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Le passé par la loi (2/4) / Fabrique de l’Histoire

Transcription par Taos Aït Si Slimane du second volet de la série « Le passé par la loi étrangers » 2/4 dans La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, émission du mardi 15 janvier 2008.

Les points d’interrogations entre parenthèses indiquent un doute certain sur l’orthographe d’un mot et/ou groupes de mots. Vos corrections et suggestions d’améliorations de ce travail sont les bienvenues. En vous remerciant par avance en mon nom et au nom des lecteurs utilisateurs de ce matériau.

Edito sur le site de France culture : Pour ce second jour consacré aux lois mémorielles, direction l’Espagne, où le débat sur les années franquiste resurgissait il y a quelques jours...

Une loi pour la mémoire ? Un documentaire d’Emmanuel Laurentin, réalisé par Véronik Lamendour.

En décembre dernier les parlementaires espagnols adoptaient définitivement la loi appelée par la presse « Loi sur la mémoire historique ». Une loi sur les victimes de la guerre civile et du franquisme dont le gouvernement Zapatero espérait, lorsqu’il en lança le processus en 2006, qu’elle ferait l’unanimité du parlement. Un an plus tard, le long travail de commission a porté ses fruits et a conduit à faire reconnaître comme victimes du franquisme de nombreuses catégories oubliées jusqu’alors (déportés, homosexuels, victimes de travaux forcés). La loi a également essayé de régler l’épineux problème de la VALLE DE LOS CAIDOS, lieu de sépulture de F. Franco et de Primo de Rivera en le transformant en lieu de mémoire de la dictature.

Le Parti Populaire n’a pas souhaité voter cette loi, avançant qu’elle amplifiait la division de la l’Espagne en deux. Emmanuel Laurentin et Véronik Lamendour se sont rendus à Madrid la semaine de son adoption pour recueillir les témoignages d’acteurs de cette loi.

Avec le témoignage de Fernando Reinlein, de l’Union Militaire Démocratique ; Nicolas Sanchez Albornoz, historien et ancien prisonnier politique de Franco ; José Alvarez Junco, juriste et membre de la Commission de préparation de la « ley de memoria » ; Victor de la Serna, éditorialiste à El Mundo ; José Manuel Fernandez, secrétaire du groupe Izquierda Unida au Congrès espagnol ; Juan Antonio Barrio de Penagos, député du PSOE ; Emilio Silva, fondateur de l’Association pour la récupération de la mémoire historique ; Alejandro Nunoz Alonso, sénateur du Partido Popular ; Antonio Povera, président de la fédération des associations gays, lesbiennes, bi et trans et Benito Bermejo, historien, spécialiste de la déportation des républicains espagnols.

Emmanuel Laurentin : Deuxième temps de notre semaine, sur le rapport de la loi au passé, dans La Fabrique de l’histoire. Après avoir hier écouté le témoignage du psychiatre Richard Rechtman, coauteur de « L’Empire du traumatisme », dans lequel il dresse, avec Didier Fassin, un panorama historique du regard porté sur les victimes dans les sociétés occidentales et avant, demain, de nous intéresser avec l’historienne Sophie Wahnich à l’amnistie, comme forme de gestion politique de la mémoire, en partant du débat et du vote des parlementaires de 1982 autour du cas des généraux putschistes pendant la Guerre d’Algérie, arrêtons-nous aujourd’hui, mardi, sur un cas récent de règlement du passé par la loi, c’était en Espagne, en décembre dernier, aux termes d’un processus législatif, lancé un an et demi plutôt par le gouvernement socialiste, la loi dite « de mémoire historique » sensée établir les droits des victimes républicaines de la guerre civile et de la dictature franquiste était définitivement adoptée. Nous avons, à cette occasion, rencontré, à Madrid, différents acteurs politiques et associatifs qui ont à un moment ou un autre participé au débat public autour de cette loi. Et pour certains, homosexuels, déportés, militaires démocrates, réclamaient à être rajouter à la liste de ceux qui ont eu à souffrir de la dictature de Franco. « Espagne, le passé par la loi », un documentaire d’Emmanuel Laurentin, réalisé par Véronik Lamendour, avec les témoignages d’Alejandro Nunoz Alonso, d’Antonio Povera, de Benito Bermejo, d’Emilio Silva, de Fernando Reinlein, José Alvarez Junco, de José Manuel Fernandez, de Juan Antonio Barrio, de Nicolas Sanchez Albornoz et de Victor de la Serna.

Extrait d’archives : Espagne, 1939. 503 061 Km2, presque la France. Il y a 2 millions de prisonniers, 500 000 exilés, en 3 ans, un million de morts violentes, un parti unique, la Phalange, un chef unique, el Caudillo. [en espagnole ( ?)]

Emmanuel Laurentin : Madrid, 31 octobre 2007, adoption par le congrès des députés espagnols de la loi sur la reconnaissance des mesures en faveur des victimes de la guerre civile et de la dictature.

[ ( ?) Interventions en espagnol, non traduites]

( ?) voix masculine (1) : Il y a une nouvelle génération qui est venue, c’est la génération des petits-enfants des victimes, qui eux n’ont pas participé, n’ont pas ( ?) par du silence et ce sont eux qui ont découvert ce qui était caché.

Emmanuel Laurentin : « Espagne, le passé par la loi »

( ?) voix masculine (2) : Il s’agit d’une des loi les plus significatives de la législature actuelle. Et je dirais même que 70 ans après la guerre civile espagnole, 70 ans après le bombardement de Guernica, par la légion Condor, il était temps de rétablir la vérité historique, dans un texte institutionnel.

