Introduction par Emmanuel Laurentin : Il y a 3 ans, ou presque, était votée la loi, dite du 23 février, sur les aspects positifs de la colonisation. Loi qui allait provoquer un immense débat, une immense discussion, bien au-delà du milieu des simples historiens. Nous avons choisi, cette semaine, et plus particulièrement jeudi dans le débat historiographique, de revenir sur ce qu’on a appelée « les lois mémorielles ». Notre documentaire de demain traitera de ces lois puisqu’en décembre dernier, en Espagne, fut votée définitivement une loi sur les réparations vis-à-vis des victimes de la guerre civile et de la dictature franquiste, autrement appelé là-bas « loi sur la mémoire historique ». Une loi, plus une loi, plus une loi, pourquoi donc faire passer, faire que le passé passe ainsi par la loi ? C’est la question que nous nous poserons toute cette semaine. Ce matin, notre invité sera le psychiatre et l’anthropologue, Richard Rechtman, coauteur, l’année dernière, avec Didier Fassin, de « L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime », c’était chez Flammarion. Il a travaillé avec des victimes du génocide cambodgien. Il est rédacteur en chef de la revue « L’Evolution psychiatrique » et revient tout au long de cet ouvrage, « L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime », sur les conditions sociales qui ont permis, ces 25 dernières années, la transformation radicale de la figure de la victime dans nos sociétés occidentales en particulier, mais bien plus largement également, puisque ces critères occidentaux ce sont imposés à d’autres sphères géographiques et culturelles d’ailleurs.
Faulques, avait abandonné le photojournalisme de guerre. La décision était venue au bout d’une longue période où tout s’était accumulé. La terre dévastée de Portman ( ?), le nuage noir sur le Koweït, Dubrovnik brûlant au loin, les nuits froides et solitaires plus tard, dans une chambre sans vitres du Holiday Inn de Sarajevo, devant le panorama de la géométrie urbaine dessiné par les explosions et les incendies, avaient conduit Faulques, inéluctablement, par leurs lignes droites et convergentes jusqu’à la salle d’un tribunal, où par un matin d’hiver, vers le milieu de cette guerre, un Serbe de Bosnie, dénommé Boris Laverack ( ?), ancien membre de la brigade d’extermination ethnique Bohica ( ?), relatait, avec une froide minutie, outre les exécutions massives, ses 32 assassinats personnels incluant les 16 femmes étudiantes ou mères de familles qu’il avait, comme ses camarades l’avaient fait pour des centaines d’autres, violées et tuées après les avoir sorties de l’hôtel prison Sandjak ( ?), transformé en bordel pour les troupes serbes. Et quand, devant le tribunal et les journalistes, Hérak ( ?) avait raconté, avec les gestes appropriés, l’assassinat d’une jeune fille de 20 ans : « Je lui ai ordonné de se déshabiller, elle a crié, mais je l’ai encore battue. Elle a ôté ses vêtements alors je l’ai violée, je l’ai donnée à mes camarades et après l’avoir tous violée nous l’avons emmenée, en voiture, sur le mont Zouk (?) où je lui ai tirée une balle dans la tête et nous l’avons jetée dans des buissons. » Faulques qui tenait le visage de Hérack ( ?), dans le viseur de son appareil, un visage insignifiant, vulgaire qu’en temps de paix on aurait considéré comme celui d’un pauvre type, avait baissé celui-ci lentement sans appuyer sur l’obturateur avec la certitude qu’aucune photographie au monde, non plus que l’image et le son qu’enregistraient en cet instant les caméras de télévision ne pourraient refléter, ni interpréter cela. Amoralité géologique avait dit un jour Oviedo ( ?), en parlant d’autre chose, mais qui pouvait finalement être la même chose. Impossible de photographier le bâillement indifférent de l’univers. Et c’est ainsi que Faulques était arrivé aux termes de 30 années de photographie de guerre.
Voilà donc un extrait d’un roman de d’Arturo Perez-Reverte, Le peintre de batailles, paru au Seuil. Arturo Perez-Reverte, lui-même correspondant de guerre, pour El Pais, pendant longtemps, en particulier justement pendant cette guerre en ex Yougoslavie, qui raconte dans ce livre l’arrêt de ce travail de photographe de guerre par ce dénommé Faulques, son héros, qui préfère se retirer, au bord de la mer, dans une tour pour pouvoir tenter de peindre, peindre une seule fresque qui rassemblerait l’ensemble des atrocités du monde qu’il n’a pas pu ou qu’il n’a pas réussi à capter par son appareil photo.
Bonjour, Richard Rechtman.
Richard Rechtman : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : J’ai choisi d’ouvrir, par ce morceau de fiction, notre entretien parce que dans cette fiction il y a là effectivement le renversement contemporain par rapport à ce qu’était, ou ce qu’est la victime mais également le bourreau puisque cette figure du bourreau est également présente dans votre livre, « L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime », que vous avez écrit avec Didier Fassin, et vous dites effectivement qu’il y a un changement d’attitude, disons depuis, mettons, l’après guerre du Vietnam, vis-à-vis de ces bourreaux que l’on considère différemment. On les considère souvent comme des hommes ordinaires, plongés dans des situations extraordinaires, ce qui tout compte fait les rend plus humains, dites-vous, Richard Rechtman. Ce qui est un bouleversement complet par rapport à la vision que l’on avait traditionnellement de ceux qui avaient accompli des crimes de guerre.
Richard Rechtman : Oui, tout à fait, à une nuance près, encore faudrait-il savoir d’où viennent ces bourreaux. C’est-à-dire que selon leur origine nationale, selon le pays dans lequel ils sont, la question se posera un peu différemment. C’est vrai qu’elle s’est posée avec une très forte acuité pour savoir au fond si ceux qui avaient commis des exactions pendant la guerre du Vietnam, du côté des forces américains, comme ceux qui avaient commis des exactions du côté des forces françaises, qu’est-ce qui les rendaient si différents des autres ? Étaient-ils encore humains ? Étaient-ils inhumains ? Le fait que l’on ait mis en avant la question de leur souffrance éventuelle, après les faits, la question du traumatisme, est plus un moyen de se rassurer sur leur humanité que finalement de se prononcer sur l’authenticité ou non d’un traumatisme. Je crois que c’est un point tout à fait significatif.
Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire, par là, que tout cela se voudrait -la science théoriquement est universelle - à géométrie variables ? On considérerait différemment la souffrance du bourreau lorsqu’il est français ou américain ou lorsqu’il est libérien ou rwandais, par exemple ? On ne prendrait pas les mêmes précautions pour parler du bourreau cambodgien, puisque vous avez travaillé sur le Cambodge, que pour parler du bourreau américain de Milaï ( ?) ou de ceux qui ont pratiqué la torture en Algérie lorsqu’ils étaient du côté français ?
