Ali Baddou : Bon réveil. 6h 59, bienvenue dans « Les Matins » de France Culture. Au programme de cette édition, mardi 16 septembre : à huit heures moins vingt, la crise financière après l’annonce, hier, de la faillite de la banque américaine, Lehman Brothers. La finance mondiale est ébranlée. Une banqueroute qui pose de nombreuses questions sur les réponses à donner à la crise. Tous les plans de sauvetage imaginés ces dernières semaines ont échoué, sur les conséquences aussi, bien sûr, et les risques d’extension internationale. Analyse, tout à l’heure, avec notre invité, Élie Cohen.
Vous écoutez France Culture, il est 7h.
Le journal d’Aurélie Kieffer, Bonjour Aurélie.
C’est l’accord ou la faillite. Silvio Berlusconi renvoie les syndicats d’Alitalia à leur responsabilité. Cinq d’entre eux n’ont pas encore signé le plan de sauvetage de la compagnie aérienne italienne, Marie Duhamel suit les négociations à Rome.
L’union européenne consacre, pour la première fois, un sommet aux Roms. Ils représentent plus de dix millions en Europe. Ils sont victimes régulièrement de discriminations. Nous évoquerons, avec Olivier Dandrey, les attentes des associations qui les soutiennent.
L’aide aux transports, pour les salariés, se précise. Pour ceux qui prennent les transports en commun, le remboursement de la moitié des frais sera généralisé. En revanche, les employeurs ne seront pas obligés d’aider leurs salariés qui prennent leur voiture.
Enfin, Ségolène Royal est prête à renoncer au poste de premier secrétaire du PS. Elle déclare qu’il faut mettre ces questions au Frigidaire et élever le débat en vue du congrès de Reims. Nous l’écouterons.
Les bourses d’Asie dégringolent sous l’impact du dépôt de bilan de la banque américaine Lehman Brothers. A Tokyo, le Nikkei a terminé la matinée sur un plongeon de 5,06%. La tourmente s’est emparée, depuis hier, des marchés boursiers mondiaux. La mise en faillite de la banque d’affaire américaine suscite des craintes pour l’ensemble du système financier. Est-ce que d’autres dépôts de bilan sont inéluctables ? Comment échapper à l’effet domino ? Alain Crouzat est le président de Montségur Finance, une société spécialisée dans la gestion de portefeuilles boursiers, pour lui, il est urgent que le marché s’assainisse.
Alain Crouzat : On a le cœur du système financier mondial qui, aujourd’hui, est en crise, ui est malade. Les banques, les unes après les autres nécessitent soit une nationalisation, soit une faillite. Le système a besoin de règles. Et les États-Unis, qui sont quand même l’apôtre du capitalisme ont montré les limites de déréguler le système en enlevant tous garde-fous, toutes contraintes. Je crois qu’il faudra que les autorités monétaires, les autorités politiques du système capitaliste, à un moment donné, remettent en place des règles sur ce que peuvent faire les banques et ce qu’elles ne peuvent plus faire. On ne peut plus admettre que quand on leur donne dix qu’elles aillent spéculer sur cent ou sur mille, puis qu’elles déplacent le risque non plus chez elles mais ailleurs, et qu’à un moment donné elles n’arrivent même plus à identifier où est le risque.
Aurélie Kieffer : Alain Crouzat, répondait à Alexandra Bensaïd. Notre correspondante Fabienne Sintes, s’est rendue au siège de Lehman Brothers à New-York. Les salariés de la banque ont une double inquiétude. Ils vont sans doute perdre leur emploi et ils craignent également pour leurs économies largement investies en action de leur employeur. Reportage.
