Emmanuel Laurentin : Troisième temps, d’une semaine consacrée, dans La Fabrique de l’histoire, à l’usage de la loi dans notre rapport au passé. Lundi, notre invité, le psychiatre Richard Rechtman, nous a expliqué combien la figure de la victime avait changée, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aujourd’hui. Hier, nous avons écouté les acteurs du débat qui s’est terminé fin décembre dernier, en Espagne. Débat autour de la loi de réparation, pour les victimes de la Guerre civile espagnole et du franquisme, appelée autrement « Loi de la mémoire historique ». Demain, nous reviendrons sur la querelle qui a fait rage depuis 3 ans, chez les historiens, autour de ce qu’on a rassemblé sous le terme de « Lois mémorielles ». Ça sera dans le débat historiographique du jeudi. Aujourd’hui, jour des archives rares ou inédites, dans la Fabrique de l’histoire, nous écouterons, jusqu’à 9h 35 environ, des extraits du débat de novembre 1982, autour de la loi qualifiée, trop rapidement, de « loi d’amnistie des généraux félons d’Algérie », et nous grefferons sur le son de ce débat parlementaire, qui a divisé les élus socialistes, des extraits d’une émission que nous avions réalisée, pour France culture, en 2004, avec Amélie Meffre, sur les hommes politiques et leurs positions face à la guerre d’Algérie. Extraits constitués de souvenirs de Gérard Gouze qui fut rapporteur de ce projet de loi de 1982, de Jean-Pierre Chevènement et de Pierre Joxe, qui s’opposa personnellement à ce vote. Puis, nous reviendrons sur l’histoire politique des amnisties, avec l’historienne Sophie Wahnich, chargée de recherche au CNRS, rattachée au laboratoire d’anthropologie des institutions et organisations sociales, LAIOS, qui a coordonné un ouvrage collectif sous ce titre : Une histoire politique de l’amnistie [1], publié l’an dernier (26 avril 2007) au Presses Universitaires de France (PUF).
Archive : Monsieur le président, Monsieur le ministre, mes chers collègues. Avant d’ouvrir la discussion sur le texte qui vous est aujourd’hui proposé, je voudrais émettre un souhait sincère. Parce que le sujet est difficile, parce qu’il va réveiller, chez chacun de nous, de vielles émotions, parce que le projet de loi est courageux et qu’à bien des égards il va faire appel au dépassement des passions, mon souhait sera donc que ce débat se tienne dans la dignité, sans ressentiments quelconques, afin que nul ne puisse s’en trouver blesser dans ses convictions. Il me paraissait important de faire au préalable cette remarque pour qu’il soit clair, bien clair, que nos propos ne puissent être reçus, par quiconque, comme la revanche de quelques uns. Il est d’usage qu’un rapporteur d’un projet de loi en explique la portée et les limites mais les interrogations, souvent les mauvaises interprétations, les malentendus même soulevés par certains me conduisent à vous expliquer au préalable, justement ce que n’est pas le texte sur lequel vous aurez à vous prononcer, avant de vous l’exposer au fond. Vous pourrez alors mieux cerner les raisons qui ont amené le gouvernement et la Commission des lois à l’adopter. Vous pourrez, vous-même, mieux comprendre les nécessités de son adoption à la plus large unanimité si cela est possible.
Emmanuel Laurentin : Plus large unanimité, bien évidemment c’était un souhait du rapporteur de ce projet de loi de 1982 qui s’est intitulé : Projet de loi relatif au règlement de certaine situations résultantes des événements d’Afrique du nord, de la Guerre d’Indochine ou de la Seconde guerre mondiale. Evidemment il n’a pas été suivi, dans ce souhait, de la plus large unanimité puisqu’il y a eu beaucoup de divisions au sein de cette assemblée, en particulier à l’intérieur du groupe socialiste, on l’entendra tout à l’heure, dans un instant, en écoutant ces témoignages enregistrés en 2004, pour une série d’émissions pour France culture, sur les positions des hommes politiques français face à la Guerre d’Algérie, en particulier nous entendrons en ce domaine le témoignage de Pierre Joxe.
Bonjour Sophie Wahnich.
Sophie Wahnich : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Vous reviendrez tout à l’heure, après avoir entendu la totalité de ce document d’archives, vers 9H 35, pour refaire avec vous une histoire politique de l’amnistie, puisque c’est le titre de l’ouvrage que vous avez coordonné, après plusieurs années de travaux et avec beaucoup de chercheurs sur la question de l’amnistie dans la société française. Il faut bien préciser que ça n’est pas une amnistie, on a toujours considéré que ça en était une, celle de 1982, mais l’amnistie avait déjà été prononcée, auparavant, vis-à-vis justement de ceux qui s’étaient élevée contre la République pendant la Guerre d’Algérie.
Sophie Wahnich : Oui, en effet, les amnisties en fait débutent d’ailleurs immédiatement au moment des accords d’Evian, avec la double amnistie d’une part de l’Armée française et des tortures en Algérie et de l’autre côté l’amnistie du personnel du FLN. Immédiatement, il y a effectivement une levée de boucliers contre cette amnistie qui est insatisfaisante, des deux côtés, on aura l’occasion d’y revenir,…
Emmanuel Laurentin : En particulier de Robert Badinter qui sera ministre de la justice en 1982 pendant qu’on faisait cette loi.
Sophie Wahnich : Et qui faisait partie à ce moment-là du Comité Audin. Ce qui a d’intéressant c’est qu’il y a un long parcours, ce que moi j’appelle un long parcours historiographique dans la société, c’est-à-dire qu’il y a un débat qui est à mon avis non terminé, les lois mémorielles dont vous allez parler demain en témoignent, de savoir qu’elle qualification on donne au colonialisme et qu’elle qualification on donne aux crimes qui ce sont déroulés pendant la période de la Guerre d’Algérie.
Emmanuel Laurentin : Avec en particulier cette question, que vous abordez avec vos coauteurs dans votre livre, Une histoire politique de l’amnistie, de se poser la question, c’est ce que vous avancez comme argument, de savoir si tout compte fait la notion de droit imprescriptible, de droits de l’homme en particulier, et en particulier de crimes contre l’humanité, après le Seconde guerre mondiale, n’a pas justement perturbé un régime naturel ou classique d’amnistie dans nos sociétés démocratiques puisqu’en instituant ces lois qui sont au-dessus des lois nationales eh bien on créé peut-être un conflit juridique, un conflit humain même, entre ces lois et les lois naturelles ou classiques, disons, de l’amnistie dans le contexte politique en particulier depuis la révolution française.