Richard Rechtman : Incontestablement. Incontestablement. Et c’est ça qu’on a cherché à analyser aussi, dans ce livre, avec Didier Fassin, montrer que cette transformation majeure qui consistait à mettre en place, autour de la question de la souffrance, une légitimité de l’intervention qu’elle soit politique, qu’elle soit sociale, quelque chose qui reposerait sur une éthique, c’est-à-dire qu’au fond d’une certaine manière on ne serait pas dans un jugement moral, il y a de bonne victimes, de mauvaises victimes, on serait dans un jugement qui irait de soi, presque scientifique. Voilà, les choses sont ainsi et il n’y a pas à se poser de questions, c’est généralisé. Ce qu’on a voulu montrer, c’est tout sauf généra,l et que de la même manière qu’il ne s’agirait pas d’aller dans une déconstruction radicale du discours des victimes, il nous semblait important de montrer que ce discours des victimes cachait aussi tout un tas d’inégalités, de situations dans lesquelles on ne se retrouve pas nécessairement dans cette fameuse éthique. Je prendrais juste un exemple, pour le citer. Pendant la guerre du Vietnam, la question s’est posée de savoir si les auteurs d’atrocités pouvaient être considérés comme des victimes de guerre, ce qui est assez complexe mais finalement c’était tout aussi important pour l’armée américaine défaite - je rappelle que c’est une défaite, la guerre du Vietnam, pour l’armée américaine – et d’une certaine manière le traumatisme, là, des bourreaux est venu servir une cause essentielle, pour l’Amérique de l’époque, savoir ces hommes sont finalement peut-être coupables de ce qu’ils ont fait mais ils n’en sont pas néanmoins indemnes, ils ont été traumatisés. Je me souviens, lors de l’enquête, d’avoir interrogé un collègue psychiatre américain, en lui disant : mais enfin finalement que les bourreaux et les victimes aient le même diagnostic, l’état de stress post-traumatique, et la même souffrance, est-ce que ça ne vous choque pas ? Il m’a répondu tout de go : « Pas le moins du monde ! Je suis médecin, pour moi, quand quelqu’un a une fracture de la jambe qu’il ait cette fracture de la jambe parce qu’il a donné un coup de pied ou parce qu’il a reçu un coup de pied ne change strictement rien au traitement. » Voilà un énoncé que l’on pourrait dire quasiment éthique. Il s’agissait d’aller voir s’il se distribuait aussi facilement dans l’ensemble de la société, bien évidemment la réponse est non. Derrière ce discours on retrouve de la morale, une économie morale particulièrement.
Emmanuel Laurentin : Et on retrouve de l’histoire parce que ce qui est intéressant dans votre travail, mené avec Didier Fassin, c’est pour ça qu’on a eu envie de vous inviter en ouverture de cette série d’émissions consacrées au passé par la loi, c’est que vous partez, mettons, de la fin du XIXe siècle et vous arrivez jusqu’à aujourd’hui pour pouvoir vous poser la question justement de : « comment on considérait la victime auparavant et comment on la considère aujourd’hui » et le chemin qui a été parcouru entre une conception des victimes, en particulier des victimes de guerre, des contextes de guerre, mettons avant la Première guerre mondiale ou au moment de la Première guerre mondiale, qui étaient souvent considérés par la psychiatrie comme, dites-vous en tout cas, des gens qui pouvaient être non pas simplement des tires-aux-flancs mais des gens qui n’étaient pas des victimes, il fallait au contraire les mettre à part parce qu’ils pouvaient être dangereux…
Richard Rechtman : Jouer sur le moral des troupes.
Emmanuel Laurentin : Jusqu’à aujourd’hui où effectivement ce sont des psychiatres militaires qui ont en particulier participé justement à la conception de ce syndrome de stress post-traumatique, qui aujourd’hui fait florès pour tous les domaines de la société où l’on considère effectivement que ce traumatisme peut être universellement reconnu, pour des victimes d’attentats, pour des gens qui ont vécu une catastrophe naturelle, par exemple, un tremblement de terre ou encore qui ont vécu la guerre. Donc, vous faites un chemin, Richard Rechtman avec Didier Fassin, entre la fin du XIXe et aujourd’hui.
Richard Rechtman : Oui, il y a une continuité qui est marquée par toute une série de ruptures et où ce qui nous intéressait c’était d’essayer de comprendre la nature de ces changements. Parce que comme vous dites, très justement, le début du XXe siècle on a des représentations où la victime est d’une certaine manière presque coupable de ce qui lui arrive et fin du XXe siècle une représentation où la victime est totalement innocente de ce qui lui arrive quand bien même elle aurait une responsabilité, comme par exemple les soldats américains pendant la guerre du Vietnam, une culpabilité mais une innocence par rapport au traumatisme. Il y a plusieurs façons d’aborder cette question-là. La première consiste à se dire qu’au fond on a une évolution chronologique normale qui va avec l’avancée du savoir, on a une meilleure connaissance des choses et c’est bien normal qu’on ait changé les conceptions. C’est une hypothèse qui se défend et qui a été celle qui a permis à une certaine historiographie des troubles post-traumatiques de se mettre en place aujourd’hui. Notre hypothèse a été inverse pour deux raisons. La première c’est que la sémiologie du traumatisme n’a jamais changé. Que ce soit la névrose traumatique ou l’état de stress post-traumatique aujourd’hui, c’est exactement la même chose du point de vue clinique.
Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire qu’on ne l’appelle pas de la même façon, on appelait ça névrose traumatique à la fin du XIXe siècle, aujourd’hui on appelle ça l’état de stress post-traumatique en tout cas les symptômes sont les mêmes, c’est la même chose.
Richard Rechtman : Les symptômes sont les mêmes, la façon de la repérer est la même, rien n’a changé au niveau sémiologique et au niveau même de la connaissance scientifique.
Emmanuel Laurentin : Donc, si ça n’a pas changé médicalement c’est qu’en gros c’est la culture qui a changé.
Richard Rechtman : C’est autre chose qui a changé. Voilà.
Emmanuel Laurentin : C’est le regard que l’on porte sur ce syndrome.
Richard Rechtman : Il y avait encore une autre façon de se le dire, la sémiologie n’a pas changé mais c’est notre regard sur la souffrance des hommes qui a changé, donc, une évolution là encore progressiste pourrait-on dire, quasiment l’évolutionnisme démocratique qui font que ces gens que l’on ne voyait pas auparavant, aujourd’hui on les voit. Je crois que d’une certaine manière c’est juste, il faut le prendre en considération mais ne pas se limiter à cela. Et enfin, la troisième voie, pourrait-on dire, de percevoir ce changement, c’est de se dire : au fond ces victimes ne disent pas la même chose, à chaque époque historique. Elles sont présentes, elles ne disent pas la même chose ou on ne leur fait pas dire la même chose, et ce qui est intéressant c’est de voir ce qui se dit à partir d’elles à ces différentes périodes historiques. Et là, ça change complètement la lecture parce que tout à coup on n’est pas dans une période, pendant la Guerre de 14, où l’on ne veut pas prendre en considération les victimes, ou elles n’existent pas, ou on ne le voit pas, c’est archifaux. Elles sont présentes, elles disent quelque chose. Elles disent quoi ? Elles disent que ceux qui ont des traumatismes ne sont pas les hommes idéaux. Ils ne sont pas les représentants de l’humanité. Ils ne disent pas ce qu’est la réalité de la guerre. Un homme défait par la guerre, pendant la Guerre de 14, ou pendant la Guerre de 40, est un homme qui traduit ses propres faiblesses, qui ne dit rien de ce qu’est la guerre. Donc, on voit bien qu’il est présent cet homme. La victime existe, connotée péjorativement pour dire quelque chose de positif sur ce qu’est la guerre…
Emmanuel Laurentin : Parce qu’il n’est pas dans l’idéal héroïque, en particulier pour la Première guerre mondiale, dites vous. Comme il n’est pas dans l’idéal héroïque, il ne compte pas ou il compte négativement.