Fabienne Sintes : Si Lehman Brothers a son siège à Time Square, c’est parce que le 11 septembre une partie de la banque était installée dans la tour nord du World Trade Center. Un employé est mort et tout le monde a déménagé. Depuis, plus encore qu’avant, régnait, ici, une atmosphère familiale, malgré l’énorme machine qu’était Lehman Brothers. Le choc de la faillite est donc d’autant plus grand, et c’est ce qu’Élie, qui ne donnera pas son nom de famille, veut bien raconter : « On savait que les choses allaient mal. Les gens font de leur mieux pour se montrer forts. Ils montrent un visage avenant. Les gens viennent pour se dire au revoir. Je n’ai aucune colère. Je ne sais pas comment j’aurai réagi, si je dirigeais. Depuis les agents immobiliers jusqu’à ceux qui ont cru pouvoir s’acheter une maison à un million de dollars, en gagnant seulement cinquante mille dollars par an, tout le monde est responsable. Ce n’est pas que nous, ce n’est pas que les banques. C’était une atmosphère générale. Si vous ne plongiez pas dans les subprimes, vous aussi, vous étiez à la traîne. Pas de rancœur donc, malgré les pertes colossales. » Quelques-uns font déjà leurs cartons. On en voit sortir avec des gros sacs sur l’épaule. D’autres encore attendent et travaillent. Les gens s’occupent, comme Jennifer, tradeuse, depuis cinq ans : « On attend de savoir ce que la compagnie va nous dire. On s’inquiète, bien sûr. Il y a beaucoup de marchandise dans la rue désormais. » Par marchandise, Jennifer entend beaucoup de traders au chômage. Les conséquences sont lourdes sur l’emploi à Wall Street, tous secteurs confondus. La crise des subprimes et ses conséquences ont fait disparaître cent-mille emplois, l’hémorragie n’est pas terminée, on parle de cinquante mille à dix mille. À Wall Street, cette après-midi, Peter sort en montrant sa cravate qu’il a coupée en deux. Lehmann en faillite, Merrill Lynch avalée, les assurances AIG, presque en liquidation, le Dow-Jones à son plus bas niveau depuis sept ans, mauvaise journée. « J’étais à l’intérieur et j’ai coupé ma cravate parce que le pire est à venir. Le marché doit se corriger tout seul. Il y a eu trop d’interdépendance avec le gouvernement fédéral, ce qui n’a eu que des effets artificiels. Ce n’était pas une bonne idée. Pourtant, le gouvernement fédéral n’a pas bougé. » Ce qu’explique Peter, c’est que selon lui, le marché a cru que cette fois encore, on allait lancer une bouée de sauvetage aux entreprises moribondes, la bourse a bu la tasse.
Aurélie Kieffer : Nous reviendrons sur la crise financière, à 7h 30, dans notre dossier du jour. C’est aussi le thème que vous aborderez, Ali, avec votre invité.
Ali Baddou : Analyse, oui Aurélie, à 8h 20, avec l’économiste Élie Cohen. Il est directeur de recherche au CNRS. Il sera, tout à l’heure, au micro de France Culture.
Les négociations sont relancées mais l’accord de sauvetage d’Alitalia n’est pas encore signé. Cinq syndicats refusent toujours de signer le document validé par quatre confédérations. En attendant, les vols sont assurés mais la compagnie aérienne italienne continue de perdre trois millions d’euros par jour. Silvio Berlusconi met la pression sur les syndicats. Marie Duhamel, nous appelle de Rome.
Marie Duhamel : Le gouvernement a fait ce qu’il avait promis. Silvio Berlusconi s’est enorgueilli, hier soir, d’avoir trouvé les entrepreneurs italiens pour investir et donc relancer Alitalia, mais il n’ose pas aller plus avant, les négociations ne sont pas finies, loin de là. Silvio Berlusconi en appelle d’ailleurs à la responsabilité de ceux qui nuisent à l’aboutissement des discussions, savent-ils que l’alternative, c’est la faillite ? Un accord cadre a été signé, hier au petit matin. Les quatre confédérations syndicales d’Alitalia ont accepté le plan industriel de la future compagnie. Ils ont parlé, hier après-midi, toute l’après-midi, avec le gouvernement et les entrepreneurs d’Alitalia, de la question difficile des contrats de travail. On pensait l’accord trouvé mais il faudra encore voir avec les syndicats autonomes, tenus à l’écart des discussions, qui ont, mécontents, lâché leurs hommes. Dans le centre de Rome, un cortège d’hôtesses de l’air en pleures, de stewards, la corde au cou, s’est en effet mis en marche. Le gouvernement, médiateur, leur a finalement accordé un entretien, c’est la fin de la rupture syndicale. Mais aujourd’hui, les neuf syndicats négocieront ensemble, ils ont plutôt intérêt à se mettre d’accord au plus vite, l’offre d’achat d’Alitalia expire le 30 septembre prochain.
Aurélie Kieffer : L’armée française a libéré les deux navigateurs qui avaient été pris en otage par des pirates, le 2 septembre, au large des côtes somaliennes. Les deux Français sont sains et saufs, un pirate a été tué au cours de l’opération.
