Si la sortie de certains films se fait dans une relative discrétion [1], ce n’est certainement pas le cas d’Hors la loi [2].
Le premier film de ce qui est annoncé comme une trilogie, Indigènes, sorti en 2006, n’avait pas provoqué une telle polémique. La question de la « cristallisation des pensions » soulevée depuis des années [3] revenait dans l’actualité sereinement [4]
Montrer les Indigènes « chair à canon », c’est admissible. Mais quand les survivants osent redresser la tête, SILENCE. Vous avez souvent vu le film de Sembène Ousmane [5] « Camp de Thiaroye » à la télévision ?
Cela se passait le 1er décembre 1944 au Sénégal [6].
Alors que l’expression « devoir de mémoire » est utilisée à toutes les sauces, force est de constater que la mémoire de certains est très sélective et qu’ils voudraient l’imposer à tous.
Il faudrait beaucoup parler de Katyn et se taire sur Sétif. Comme il est de bon ton de dire « Tibet libre » mais pas question de dire « Guadeloupe libre », « Martinique libre » ! Pensez donc cela pourrait remettre en cause des investissements juteux [7] …
Qu’est-ce donc qui provoque l’indignation dans Hors la loi [8] ?
Le but affiché de Rachid Bouchareb c’est que « Les Français, les Algériens, les Maghrébins et les Africains, surtout les nouvelles générations, ont besoin de connaitre le passé colonial [9] ».
Ce n’est pas la première fois que les massacres de 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata sont abordés au cinéma. Citons les documentaires suivants :
– « Les massacres de Sétif : un certain 8 mai 1945 » de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois (1995). Ce film est visible sur Internet
– « L’Autre 8 Mai 1945 – Aux origines de la guerre d’Algérie » de Yasmina Adi (2008).
– « Mémoires du 8 mai 1945 » de Meriem Hamidat (2008)
Ces deux documentaires, ainsi que « Hors la loi » sont au programme du Festival International du Film d’Histoire de Pessac 2010 « La fin des colonies ».
Le film de Yasmina Adi est programmé sur France 2 le lendemain de la sortie en salle de Hors la loi.
Belle initiative ? A relativiser : diffusé à minuit, ce documentaire vient après « La blessure : La tragédie des harkis », diffusé le lundi 20 septembre à 20h30 (France 3), et « La guerre secrète du FLN en France », diffusé sur France 2 le jeudi 23 à 22h50. De toute évidence ce n’est pas l’ordre chronologique qui a guidé l’ordre de la programmation. Rendre invisible, ou presque, sans pouvoir être accusé de censure ? Opération réussie dans ce cas puisque le Blog de l’histoire n’annonce que deux films dans son billet La guerre d’Algérie sur tous les écrans en date du 20 septembre !
Mais revenons à « Hors la loi ».
Le problème avec « Hors la loi », c’est qu’il s’agit d’un long-métrage avec des acteurs connus, susceptible donc d’être vu par un large public. Pour les nostalgiques de l’Algérie française et plus largement du colonialisme, le silence vaut mieux que tout.
Il faut que « Hors la loi » stimule la curiosité.
C’est une fiction, on peut débattre de la liberté d’un auteur de situer son intrigue dans un contexte historique et de prendre des libertés avec les réalités. Qu’on se rappelle les débats autour de « l’affaire Karski » [10]
Il faut que ce film donne envie de se documenter pour se forger sa propre opinion. Il y a d’excellents livres sur la question (cf Bibliographie sommaire). Il y a les documentaires cités précédemment.
Il y a aussi matière à recherche sur Internet. Il ne faut pas hésiter à consulter des sites et blogs aux opinions très contradictoires. Il faut recouper les affirmations.
Prenons un exemple : Dans le dossier de presse du film « Hors la loi » une citation célèbre est mise en exergue « L’Algérie, c’est la France » et elle est attribuée à Pierre Mendès France en 1954. Or dans la mémoire d’un militant anticolonialiste, c’est plutôt le ministre de l’intérieur de l’époque, François Mitterrand, qui en est l’auteur.
On trouve rapidement que c’est la note 19 de l’article de Wikipedia consacré à l’Algérie française qui est à l’origine de cette confusion. Certes, Alain Peyrefitte a bien, dans le feu d’un débat, attribué à Pierre Mendès France la fameuse citation. Mais est-ce une source crédible ?