Richard Rechtman : Il compte négativement et sa figure est absolument essentielle pour justement fédérer derrière l’image de celui qui va faire le sacrifice suprême de sa vie, celui qui va accepter de mourir pour la patrie, pour que l’on montre bien que « le mourir pour la patrie existe », il faut aussi des gens qui refusent de se soumettre à cela, qui sont souvent des lâches, et donc une des modalités d’expression va être la souffrance traumatique. Et la souffrance individuelle de ces gens traduit leur faiblesse.
Emmanuel Laurentin : Alors, ce que vous dites aussi, Richard Rechtman, dans ce livre, c’est qu’en fait il y a ces personnages, ces soldats de la Première guerre mondiale qui souffrent psychologiquement et donc qui sont classés ainsi par les psychiatres qui travaillent auprès de l’Armée, mais tout compte fait, dites vous, ça remonte à un petit peu plus loin, ça remonte à la souffrance à la souffrance au travail…
Richard Rechtman : Exactement.
Emmanuel Laurentin : Ça remonte à ces ouvriers qui disent : je ne veux pas retourner alors que je suis guéri, après un accident du travail, je ne veux pas retourner au travail. Et là, on a les psychiatres qui disent, on a une forme nouvelle, qui est donc cette névrose traumatique, de gens qui ne veulent pas retourner au travail alors qu’a priori rien ne les empêche d’y aller, et ils sont disqualifiés socialement, d’une certaine façon, par cette envie de ne pas retourner au travail.
Richard Rechtman : Exactement. Dans cette enquête généalogique, je dirais que le point le plus important, parce que l’histoire de la névrose traumatique pendant la guerre est connue, c’est vrai que nous l’avons réécrite de façon assez différente mais ce qui est peu connu, ce qui est rarement dit, c’est le parallèle qu’il y a avec la sinistrose, donc cette maladie des travailleurs,…
Emmanuel Laurentin : C’est-à-dire en fait le centenaire de la sinistrose ?
Richard Rechtman : Exactement.
Emmanuel Laurentin : Parce que c’est en 1907-1908 qu’un psychiatre français invente le terme de sinistrose, l’inhibition de la bonne volonté des ouvriers, ces ouvriers qui ne veulent pas retourner au travail. Et pendant très longtemps, dites vous, cette invention, la sinistrose, va peser sur la façon dont on regarde les victimes, ceux qui justement sont encore dans le stress d’après un moment douloureux que ce soit un accident du travail ou au contraire des blessures pendant la guerre…
Richard Rechtman : Très longtemps parce qu’encore récemment, alors ça a quitté un petit peu le monde du travail, je dirais le travail, pardonnez-moi l’expression, un peu blanc, pour toucher le travail immigré, c’est-à-dire cette catégorie qui a été forgée pour les ouvriers du début du XXe siècle s’est déplacée pour traduire le malaise d’un certain nombre d’ouvriers ou d’immigrés, notamment issus des anciennes colonies françaises, au fond de ces gens qui après un accident du travail n’arrivent pas à retourner au travail pour des raisons dites psychologiques mais incompréhensibles qui traduisent avant tout leur faiblesse. Et ce qui est important de noter c’est que vous voyez dans cette histoire-là que le traumatisme a toujours été reconnu par la société, par les cliniciens. On sait que des événements extérieurs peuvent produire des traumatismes. Donc, il n’y a pas une découverte. Ce que l’on ne savait pas, c’est que tout le monde pouvait être traumatisé, ce qui se dit aujourd’hui, et qu’à l’époque la question qui se posait c’est : qui sont ces gens qui sont traumatisés ? Donc, le grand changement ça a été de se dire, d’une certaine manière, le traumatisme n’est pas le fait de quelques-uns qui présenteraient des caractéristiques déficientes mais le fait de tout le monde qui soudainement pourrait développer un traumatisme.
Emmanuel Laurentin : Mais on a oublié quelque chose néanmoins, Richard Rechtman, dans notre début de démonstration, on a oublié tout de même qu’il y a réparation et que le point nodale, pourrait-on dire, de ces ouvriers blessés qui ne veulent pas retourner au travail, de ces soldats qui disent je ne veux pas retourner au combat, de ces traumatisés multiples aujourd’hui, où la totalité de la société, dites-vous, peut être touchée par le traumatisme, c’est que généralement avec la reconnaissance de ce traumatisme, il y a peut-être derrière reconnaissance financière. Donc, il y a possibilité de toucher…
Richard Rechtman : Il y a obligatoirement…
Emmanuel Laurentin : Réparation.
Richard Rechtman : C’est un trouble qui pose la réparation puisqu’il pose directement un lien direct, une imputabilité entre l’événement et la symptomatologie. Donc, un certain nombre d’auteurs au début du siècle précédent disaient : « Au fond, dès que les lois sur les accidents du travail sont apparues la névrose traumatique est apparue. » Tant que l’on ne compensait pas il n’y avait pas de raison d’être malade. Maintenant qu’on compense, il y a des raisons d’être malade. Donc, la suspicion est bien sûr non pas sur la réalité du trouble mais sur l’enjeu, « Pourquoi veulent-ils être malades pour toucher de l’argent, sans rien faire ? »
Emmanuel Laurentin : Donc, suspicion sur les victimes, tout de même, pendant très longtemps ?