Un attentat suicide a fait vingt-deux morts, hier soir, au nord-est de Bagdad, une femme kamikaze s’est faite exploser dans une maison où étaient réunis des policiers, cinq hauts responsables de la police irakienne sont décédés.
C’est la plus grande minorité d’Europe, dix à douze millions de personnes, victimes du racisme et de discrimination. Bruxelles accueille aujourd’hui le premier sommet de l’Union européenne sur les Roms. Les associations qui les soutiennent espèrent enfin un geste fort de l’Europe. Elles réclament une politique globale en faveur des Roms et des Gens du voyage, avec un plan d’action d’urgence en matière d’accès à la santé, au logement et à l’éducation. Olivier Dandrey.
Olivier Dandrey : Une loi de janvier 1969, qui organise, en France, la discrimination en réduisant par exemple l’exercice du droit de vote. La caravane, habitat traditionnel, qui n’est pas reconnu comme un logement, des aires d’accueil largement insuffisantes sur le territoire, elles ne peuvent, à ce jour, accueillir que 30% de la population migrante, ajouté à tout cela une image déplorable dans la société, le Rom, le Gitan, le Manouche sont toujours montré du doigt, c’est l’autre qui fait peur, au point de nourrir aujourd’hui une politique d’expulsion prioritaire. Les Roms sont renvoyés dans leur pays d’origine, malgré leur citoyenneté européenne, un retour accompagné d’une aide dérisoire de trois cents euros. Sur place, pas de réinsertion possible, parce que là-bas, disent les associations de soutien, il n’y a rien ou presque pour faciliter l’intégration. Les expulsés font donc très souvent le chemin dans l’autre sens. Une situation française qui ne dénote pas dans le paysage européen. Partout, les Roms et les Gens du voyage sont mal accueillis. En témoigne le dernier rapport de l’Union, il date de juillet dernier, et il affirme, noir sur blanc, que des milliers d’Européens d’origine rom font l’objet d’une discrimination persistante et d’une exclusion sociale d’une grande ampleur. D’où cette demande, du monde associatif français, que l’Europe se dote d’une directive cadre, c’est-à-dire d’un texte contraignant, d’un plan d’action pour la santé, le logement, l’éducation et les droits civiques élémentaires de ces populations. Un défi pour les vingt-sept pays membres qui continuent de faire de la libre circulation de leurs citoyens un des piliers fondamentaux de l’Union.
Ali Baddou : France Culture, 7h 9, la suite du journal, Aurélie Kieffer.
Matignon a tranché, hier soir. On connaît désormais les contours quasi-définitifs de l’aide au transport annoncée pour les salariés. Les services du premier ministre ont adressé une lettre aux syndicats et aux organisations patronales pour les en informer. Sarah Guibaudo.
Sarah Guibaudo : Les syndicats voulaient que le dispositif s’applique à toutes les entreprises. Le patronat se braquait, contre une nouvelle mesure à sa charge. Le texte dévoilé, hier soir par les services du première ministre, coupe la poire en deux. L’employeur devra prendre à sa charge la moitié des frais du salarié qui prend les transports collectifs. C’est en fait l’extension de ce qui existe déjà en Île-de-France, avec le remboursement de la carte-orange. Pour les salariés qui prennent leur voiture en revanche, l’aide n’est pas obligatoire. Elle peut faire l’objet d’une négociation avec un accord d’entreprise, la somme versée, dans la limite de deux cents euros par an, est exonérée de charges. Une aide défiscalisée mais qui relève du libre choix de l’employeur, de quoi creuser encore l’écart entre les salariés, en fonction de la taille, des moyens et de la bonne volonté de leur entreprise. Les urbains seront encouragés à prendre le métro ou les bus, les ruraux qui n’ont pas de gare à côté de chez eux risquent de continuer à subir l’envolée du prix de l’essence, le chèque transport du gouvernement Villepin, basé sur le volontariat avait fait un flop.
Aurélie Kieffer : Ce dispositif sera présenté après-demain aux partenaires sociaux et inséré dans un projet de loi, actuellement en cours de préparation, pour un vote à la fin de l’année.
Les agriculteurs et les éleveurs du Massif central manifestent aujourd’hui à Clermont-Ferrand, quinze mille personnes sont attendues. La profession est sinistrée, elle subit la hausse des prix des aliments du bétail et celle des produits dérivés du pétrole,. Elle est aussi confrontée à la fièvre catarale bovine, et bloque les exportations.
