieur de moi. Et, j’ai une reconnaissance. Mon père était taxi, je sors du milieu populaire. Pour les artistes, je ne les connaissais pas. Quel bonheur de les avoir rencontrés !
Nicolas Demorand : Aubervilliers n’est pas un alibi ? Dernière question.
Jack Ralite : Ah ! Non. Aubervilliers n’est pas un alibi. Un jour, le Figaro avait fait un article formidable et a même ajouté, il y a vraiment des communistes bien ! Alors,…
Nicolas Demorand : En parlant de vous ?
Jack Ralite : De moi et de mes camarades d’Aubervilliers ! Alors ça, je n’accepte jamais ça. Non. Je pense que sur cette question on a bien travaillé avec acharnement, confiance et dignité, mais ce n’est pas le seul endroit.
Nicolas Demorand : Et vos deux fers à repasser ?
Jack Ralite : Les deux fers à repasser, il a bien fallu qu’on se batte, hein ! Mais cela dit, en France il y a quantité d’endroits où des choses similaires se sont passées.
Nicolas Demorand : Marc Kravetz.
Marc Kravetz : Je voudrais, quand même offrir à Jack Ralite ses propres citations, quand il parle d’Aragon dans le texte, j’ai adoré cette phrase – quand il parlait de la banlieue tout à l’heure, superbe alexandrin - « dont on dit tant de mal et tant de fausses choses. » calculez bien, c’est dans le texte, Jack Ralite. Mais il y a quand même une chose qui me […] mais je voudrais avoir votre réaction toute simple. J’entendais, encore, avec Olivier Passeret, parler de décentralisation, est-ce que ce mot, lui-même ne vous énerve pas ? Moi, je l’exècre mais c’est personnel. Décentralisation, qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi, chaque endroit où l’on créé ne serait pas un centre ? Là, est la vraie question, qu’on est en train de se poser par rapport au lieu où l’on est. Moi, je ne crois pas aux alibis. Je crois, malheureusement, aux îlots où il se passe encore quelque chose par rapport à tous ceux où il ne se passe rien mais qu’à illustré le théâtre de la commune ou ceux qu’ont illustrés d’autres à Nanterre ou ailleurs, c’était simplement cette idée, qu’on peut créer ailleurs, qu’on peut faire vivre ailleurs. Est-ce que ce n’est pas ça profondément ?
Jack Ralite : Alors, là, on est à 120% d’accord. Parce qu’on a dit il y a un endroit puis on va distribuer. Vous voyez, on fait la charité. Moi, je préfère dans le serment sur la montagne, les pauvres ils sont debout, ils ne sont pas à genoux…
Marc Kravetz : […]
Jack Ralite : Alors que là, on les prend à genoux, on les prend comme pauvres et restez-y mais on vous donne un an de plus et restez-y. C’est pas ça. Non. Il y a une espèce d’osmose, de mixité qui s’est créée, une confrontation, comment on dit, comme un bourgeon mais qui existe et qui est bonifié par une arrivée mais si lui n’existe pas, l’arrivée a du mal à prendre racine, vous voyez ? Donc, je suis tout à fait de votre avis. Chaque centre est un centre. Et ça, c’est un élément de la démocratie d’ailleurs.
Nicolas Demorand : Alors, Carlo Ossola, pour revenir à ce serment sur la montagne Sainte-Geneviève, pour finir, il nous reste très, très peu de temps, vous allez y revenir très souvent à Aubervilliers ? Ça va s’étendre dans le temps cette initiative ? Ou, c’est comme d’habitude, quelques petits mots dans l’univers médiatique et politique et on fait ses valises et on rentre chez soi ?
Carlo Ossola : Ah ! non. Il y a déjà un programme pour une année, et puis on continuera, j’espère qu’en effet, on pourra enraciner nos conférences et nos débats d’abord au sein des écoles et puis dans les autres lieux d’identité publique. Et, j’ajouterai un petit mot, concernant en effet, ce mot de décentralisation. Nous avons appauvri l’idée d’État. Je pense à un auteur du IIe siècle, Grec qui parlait de Rome, cela fait quand même 1800 ans qu’il disait : « Rome est un état parfait parce que le centre est partout et la périphérie nulle part. » Il serait bon, si l’on arrivait, même de loin, à incarner cette idée. Le centre est partout et la périphérie nulle part. Or, on a encore beaucoup de chemin à faire.
Nicolas Demorand : Merci, encore, à tous les deux. Merci, Carlo Ossola, pour cette suite de conférences. Merci infiniment à Jack Ralite. Marc Kravetz a fait la liste exhaustive de tous les auteurs que vous avez cités. Marc, allez-y.
Marc Kravetz : René Char, - je n’ai pas tout noté surtout au début - Paul Claudel, Michaux, Saint John Perse, Aragon, Victor Hugo, Apollinaire, Julien Gracq,… J’en ai oublié quelques-uns.
Nicolas Demorand : Merci, infiniment à tous les deux. On indiquera, évidemment, sur le site Internet de France culture, l’ensemble des liens pour suivre cette initiative commune, du théâtre de la Commune et du Collège de France.