Richard Rechtman : Suspicion sur les victimes, pendant très longtemps et, ça va sans doute vous rassurer, toujours. Je lisais, hier, un article qui est paru dans une revue nord-américaine, très célèbre, qui s’appelle ( ?) and services où pour la première fois les psychiatres nord-américains s’autorisent à poser la question : si la réparation financière des soldats, des vétérans présentant un état de stress post-traumatique n’est pas susceptible d’accroître les symptômes ? Et la conclusion de l’enquête faite, alors-là cette fois-ci faite avec des données épidémiologiques, comme ils savent très bien faire, montre qu’incontestablement la réparation, loin d’arrêter les symptômes les renforce. Donc, conclusion qui n’est pas faite mais qui est quand même « Il vaudrait mieux arrêter de réparer, ou en tous les cas, il vaudrait mieux réparer moins. » Vous avez une légitimé de la réparation qui va être un des enjeux de la question que l’on va se poser. Au fond, on répare les gens pour qu’ils aillent mieux ou on répare les gens pour que l’histoire soit entendue. Et vous avez toute cette dialectique-là qui se pose tout le temps et qui est problématique. S’il ne va pas mieux alors qu’on le répare, alors que ce qui fait qu’un sujet aille mieux c’est le soin pas l’argent qu’on lui donne, s’il est réparé, c’est pour une raison sociale ou politique pas nécessairement pour une raison psychologique, et vous avez la confusion qui se met en place, là : « Ah ! si psychologiquement ça lui sert à rien, au contraire ça aggrave, ne lui donnons pas d’argent, ne réparons pas. » Et si l’on ne répare pas c’est aussi une façon de dire : il n’est rien arrivé dont la société aurait à se préoccuper. Vous voyez, on n’est pas sorti de l’affaire.
Emmanuel Laurentin : Oui, parce que ce que vous racontez, Richard Rechtman, c’est tout de même que les assurances ne sont pas loin, la société assurantielle et la réassurance non plus et que donc chemine, tout au long de ce siècle, le XXe siècle, le travail des psychiatres et le travail des psychiatres qui sont alliés, qui servent d’experts en tous les cas, pour les sociétés d’assurance qui ont besoin de classifier les maladies pour pouvoir savoir si elles donnent droit ou non à réparation et que tout compte fait, depuis justement cette question des ouvriers et du droit du travail à la fin du XIXe siècle jusqu’à la création de la notion post-traumatique, « stress-disorder » comme on dit en américain, eh bien il y a toujours une relation assez proche de ces classifications, en tout cas, et de ces psychologues ou psychiatres qui classifient avec justement les sociétés d’assurance qu’elles soient publiques ou privées d’ailleurs.
Richard Rechtman : Oui, bien sûr, mais avec l’ensemble de la société pourrait-on dire.
Emmanuel Laurentin : Bien sûr.
Richard Rechtman : L’expertise est toujours d’un côté. Il est évident que jusqu’aux années 70 en France, même un peu plus, l’expertise psychiatrique n’est pas du côté des victimes. Elle est du côté justement des compagnies d’assurance. Ce qui va être assez singulier en France, c’est ce changement qui va apparaître au début des années 80 où les experts, c’est-à-dire ceux qui vont défendre une nouvelle catégorie disciplinaire, qu’on appellera la victimologie psychiatrique, vont être résolument du côté des victimes. Alors çà, c’est une originalité du côté de l’expertise. Comme renversement, l’expertise est du côté, pourrait-on dire, des dominés, de ceux qui ne sont pas entendus. C’est-à-dire que la psychiatrie, là, montre une autre capacité qui est d’être du côté de ceux qui sont les moins bien lotis dans la société et donc de défendre leurs intérêts et de plaider pour une juste réparation qui serait thérapeutique. Donc, vous avez là, un des éléments encore une fois positifs de ce mouvement et un des éléments qui le limite puisque d’emblée dans cette expertise se pose la question de l’efficacité thérapeutique. Le renversement est assez facile à imaginer. Si ce n’est pas efficace, on arrête de payer et là, on est coincé.
Emmanuel Laurentin : Ce qui nous a donné l’idée de vous inviter ce matin, Richard Rechtman, c’est qu’il y a eu un rapport fait entre la publication de votre livre et puis le reportage que nous sommes allés faire avec Véronique Lamendour, en Espagne, c’était en décembre dernier, ça passera demain sous forme documentaire, auprès de tous ceux (législateurs, hommes politiques mais également associations…) qui ont accompagné, de près ou de loin, la composition, la création d’une loi, qui s’est appelée journalistiquement « la loi de mémoire historique », qui veut donner réparation, symbolique mais aussi financière parfois, à ceux qui ont subi le franquisme, la guerre civile et qui, disent les promoteurs de cette loi, n’ont jamais eu droit de citer dans l’histoire officielle de l’Espagne puisque même si à partir de 1977 et la transition démocratique, la démocratie est revenue, on n’a pas voulu, disent-ils, trop brasser cette histoire-là, on a préféré quelquefois une sorte de silence volontaire à la résurrection des plaies et des maux du passé. Et dans les entretiens que nous avons accomplis, un socialiste, qui était un des rapporteurs de la loi, nous a dit cette phrase, qui nous a frappée, à propos des gens qui pourraient vouloir changer cette loi parce qu’ils ne sont pas reconnus, quelques uns qui ont été un peu oubliés, qui sont un peu dans les coins, pourrait-on dire de cette loi, il nous a dit : « Nous n’avons pas les moyens financiers d’aider tout le monde, cette loi a des possibilités limitées mais néanmoins ces gens sont très respectables parce qu’ils ont soufferts ». Comment vous analysez une phrase comme celle-ci, Richard Rechtman. « Ils sont très respectables parce qu’ils ont soufferts » ?
Richard Rechtman : Je crois que c’est une phrase essentielle qui résume très rapidement une des données essentielles de notre société contemporaine. Non pas qu’on soit dans une société de compassion, non pas qu’on soit dans une société où finalement on va se préoccuper de la souffrance des uns et des autres, je ne crois pas à cette histoire là. Je crois plutôt que la souffrance, la reconnaissance de la souffrance offre une légitimité à un discours qui jusqu’alors n’arrivait pas à s’énoncer. Cette loi dont vous parlez, comme un certain nombre de lois mémorielles qui ont été faites en France, vise à parler de gens dont on ne parlait pas auparavant. Pourquoi ne parlait-on pas de ces gens-là ? Parce que c’était des gens qui avaient été vaincus. Au fond, ça pose une question théorique majeure et probablement majeure pour d’autres émissions sur La fabrique de l’histoire, peut-on faire une histoire des vaincus ? Au fond, comment définir un vaincu ? C’est facile de définir un vainqueur, c’est facile de définir comment on va raconter l’histoire du point de vue des vainqueurs mais du point de vue des vaincus ? D’abord les vaincus ne sont pas toujours les bons, des fois qu’on est complètement vaincus on passe du côté du mauvais, puis des fois il y a des bons qui sont vaincus. Les catégories morales sont assez difficiles à mobiliser pour parler de ça. Parler de ceux qui ont perdu, c’est aussi parler de ce qu’ils ont enduré. Alors, quelles sont les traces qui restent ? Si vous voulez parler de la colonisation, si vous parlez de l’esclavage, trouver des traces physiques de l’esclavage, vous n’allez pas trouver des écrous sur les jambes des descendants, vous n’allez pas trouver les traces de fouet… Vous n’allez rien trouver de physique. Donc vous allez chercher quelque chose qui vaudrait comme trace, qui serait incontestable, qui traduirait cette souffrance et le traumatisme est là bien sûr quelque chose qui se transporterait…
Emmanuel Laurentin : De génération en génération, au-delà du temps.