Sophie Wahnich : En fait, je ne crois pas du tout qu’il y ait une question de loi naturelle de l’amnistie,…
Emmanuel Laurentin : Bien sûr. Ce sont des lois politiques.
Sophie Wahnich : Il me semble que ce qu’on a voulu montrer c’est que le dispositif institutionnel de l’amnistie, ou l’institution de l’amnistie comme institution de clémence en fait n’avait pas les mêmes valeurs en termes de transmission de valeurs en fonction des crimes qui étaient finalement amnistiés. Donc, la question est de savoir, quand on introduit cette qualification de crimes contre l’humanité, qu’est-ce qui relève du crime contre l’humanité et qu’est-ce qui n’en relève pas. Donc, la question est d’essayer, à nouveau, de produire une typologie de manière à ne pas effectivement confondre des crimes politiques ordinaires et des crimes politiques extraordinaires. Et là, je reprends déjà des expressions qui existent déjà pendant la période de la Révolution française. L’irréconciliable, ce n’est pas nouveau, ce n’est pas lié à la fin de la Seconde guerre mondiale, même si cet irréconciliable est d’un type nouveau, malheureusement, mais c’est une question qui se pose dès l’Antiquité. A partir du moment où l’on imagine que l’on peut détruire une cité, il y a l’idée d’un crime « policide », il y a la nécessité de penser le fait que ceux qui commettront un tel crime ne sont pas possible à ré-inclure dans la cité.
Emmanuel Laurentin : C’est toute la question justement de savoir qui est en marge et qui sera en marge définitivement de l’histoire de cette cité.
Sophie Wahnich : Voilà.
Emmanuel Laurentin : Donc, qui ne pourra pas être amnistié et de qui pourra être réintégré dans cette cité par l’intermédiaire des amnisties justement.
Sophie Wahnich : C’est la question d’une limite entre ce qu’on va appeler l’immonde et le monde.
Emmanuel Laurentin : Nous allons écouter cette archive de 1982. Archive du débat parlementaire, de l’automne 1982, autour de cette question des règlements de certaines situations résultant des événements d’Afrique du nord, de la Guerre d’Indochine et de la Seconde guerre mondiale, agrémentée des témoignages, enregistrés en 2004, de Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe et de Gérard Gouze que nous écoutons maintenant.
Gérard Gouze, archives : Le projet de loi relatif aux règlements de certaines conséquences des événements d’Afrique du nord, n’est pas à proprement parlé un texte d’amnistie même, s’il en tire toutes les conséquences civiles, car l’amnistie est complète depuis longtemps, très exactement depuis 1968, c’est-à-dire depuis 14 ans. Il n’est pas non plus un texte de réintégration des personnes concernées par leurs grades, par leurs décorations, pour la seule raison que cela est fait également depuis longtemps, c’est-à-dire depuis 1974, depuis 8 ans. Il n’est pas un texte de reconstitution des carrières, comme s’il ne s’était jamais rien passé. Il n’est surtout pas, et j’insiste, un texte de réhabilitation et encore moins un texte qui pardonne ou qui justifie telle ou telle attitude au moment de la décolonisation.
Reporter, voix féminine : Gérard Gouze, en 1982, vous êtes rapporteur de loi sur la réhabilitation des généraux putschistes. Alors, vous allez me dire que c’est n’est pas la réhabilitation.
Gérard Gouze : Ce n’est pas la réhabilitation. Je m’excuse, je le dis et je le répète. L’amnistie était déjà faite depuis 14 ans. Il suffisait tout simplement, c’était un dernier élément permettant tout simplement la rectification d’une sanction qui avait été rajoutée à l’occasion d’une loi d’amnistie, pour ce 4 généraux qui étaient : Salan, Challe, Jouhaud et Zeller. Il n’y avait pas que cela. Il y avait également, dans cette loi, tout ce qui pouvait concerner les événements d’Indochine. Mais ça pouvait aussi concerner tel ou tel militant communiste, je pense à Iveton par exemple qui avait posé une bombe à Alger, qui avait été exécuté, donc, il y avait toute une prise en compte si vous voulez d’une dimension d’oubli. Et François Mitterrand, qui était à l’origine de ce projet, avec le ministre de l’époque qui était Monsieur Courrière, avaient tout simplement décidé d’effacer, d’oublier en quelque sorte, de faire comme si tout cela n’était jamais advenu. Les Français ont besoin de se réconcilier sur l’Algérie mais je crains qu’il y ait encore beaucoup à faire.
Reporter, voix féminine : Il fallait tourner la page, en même temps, cette page était très marquante pour vous ? C’est curieux de vouloir oublier.
Gérard Gouze : Je ne vous ai jamais dit que je voulais oublier. Je vous ai dit qu’il fallait politiquement même un terme aux mesures, sanctions disciplinaires, que sais-je, privations de retraite, bref il fallait remettre un petit peu les choses à plat.
Gérard Gouze, archives : Cette sanction statutaire, prévue par la loi du 13 juillet 1972, et qui ne peut en principe être prononcée qu’après avis préalable du Conseil supérieur de l’armée, reste donc la seule, l’unique, la dernière séquelle d’ordre disciplinaire qui résulte des événements d’Algérie et de toutes les guerres de décolonisation. Mes chers collègues, 8 ans après la loi de 74, qu’il a laissé subsister, qu’il a même créé, je viens de le dire, 14 ans après que les cries les plus affreux, les tortures, les tentatives d’assassinat du chef de l’Etat lui-même, les tentatives de renversement par la force de la République, la révolte contre l’État ait été amnistié, 20 ans après la fin de la Guerre d’Algérie, si je puis dire 28 ans après son commencement, ne peut-on pas tourner définitivement une page, oh ! combien douloureuse, de notre histoire. Le geste est symbolique, il est le symbole d’une volonté d’effacer toutes les séquelles des événements d’Afrique du nord. Le premier ministre Pierre Mauroy, déclarait le 4 mai 1982, en installant la commission consultative permanente sur les rapatriés : « Notre volonté n’est pas seulement de réparer les préjudices matériels. Nous voulons effacer les séquelles du passé. » disait-il et il ajoutait « Les officiers généraux seront réintégrés dans la deuxième réserve. » Le président de la République lui-même avait promis, alors qu’il était candidat, une amnistie totale effaçant les séquelles de toutes natures des événements d’Algérie. Alors, je sais, je sais mes chers collègues qu’il y a parmi vous certains qui hésitent encore à accomplir cet ultime geste d’apaisement. Qu’ils sachent eux-mêmes ne pas confondre l’amnistie et la réhabilitation. Qu’ils sachent que la réconciliation nationale, demandait par le président de la République et par le gouvernement, ne peut se diviser sans perpétuer les blessures du passé.
Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre et fondateur du Mouvement des citoyens : Vous savez que c’était un engagement que François Mitterrand avait pris comme candidat vis-à-vis de toute une mouvance qui était quand même plutôt dans la droite extrême, hein. C’est une litote. Donc, Joxe s’y était opposé, comme président de groupe. Moi, j’étais au gouvernement, et au sein du gouvernement j’ai pris la parole en conseil des ministres pour dire que je n’étais pas favorable mas j’ai argumenté au nom de l’autorité de l’Etat. Des généraux qui retournaient contre la République les armes que celle-ci leur avait confiées, ce n’était pas acceptable. Ils avaient d’ailleurs bénéficiés de beaucoup de mesures, ils avaient été libérés, c’était uniquement la reconstitution de carrière qu’il fallait leur donner. Donc, voilà l’argumentation qui était la mienne. Et Mitterrand, que ça agaçait, m’a interrompu en me disant : « Chevènement, il faut que vous sachiez qu’il faut savoir pardonner. » Il avait d’ailleurs tout à fait raison, il faut savoir pardonner mais est-ce que c’était bien le problème ?
Président de l’Assemblée nationale, archive : La parole est à Monsieur du Colloney ( ?)
Le député, Monsieur du Colloney ( ?) : Monsieur le président, je suis contre cet amendement. J’ai voté contre en Commission, non pas exactement comme le disait exactement Monsieur le président de la commission mais parce que je suis fondamentalement contre cet amendement. Je suis contre cet amendement, mon ami, Roland Renard, tout à l’heure, dans la discussion générale a indiqué les raisons du groupe communiste vis-à-vis de ce texte et notamment a explicité un certain nombre de nos amendements concernant notamment les crimes de sang et notamment les chefs de l’insurrection de l’OAS contre le gouvernement de la République en Algérie. Si nous suivions l’amendement de Monsieur Aubert, il tendrait tout simplement aller à l’encontre de ce que contre quoi nous nous sommes prononcés, puisqu’il indique exactement d’effacer les séquelles à l’égard de tous ceux qui soit par eux-mêmes soit par leur famille en supportent encore les conséquences. Je dirais à Monsieur Aubert, que les généraux félons font partie de « tous ceux » et par conséquent, en ce qui nous concerne, nous sommes contre que les généraux félons bénéficient de cette loi, par conséquent nous voterons contre l’amendement n°27.
Président de l’Assemblée nationale, archive : Bien, je mets aux voix l’amendement 27, présenté par Monsieur Aubert. Ceux qui souhaitent approuver le manifestent en levant la main. Je vous remercie. Avis contraire ? L’Assemblée n’a pas approuvé. Je suis saisi d’un amendement numéro 3. Monsieur Debré, c’est vous qui le défendez ? Vous avez la parole.
Le député, Monsieur Debré : Mon amendement, Monsieur le secrétaire d’Etat, chers collègues, est limité et même très limité mais sa portée est capitale et j’ajoute qu’il n’est nullement en contradiction avec les propos que vient de tenir monsieur Aubert. En effet, cet amendement dit ceci : « Les dispositions de cette présente loi ne s’appliquent pas aux personnes condamnées pour assassinat ou tentatives d’assassinat. » De ce qu’a dit Monsieur Foyer ( ?), je suis tout à fait solidaire. L’amendement présenté traduit une des constations qu’il a faite et qui est resté sans réponse, la confusion entre soldat en révolte et auteurs d’assassinats. Le gouvernement, vous-même, avez-vous mesuré la portée de ce texte ? Et le secrétaire d’Etat, que vous êtes, aux rapatriés, a-t-il mesuré la portée de cet amalgame ? A ces auteurs d’assassinat, l’amnistie à leur mémoire ne suffirait pas. Il faut refaire leur carrière, réparer, comme disait le premier texte que vous avez signé, le préjudice qui leur a été causé. Que la cause des rapatriés dans votre esprit, Monsieur le secrétaire d’Etat, est dans l’esprit de cette Assemblée nationale ou de sa majorité soit liée à la générosité que vous entendez manifester à des soldats dont la motivation n’était pas basse, comme a dit le général de Gaulle, je comprends votre mobile. Mais réhabilité des hommes dont l’histoire retiendra soit les assassinats réussis, soit les tentatives manquées contre le général de Gaulle, voilà qui n’est pas acceptable et qui abaisse la valeur de votre démarche. Vous abaissez votre loi en en faisant, par une disposition abusive, une loi de condamnation de bons serviteurs de la République et de condamnation de la mémoire du général de Gaulle.
Président de l’Assemblée nationale, archive : La parole est à Monsieur Guy Denis, orateur contre.
Député, Monsieur Guy Denis : Il s’agit de savoir, mes chers collègues, ce que nous voulons. J’ai essayé d’exprimer à la tribune, tout à l’heure, les sentiments du groupe socialiste. Peut-être me suis-je mal fait comprendre. Il s’agit bien, il s’agit bien, d’une des grandes tragédies de notre histoire. Et si je veux être plus précis, aller plus loin, il s’agit d’un des moments où les français ce sont affrontés, de manière sanglante, entre aux. Devait-on ou non, effacer les conséquences juridiques, pénales de ces événements ? Ce n’est plus à nous d’en décider aujourd’hui. L’assemblée nationale l’a déjà fait. Elle l’a fait en un temps où la majorité n’était pas la même qu’aujourd’hui, elle l’a fait en connaissance de cause et sachant très bien quels étaient les événements, quels étaient les protagonistes. On ne fait la réconciliation avec des gens qui sont déjà réconciliés. Et lorsqu’ici, à cette même tribune, sur d’autres sujets, sur un sujet de politique internationale, par exemple, nous nous obstinons à prêcher la réconciliation et la paix entre des gens qui sont en pleine guerre ou qui viennent juste de se faire la guerre, devant les charniers entr’ouverts et lorsque nous disons tous, parce que je l’ai entendu sur tous les bancs de l’Assemblée, malgré tout, malgré cela, il faut se parler, il faut se rejoindre, il faut se retrouver, lorsque nous disons cela pour d’autres peuples est-ce que ne nous sommes pas capables, 20 ans après, de nous l’appliquer à nous-mêmes ? Et, Monsieur Michel Debré, je vous dirais simplement, quelqu’un comme moi qui avait à peine 16 ans, en 1958, il y a de notre part, dans cette affaire, une volonté qui n’est pas toujours facile à mettre en œuvre. Nous y avons beaucoup réfléchie mais nous avons aussi réfléchi à ceci, c’est que si un certain nombre d’hommes un jour ce sont trouvés en état de révolte, contre l’État et contre la République, c’est parce que peut-être, dans les quelques mois qui précédaient mai 1958, on leur a appris qu’on pouvait se lever, qu’on pouvait contre la République au nom du salut public.