( ?) voix masculine (3) : C’est une époque extrêmement violente, extrêmement dure de l’histoire d’Espagne qui maintenant est revendiquée en bloc. C’est-à-dire qu’on revendique en même temps les victimes innocentes du franquisme et les tueurs qui liquidaient des prêtres et des nonnes à la centaines.

Emmanuel Laurentin : Il en aura fallu des mois de débat, de discussion, il en aura fallu des heures d’audition de la commission chargée de préparer la loi en faveur des victimes de la Guerre civile et de la dictature, finalement entrée en vigueur le 27 décembre 2007. Car depuis 5 ans, l’Espagne dont on disait souvent qu’elle avait choisi volontairement, depuis la transition démocratique de 1977, de signer « un pacte de silence » entre la gauche et la droite pour ne pas évoquer la sombre période de cette guerre civile et de cette dictature, depuis 5 ans donc, l’Espagne voit ressurgir son passé. Le président du gouvernement, José Luis Zapatero, petit fils d’un capitaine républicain de l’armée, fusillé par les franquistes, a voulu en effet provoquer le débat et espérait dès le départ rassembler la totalité des forces politiques du pays derrière son projet de loi. Le débat public ouvert par les petits-enfants des républicains morts pendant la guerre civile, et réclamant, par l’intermédiaire de l’association pour la récupération de la mémoire historique d’Emilio Silva, de procéder à des fouilles dans les fosses communes a surtout bouleversé, depuis l’an 2000, la vie politique espagnole et toute la société.

Nicolas Sanchez Albornoz, ancien prisonnier politique pendant le franquisme et historien : Il y a une nouvelle génération qui est venue. C’est la génération de petits-enfants des victimes, qui eux n’avaient aucune inhibition, et ils ont posé la question de la mémoire. Mais ils ont aussi fait quelque chose, je crois qui a poussé ce changement, c’est que beaucoup d’entre eux ce sont demandés : « Moi je ne peux pas aller visiter la tombe de mes grands-parents, d’ailleurs on ne sait pas où ils sont. » Ils ont cherché et c’est justement eux qui ont posé la question de la revendication de la mémoire de ces grands-parents. Sur un plan humain, pas politique, humain, il est très difficile d’apporter des arguments pour dire qu’ils n’ont pas le droit d’avoir leur deuil. Alors cela a créé un climat tout à fait différent. Beaucoup de gens se sont demandés : « Bien, c’est le moment de poser toutes les questions. » Je crois que le pouvoir, le nouveau gouvernement de Zapatero, qui s’est posé comme programme pas mal de revendications sociales, par exemple envers les rapports avec les femmes, les homosexuels, tout ça, il était très difficile, pour ce gouvernement, d’ignorer un mouvement de masse. Alors, ce qu’il a fait, c’est de récupérer cela, mais parce que la question était posée sur la table et alors il a réagi. Mais je deviens un peu critique de ce qu’il a fait, c’est qu’il n’a pas voulu aller aussi loin que le mouvement de base demandait.

( ?) voix masculine (4) : Antonio López, 73 ans, va savoir dans quelques instants où exactement et comment l’homme sur la photo, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, et qu’il tient dans sa main, son père, Cipriano, a été fusillé. - France Inter, 10 septembre 2006, émission « Interception », par Philippe Reltien – Il est au garde-à-vous. Qu’est-ce que tu lui ressembles ! Tout le monde le dit. Ah ! si vous les aviez vus l’un à côté de l’autre ! C’est ici qu’ils les ont tués. C’est la première fois, Antonio, que vous voyez cet endroit ? Oui. Et je repense à ce que ma mère me racontait quand ils l’ont tué il a crié : Ah ! mon fils. Ce sont ses dernières paroles, c’est ce qu’il a dit quand ils l’ont fusillé. On m’a raconté que le garde civile, qui devait tirer sur lui, était un de ses amis et qu’un gars du village aujourd’hui décédé, un gars de Tarragone, lui a dit : « Ce n’est pas à toi de faire ça », alors il l’a remplacé. Je vais te dire quelque chose pour que tu sois tranquille, ils n’ont pas souffert. On le voit bien, dans cette ( ?), ils n’ont pas été sans pitié. Ils n’ont pas dû souffrir.

Emilio Silva : Je suis le petit-fils d’un disparu de la guerre civile qui a été fusillé en 1936. En octobre de l’année 2000, 64 ans après, avec un groupe d’archéologues et de médecins légistes, nous avons ouvert une fosse, au nord-ouest de l’Espagne, de Bierzo. Il y avait 13 hommes, dont mon grand-père. En fait nous cherchions à régler un problème personnel et familial. Moi, je voulais sortir mon grand-père de là et l’enterrer avec ma grand-mère, décédée il y a quelques années. A partir de ce moment-là il s’est créé un mouvement social qui a réclamé que l’Etat actuel répare ce qui s’est passé pendant la dictature franquiste. Ensuite dans l’année 2002, nous en avons appelé aux Nations-Unis afin que s’applique la résolution sur les disparitions forcées de 1992. En septembre 2002, nous avons envoyé un projet de loi à tous les partis politiques en considérant que c’était à eux de résoudre cette question pas à un groupe de volontaires qui jusqu’alors garantissait le respect des droits de l’homme pour beaucoup de citoyens.