Richard Rechtman : Au-delà du temps. Donc, au-delà même de savoir si l’on est dans un régime de compassion, ce que je ne crois pas, on est dans un régime qui cherche profondément à parler de ceux dont on n’a pas parlé, les vaincus, et de faire une histoire des vaincus dont certains d’ailleurs vont se la réapproprier. Et comment se positionner dans cette place de vaincu sans être simplement celui qui a toujours été le dominé ? Eh bien c’est de se dire avec une séquelle traumatique, une souffrance qui là atteste de cette position de vaincu sans pour autant mettre le sujet dans cette position, comme je le disais tout à l’heure, de dominé permanent. Alors évidemment ça pose des questions morales malgré tout puisque dans ces vaincus vous y mettez des dominants. C’est ce que je disais tout à l’heure avec l’histoire de la Guerre du Vietnam, on parle aussi des soldats américains traumatisés parce que c’est une Armée défaite, défaite psychologiquement, défaite militairement. Donc, là aussi le traumatisme a pris une place essentielle et la souffrance des vétérans à pris une place essentielle pour parler de ces hommes qui n’étaient plus des conquérants, qui étaient des hommes qui avaient perdu. Donc d’une certaine manière, cette phrase, de ce député, est tout à fait éloquente sur la façon qu’on a de se représenter aussi aujourd’hui cet aspect de ceux qui n’ont pas eu la chance d’autres. Ça pose quand même…
Emmanuel Laurentin : Là, en l’occurrence, il faut bien le dire, cette loi est là pour faire droit à ceux qui n’ont pas été reconnus dans l’histoire officielle espagnole, du moins tout le temps où Franco était au pouvoir, c’est-à-dire les anciens républicains descendants de républicains et effectivement lorsqu’ils parlent de cela, eux-mêmes se considèrent, ils sont les vaincus de cette histoire. Donc, il faut d’un seul coup qu’ils soient réintégrés dans l’histoire espagnole. Par exemple, la longue discussion, qui a duré plus d’un an, sur ce projet de loi, a conduit des groupes dits minoritaires à venir se rajouter au projet de loi initial. On a commencé à parler des déportés républicains qui ont été déportés depuis le territoire français par les Allemands jusqu’à Buchenwald, la plupart du temps qui ne sont jamais revenus sur leur territoire espagnol puisqu’évidemment à la fin de la guerre pour ceux qui revenaient de Buchenwald, ils étaient peu nombreux, ne pouvaient pas rentrer en Espagne, donc ils font aussi partie de cette loi. Il y a aussi les homosexuels qui ont été mis en prison par Franco qui ont obtenu pour la première fois dans le monde d’ailleurs, une réparation financière pour les souffrances qui leur ont été infligées, durant la dictature franquiste.
Richard Rechtman : Mais oui, mais oui. Toutes ces catégories que vous avez listées montrent bien une transformation qui nous semble, qui me semble pour ma part, essentielle à analyser, c’est que le langage de la souffrance passe beaucoup mieux que le langage politique. Et ça, c’est aussi une question politique essentielle. Une question morale, essentielle. Au fond, être victime d’injustice politique est quelque chose qu’il est très difficile aujourd’hui de faire valoir sauf à prouver que ces injustices font souffrir. Mais à partir du moment où elles font souffrir, on est dans une naturalisation de l’inégalité et une façon de négliger l’inégalité sociale. Vous avez, sans aller aussi loin que ces lois mémorielles, quelque chose dans la politique gouvernementale d’aujourd’hui, un accent mis très fort sur la réparation des inégalités de nature, comme s’il appartenait au gouvernement de compenser une inégalité de nature, et de réparer - encore une fois je trouve ça très bien de réparer les inégalités de toutes natures, les lois sur le handicap… - mais dans le même temps un discours politique qui énonce que réparer les inégalités sociales ce n’est pas notre affaire. Alors là, on a aussi un effet de surprise. Comment se fait-il que la sphère politique puisse se dire que réparer les inégalités sociales n’est pas l’affaire du politique, l’affaire du politique c’est de réparer les inégalités de natures. Vous voyez bien aussi la place que va jouer le signifiant de la souffrance, la reconnaissance de la souffrance là-dessus. Ce qui montre aussi sa distribution tout à fait inégalitaire sur la planète. C’est-à-dire qu’il y a des gens pour lesquels on n’a pas besoin de réparer l’inégalité de nature, l’inégalité sociale, des gens pour lesquels au fond être victime ou pas n’a aucune espèce d’importance.
Emmanuel Laurentin : Pour lesquels mettre des cellule médico-psychologique n’est pas à l’ordre du jour en tous les cas. C’est le cas dans certains pays alors que chez nous ça se développe de façon assez considérable. Il y a quelque chose aussi de très important dans votre travail avec Didier Fassin, Richard Rechtman, c’est que vous pointez du doigt quelque chose qui dit quelque chose à l’historien. Vous dites en fait l’émergence de ce « Post-Traumatic Stress Disorder », de cette notion dans les années 70, au début des années 80, créée aux États-Unis dans une nouvelle nomenclature mise en place par l’association des psychiatres américains, l’apparition de tout cela correspond à l’émergence d’une nouvelle idée, c’est que l’événement crée la pathologie, est le seul responsable de la pathologie. Et ce qui est étrange c’est qu’en histoire, dans ces mêmes années, après de longues années en particulier autour de l’histoire des Annales où on disait, c’est du moins l’image que l’on a gardé même si c’est un peu faux, que l’événement avait été chassé par les historiens pour pouvoir justement conserver la longue durée, l’événement est revenu dans l’historiographie contemporaine comme étant un moment très important de l’histoire ; c’est-à-dire qu’on redonne, disons, de l’importance à l’événement comme étant le déclencheur de mouvements historiques, ce qui correspond à peu près aux mêmes années où l’on décide que l’événement est le déclencheur de nouveau syndromes, de nouveaux traumatismes.
Richard Rechtman : Oui, je crois que ce que vous soulignez-là est d’importance parce que dans la cas de la psychiatrie, on voit bien comment cette décision -parce que c’est une décision qui a été obtenue par un vote solennel dans l’association américaine de psychiatrie – décrétait que l’événement était le seul responsable de la pathologie ne s’est pas fait parce qu’il y a eu une nouvelle découverte scientifique, c’est fait parce qu’il y a eu une pression sociale très forte des mouvements féministes et des mouvements luttant contre la Guerre le Vietnam.
Emmanuel Laurentin : Alors il faut expliquer pourquoi les mouvements féministes, on n’en pas encore parlé. Ce sont les féministes qui pensent qu’effectivement pour expliquer en particulier un traumatisme très fort chez certaines personnes et en particulier chez certaines femmes adultes, il faut remonter à des périodes plus anciennes en particulier à la période de l’enfance et de moments où elles ont pu subir justement soi des attouchements sexuels, soit des viols de la part de leurs proches et qu’il faut remonter à cet événement originel pour pouvoir mieux comprendre tout ça. Donc une alliance entre ces psychiatres militaires, dont vous parliez tout à l’heure, dans la Guerre du Vietnam, dites vous, et ces mouvements féministes qui bien que contestant la pensée freudienne en particulier vont chercher justement dans certains aspects de cette pensée freudienne pour pouvoir justifier justement l’existence de ce traumatisme à distance.