Emmanuel Laurentin : Au moment de l’amnistie des généraux, en 1982, vous n’étiez pas d’accord avec cette amnistie. C’était parce que votre engagement de l’époque pesait sur l’engament du moment et sur votre vie politique du début des années 80, Pierre Joxe ?
Pierre Joxe : Je ne vais pas vous faire la leçon, mais vous me parlez d’amnistie, comme tout le monde, alors qu’à l’époque il ne s’agissait pas d’amnistie. Il s’agissait de réhabilitation.
Emmanuel Laurentin : C’est exact.
Pierre Joxe : Réhabilitation. Et tout le monde a dit : ah ! l’amnistie, c’est normal, il faut amnistier. Réhabilitation, ça voulait dire que ces généraux félons, qu’en d’autres temps auraient mérités douze balles dans la peau, peut-être une, par soucis d’économie, qui avaient été condamnés et on allait dire quelques années après : c’est pas grave ! Bon, allez, on leur rend leur légion d’honneur, on leur rétabli leurs droits. Et tout ça purement symbolique… Alors, c’est vrai que moi, et beaucoup d’autres députés, on était absolument contre. Moi, j’avais quand même une raison de plus, c’était que parmi ceux-là il y en avait qui avaient failli faire la peau de mon père. Ils avaient pris en chasse sa caravelle et heureusement il y avait beaucoup plus de troupes loyalistes. C’étaient de vrais criminels. Ils n’avaient pas eu la peau de mon père mais ils avaient tenté d’avoir la peau de l’État, donc c’était ça… Voilà. Mais je n’étais pas le seul. On était très choqué. Finalement ça s’est tournée en nœud de boudin, c’est le cas de le dire. Moi j’avais décidé de démissionner. Je quittais le parlement, j’avais dit à Mitterrand : « Je n’allais pas voter contre, je suis président d’un groupe parlementaire mais si vous la maintenez, jamais je ne voterais cette loi, jamais, donc, je m’en vais. » Mitterrand était absolument furieux. Mon père m’a dit, ici même : « mais, arrête, tu en a assez fait maintenant, de toute façon tu n’y peux rien, de toute façon il trouvera un truc, donc... » Effectivement, Mitterrand a trouvé un truc, il a appliqué le 49-3. La loi, n’a jamais été votée. Je n’ai jamais eu à la voter, personne n’avait eu à la voter. Cette loi n’a pas été votée, pour moi c’est une non loi. La procédure du 49-3, voilà comment ça s’est terminé. Qui avait conseillé ça à Mitterrand ? Pourquoi ça s’est fait ? Avec le recul, je considère maintenant que c’est un peu secondaire. Elle a eu un seul avantage, être une manifestation de vigilance.
Président de l’Assemblée nationale, archive : L’ordre du jour appelle, la discussion, en deuxième lecture, du projet de loi relatif au règlement de certaines situations résultant des événements d’Afrique du nord, de la guerre d’Indochine et de la seconde guerre mondiale. La parole est à Monsieur le premier ministre.
Premier ministre, Pierre Mauroy, archive : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés. Les événements liés à la Guerre d’Algérie ont profondément marqués la nation. Ils ont déchiré les familles et provoqué de véritables drames de conscience. Je peux comprendre, et je comprends que des femmes et des hommes qui ont personnellement soufferts durant cette période se résignent mal au geste d’apaisement voulu par le chef de l’Etat et souhaité par le pays. Je peux comprendre, et je comprends que des députés, parce qu’ils ont vécu intensément cette période, n’aient pas dans un premier mouvement accepté certains aspects du texte proposé par le gouvernement. Je ne leur demande ni de renoncer à leurs sentiments, ni d’aller contre leur conscience. Mais 20 ans ont passé. Une nouvelle génération de Français a pris sa place dans notre longue histoire. Pour nombre d’entre eux, la guerre d’Algérie n’évoque pour eux que les pages de leurs manuels d’histoire ou quelques images d’une émission de télévision. Pourtant, ces événements étaient graves. Ils ont même été dramatiques. Et de toutes les images qui en restent, l’une des plus insupportables est sans doute celle des soldats et d’officiers qui ce sont dressés contre la République. Mesdames et Messieurs les députés, un peuple est toujours plus fort lorsqu’il parvient à surmonter ses divisions et à réinsérer les citoyens égarés. Nous ne sommes pas là pour diviser à nouveau. Nous sommes là pour réconcilier et rassembler. Le pardon n’est pas l’oubli. Il n’implique aucune approbation des faits, qui hier ont provoqué des condamnations. Mais la société française doit aider à l’apaisement des esprits. Elle doit aider à refermer les plaies. En résumé, Mesdames et Messieurs les députés, le texte qui vous est soumis, pose deux problèmes fondamentaux : D’abord, le respect des engagements pris devant le pays, c’est l’honneur de la démocratie. Ensuite, la nécessité de la réconciliation nationale. N’oublions pas qu’en Algérie, il n’y avait pas seulement des soldats et des officiers. Il y avait aussi un million des nôtres. Un million de Français. Souvenez-vous des sentiments que la plupart d’entre eux éprouvaient à l’époque. Ils sont aujourd’hui intégrés au sein de notre société. Respectons leur passé, respectons les sentiments qui sont aujourd’hui les leurs. C’est pour cette double raison que le conseil des ministres m’a autorisé, cet après-midi, à engager la responsabilité du gouvernement, sur le projet de loi relatif au règlement de certaines situations résultant des événements d’Afrique du nord, de la Guerre d’Algérie ou de la deuxième Guerre mondiale. En conséquence, Monsieur le président, et conformément à l’article 49, alinéa 3 de la constitution, j’engage la responsabilité du gouvernement. Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie.