Emmanuel Laurentin : Benito Bermejo, vous êtes historien et vous êtes spécialiste de la déportation des Espagnols, déportation complexe puisque ces Espagnols sont plus de 8 000 à avoir été déportés dans les camps allemands, la plupart d’ailleurs d’entre eux, beaucoup d’entre eux, à Mauthausen. Le cas des Espagnols déportés est porté par les petits-fils des déportés la plupart du temps. C’est une des particularités, dans une loi de mémoire, que d’être porté à 70 ans d’écart, 70 ans après, par deux générations qui ont succédé aux acteurs de la guerre ?

Benito Bermejo : C’est parfois les petits-fils, en Espagne, qui ont découvert, littéralement, la question parce que dans certaines familles on n’avait aucune notion du destin du grand-père, parfois c’est un oncle. On ignorait tout. Pour le travail sur le mémorial des Espagnols déportés, c’est quelque chose de sensationnel mais on a trouvé ça, plus d’une fois, on a contacté les familles pour essayer de préciser certaines données, on s’est trouvé qu’elles ne savaient rien du tout. Les grands-parents, parfois le père était porté disparu ils n’avaient rien su de lui depuis 39. On s’est trouvé dans cette situation-là en 2006.

Emmanuel Laurentin : Vous disiez tout à l’heure, Emilio Silva, que vous pensiez qu’il y avait un grand mouvement qui était en train de monter, en Espagne, autour de cette question-là. A quoi mesurez-vous ce mouvement ? Qu’elle est la mesure qui vous permet de dire : on a lancé quelque chose avec l’association pour la récupération de la mémoire historique et ce quelque chose est en train de grossir, de grossir et de grossir encore, même après « Loi sur la mémoire historique » ?

Emilio Silva : Permettez-moi de vous expliquer plusieurs choses. Par exemple, à l’association, nous recevons, chaque jour, entre 30 et 50 courriers électroniques de gens qui commencent à chercher pas seulement des grands-parents qui sont dans une fosse, mais aussi des grands-parents qui sont morts sans pouvoir raconter leur histoire, des petits-enfants qui ont appris qu’ils étaient allés en prison, en camp de concentration, dans un bataillon de travail, de travail forcé, qui ont fait la guerre et qui ne l’ont jamais raconté à leur famille. Il y a beaucoup de gens qui commencent à aller aux archives, à chercher des livres qui parlent de cette histoire, à se rencontrer. Le plus incroyable, ces dernières années, dans les cantons, dans les provinces, dans les autonomies, au niveau de l’État sont sorties, de partout, de multitudes voix qui se sont emparé de ce thème.

[( ?) Intervention en espagnol, non traduite]

José Alvarez Junco, un des rédacteurs du projet de loi sur « La mémoire historique » : en ce qui concerne cette loi, cette loi ne s’est jamais appelée « Loi de mémoire historique », c’est plutôt une appellation journalistique. Elle s’appelle « La loi de réparation des victimes de la guerre civile et du franquisme ». Qu’est-ce qui a changé à présent pour que cette loi se mette en place ? Je pense qu’il y a deux choses. Premièrement, la démocratie s’est consolidée. Le deuxième changement, c’est le changement générationnel. Maintenant, nous sommes les petits-enfants de la guerre civile. Vous êtes les petits-enfants, nous, nous sommes les fils, la deuxième génération de la guerre civile et maintenant c’est la troisième génération. Nous avions une certaine peur, un certain respect, nous ne voulions pas mettre en danger la démocratie. Les petits-enfants de la guerre civile n’ont pas cette peur et maintenant ils réclament ce qui leur est dû et veulent savoir la vérité et réparer tout ce qui est possible.

Victor de la Serna, éditorialiste à El Mundo : Le seul mouvement venant d’en bas, ce serait un peu le mouvement, qui commence vers l’an 2000, de récupération de tombes collectives abandonnées, perdues. On cherche les restes de grands-parents dans certaines zones d’Espagne, ce qui a eu un certain écho. Mais, ça ne peut pas venir d’en bas dans le sens absolu parce qu’il faut quand même se rappeler de quoi nous parlons. Nous parlons d’une guerre civile qui a commencé il y a 71 ans, qui a fini il y a 68 ans, qui a des protagonistes vivants sauf peut-être quelques centaines, quelques petits milliers. Après 30 ans de démocratie, il ne s’agit pas d’Afrique du Sud qui sort de l’Apartheid et immédiatement veut faire la vérité, depuis 1977 où nous avons récupéré la démocratie parlementaire, avec des élections en Espagne, il n’y a pas eu d’oubli. C’est comme si il y a une image, vraiment forcée qui se crée maintenant, selon laquelle « un pacte de silence » est intervenu en Espagne, comme si la démocratie espagnole, depuis 77 jusqu’en 2007, n’avait pas parlé de la guerre civile, des exactions franquistes et n’avait pas corrigé une partie importante de ce qui s’est passé, des injustices… Sans arrêt, des lois donnant des pensions aux vétérans de l’armée républicaine, redonnant leur titre à des professeurs, etc. Toutes sortes de phénomènes se sont produits en même temps. La production cinématographique et éditoriale de l’Espagne, depuis 77, a été dominée, d’une façon vraiment spectaculaire, par tous les documents sur la guerre civile, sur le franquisme, sur la répression et sur la dictature. A mon avis, toute cette production surpasse de très loin, en volume, en profondeur et en importance, ce que le régime franquiste a pu lui produire pendant ses 38 ans au pouvoir au sujet de la République, de ce qu’ils avaient contre la République. Donc, ce n’est pas pour en finir avec une sorte d’omertà que brusquement, Monsieur Zapatero se dresse en disant : « C’est fini, il faut dire la vérité, vous ne savez pas ce qui s’est passé, il faut le raconter », et vous racontez par une loi, comme si la mémoire historique n’appartenait pas au royaume des historiens et pas à celui des législateurs.