Enfin, la disparition d’un Pink Floyd, Richard Wright, membre fondateur et claviériste du groupe est décédé des suites d’un cancer, il avait soixante-cinq ans.
Météo-France nous promet une belle journée, une fois n’est pas coutume, c’est en Corse et dans les Alpes-Maritimes qu’il y aura des orages et des risques d’averses. Les températures sont plutôt fraiches, 5° à 9° en général, 11° à 13°, près de la Méditerranée, les maximales varieront entre 16° et 20° sur la moitié nord, 18° et 24° plus au sud.
« Les Matins » de France Culture, c’est avec Ali Baddou.
Ali Baddou : C’était le journal, d’Aurélie Kieffer. À la Une de vos journaux, ce matin, 7h 13, c’est bien sûr la crise financière qui fait les gros titres. Les nouvelles messageries de la presse quotidienne parisienne sont en grève, aujourd’hui. Vous ne trouverez peut-être pas vos journaux dans les kiosques, mais la plupart sont consultables en ligne et gratuitement. « La purge », dans Libération, la faillite de Lehman Brothers fait craindre aux économistes un effet de contagion qui menacerait le système financier mondial, écrit Libé. Dans Le Figaro, « Mobilisation des Banques mondiales pour éviter un Tsunami financier ». Dans Les Échos, « Wall Street, le choc ». Puis, cette question dans Le parisien, Aujourd’hui en France, « La France peut-elle échapper à la crise ? ». Et même dans La Croix, le pape partage la Une avec la crise financière, « L’onde de choc, les marchés financiers à la baisse ? ». C’est aussi la Une des « Matins » de France Culture aujourd’hui. Après l’annonce de la faillite de la banque d’affaires américaine, Lehman Brothers, de nombreuses questions restent posées : pourquoi le gouvernement américain a-t-il laissé couler l’une des plus grandes banques d’affaires du monde ? Et quelles sont les conséquences pour l’économie mondiale de la faillite de Lehmann ? Comme à chaque fois, depuis maintenant un an et le début de la crise des subprimes, la comparaison avec la crise de 29 refait son apparition. On essayera, tout à l’heure, d’y voir plus clair, avec notre invité, l’économiste Élie Cohen, qui sera aux micros des « Matins » à partir de huit heures moins vingt. Le 15 septembre 2008, restera une journée noire dans l’histoire de la finance américaine. Voilà ce que vous pouvez lire dans vos journaux, ce matin, dans Les Échos, il est donc question de cette faillite, évidemment, mais aussi du rachat de la banque Merrill Lynch par Bank of America pour cinquante milliards de dollars, un mariage sous-tutelle, un mariage arrangé, comme on dirait dans la vie ordinaire. Il y a également le premier assureur américain, AIG, qui perdait hier, 61% de sa valeur, en clôture, à Wall Street. Donc, de nombreuses inquiétudes sur la planète financière. On va essayer de décortiquer ce qui se joue aujourd’hui sur les marchés mondiaux, tout à l’heure, avec Élie Cohen. Il est 7h 15, les enjeux internationaux, bonjour Thierry Garcin.
Thierry Garcin : Bonjour Ali.
Ali Baddou : Aujourd’hui, à l’occasion de l’ouverture de l’assemblée générale de l’ONU, Taïwan et les Nations-Unis.
Michel Ching-long Lu : Bonjour.
Thierry Garcin : Merci d’être avec nous. On peut renvoyer tout de suite aux nombreuses émissions que nous avons consacrées à Taïwan et à la Chine continentale, tout au long de cet été, et également dans les enjeux internationaux, à partir du mois de juin. On retrouvera sur franceculture.com, évidemment, très facilement, les possibilités de réécouter ces émissions.