Président de l’Assemblée nationale, archive : Le gouvernement engageant sa responsabilité, le débat sera immédiatement suspendu durant 24h. A l’expiration de ce délai, l’Assemblée prendra acte, soit de l’adoption du texte, soit du dépôt d’une motion de censure.
Emmanuel Laurentin : Voilà, c’était donc Pierre Mauroy, premier ministre de la France, à l’Assemblée nationale, le 23 novembre 1982, pour conclure ces extraits de débats autour de ce qu’on avait conservé comme idée, on appelait ça la loi d’amnistie de 1982, sur les généraux félons, bien entendu ça n’était pas une loi d’amnistie puisque l’amnistie avait déjà été prononcée auparavant, comme l’a rappelé Pierre Joxe. Nous remercions d’ailleurs Pascal Boieldieu ( ?) de l’Assemblée nationale, qui nous a fourni les enregistrements de ces débats, mise en forme par Amélie Meffre, qui a réalisé les entretiens sur « les hommes politiques et la Guerre d’Algérie », avec moi-même, en 2004, les entretiens de Pierre Joxe, Jean-Pierre Chevènement et Gérard Gouze, et mise en forme également par notre réalisatrice Véronik Lamendour. Sophie Wahnich, vous avez écouté avec attention, vous avez pris beaucoup de notes de ces débats à l’Assemblée nationale en 1982. Vous qui avez coordonné des travaux longs, qui ont trouvé leurs termes publiés dans une Collection droit et justice au PUF, em>Une histoire politique de l’amnistie, publié l’année dernière, qu’est-ce que ces débats évoquent pour vous ? C’est-à-dire comment tirer les fils de ce débat de 1982 vers justement une histoire politique de l’amnistie ?
Sophie Wahnich : J’ai trouvé ces débats extrêmement intéressants parce que justement ils permettent de reprendre la question aux fondements. Je dirais au fondement tel que Nicole Loraux l’avait proposé pour réfléchir sur l’amnistie des trente tyrans à Athènes et où elle explique qu’en fait la demande de procédure d’amnistie ou de procédure d’oubli et je dirais que là le fait que ça ne soit pas à proprement une loi d’amnistie importe peu, ce qui a d’intéressant c’est de voir ce que ça a comme effets en termes d’ouverture ou fermeture du débat historiographique, apaisement ou au contraire relance des passions.
Emmanuel Laurentin : Il faut rappeler, pour cette histoire des trente, les trente tyrans, c’est en 403 avant Jésus-Christ à Athènes, Thrasybule évoque une amnistie dans laquelle il dit il est interdit de rappeler les malheurs dus aux Trente mais qui exclu de cette amnistie les chefs, c’est cela ?
Sophie Wahnich : Oui, contrairement à ce qui se passe en 1982 puisqu’il s’agit bien des chefs dans l’affaire. Mais ce qui me paraît important c’est le fait que dans ces procédures, ce qui apparaît c’est qu’on demande aux victorieux, en l’occurrence aux républicains, à ce moment-là aux socialistes, au camp de gauche, de renoncer à ce que Gouze appelle une revanche. Puisqu’ils sont victorieux ils n’ont pas de revanche à prendre. Donc, il y a d’emblée un faux-semblant sur l’idée que ce serait les gens victorieux qui auraient une revanche à prendre et finalement on leur demande d’être magnanimes et donc d’accepter d’oublier qu’ils ont été victorieux et du coup d’oublier les coups qui avaient été portés par les généraux félons. On a là, la matrice même des effets d’une amnistie du type de l’amnistie des Trente. C’est-à-dire qu’on va constamment demander aux démocrates d’oublier leur victoire, d’être magnanimes et de renoncer à la possibilité de maintenir la mémoire de cette victoire. Finalement on leur demande de renoncer à tout, d’être dans un renoncement qui est censé apporter la réconciliation. Mais ce que décrit Nicole Loraux, pour la Grèce ancienne, c’est qu’on renonçant à la victoire en étant magnanime on renonce également à la démocratie, c’est-à-dire au fait de pouvoir porter haut et fort les couleurs de la démocratie, c’est-à-dire le fait que ce soit une partie du peuple qui incarne le tout. En ce qui concerne la république et la question finalement telle qu’elle est soulevée finalement par Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe, c’est à la fois la question de la fragilité finalement de l’institution républicaine. Les généraux félons, on reprend les termes de Joxe, ont failli avoir la peau de l’Etat. Donc, il y a finalement un oubli institué par l’Etat sur le fait qu’il est lui-même fragile qu’il a nécessité de devoir maintenir effectivement peut-être, symboliquement, quelque choses qui dise cette fragilité. Or, on renonçant à la possibilité de dire ces généraux étaient félons, ce sont les chefs, on peut avoir une loi d’amnistie mais il faut quand même qu’il y ait des traces du caractère inadmissible et irréconciliable de leur actes, eh bien on affirme finalement une sorte de toute puissance de l’Etat du côté de l’exécutif - ce qui fait que là aussi on a quelque chose d’intéressant - puisque le parlement refuse en fait de passer à cette affirmation.
Emmanuel Laurentin : Donc, on est obligé de passer par le 49-3, puisque le groupe socialiste est ému, - c’est le moins qu’on puisse dire, sous l’égide de Pierre Joxe soi-même - par ce qui se passe et par cette décision. Une décision d’ailleurs dont Pierre Joxe dit, dans l’entretien qu’il nous avait accordé en 2004, qu’il ne sait pas très bien pourquoi François Mitterrand a voulu faire cela, néanmoins il y a des éléments qui peuvent être apportés. Dans un débat que nous avions, lors des rendez-vous de l’histoire de Blois, c’était en octobre dernier, il se trouvait que dans la salle Roland Dumas était là et nous évoquions les usages politiques du passé, dans ce débat de Blois. Roland Dumas a pris la parole pour dire : écoutez, moi, en 65, s’il faut parler des usages politiques du passé, je peux vous dire que tous les discours de François Mitterrand, candidat d’opposition au général de Gaulle, en 1965 à la présidentielle, beaucoup de discours en tout cas étaient nourris d’un exemple historique, c’était celui d’Henri IV, à la fin des guerres de religion, et donc de l’édit de Nantes qui décide justement que la mémoire de toute chose, passée de part et d’autre du commencement du mois de mars 1589 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion demeurera éteinte et assoupie, comme des choses non advenues. Donc, François Mitterrand disait, à cette époque-là, cela : J’ai beaucoup de vénération pour Henri IV et pour cet acte d’accession au pouvoir d’Henri IV. Et c’était, disait Roland Dumas dans ce débat de Blois, un message adressé aux partisans de l’Algérie française pour dire nous sommes de votre côté contre le général de Gaulle qui vous a mis de côté dans la république. C’était en 1965. Ça remonte assez loin cette histoire de 1982.