Richard Rechtman : Exactement. C’est ça qui est le plus étonnant quand on fait l’histoire de ces notions. On tombe sur des rencontres tout à fait inédites, voire improbables…
Emmanuel Laurentin : Des alliances.
Richard Rechtman : Improbables. La deuxième tendance du mouvement féministe nord-américain, vers la fin des années 60 début des années 70, a consisté non pas simplement à dénoncer la façon dont la femme était dans une position de mère au foyer, par exemple le premier féminisme avec Betty Friedan, on est dans quelque chose d’autre qui consiste à montrer que les femmes sont victimes d’une domination masculine absolument radicale, qui s’exprime non seulement par une domination professionnelle mais aussi par une domination physique, voire sexuelle et que les femmes sont victimes dans leur enfance d’abus sexuels par les hommes jamais dits. La question centrale, ce n’est pas tant de dire que toutes les femmes sont violées ou abusées, c’est surtout de montrer que quand c’est fait c’est jamais dit. Ce n’est pas reconnu et le savoir en place interdit qu’on en parle. Donc, la querelle que les féministes vont avoir vis-à-vis de Freud ça va être de dire que d’une certaine manière Freud a reconnu la réalité de ces traumatismes, de ces abus sexuels et finalement a renoncé à les révéler en inventant une nouvelle théorie, « la théorie fantasma ». Le point, me semble-t-il, qui est tout à fait essentiel, qui va permettre de comprendre pourquoi cette rencontre improbable va se faire, c’est qu’elles disent, d’une certaine manière, il y a là une trace qu’il faut exhumer. Qui va être capable d’exhumer cette trace ? Si on nous dit que le traumatisme est bien sûr lié à l’événement comme on l’a toujours pensé mais de façon indirecte, c’est-à-dire que c’est l’événement plus la personnalité de la personne, plus tout un tas d’éléments qui sont arrivés après, plus aussi le doute sur la réalité de l’événement, est-ce que c’est vraiment l’événement qui a produit le traumatisme, si quelqu’un arrive à nous dire, comme ont dit les pédiatres pour le mouvement de défense de l’enfance maltraitée, « Vous voyez ces fractures, ces os brisés que l’on voit à la radio, eh bien c’est les parents qui ont du casser ces os », vous aviez une preuve médicale de la réalité de l’enfance maltraitée qui est apparue au début des années 60. Les féministes vont chercher la même preuve du côté de la psychiatrie en leur demandant de montrer qu’une femme qui à l’âge de 40 ans fait des cauchemars et revoit des scènes épouvantables dans sa tête c’est qu’elle les a vraiment vécues. La théorie freudienne ne le permet pas complètement et la psychiatrie nord-américaine de ce nouveau manuel de psychiatrie, qui s’appelle le « DSL3 », va accepter de voter cette idée selon laquelle seul l’événement est responsable de la pathologie. Ça va servir les féministes, les mouvements de lutte contre la Guerre du Vietnam, l’ensemble de la communauté des victimes qui vont enfin avoir une preuve, non pas clinique mais une preuve à exhiber sur la scène publique et politique.
Emmanuel Laurentin : Alors, on pourrait croire à vous écouter, Richard Rechtman, que vous faites partie de cette troupe, nombreuse désormais, qui parle de la concurrence victimaire, qui dit que les victimes sont trop présentes dans la société contemporaine, alors que c’est plus délicat que cela, plus subtil que cela. Vous ne mettez pas en cause cette existence des victimes dans la société, vous vous posez juste la question de savoir pourquoi ils émergent à un moment donné dans la société contemporaine, pourquoi ils arrivent dans le discours public, là où auparavant on ne les entendait pas, où même on les critiquait et on les considérait comme de mauvais citoyens d’une certaine façon, ces victimes là. Là, en l’occurrence vous dites, non, non, ils existent, ils ont toujours existé, elles ont toujours existé ces victimes mais elles n’ont pas été visibles, comme elles le sont aujourd’hui.
Richard Rechtman : Oui, c’est exactement cela. Cette idée de la concurrence des victimes, que ce soit Didier Fassin ou moi, on ne la partage pas du tout. D’abord parce qu’on pense que c’est quand même une chance aussi pour toute une catégorie de personnes de pouvoir enfin être entendues dans leur spoliation, et donc vraiment alors là, je n’ai pas la moindre réserve à me dire qu’on entende les victimes de la catastrophe AZF, à Toulouse, les gens du quartier des Mirail qui étaient des populations ultra-défavorisées et qui grâce à ce traumatisme entendu, vont obtenir une compensation et vont pouvoir se faire reconnaître sur la scène sociale, non je ne trouve pas que ce soit quelque chose qui soit dans le registre de la compassion. C’est vraiment quelque chose que l’on ne peut que soutenir. De la même manière que l’on puisse entendre que dans certains pays ce qui se passe est inacceptable, voilà, ce sont des choses de l’évolution que l’on peut remarquer. Mais ce qui nous a intéressé ce n’est pas de se dire est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est mal ? C’est, qu’est-ce qu’on peut dire à travers le traumatisme ? Et qu’est-ce qu’on ne peut plus dire, avec ce langage là ?
Emmanuel Laurentin : Alors, qu’est-ce qu’on ne peut plus dire ?
Richard Rechtman : Vous avez plein de choses que l’on ne peut pas dire. Par exemple, les inégalités sociales, vous ne pouvez pas les dire. Si on prend l’exemple de Toulouse…
Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire que cela nous replace dans une sorte de commune humanité, mais c’est ce que, d’une certaine façon, avaient voulu certains quand après la Seconde guerre mondiale on a parlé des victimes de la shoah. On s’est dit, qu’à travers l’indicible de la shoah, même si vous mettez en cause l’idée même de cet indicible de la shoah, on retrouve la commune humanité.
Richard Rechtman : Bien sûr, bien sûr. Mais pourquoi retrouver la commune humanité dans l’idée d’une souffrance ? Et pourquoi surtout imaginer que la souffrance nivelle les anciennes inégalités ? Si vous prenez l’exemple de Toulouse, une usine explose dans un quartier défavorisé, l’ensemble de la ville va pouvoir bénéficier d’une réparation indépendamment du fait qu’il y ait des quartiers qui sont profondément plus touchés, des quartiers déjà ultra-défavorisés, et qu’il est malgré tout pas totalement exact de dire que tout le monde est traité à la même enseigne. Surtout si l’on reprend l’exemple de Toulouse, il y a deux catégories de populations qui n’ont pas bénéficié du qualificatif de victime et de la réparation. Qui sont ces catégories ? La première, les malades mentaux, un hôpital psychiatrique, l’hôpital Marchand, qui est juste en face de l’usine, intégralement détruit, les patients dispatchés un petit peu partout, toute la littérature scientifique montre que ce sont des patients plus à risque de développer des troubles post-traumatiques, alors si l’on prend le PTSD, le Post-Traumatic Stress Disorder, on sait que c’est vraiment la population privilégiée, aucun ne sera qualifié de victime, aucun ne touchera de compensation. Dans l’idée de victime, ils n’existent pas. Et les autres, c’est les ouvriers de l’usine AZF…
Emmanuel Laurentin : Ils étaient coresponsables, c’est comme ça qu’ils ont été vécus en fait. Le discours en a fait des coresponsables de la catastrophe, donc ils ne peuvent pas être victimes et coresponsables à la fois.