José Alvarez Junco : Depuis les années 70, même avant la mort de Franco, certains analystes, comme moi, avons commencé à communiquer certains textes à propos de ce thème. On pourrait presque dire que c’était le thème de cette génération et que c’était vraiment une marque générationnelle. Définitivement, il n’y a pas eu de pacte de silence. On pourrait plutôt dire qu’il y a eu un pacte pour ne pas utiliser le passé comme instrument politique. Ce pacte a été un des pactes principaux de la transition. Les franquistes qui étaient au pouvoir démantèlent l’appareil politique et rendent possible la démocratie et l’opposition accepte de ne pas les obliger à rendre des comptes.

Adolfo Suarez : Il y a peu de jour au Cortès, au parlement, j’ai fait une intervention dans laquelle j’ai affirmé, répété, que nous devons faire un effort pour élever au niveau politique ce que, dans la rue, chacun considère déjà comme normal.

[( ?) Extrait de chanson en espagnol, non traduite]

Emmanuel Laurentin : Alejandro Nunoz Alonso, vous avez été le rapporteur, ici, pour votre parti, le Parti populaire, de ce qu’on a appelé « La Loi sur la mémoire historique » et vous êtes évidemment, comme tous les membres de votre parti, contre cette loi en disant qu’elle était non seulement inutile mais qu’elle était dangereuse pour l’Espagne. Pourquoi ?

Alejandro Nunoz Alonso : Je ne voudrais pas dramatiser mais elle nous rappelle les divisions historiques de l’Espagne, qui par chance avaient disparues sous la transition démocratique. Parce que cette loi s’inscrit dans un processus révisionniste de la transition démocratique. La transition démocratique est un grand moment dans l’histoire contemporaine de l’Espagne. Moment où tous les secteurs de la politique espagnole de l’extrême droite à l’extrême gauche se sont mis d’accord sur la constitution, à l’exception de petits secteurs qui ne l’ont pas acceptée. Et nous comprenons qu’à partir de là s’est produit le grand processus de renonciation nationale qui consistait à regarder devant nous et à ne jamais regarder en arrière. Cette loi vient rouvrir des plaies que nous croyions totalement cicatrisées et elle vient produire en somme une polémique à partir d’une position idéologique qui considère que la transition n’a pas été achevée, qu’elle a été un processus incomplet qui n’a pas produit une rupture mais tout au plus une réforme. Et à partir de ce point de vue, certains pensent même que cette démocratie espagnole qui a pourtant fonctionnée parfaitement pendant 30 ans est une démocratie imparfaite, une démocratie de basse qualité…

Emmanuel Laurentin : José Manuel Fernandez, vous êtes secrétaire du groupe Izquierda Unida au Congrès espagnol, le Parti socialiste a voulu que ce processus soit un processus long de préparation pour cette loi parce qu’il espérait que tous les groupes présents au parlement voteraient cette « loi sur la mémoire historique ».

José Manuel Fernandez : A notre avis, c’était une entreprise vouée à l’échec dès le début parce que le gouvernement de Monsieur Zapatero essayait d’établir une fausse équidistance entre la République, régime démocratique, et les militaires félons, rebelles qui essayaient également d’établir une équidistance entre les victimes républicaines d’un côté qui défendaient la constitution et la légalité démocratique et les victimes du côté franquistes, c’est-à-dire les victimes qui ont eu 40 ans d’honneur, qui ont été sacralisées dans les monuments, dans les livres d’histoire et partout. Donc, il fallait rétablir l’équilibre et non pas sacraliser une fausse équidistance. Donc, le projet de loi a provoqué un tollé parmi les démocrates, parmi les républicains encore davantage et parmi le monde associatif qui en quelque sorte a maintenu vivant le flambeau du souvenir. Or, cette mémoire a été violée clairement par ce projet de loi qui établissait la prééminence de la mémoire personnelle et non pas de la mémoire démocratique institutionnelle, qui reconnaissait la légalité des tribunaux franquistes et de leurs sentences. Ils ne voulaient pas mettre en question la légalité des sentences qui ont condamné à mort des dizaines et des dizaines d’années de prison les démocrates et également qui maintenaient secrète l’identité des juges et des tortionnaires qui avaient participé pendant la guerre et après la guerre surtout, pendant les 40 ans suivants, aux excès de la dictature en quelque sorte. Surtout aussi que l’Espagne est encore parsemée de symboles de la dictature, de rues, de monuments où l’on exalte le coup d’Etat, le fascisme international et national, etc. Et le projet de loi initialement présenté par le gouvernement, maintenait tels quels ces symboles foulants le sol de notre pays. En Europe, ça serait absolument inimaginable, un monument à la mémoire ou en hommage à Hitler à Berlin, à la mémoire de Mussolini à Rome, ou de Pétain à Paris. L’Espagne est pleine de symbole de Franco et des franquistes.