Sophie Wahnich : Ce qui est troublant, c’est le fait de pouvoir usage de l’édit de tolérance qui est quand même un édit qui concerne des enjeux religieux et qui fonde quand même, dans une certaine mesure, l’avènement d’un pouvoir monarchique absolu où une figure justement monarchique, c’est-à-dire finalement de type gaullienne, va pouvoir prendre des décisions pour l’ensemble du pays de manière à assurer une paix civile en son nom propre.
Emmanuel Laurentin : hommes politiques vont puiser dans le magasin des accessoires…
Sophie Wahnich : Dans une certaine mesure en faisant usage de cet exemple, Mitterrand montre toute sa complexité. Parce qu’il est à la fois contre de Gaulle mais il utilise des arguments qui sont au bout du compte gaulliens, dans la mesure où il s’agit bien de personnalisation. L’usage du 49-3, pour cette loi, non pas de reconstitution des carrières mais effectivement où l’on redonne la possibilité d’être ré-inclus au sens stricte dans la cité et dans l’Armée à proprement parlé, eh bien finalement, c’est une manière de dire, si le pouvoir législatif - donc ce qui représente quand même la nation au sens strict dans les institutions françaises, y compris de la Ve République - ne souhaite pas le faire, si la nation ne veut pas ré-inclure, eh bien moi, comme figure de l’exécutif, j’ai un outil et je vais finalement utiliser quelque chose qui s’apparente à une grâce amnistiante. Donc, je vais à la fois répondre de mes engagements auprès de cette population et dans une certaine mesure négliger complètement la voix de la nation. Ce qui fait que quand même cette loi qui est constamment présentée, par ceux qui la défendent, comme une loi d’apaisement a des effets absolument inverses. C’est-à-dire qu’elle relance les passions sur cette question de la Guerre d’Algérie.
Emmanuel Laurentin : C’est une loi qui se veut de réconciliation nationale, comme un geste d’apaisement souhaité par le pays, dit le premier ministre, Pierre Mauroy, à ce moment-là, on voit bien que ça n’aura pas ces effets escomptés. Ces débats sur la colonisation, sur le traitement postérieur de la colonisation, et la sortie de la Guerre d’Algérie en particulier, continuent à faire débat aujourd’hui.
Sophie Wahnich : Continuent à faire débat aujourd’hui. Au-delà, sur la question d’amnistie, je pense que si aujourd’hui l’amnistie est une institution considérée très souvent comme scandaleuse et inacceptable, je crois que ce n’est pas simplement à cause de cette loi de 82, mais d’une manière plus large du fait de l’amnistie des collaborateurs et des amnisties de la torture en Algérie,…
Emmanuel Laurentin : Ça, c’était en 51-53…
Sophie Wahnich : Et donc des amnisties de personnes qui ont des crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité graves quand même dans leur biographie. Donc, il y a effectivement l’impossibilité de reconnaître cette institution, si cette institution a pour effet de ré-inclure dans la cite ceux dont on voudrait qu’ils soient effectivement impossible à ré-inclure. La question du pardon et de l’impardonnable est finalement négligée. Donc, ce pardon qui viendrait avec le temps, « ça fait 20 ans », « ça fait 14 ans »,… il y a vraiment une rhétorique du temps passé, en fait l’idée que le temps puisse rendre les choses conciliables ou réconciliables est quelque chose de faux. Donc, ce qui se joue c’est de savoir si l’on souhaite maintenir l’idée qu’il y a de l’i-réconcilié et de l’irrévocables, c’est-à-dire que quelque soit la faute et quelque soit la punition, cet i-réconcilié restera - c’est une des expressions d’une des auteurs du livre, Marie Cuillerai – et là finalement ce que l’on souhaite oublier c’est cette part de l’i-réconcilié. Je pense que c’est cette part d’i-réconcilié qui continue constamment à jouer. Il me semble que dans la loi de février 2005, sur la reconnaissance de la colonisation, c’est le même « rejeu ». C’est-à-dire que ceux qui considéraient que c’était inacceptable de ré-inclure les généraux félons ou même d’accepter d’amnistier la torture en Algérie, considèrent inacceptable qu’on puisse oublier que le colonialisme est un crime politique. Donc, ils ont la même attitude et refusent qu’on puisse oublier les crimes les plus graves.
Emmanuel Laurentin : On pourrait croire en vous écoutant, Sophie Wahnich, que vous plaidez, avec vos coauteurs, dans Une histoire politique de l’amnistie contre l’amnistie. Or, vous, vous avez une position bien plus nuancée puisque cette amnistie que vous décrivez de l’Algérie, par exemple, ou celle de 51-53, sur les collaborateurs, vous dites qu’elle a des effets plus pervers, qui sont des effets plus négatifs que positifs pour la société démocratiques dans laquelle nous sommes, mais vous dites qu’il y a d’autres sortes d’amnistie qui trouvent grâce à vos yeux d’une certaine façon, qui sont plus acceptables et qui méritent justement d’être regardées de près et qui donc permettraient de réintégrer, selon vous, la question de l’amnistie dans notre société contemporaine, là où elle a été mise à la porte depuis quelques décennies maintenant.