Richard Rechtman : Exactement.
Emmanuel Laurentin : Pourtant on peut être bourreau au Vietnam et également être considéré comme victime en même temps que bourreau. Pourquoi ce n’est pas applicable dans tous les cas ?
Richard Rechtman : Justement, c’est ça qui est intéressant de voir. Et c’est en cela que par les concurrences des victimes on loupe le phénomène majeur, on le crédite d’une généralisation qui toucherait toutes les sphères de la société et on imagine que tout le monde s’y retrouve alors que, premièrement, ce n’est pas vrai et, deuxièmement, les acteurs s’en débrouillent autrement. Si l’on prend cette monographie que l’on a faite de Toulouse, vous voyez comme les gens peuvent se dire : « Je suis traumatisé peut-être mais si c’est utile après tout pourquoi pas. » Il y a une intelligence de l’acteur social. On n’est pas que dominé par ce discours.
Emmanuel Laurentin : Intelligence de l’acteur social mais intelligence aussi des acteurs sociaux qui vont tout de même utiliser les compensations financières versées à certaines victimes historiques, pourrait-on dire, pour pouvoir dire pourquoi pas nous ? Quand émergent sur la scène, au début des années 2000, les questions de la colonisation, de l’esclavage, elles ne peuvent pas ne pas faire référence à la question des victimes de la shoah. Il y a bien néanmoins une construction historique de victimes qui se considèrent victimes, alors on n’appelle peut-être pas ça concurrence des victimes, par rapport à d’autres qui l’étaient auparavant, ou dont le traumatisme a été réparé financièrement avant eux.
Richard Rechtman : Toute la question est de savoir si l’on répare le traumatisme ou si l’on prononce quelque chose de l’histoire d’un pays.
Emmanuel Laurentin : On est au cœur de cela.
Richard Rechtman : On est au cœur de cela. Est-ce qu’aujourd’hui, la question se pose de savoir si la réparation signifie reconnaissance historique et que l’absence de réparation signifie qu’il n’y a pas de reconnaissance historique ? Alors, je vais me décaler un tout petit peu de la question que vous me posez pour l’illustrer autrement. Vous savez quelle est aujourd’hui l’évolution du droit d’asile. Il n’y en a presque plus. Il y a une vingtaine d’années, 80% des demandeurs d’asile obtenaient le droit d’asile, aujourd’hui on est dans 5 à 10% Aujourd’hui, pour obtenir le droit d’asile en France, il faut prouver qu’on a été victime. C’est une petite dérive quand même ! Voire une dérive majeure par rapport à la convention de Genève. Victime de persécution, comment montrer, prouver qu’on a été victime de persécution ? Il faut des traces, des traces sur le corps, difficiles à démontrer ou traces dans le psychisme, encore une fois. Le traumatisme là, va jouer comme preuve de la réalité d’une persécution. Pourquoi pas, me direz-vous ? Sauf que quand on fait la comparaison justement avec Toulouse où, comme je le disais tout à l’heure, tout le monde est réparé indépendamment du traumatisme et lorsqu’on vient d’un certain pays, ce n’est pas sûr. Au fond, que se passe-t-il comme processus politique à ce moment-là ? Eh bien la recherche de la réalité du traumatisme de quelqu’un de persécuté dit : « Cet homme-là, je suis sûr qu’il est persécuté, je suis sûr qu’il est traumatisé, je n’ai pas besoin de me prononcer sur la réalité qui se passe dans son pays. » Et vous avez là un énoncé de réparation individuelle qui ne vient rien dire sur la réalité des conditions de ce qui se passe dans son pays. Or, on sait que les gens qui viennent de certains pays d’Afrique, d’Asie du sud ont toutes les chances, les malchances d’avoir connu des choses absolument épouvantables. Pourquoi faut-il le prouver individuellement et pas collectivement comme ça s’est fait justement pour les Cambodgiens ? Eh bien pour des raisons toutes simples. Si on le considérait collectivement, alors on qualifierait l’événement. Vous voyez bien qu’aujourd’hui, cette idée selon laquelle la souffrance qualifie l’événement n’est pas complètement exacte. Ça dépend vraiment des cas des figures, ça dépend des situations. Dans le cas des demandeurs d’asile, c’est justement l’inverse qui se passe. A chaque fois que l’on qualifie la souffrance individuelle, d’un ex Zaïrois qui etc. on n’a rien dit de son régime, on n’a rien dit d’où il venait. Et en tout cas surtout ce qu’on a dit c’est que son discours de militant est aujourd’hui totalement inaudible, comme relevant du droit d’asile.
Emmanuel Laurentin : Alors, justement, Richard Rechtman, pourquoi faut-il dans certains pays, dont le nôtre mais dans d’autres aussi, ces temps-ci passer par la loi, puisque c’est le thème de notre semaine, pour pouvoir faire reconnaître l’existence de ces traumatismes dans la société ? Pourquoi passer par la loi ? Est-ce que justement parce que la loi dit ce qui nous rassemble, ce qui fait sens commun pour chacun des citoyens d’un pays ? Est-ce que parce que cette loi ouvre des droits collectifs ou individuels ? Qu’est-ce qui justifie, selon vous, ce passage par la loi ?
Richard Rechtman : Je pense qu’un historien ou un juriste serait plus à même que moi de répondre à votre question parce qu’elle pose une question encore plus importante, pourquoi tant de choses doivent passer par la loi aujourd’hui ?
Emmanuel Laurentin : Il n’y a pas que ça qui passe par la loi, bien évidemment. L’inflation législative.
Richard Rechtman : Ce qui me semble c’est qu’il manque aussi des espaces de débat public. Des débats publics qui aient du sens et qui inscrivent quelque chose dans notre histoire collective. Est-ce qu’il est possible aujourd’hui qu’un débat public inscrive quelque chose dans notre histoire collective ? S’il ne passe pas par la loi, je ne le sais pas.
Emmanuel Laurentin : C’est en tout cas ce qu’ont dit les Espagnols et ce qu’a dit le gouvernement Zapatero à propos de cette loi dont nous parleront demain, dans le documentaire. Ils ont dit, pour en parler il faut ouvrir l’espace de discussion législatif parce que là tous les groupes politiques vont pouvoir parler qu’ils soient nationaux ou des autonomies et chacun d’entre eux va pouvoir exprimer une position par rapport à cette question de la guerre civile et de la dictature franquiste, donc ils ont pensé que c’est par la loi que ça devait passer.