Extrait d’archives : 3 novembre 1975. Il était 14h 11mn dans la basilique Santa Cruz de los Caídos, le lourd cercueil d’acajou et d’ébène etait descendu dans sa tombe à quelques mètres de celle de José Antonio. Le fondateur de la Phalange et son fils spirituel Francisco Franco, les deux artisans de la guerre civile, les deux pères de l’Espagne d’aujourd’hui reposent dans un site à la dimension de leurs espoirs. - reportage de nos envoyés spéciaux Didier Ades, Pascal Delannoy et Jean Louis Hubert ( ?) - Ils étaient 200 000, des phalangistes de la première heure, les anciens combattants et pour certains leurs fils. Ils ont acclamé Franco, comme ils le faisaient sur la place d’Oriente, ils ont chanté le Cara al Sol, figés, le bras tendu et c’est certainement une des derniers images de cette Espagne phalangiste que nous avons pu voir ce matin dans la vallée des morts. La plupart d’entre eux avaient passé la nuit devant les grilles, par une température glaciale, mais ils ont aussi applaudi le Roi, c’étaient les consignes. Ils ont aussi applaudi vivement le Général Pinochet, qui ému a serré les mains de la foule. Enfin, j’ai vu la multitude se précipiter sur la plate-forme mobile qui avait transporté le cercueil de Franco. Puis, quand le Roi a repris la route de Madrid, la vallée des morts s’est transformée en un vaste lieu de pique-nique.

José Alvarez Junco : Il y a un aspect de cette loi qui concerne les symboles. En Espagne il reste énormément de symbole, comme des noms de rues, des statues, des place, et effectivement le grand monument qui est el valle de los Caídos. Ceci a été un pacte, le fait de ne pas toucher à tous ces symboles. Les révolutions espagnoles du XIXe siècle ont été des révolutions surtout symboliques et énormément de noms de rues ont changé, de statues… Parfois la révolution n’avait pas de temps de faire autre chose que de changer les symboles. Il est arrivé le moment à présent de changer tout ça et d’enlever les statues et autres symboles. En même temps, ils ne veulent pas offenser les franquistes, ils vont essayer de rééquilibrer un peu les symboles avec des symboles qui représentent l’autre côté.

Maître Henri Torrès, 1959 : Pour célébrer le 20e anniversaire de la fin de la guerre civile, le Général Franco, au début de ce mois, inaugura en grande solennité le mausolée de « La vallée des morts ». Le gigantesque monument, édifié à 30 kilomètres de Madrid, a exigé 18 ans de travaux et a coûté plus de 6 milliards de francs. La crypte peut recevoir plusieurs centaines de milliers de cercueils. La haute ambition du chef d’Etat espagnol est de faire de ce monument, le symbole de la solidarité silencieuse, du courage et de la mort. Pour que cette fraternité du cimetière revête dans l’histoire son sens plein, je pense qu’un égal esprit de généreuse mansuétude devrait régler le sort des survivants de la Guerre civile. Or, dans les prisons espagnoles, au pénitencier de Burgos à Saragosse, à Carabanchel, à Barcelone, à ( ?), à Bilbao, à Séville demeurent encore des détenus politiques condamnés à de lourdes peines. Ce n’est pas s’immiscer dans les affaires intérieures d’un grand pays voisin que d’adresser par la voie des ondes, un pressent appel pour que s’ouvre enfin les lourdes portes.

Nicolas Sanchez Albornoz : Eh ! bien j’étais prisonnier politique, une organisation d’étudiants, on a été condamné par un conseil de guerre pour propagande dans l’université.

Emmanuel Laurentin : C’était en quelle année ?

Nicolas Sanchez Albornoz : En 47-48. J’ai été travaillé, envoyé [( ?) un mot en espagnole], et j’ai réussi à m’évader, je suis allé en France et j’ai passé 28 ans en exil. J’ai moi-même un intérêt privé, si je puis dire, pour que la question soit posée parce que c’est un monument à un dictateur, un dictateur de mon point de vue terrible. Je crois que dans une Europe démocratique, il n’y a plus de monuments pour ces gens-là. Justement on l’appelle « La vallée des tombés », les tombés dans la guerre. Je crois que la loi a décidé de considérer la valle de los Caídos comme un cimetière pour des gens qui sont tombés pendant la guerre. Mais justement il y a la tombe de Franco qui n’est pas tombé, pas même de son lit. Alors, il y a une contradiction dans le nom, dans tout. C’est une situation absurde.

José Alvarez Junco : Aujourd’hui, certaines victimes ont demandé que le cadavre de Franco soit sorti de là pour être rendu à sa famille. Cela aurait été une grosse offense pour une grande partie de la population. Donc, ils ont décidé de maintenir el valle de los Caídos comme une église et un cimetière. En deuxième lieu, interdire complètement la représentation d’el valle de los Caídos comme symbole politique et les hommages à Franco. Le monastère va devenir maintenant comme un centre d’études de la dictature et les guerres civiles. Les touristes continueront à visiter el valle de los Caídosmais on leur expliquera clairement pourquoi il a été construit, par qui il a été construit et son sens politique.

Archive sonore, voix masculine : Devant l’autel, le cercueil d’el Caudillo, recouvert du drapeau espagnol. A droite, en grand deuil, Dona Carmen, l’épouse de Franco, à gauche, sous un dé de velours grenat, le roi et la reine. Environ 300 000 personnes ont suivi l’office. Il y avait là beaucoup de jeunes, beaucoup de familles. La foule était partout, aux fenêtres et même dans les arbres.