Alors, Taiwan et l’ONU ou plutôt Taiwan sans l’ONU, on va dire, puisqu’on le sait, la résolution 2758, en 1971, de l’ONU, avait amené au changement de siège au profit de Pékin et au détriment Taipeï. Vous demandez, Taiwan, un certain nombre de choses, notamment dans vos activités possibles à l’égard de l’ONU. On sait en tout cas que l’unification entre les deux entités est impossible, que l’indépendance est impensable, que votre pays, Taïwan, est reconnu par vingt-trois États - mais c’est un chiffre en diminution - que pour Pékin, il n’y a qu’une seule Chine, que Pékin souhaite évidemment appliquer le principe : « un pays deux systèmes », comme c’est le cas, depuis 1997, à l’égard de Hong-Kong, l’ancienne colonie britannique. Pékin considère que Taïwan est une province, une province d’outre-mer. Puis, il y a eu un changement tout à fait notable. C’est, Monsieur Lu, évidemment, d’abord des législatives en janvier puis, en mars, une présidentielle, avec la victoire du Kuo-min-tang (KMT), qui avait été écarté de ce même pouvoir, pendant huit ans, de 2000 à 2008. Le nouveau président de Taïwan multiplie les contacts avec Pékin de façon à assouplir les relations entre les deux entités. Alors, que demandez-vous, en ce qui concerne l’ONU ?
Michel Ching-long Lu : Oui, parce que depuis des années, plus exactement depuis 1993, exactement, Taïwan a essayé de retrouver ses possibilités de contact avec l’ONU, y compris ses agences et institutions spécialisées de l’ONU. Cette fois-ci, surtout après la prise de fonction du président Ma Ying-jeou, il a ciblé des participations aux institutions spécialisées sur des considérations techniques et pragmatiques. La raison est très simple, en tenant compte de l’importance économique de Taiwan, la seizième du monde, qui est écartée complètement du système onusien, surtout quand il s’agit de la santé publique. Taiwan est écarté du système de l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé. Il y a au moins chaque année vingt millions de passagers qui voyagent, traversent Taiwan. Il s’agit n’est-ce pas également du système sanitaire mondial et Taiwan avec ses vingt-trois millions de population ne peut pas être écarté. Et s’il y a des épidémies qui se déclenchent et que l’OMS voudrait bien prendre des mesures nécessaires, comment peut-on écarter ce pays de vingt-trois millions.
Thierry Garcin : Je sais, je me souviens, que Taïwan avait été particulièrement inquiet, il y a quelques années, à propos de l’épidémie du SRAS, venue de Chine, puis de la grippe aviaire, de ces choses-là qui ne connaissent pas de frontières.
Michel Ching-long Lu : C’est cela. C’est la raison pour laquelle nous souhaiterions avoir la possibilité de participer aux institutions spécialisées. C’est pour une considération technique et fonctionnelle.
Thierry Garcin : Et de sécurité notamment dans le transport, m’avez-vous dit aussi.
Michel Ching-long Lu : Oui, parce que Taïwan est maintenant le dixième transporteur des cargos maritimes. Chaque année, comme je l’ai dit tout à l’heure, il y a vingt millions de passagers qui voyagent, entrent et partent, et dans l’espace aérien de Taïwan, il y a douze couloirs internationaux et quatre intérieurs. Donc, chaque semaine, il y a au moins deux-cent vols. Dans ce cas-là, comment peut-on écarter Taïwan du système de santé, de transport aérien ou même de transport maritime ?
Thierry Garcin : Mais dans la pratique, qu’elles sont vos contacts, par exemple avec l’organisation internationale de l’aviation civile ? En pratique, comment est-ce que vous gérez la sécurité avec le voisinage ?
Michel Ching-long Lu : Les informations de premières mains n’atteignent pas Taïwan directement. C’est la raison pour laquelle nous sommes obligés de demander, par deuxième main, n’est-ce pas, auprès des pays voisins. C’est cela qui n’est pas normal. Ensuite, pour l’épidémie et pour la santé, comme nous le savons très bien, alors là, c’est absolument indispensable. C’est pour ça que Taïwan s’est mobilisé.
Thierry Garcin : Je rappelle d’ailleurs, je ne l’ai pas précisé, que vous êtes en partie de formation francophone, Monsieur Lu. Vous avez soutenu une thèse à Paris VII, que vous avez été pendant longtemps professeurs associé - mais vous êtes membre de la carrière diplomatique – dans plusieurs universités à Taïwan. Ce qui est frappant, je reviens à la question, c’est quand même, depuis le début de l’année, la multiplication de signes de rapprochement entre Pékin et Taïwan et entre Taïwan et Pékin.
Michel Ching-long Lu : C’est important et c’est la raison pour laquelle nous demandons, cette année-ci, une participation significative aux agences spécialisées de l’ONU. S’il y a ces changements-là, c’est tout d’abord parce que le président Ma Ying-jeou voudrait bien améliorer la situation à travers le territoire de Taïwan et il voudrait bien commencer, disons, par les relations économiques d’abord.