Sophie Wahnich : Oui. Il me semble qu’on a vraiment confondu assez récemment, depuis une vingtaine d’années, tous les crimes de sang, là où il y a mort d’hommes, sous l’incrimination de crimes contre l’humanité. C’est-à-dire que toute violence faite au corps était vécue comme la violence extrême. Donc la notion même de crime contre l’humanité est devenue un peu labile. On a tendance à considérer que finalement l’extrême gauche, quand elle est terroriste, ou les crimes même des communards pourraient être des crimes contre l’humanité. Ce qu’on a essayé de saisir dans notre travail, c’est de voir, à chaque fois, quels étaient les enjeux des causes incriminées et comment l’amnistie re-fabriquait une autre version de l’histoire. Dans tous les cas, dans l’autre version de l’histoire, quand il s’agit d’amnistier, il s’agit de reconnaître à la fois qu’il y a eu effectivement des actes violents et des crimes mais de qualifier les crimes comme politiques et éventuellement légitimes ou comme politiques et destructeurs du pacte social. Effectivement, la frontière est fragile et il s’agit ensuite de se ressaisir de la question des projets des acteurs. De ce point de vue-là, il s’agit de savoir si les acteurs visent un approfondissement de l’émancipation et dans une certaine mesure des droits, que l’on appelle aujourd’hui des droits humains, ou au contraire visent à les nier. De ce point de vue-là, il y a la possibilité de comprendre, de répertorier quelles sont les situations. Il me semble que le laboratoire révolutionnaire - ce que j’appelle le laboratoire révolutionnaire, c’est la Révolution française...
Emmanuel Laurentin : Dont vous êtes spécialiste.
Sophie Wahnich : Permet d’avoir des distinctions assez fortes sur les différents types d’amnisties parce que la Révolution française est confrontée à différents types d’amnistie. Donc, à un moment donné, il s’agit d’amnistier ceux qui avaient été vécus comme des mutins en 1790 à Nancy, je ne rentre pas dans les détails parce que c’est des questions un peu érudites…
Emmanuel Laurentin : Ce sont les Suisses de Chateauvieux.
Sophie Wahnich : Oui, les Suisses de Chateauvieux, mais au moment où ils sont effectivement amnistiés il s’agit de réécrire l’histoire et de dire : ceux qu’on a présentés comme des mutins, qui détruisaient l’Armée, étaient les véritables révolutionnaires qui défendaient les valeurs de la Révolution, les amnistier c’est procéder à une fondation d’un nouveau moment. Il se trouve que les mêmes socialistes ont la même logique, en 1981, quand ils amnistient toute une série de mouvements radicaux...
Emmanuel Laurentin : Mouvements d’autonomistes basques, les Bretons, les Corses aussi. Ils s’en mordent les doigts un peu plus tard.
Sophie Wahnich : Ils sont déçus. Parce qu’ils pensaient clore une période et fonder le socialisme à la française et ça ne fonctionne pas aussi bien. Par contre, les républicains de la IIIe République qui amnistient les communards sont dans cette fondation et les discours de Victor Hugo sont dans cette logique, c’est-à-dire que par la clémence on va pouvoir fonder une république qui n’aura rien à voir avec les régimes précédents.
Emmanuel Laurentin : Vous citez, dans votre ouvrage collectif, beaucoup d’extraits de Victor Hugo, un de ceux qui ont plaidé pour l’amnistie des communards. Alors, bien évidemment toujours la langue d’Hugo : « La pitié, la douceur sont de bons moyens de gouvernement. », « Placer au-dessus de la loi politique la loi morale, c’est l’unique moyen de subordonner toujours la révolution, la civilisation. », « Dire aux hommes soyez bons, c’est dire aux hommes soyez justes. », « Aux grandes épreuves doivent succéder les grands exemples. » ou encore, il se moque un peu de ceux qui veulent confondre Marat et Lasner, par exemple…
Sophie Wahnich : Ce qui est beaucoup plus radical et qui rejoint ce que je voulais dire, c’est-à-dire que confondre Marat et Lasner…
Emmanuel Laurentin : Rappelons que Lasner est un des grands criminels du XIXe siècle.
Sophie Wahnich : Criminel de droit commun. Donc confondre les criminels de droit commun et de droit politique. Donc, la question se joue de savoir, quand il y a politisation, est-ce que cette politisation se fait du côté d’une émancipation ou se fait du côté d’une négation des droits de l’homme et du citoyen, donc se fait du côté d’une « fascinisation » finalement.
Emmanuel Laurentin : De la réaction.
Sophie Wahnich : Ou de la réaction. Mais, je dirais, que la réaction ça ne suffit pas parce que finalement on peut être réactionnaire sans être vraiment dans une radicalité antihumaniste. Je pense que les généraux félons sont antihumanistes. La politique menée par ce courant de l’OAS, c’est une politique de hiérarchie des peuples quand même, ce n’est pas une politique d’égalité. Donc, à un moment donné, toute cette question du projet de l’OAS est quand même refoulée par le débat parlementaire qu’on vient d’écouter.
Emmanuel Laurentin : Mais, vous vous trouvez tout de même dans une position délicate avec votre équipe lorsque vous travaillez autour du cas italien. Vous évoquez le cas italien à la fois des Brigades rouges et de tous ceux qui ont pris les armes et participé à la lutte armée dans les années 70, puisque là, vous vous trouvez face à une situation, on ne peut cacher que vous défendez Paolo Persichetti et Cesare Battisti, qui se trouve actuellement en prison au Brésil, après sa fuite du territoire français et avant peut-être son extradition vers l’Italie, vous les défendez et vous dites tout compte fait il faut se poser la question puisqu’une grande partie de la gauche italienne, qu’on a beaucoup entendue au moment de l’affaire Battisti, dit : on ne peut pas dire que l’Italie n’était pas un régime de droit, que l’Italie n’était pas une démocratie au moment où la lutte armée se déroulait sur son sol, et cette question justement de savoir si ceux qui prenaient les armes défendaient des valeurs qui étaient des avaleurs humanistes ou de progrès, comme vous le disiez, Sophie Wahnich, se pose justement pour les Italiens eux-mêmes, à l’intérieur de la gauche italienne.
Sophie Wahnich : A l’intérieur de la gauche italienne, tout à fait. Ce qui a d’intéressant c’est d’avoir du recul. Je pense que la position française qui est vilipendée par les Italiens parce qu’on serait naïfs et qu’on ne se rendrait pas compte etc. me paraît intéressante parce que justement elle est décalée. Elle est décalée et permet de reprendre les choses, dans une certaine mesure, à la racine. Et la racine qu’on a voulu saisir c’est l’amnistie Togliatti, donc les années 45-46…
Emmanuel Laurentin : Rappelons que Palmiro Togliatti était le leader du Parti communiste italien.
Sophie Wahnich : Et cette amnistie a eu des conséquences paradoxale puisque les républicains de la république de Salò ont été plus facilement amnistiés que certains résistants qui n’avaient pas posé les armes au moment de la supposée fin e la guerre qui en fait n’avait pas fin vraiment aux combats.