Emmanuel Laurentin : C’était symboliquement en 2005, 30 ans après la mort du généralissime, que le président du gouvernement espagnol, José Luis Zapatero, a fait déposer la dernière statue de Franco à Madrid. Un des aspects de « la loi sur la mémoire historique » va donc systématiser cette disparition, du paysage urbain, des symboles franquistes et la désacralisation, entre guillemets, de la valle de los Caídos, tout en conservant sur place d’ailleurs les cadavres qui y sont enterrés, y compris ceux de Franco et de Primo de Rivera. Mais la discussion qui a précédé la loi a permis à de nombreux groupes de victimes, jusqu’alors oubliées, de se manifester et de réclamer d’être prise en compte, entre autres, par le dispositif de compensations financières prévu par le texte. Benito Bermejo et historien et l’un des coordinateurs du mémorial des Espagnols déportés dans les camps nazis.

Benito Bermejo : Dès le début j’ai vu que c’était mentionné la situation d’un certain nombresd’Espagnols qui ont été déportés dans les camps nazis. Donc, c’est déjà positif parce que pendant très, très longtemps, c’est un sujet qui n’a même pas existé. En Espagne c’était comme si c’était quelque chose d’inexistant.

Emmanuel Laurentin : Pourquoi ?

Benito Bermejo : Dans l’ensemble des camps nazis, sur un total de 8 700 Espagnols, il y a eu peut-être 2 500 - 2 700 survivants mais la plupart d’entre eux ne sont jamais revenus en Espagne.

Emmanuel Laurentin : Pourquoi ?

Benito Bermejo : Ils étaient déjà soit exilés, soit ils habitaient en France avant même 39. Mais la plupart étaient des exilés, donc des ennemis du régime, donc ils n’avaient pas de bonnes raisons pour rentrer en Espagne, plutôt le contraire.

Emmanuel Laurentin : Donc, c’étaient des oubliés de l’histoire de la Seconde guerre mondiale, pourrait-on dire ? Ils avaient fui l’Espagne de Franco, ils avaient été déportés par les Allemands, beaucoup d’entre eux étaient morts, ils n’avaient pas pu entrer dans leur pays après la déportation, pour les survivants, et au bout du compte ils n’existaient pas dans les livres d’histoire on peut dire.

Benito Bermejo : Ils n’existaient pas, d’un côté parce qu’au début ils ne sont jamais rentrés dans leur pays, ceux qui sont restés en France ils ont été, comment dire, dissouts dans l’ensemble de la déportation, ils étaient une partie minoritaire et quand il y a eu des conditions un petit peu plus favorables pour revenir ou se faire entendre en Espagne, la plupart d’entre eux étaient déjà morts.

Emmanuel Laurentin : Ils sont combien, aujourd’hui, les survivants de la déportation, par exemple ?

Benito Bermejo : Les Espagnols survivants de la déportation ? Je pense tout au plus 80. C’est quelque chose comme ça parce que ces 80 personnes dont la plupart sont plus âgées que 81 ans. On dit octogénaire ?

Emmanuel Laurentin : Octogénaire.

Benito Bermejo : Octogénaire et parfois nonagénaires. Donc, c’est un collectif tout petit.

Emmanuel Laurentin : José Luis Zapatero, président du gouvernement espagnol.

José Luis Zapatero : Tout être humain ne peut être qu’ému, ici, à Mauthausen. Tout être humain vit avec émotion et avec douleur, ce que vécurent ici des êtres humains, ce que souffrirent Espagnols, Juifs, personnes de toutes nationalités. Aujourd’hui, en tant que président du gouvernement de l’Espagne, de l’Espagne démocratique, je veux rendre hommage, raviver le souvenir, redonner la mémoire et l’admiration à tous les Espagnols qui ont souffert, ici, à Mauthausen, dans leur lutte pour la liberté et pour la dignité.

José manuel Fernandez : Pour la première fois, dans cette loi, on reconnaît et on rend hommage à des secteurs démocratiques qui ont lutté contre le franquisme et qui n’avaient jamais été reconnus par l’Etat. Les guerrieros de la résistance, de la même façon que les résistants français ont combattu contre l’occupation allemande. Ici également la résistance a joué aussi un rôle important dans les montagnes jusqu’au moins l’année 1948. Ils ont été reconnus. Les gendarmes de la République, c’est-à-dire les carabineros, ont été reconnus pour la première fois. L’union militaire démocratique qui a combattu dans la clandestinité, au sein de l’Armée franquiste, a été également reconnue. Donc, il y a des collectifs très importants qui ont été reconnus et qui ont droit également à des indemnisations pour ce qui s’est passé.

Emmanuel Laurentin : Puis aussi, et je crois que c’est dû à un amendement de la gauche unie, les homosexuels puisque c’est une nouveauté et c’est même une première, pourrait-on dire, dans le monde que de voir reconnaître une indemnisation pour une discrimination vis-à-vis des homosexuels pendant la période franquiste.

José manuel Fernandez : Effectivement, le franquisme ça a été l’alliance entre la croix et l’épée, l’esprit des croisades. Donc, du point de vue idéologique et moral, ils ont poursuivi, avec cruauté, tous les éléments dissidents dont particulièrement celui de l’orientation sexuelle. Il y a des milliers d’homosexuels, hommes et femmes, surtout des hommes, qui ont été dans les prisons franquistes et qui ont été torturés.

Emmanuel Laurentin : Antonio Povera, vous êtes président de la fédération nationale des associations gays, lesbiennes, trans et bisexuelles, comment s’est passée cette intégration, dans cette loi, par l’intermédiaire d’un amendement qui a été posé par la gauche unie, Izquierda Unida, lors du débat parlementaire ?