Thierry Garcin : Les déplacements des individus sont très privilégiés maintenant puisque contrairement à…
Michel Ching-long Lu : Oui, il y a des vols directs, tous les week-ends, vendredi jusqu’à lundi, c’est-à-dire quatre jours sur sept, entre Taïwan et la Chine continentale. Si tout se passe bien, le mois prochain probablement, il y aura une deuxième négociation entre les deux fondations ( ?) confiées par les deux gouvernements. C’est prévu et c’est souhaité et jusqu’à la fin de cette année il y aura des vols réguliers tous les jours. Ensuite, il y a aussi une mesure qui est fatale, l’autorisation des (manque deux mots ?) Chinois à Taïwan, alors là, cela peut aider énormément la compréhension réciproque entre les deux peuples.
Thierry Garcin : Ce qui est étonnant aussi, mais cela est plus ancien, depuis peut-être, je ne sais pas, dix-quinze ans, c’est l’importance de l’économie des investisseurs Taïwanais en Chine. J’ai oublié les chiffres, on les avait cités dans les précédentes émissions…
Michel Ching-long Lu : Jusqu’à maintenant, il y a au moins cent milliards de dollars américains en permanence. Il y a presque un million d’hommes et femmes d’affaire Taïwanais qui vivent en Chine continentale, y compris une trentaine de mille d’étudiants qui font des études en Chine continentale.
Thierry Garcin : Est-ce que l’on peut dire que les relations économiques réciproques entre la Chine et Taiwan sont très importantes pour chacun des deux ?
Michel Ching-long Lu : Oui, c’est cela, il y a des intérêts communs et réciproques. C’est la raison pour laquelle nous essayons de convaincre la Chine de prendre une stratégie gagnant-gagnant et pas à somme nulle.
Thierry Garcin : Pour revenir à l’ONU, vous avez été membre de l’ONU au Conseil de sécurité notamment jusqu’en 1971, depuis 1949, bien sûr. Est-ce que vous reprenez l’argumentation qui consiste à dire : Le Vatican, le Saint-Siège - qui n’est pas évidemment membre de l’ONU, Taïwan non plus - et même l’autorité palestinienne - qui est observateur, sauf erreur, à l’ONU - ont des statuts dont nous, nous ne pouvons pas bénéficier ?
Michel Ching-long Lu : Ce que nous cherchons, c’est la participation significative aux agences spécialisées de l’ONU, telles l’organisation de travail, de la météorologie, de la santé… L’essentiel, c’est la participation. Parce que si Taïwan est écartée, elle ne peut pas être incluse dans le système international, en même temps, Taïwan est un pays qui peut contribuer. Par exemple, mon gouvernement réserve 14% de PIB pour le développement et la coopération internationale. Et actuellement, jusqu’à maintenant, il y a trente-deux missions techniques agricoles, et même deux médicales, qui travaillent dans vingt-neuf pays du monde entier. C’est la raison pour laquelle il faut trouver une possibilité pour que Taïwan puisse être là, et bien sûr l’efficacité de l’ONU sera plus augmentée.
Thierry Garcin : Est-ce que vous avez bon espoir pour le moyen terme, pour les années à venir ?
Michel Ching-long Lu : Oui, il faut travailler, continuer tous nos efforts parce que la Chine est en train de changer. C’est la raison pour laquelle nous comptons sur un bon avenir, mais ce n’est pas facile.
Thierry Garcin : Il y a même eu, sauf erreur, une délégation du Kuo-min-tang, à Pékin ?
Michel Ching-long Lu : Oui, oui. Ces contacts et négociations vont continuer certainement.
Thierry Garcin : Voilà, je rappelle en tout cas que vous êtes directeur du bureau général de représentation de Taipei en France. Monsieur Lu, vous avez soutenu une thèse à Paris. Merci de parler français ainsi, rappelons que vous êtes de formation universitaire. On peut renvoyer d’ailleurs sur franceculture.com à une courte chronologie d’un certain nombre de dates clefs concernant les relations entre Taïwan et la Chine.
Ali Baddou : Et demain, Thierry Garcin ?
Thierry Garcin : Demain, on va parler d’Israël, à propos des primaires dans le nouveau parti Kadima et on évoquera les soubresauts de la vie politique israélienne, bien sûr compte tenu du départ de Monsieur Olmert.
Ali Baddou : À demain, Thierry Garcin ?
Thierry Garcin : À demain.