Richard Rechtman : Comme sur l’homoparentalité et tout un tas de questions qui touchent, pourrait-on dire, aussi aux mœurs, qui pourraient se traiter dans le débat public sans forcément se traiter par la loi, qui aujourd’hui passent par la loi. Ça montre sans doute un autre rapport que notre société entretient à l’espace législatif, à la représentation nationale, à la façon de poser des questions cruciales citoyennes et politiques. Il me semble aussi qu’à partir du moment où ce sont quand même, encore une fois, des groupes dominés, le débat public ne peut pas suffire. Lorsque vous avez des groupes dominants, finalement le débat public peut suffire puisque d’une certaine manière une fois qu’ils ont pris leur décision ils ont les moyens de l’imposer. Donc, je crois qu’il faut aussi que nous prenions cette liberté qui consiste à réintroduire des dimensions politiques, des hiérarchies sociales, une réflexion sur les inégalités sociales pour penser ces phénomènes qui se présentent comme des phénomènes complètement naturels, voire naturalisés et nous dire au fond : aujourd’hui tout passe par la loi, est-ce que finalement une position de dominé, qui ne peut pas se dire comme dominé puisque justement personne ne parle des victimes comme des dominés, or d’une certaine manière c’est de ça dont il est question, d’un rapport dominant-dominé, peut-être justement pour que les dominés soient enfin entendus seule la loi peut les protéger d’une certaine manière parce que les dominants, comme je le disais tout à l’heure, ils n’ont pas besoin de ça pour imposer leurs règles.
Emmanuel Laurentin : Vous concluez, avec Didier Fassin, sur une phrase qui est extrêmement intéressante pour quelqu’un qui s’intéresse à l’histoire, vous dites : « Le succès du traumatisme est le produit d’un nouveau rapport au temps, à la mémoire, au deuil et à la dette, au malheur et aux malheureux qu’une notion psychologique, celle du traumatisme justement, a permis de nommer » C’est quoi ce nouveau rapport, selon vous, par exemple si on prend simplement pour l’histoire le rapport au temps et à la mémoire, qu’est-ce qui justifie qu’il soit si nouveau ? Et qu’est-ce qui explique qu’il passe par ce chapeau, pourrait-on dire, unique, qui est traumatisme ?
Richard Rechtman : Il me semble que ça s’inscrit dans une évolution plus générale, dans la société occidentale en tous les cas, d’individualisation de l’espace collectif. Ça ne veut pas dire d’individualisme. Je pense vraiment individualisation de l’espace collectif. C’est-à-dire qu’on pense le collectif comme une sommation d’individus. Trouver un individu. C’est quoi un individu ? Si je vous pose la question, je ne sais pas si vous saurez répondre, moi je ne sais pas répondre. Je ne sais pas ce que c’est un individu du point de vue social. Ce que je sais c’est qu’aujourd’hui, l’individu du point de vue social, va se présenter au mieux par ses caractéristiques psychologiques. Donc, le rapport au temps, le rapport à l’histoire, le rapport à la mémoire est quelque chose que l’on pourrait incarner non pas dans un destin collectif, non pas dans un groupe en général mais dans un individu emblématique du groupe, ce qui est l’inverse de l’individualisme. Donc, vous voyez bien pourquoi les notions psychologiques vont faire fureur, si je puis dire. Parce qu’elles viennent vraiment incarner ce qu’est le groupe. Le groupe c’est un individu mais justement pas un individu réel.
Emmanuel Laurentin : Alors, vous êtes un observateur, on ne va pas vous transformer en quelqu’un qui pourrait prédire l’avenir, mais vous voyez naître quoi comme nouvelles catégories de victimes qui pourraient advenir sur la scène publique ? Dans le consultations que vous avez, on a dit que vous avez travaillé avec les survivants du génocide cambodgien, ça, c’est du passé mais est-ce que vous voyez d’autres types, même de rapport de personnes qui se situent dans le passé victimes d’un certain passé qui pourraient émerger, comme on a vu naître les discussions sur l’esclavage, par exemple dans les débuts des années 2000 ?
Richard Rechtman : Si vous me permettez de conclure par une boutade, je verrais bien un certain nombre de groupes, aujourd’hui mis sur la touche au nom de certaine lois, puissent se revendiquer d’un préjudice. Je pense, par exemple, aux fumeurs qui sont aujourd’hui ceux qui représentent au mieux les catégories les plus dépréciés. On les moque, ils sont mis dehors, ils sont victimes d’une série de discriminations. Je suis un ancien fumeur, je ne suis plus fumeur, je peux en parler librement. Aujourd’hui, ils se trouvent dans cette position à ne rien oser. Rien n’exclut qu’un jour, un groupe se mette comme étant victime de lois qui les ont privés d’un certain espace de liberté, les ont dominés.
Emmanuel Laurentin : Et les débats sur « Les Bienveillantes », rien n’exclut qu’un jour par exemple des bourreaux, de véritables bourreaux viennent sur la scène publique, comme les bourreaux de Milaï ( ?) ont pu venir sur la scène publique des Etats-Unis dans les années 70 ou 80, pour, là, dire aussi nous avons des souffrances psychologiques, nous avons un traumatisme.
Richard Rechtman : Bien sûr.
Emmanuel Laurentin : Vous y croyez ?
Richard Rechtman : Bien sûr, j’y crois. J’y crois parce qu’à partir du moment où le référent de la morale sociale va devenir un référent qu’on pourrait dire psychologique, à ce moment-là tout est permis. Tout est permis. Je trouverai ça un moment très intéressant politiquement parce que ça va vous obliger à nous resituer sur des catégories morales posées dans un espace politique et non pas dans un espace scientifique. La science ne vous dira jamais ce qui est bien et mal. La science ne vous dira jamais ce qui est de gauche ou de droite. La science ne vous dira jamais ce qui est un projet politique qui domine et un projet politique qui est dominé. Pourtant c’est elle qui est utilisée aujourd’hui pour dire cela. Et si effectivement au nom de la science vous avez des catégories illégitimes qui émergent, en évoquant la même chose, alors peut-être qu’on va devoir se prononcer avec d’autres catégories, ce qui serait assez confortable je trouve.
Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire qu’on pourrait voir émerger la figure de ce bourreau qui nous a permis d’ouvrir l’émission, avec ce bourreau serbe raconté et décrit par Arturo Perez-Reverté dans Le peintre de batailles qui viendrait dire : Pourquoi pas moi ?
Richard Rechtman : Mais il peut très bien se révéler comme étant victime d’une utilisation abusive de son histoire, victime d’une utilisation abusive de son image, il a fait des choses certes épouvantables mais qui n’étaient pas publiques, on les a rendues publiques, il a le droit de se défendre de cela.
Emmanuel Laurentin : Merci, Richard Rechtman.
Richard Rechtman : Merci beaucoup.