Antonio Povera : C’est une vieille revendication du mouvement homosexuel espagnol. Ce n’était pas une revendication prioritaire mais après avoir consolidé, dans ce pays, les lois innovatrices en ce domaine, comme les lois sur le mariage homosexuel, la loi de changement de genre pour les transsexuels, c’était une revendication qui nous est parue nécessaire pour faire justice à un nombre important de personnes qui ont souffert d’une répression sévère sous le franquisme. Les informations que nous avons sur cette époque c’est que sous la loi qui s’appelait « loi sur les paresseux et les malfaiteurs » et qui s’est transformée plus tard en « loi de dangerosité et de réhabilitation sociale », on a incarcéré beaucoup d’homosexuels et de transsexuels. Ils sont donc partis de cette loi, « la réhabilitation sociale » qui prétendait non seulement incarcérer les personnes homosexuelles mais les réhabiliter, comme dit la loi. Comment pensait-on les réhabiliter ? D’une façon perverse, en appliquant des thérapies répugnantes, comme l’électrochoc, pour obtenir que les personnes incarcérées cessent de l’être par des méthodes si sévères.

Emmanuel Laurentin : Est-ce que vous avez été, vous-même, Antonio Povera, un de ceux qui avaient agi pour faire en sorte que cet amendement sur les homosexuels soit pris dans cette « loi sur la mémoire historique » ?

Antonio Povera : La première initiative, à la fin des années 80, est venue de ceux, les anciens prisonniers, qui avaient eux-mêmes soufferts de ces lois. Leur première revendication a été de détruire les fiches policières parce que ceux qui avaient été incarcérés ne voulaient pas que leurs fiches personnelles restent entre les mains de la police ou des corps de la sécurité de l’Etat. Sur ce point, ils sont entrés en conflit avec nos associations lesbiennes et gays car nous ne voulions pas les voir détruire, ces fiches. Au final, nous sommes tombés d’accord. Les fiches vont être préservées, elles ont déjà commencé à passer sous la tutelle des archives historiques, du moins celles qui étaient aux mains de la police, pour celles qui étaient dans les prisons ça tarde un peu mais il faudra les obtenir. A propos de cette nouvelle « loi sur la mémoire historique », il y a eu une union de tous les collectifs homosexuels de ce pays en faveur de l’association des prisonniers sexuels et nous avons fait un lobby pour faire pression sur tous les partis politiques pour obtenir quelque chose qui ne va malheureusement bénéficier qu’à très peu de personnes puisque la plupart de ceux qui ont subi cette répression sont déjà disparus. Ce que nous savons c’est qu’il y a actuellement une liste de personnes qui pourraient accéder à ces compensations financières de la part de l’Etat et que cette liste ne comprendra pas plus de 50 à 60 personnes la première année. Mais il s’agissait là de faire une justice historique.

Emmanuel Laurentin : Fernando Reinlein, nous nous trouvons dans un parc de Madrid, près de chez vous pour évoquer un article que vous avez publié récemment, dans El Pais, un article sur la UMD, l’Union Militaire Démocratique à laquelle vous apparteniez, et vous dites dans cet article qu’un des oubliés de la loi, ceux qui ont été oubliés par la loi, sont les militaires démocrates qui à la fin du régime de Franco ont tenté de défendre une légalité démocratique et non pas le régime franquiste. Pourquoi sont-ils les oubliés, selon vous ?

Fernando Reinlein : [en français] Tout d’abord, je m’excuse de ne pas pouvoir parler en français. Effectivement, depuis toutes ces années, 30 ans, nous avons essayé au parlement de faire reconnaître le travail qu’avait mené à l’époque l’Union Militaire Démocratique, organisation clandestine antifranquiste. 9 de ses membres furent expulsés de l’armée, nous fûmes expulsés. Mais il y en a beaucoup plus, beaucoup plus, près de 200 militaires impliqués furent ainsi réprimés par d’autres moyens. On a freiné leur progression de carrière, on a procédé à des mutations obligatoires, des tribunaux d’honneur, enfin… En 1977, 2 ans après la mort du dictateur, une grande loi d’amnistie a été votée, mais nous en avons été exclus. A cette époque-là ça pouvait se comprendre, ce qui ne peut pas se comprendre c’est que 30 ans après on continue à penser que l’UMD a à peine existée. Moi, j’espérais que dans cette loi au moins nous soyons mentionnés dans un article et que le travail de l’UMD soit reconnu. Mais le Parti socialiste s’y est refusé. C’est pour cette raison qu’il n’y a qu’une légère mention de notre organisation dans le prologue de la loi.

Emmanuel Laurentin : Et pourquoi, selon vous, le Parti socialiste a-t-il refusé de faire entrer ce que vous souhaitiez dans cette loi de mémoire ?

Fernando Reinlein : Voyons, nous, on nous a donné une explication qui fait presque rire. On nous a dit que si l’on reconnaissait d’une façon radicale l’UMD, cela pourrait justifier l’existence d’autres organisations clandestines, de bord opposé, aujourd’hui au sein de l’armée. Primo, c’est, excusez-moi de l’expression, une stupidité. Deuxio, il y a 30 ans, l’UMD s’est auto dissoute pour éviter justement une chose comme celle-là.

Emmanuel Laurentin : Juan Antonio Barrio de Penagos, vous avez été et vous êtes député de Madrid et vous avez été un de ceux qui ont porté le projet de loi, est-ce que vous ne craignez pas qu’il y ait, quelque part en Espagne, 2, 3 ou 4 personnes qui créent une association qui disent : nous, on a été oublié ?