L’intervention du 12 novembre 1954 à l’Assemblée nationale de François Mitterrand, et donc la fameuse phrase, est accessible dans « Les grands débats parlementaires de 1875 à nos jours », rassemblés et commentés par Michel Mopin - Notes et études documentaires - La Documentation française - Paris, 1988
Pour trouver des sources fiables, on pourra faire des recherches
– dans le site Persée pour trouver des articles de Charles-Robert Ageron, Benjamin Stora, Sylvie Thénault, etc.
– de même dans les sites Cairn info , Revues.org
– dans les archives de l’INA sur la Guerre d’Algérie
– dans les archives diplomatiques suisses qui vous permettront de prendre connaissance de 2 notes du consul de Suisse en date du 15 mai 1945 et du 12 juin 1945 ayant pour objet « Émeutes indigènes en Kabylie algérienne »
– avec les archives de Google actualités vous pourrez lire par exemple dans le Montreal Gazette du 11 juin 1945 : « The French have officially admitted 1.000 native killed around Setif when natives attempted a ’ nationalist demonstration on VE Day. ... »
– avec Google scholar, Google books (il n’y a pas que la page d’accueil de Google…)
On ne saurait que trop conseiller la visite du site de l’École Normale Supérieure « Pour une histoire critique et citoyenne : Le cas de l’histoire franco-algérienne » et notamment la communication de Mekhaled Boucif « La répression de mai 1945 dans le Constantinois »
A condition de faire preuve d’esprit critique Internet peut être un bon outil de connaissances, et c’est là la meilleure réponse aux assassins de la mémoire [11]. C’est à ce prix que l’on pourra faire échec à toutes les tentatives de réhabilitation de ceux qui ont combattu par tous les moyens pour l’Algérie française.
Aujourd’hui ils attaquent le film de Rachid Bouchareb.
Hier, ou plus exactement en novembre 1982, ils ont commencé de relever la tête quand l’ancien ministre de l’intérieur et ministre de la justice François Mitterrand, devenu président de la république, a fait voter en urgence et contre la volonté de sa majorité, la loi dite de « réconciliation »
Demain, ils espèrent la réhabilitation de l’OAS, bien engagée avec l’affaire du Mémorial du quai Branly
La connaissance, la reconnaissance des crimes coloniaux est indispensable.
La classe politique française, très prompte à donner en exemple l’Allemagne dans les domaines économiques et sociaux, ferait bien de s’inspirer du travail de mémoire mené dans ce pays. Citons par exemple l’activité de August von Kageneck, officier de la Wermarcht, qui « a beaucoup œuvré pour une réconciliation entre la France et l’Allemagne, fondée sur la confession des crimes et la reconnaissance des fautes.(souligné par moi) N’avait-il pas, dès 1948, participé à une marche européenne de la jeunesse à Strasbourg ? »
L’esprit critique, c’est réfléchir sur l’effet de telle déclaration, de tel écrit, de tel film.
Prenons le film « Des hommes et des dieux ». Imaginez qu’en première partie soit diffusé un court-métrage « Entretien avec Benoist Rey » visible sur le site memoro.org. Benoist Rey est l’auteur d’un livre « Les égorgeurs », un livre accablant sur son quotidien d’appelé pendant la guerre d’Algérie. Le livre, publié aux Éditions de Minuit en 1961, fût bien entendu interdit dès sa sortie. Gageons qu’à la sortie de la séance, le spectateur n’aurait pas les mêmes impressions.
Demander à d’autres pays de reconnaître des crimes gagnerait en crédibilité mais comme dit l’adage « Le chameau ne regarde jamais sa bosse »
Bibliographie sommaire
– Eugène Vallet, « Le Drame algérien. La vérité sur les émeutes de mai 1945 », Ed. Les grandes éditions françaises, 1948
(L’historien Guy Pervillé écrit à propos de ce livre « Ce livre était très bien documenté, mais très unilatéral. »)
– Yves Benot, « Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises », Ed. La Découverte, 1994
– Boucif Mekhaled, « Chroniques d’un massacre. 8 mai 1945 : Sétif, Guelma, Kherrata », Ed. Syros, 1995.
– Annie Rey-Goldzeiguer, « Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. De Mers-El-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois », Ed. La Découverte, 2001
– Jean-Louis Planche, « Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé », Ed. Perrin, 2006
– Marcel Reggui, « Les Massacres de Guelma. Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales », Ed. La Découverte, 2006 [12].
– Jean-Pierre Peyroulou, « Guelma, 1945 ». Une subversion française dans l’Algérie coloniale, Ed. La Découverte, 2009.