Emmanuel Laurentin : Sinon plus facilement, en tout cas de façon plus nombreuse, puisque vous vous dites qu’il y a à peu près sur 7 000 politiciens qui ont été amnistiés, 153 sont des partisans du camp de la gauche antifasciste et tous les autres sont des fascistes qui ont été amnistiés par ce décret Togliatti.
Sophie Wahnich : Ce qui fait que sous prétexte de réconciliation, il y a des plaies qui ne sont possibles à panser à ce moment-là et qui vont produire une mémoire infinie dans les familles de résistants…
Emmanuel Laurentin : Absolument. Et qui sera revendiqué à la fin des années 60, par l’extrême gauche italienne, qui se coupera du Parti communiste italien en disant : qu’est-ce que vous avez fait à la fin de la guerre ?
Sophie Wahnich : Voilà. A partir du moment où il y a l’hypothèse du compromis historique, c’est-à-dire de l’alliance entre la Parti communiste italien et la Démocratie chrétienne, le sentiment qui est donné c’est qu’il n’y a plus de possibilité pour une autre perception de l’histoire et du présent et on est en plus dans un contexte où il y a eu toutes sortes de luttes politiques : lutte des femmes, les combats politiques dans les usines sous forme de grèves, finalement un mouvement social énorme…
Emmanuel Laurentin : Ce qu’on appelait le « movimento… »
Sophie Wahnich : Qui s’est heurté à une surdité très importante à l’époque de la classe politique et à une répression qui était intense ce qui fait que le moment du saut -qui est très certainement un égarement et une erreur politique et là-dessus on peut réussir à se mettre d’accord y compris avec les militants de l’époque – est à resituer dans une reconfiguration politique…
Emmanuel Laurentin : De rapport à une amnistie précédente…
Sophie Wahnich : A la fois de rapport à une amnistie précédente et à l’impossibilité de se faire entendre avec des outils qui sont ceux de la démocratie, les dispositifs de retenue de la violence. Donc, il y a un passage à la lutte armée. Il me semble que ce travail à la lutte armée que ce soit d’ailleurs en Italie ou en Allemagne du côté de la Fraction armée rouge, on a aussi une conjonction où l’on voit arriver à nouveau au pouvoir, dans ne alliance avec le SPD, des anciens nazis, comme la dénazification n’a pas vraiment eu lieu et qu’il y a quand même une très grande présence en particulier de tous ceux qui ont dirigé la Wehrmacht, il y a des situations qui amènent à une violence politique qui peut ressembler à celle qu’il faut réinterpréter pour les communards et qui ne me paraît pas du tout être du même ordre que la volonté d’affirmer qu’il y a une hiérarchie des races, une hiérarchie des peuples etc.
Emmanuel Laurentin : C’est une vision politique de l’analyse qu’est Sophie Wahnich que de dire ça ? C’est aussi une position de la chercheuse mais c’est aussi une position de la citoyenne pourrait-on dire. Une traduction, disons, de la citoyenne à l’intérieur…
Sophie Wahnich : De toute façon, je ne suis pas convaincue qu’on puisse construire des objets indépendamment de sa position citoyenne. Pour moi il n’y a pas de séparation entre une épistémologie qui serait pure de toute place dans le monde et une place dans le monde par ailleurs, évidement que c’est d’un point de vue d’une place dans le monde. Mais c’est des questions sont ouvertes, par exemple, très bien, elle ne va pas au bout, par Régine Robin dans Berlin chantiers. Elle dit : Il faudra bien un jour qu’on fasse l’histoire de cette mouvance, Fraction armée rouge, ce que côté-là. C’est-à-dire de voir ce qui s’est joué dans la mémoire du nazisme et comment cette génération a pris en charge cette mémoire sur un mode qui est finalement un mode désespéré et perdu. Dans une certaine mesure, les égarements de la résistance à l’oppression, on a appelé ça comme ça, pour reprendre les expressions du XVIIIe siècle, ne sont pas de même nature que la volonté délibérée de vouloir détruire ce qui fonde le lien humain et donc la possibilité de reconnaître en tout humain un semblable.
Emmanuel Laurentin : Et très brièvement, pour conclure, Sophie Wahnich, s’il faut conclure justement : Quelle est la bonne amnistie ? Quelle serait la bonne façon de réintroduire cette notion de l’amnistie dont vous dites qu’elle a été accusée aujourd’hui de voiler la vérité historique, elle a un caractère scandaleux dans notre société contemporaine ? Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour la remettre au centre du ébat et faire en sorte justement, dans un contexte comme le nôtre, qu’elle puisse être entendue ?
Sophie Wahnich : Je pense que d’une part en réussissant justement a à nouveau faire la part entre crime contre l’humanité et crime politique ordinaire et à saisir les contextes des crimes politiques et donc à pouvoir dire : oui les communards se sont égarés, oui les terroristes se sont égarés, mas le contexte les a conduits à cet égarement et donc il y a une responsabilité plus collective des sociétés. Et la deuxième chose, c’est de prendre conscience que dans les démocraties, un des enjeux fondateurs depuis le XVIIIe siècle, c’est le contrôle de la cruauté, qui a été quand même très peu contrôlée XXe. S’il y a un enjeu du XXIe ça serait de remettre en valeur la réflexion de Beccaria pour contrôler la cruauté aussi bien du pouvoir exécutif que des acteurs dans la société. Ce contrôle de la cruauté passe par des institutions de clémence. L’amnistie qu’est-ce que ça a comme effet ? Ça a comme effet de réduire ou de retenir la violence de l’exécutif. Puis, ça a un deuxième effet, si c’est une vraie amnistie qui passe par le parlement, ce qui n’est pas le cas des lois qu’on a entendues là, c’est la possibilité de déplacer la violence de l’exécutif dans le cadre législatif et donc d’être du côté du symbolique.
Emmanuel Laurentin : Merci, on terminera sur cette phrase que vous citez dans votre livre collectif, Une histoire politique de l’amnistie, publié au PUF, une phrase de Victor Hugo qui s’adresse aux opposants à l’amnistie des communards, il dit : « Vous voyez le précipice dans la clémence, nous le voyons dans le châtiment. »
Une émission préparée, comme d’habitude, par Maryvonne Abolivier et Mélanie Chalandon. Les archives ont été choisies par Oliver Tosseri, montées et mixées par Amélie Meffre et Véronik Lamendour, et nous remercions encore Boieldieu ( ?) de l’Assemblée nationale pour nous les avoir fournies. A la technique aujourd’hui, Claude Courteau ( ?).