Juan Antonio Barrio de Penagos : Pourquoi pas. Probablement. Il y a toujours des associations qui semblent plus satisfaites que d’autres de la loi et d’autres moins. Moi, je pense que la loi marque un moment très important. Par exemple dans le domaine des associations qui veulent récupérer les cadavres qui sont dans les fosses, parce que jusqu’à présent, même dans le projet de loi initial, il y avait une reconnaissance de ce droit mais il n’y avait pas la possibilité pour les pouvoirs publics d’anticiper dans ce domaine, d’aider pour de bon avec de l’argent par exemple en expropriant ce terrain parce qu’on sait qu’il y a là une fosse commune, de faire des excavations, ça, aujourd’hui c’est possible grâce à la loi. Ainsi je crois que oui, il y a là des possibilités de développement de la loi. C’est possible qu’il y ait des groupes, 3 ou 4 qui pourraient être mécontents de cette loi. Ils sont très respectables parce qu’ils ont souffert, on ne peut pas dire aujourd’hui qu’ils aient tort. Mais la loi a des possibilités limitées.

Emmanuel Laurentin : Emilio Silva, qu’est-ce que vous espérez, comme suite, à cette loi sur la mémoire historique ?

Emilio Silva : Ce que j’espère, sur les thèmes qui me concernent, notamment la question de l’éducation sur cette période, c’est que ce soit le prochain projet mis en œuvre. Parce qu’il n’est pas possible qu’un pays dont la vie est si marquée par le passé, ne le connaisse pas plus. Le 18 juillet 2006 a correspondu avec le 70e anniversaire du coup d’État de Franco. Le journal El Pais a publié un article, sur un sondage, dans lequel on disait que 35,5%, plus du tiers des Espagnols n’avaient jamais étudié durant sa scolarité l’histoire de la Guerre civile et de la dictature. Pour nous, c’est un sujet très grave. La société espagnole ne connaît pas les drames par lesquels sont passés des milliers d’Espagnols incarcérés et réprimés par la dictature franquiste. Quand on a acheté les premiers vaccins contre la poliomyélite, en 1954, ils étaient réservés aux seuls enfants du régime. Jusqu’à ce qu’on les généralise, les derniers malades de la polio ont été les enfants de républicains. Dans notre pays, il y a plein de choses du passé dont on ne parle pas. On ne parle pas de ces milliers de femmes tondues et que l’on a fait défiler suivies d’un tambour juste pour les humilier et à qui on donnait de l’huile à boire pour les abîmer encore plus. Tout cela pour construire une société dans laquelle une partie était humiliée pendant que l’autre partie en a profité. Franco a donné à ces gens des milliers de postes de travail dans les administrations publiques pour leur vie entière, comme fonctionnaires de l’État parce qu’ils appartenaient à une famille de combattants franquistes morts à la guerre. Ils ont ainsi pu toucher tout type d’aide de la part du pouvoir. Un pays qui ne parle pas de tout cela est un pays malade. Aucun président du gouvernement espagnol, depuis le retour de la démocratie, ne s’est laissé prendre en photo, n’a fait un acte symbolique aux côtés des combattants antifranquistes. Jamais je n’ai vu un membre du gouvernement près d’une fosse commune en Espagne. Ils n’ont pas manqué de le faire Buenos-Aires, pour accorder une reconnaissance aux disparus de la dictature argentine. Ici, jamais il n’y a eu un militaire, un policier, un fonctionnaire de la dictature qui s’est excusé publiquement devant les victimes du franquisme, jamais.

Le général Franco, lui ayant refusé sa grâce, cet homme a été exécuté à Madrid, le 20 avril, à 4h 30 du matin. -1963 – Cet homme s’appelait Julián Grimau - Mourir à Madrid – Voici, Madame Grimau, sa femme : Je sais que mon mari a exprimé le désir qu’il soit le dernier, mais moi, avant de savoir cette expression qu’il a dite, moi aussi j’ai exprimé, du plus profondément de mon cœur, je désire qu’il n’y ait d’autres femmes qui souffrent la même chose que moi. Je sais qu’il y a des milliers qui ont soufferts avant moi, des milliers d’Espagnols qui ont souffert et des enfants et qui n’ont pas eu même autant de preuves de solidarité que moi j’ai et qui m’aident énormément, mais je voudrais vraiment que ce soit fini, que cette haine d’après guerre soit finie, que l’on vive en paix, que l’Espagne soit un peuple comme tous les autres, qu’ils puissent profiter de la vie normalement.

Emmanuel Laurentin : Merci à Alejandro Nunoz Alonso, Antonio Povera, Benito Bermejo, Emilio Silva, Fernando Reinlein, José Alvarez Junco, José Manuel Fernandez, Juan Antonio Barrio de Penagos, Nicolas Sanchez Albornoz et Victor de la Serna. Merci également, pour leurs voix, à Olivier Tosseri, Helena Pointé ( ?), Mélanie Chalandon, Renaud Dalmar, Vincent Lemaire ( ?) et Alain Levkovitch ( ?). Traduction, Helena Pointé ( ?) et Mélanie Chalandon. Archives INA, Olivier Tosseri. Extrait du film De Madrid a valono ( ?), de Carles Valaguié ( ?), La crimas jojas de Lucia Muller et Victor Verola et Mourir à Madrid de Frédéric Rossif. Mixage Axel Brizard. Espagne, le passé par la loi, un documentaire d’Emmanuel Laurentin, réalisé par Véronik Lamendour.