Ali Baddou : Bientôt 7h 25 sur France Culture. Et comme chaque mardi, place à la carte blanche à Caroline Élliacheff, « La vie des autres ». Bonjour Caroline.
Caroline Élliacheff : Bonjour, Ali.
Ali Baddou : Ce matin, « Héros ou victime ? »
Ali Baddou : Merci, Caroline Élliacheff. Je rappelle que l’on peut réécouter votre chronique et y réagir sur le site des « Les Matins » de France Culture, vous lisez très scrupuleusement les E-mails qui vous sont envoyés. Et vous y répondez également. On vous retrouve en tout cas Caroline vers 8h 30 pour la dernière partie de l’émission et le débat en compagnie de notre invité, l’économiste Élie Cohen, qui nous aidera à comprendre les enjeux de la crise financière.
Un petit mot du programme de la journée sur notre antenne. […]
Il est 7h 30, les grands titres de l’actualité, Frédéric Métézeau. Bonjour.
Le virage de Ségolène Royal, à deux mois du congrès du parti socialiste, à Reims, hier soir, sur TF1, elle a dit que sa candidature au poste de premier secrétaire du PS n’était plus un préalable et donc qu’elle était prête à s’entendre avec ses rivaux. Ce soir, François Hollande officialisera son ralliement à Bertrand Delanoë, lors d’un meeting commun, dans le Val-d’Oise.
L’aide au transport prend forme. Hier soir Matignon a transmis son projet aux partenaires sociaux. Comme en Île-de-France, l’employeur devra payer la moitié de l’abonnement mensuel pour les transports en commun, le remboursement des frais d’essence serait facultatif. La loi devrait être votée d’ici la fin de l’année.
On saura en fin après-midi quelle ville française sera désignée capitale européenne de la culture en 2013. Marseille, Lyon, Toulouse et Bordeaux sont en liste pour accueillir cette manifestation, qui avait connu un immense succès populaire, financier et artistique en 2004 à Lille.
Ali Baddou : Et dans le dossier de la rédaction de France Culture, aujourd’hui, Frédéric, la faillite de la banque Lehman frères et surtout ses conséquences. D’après le Ministère de l’économie ces conséquences devraient être limitées, je cite, sur les banques françaises, mais l’ensemble du système financier mondial sera touché d’une façon ou d’une autre. Explication, Marie Viennot.
Catherine Lubochinsky : Chez Lehman Brothers, on a estimé qu’il y avait quatre-vingt milliards de dollars de créances douteuses, un peu bancales. Maintenant, la question est de savoir, quels sont les créanciers.
Marie Viennot : Là, vous parlez de quatre vingt milliards de dollars, est-ce qu’on est vraiment sûrs qu’il s’agit de quatre vingt milliards de dollars ?
Catherine Lubochinsky : On n’est jamais sûr parce que quatre-vingt milliards, c’est une estimation de la valeur actuelle. Comme il y a un problème d’évaluation de ces créances, il n’est pas sûr que cela fasse quatre-vingt. Et si le marché continue à être en déroute, cela peut être un peu plus de quatre-vingt, cela peut monter à cent, cent-vingt.
Marie Viennot : Au total, Lehman affiche plus de six cent milliards de dettes, ses créanciers sont essentiellement des banques car Lehman Brothers n’était pas une banque de détail mais une banque d’affaires. C’est-à-dire qu’elle finançait ses activités non pas grâce aux dépôts des particuliers mais grâce aux banques du monde entier. En France, DEXIA, est, pour le moment, la seule à avoir dévoilé le montant de ce qu’elle pourrait perdre avec la faillite de Lehman, soit cinq cents millions d’euros. Bercy et l’autorité des marchés sont rassurants mais par ricochets les banques françaises ne sortiront pas indemnes de cette nouvelle crise dans la crise. Bertrand Jacquillat, président d’Associés en finance, une société d’analyse financière.
Bertrand Jacquillat : Parmi l’ensemble des banques qui sont affectées par Lehman, les banques françaises le sont moins que d’autres, ça, c’est certain. Seulement, tout ceci n’est pas un jeu seulement entre Lehman et les banques, dont les banques françaises. À partir du moment où d’autres banques sont affaiblies parce qu’elles avaient des crédits importants à Lehman, cela veut dire qu’entre elles le business va être affaibli. Ce n’est pas uniquement un seul œil avec des satellites, c’est que le soleil mettant en péril certains satellites, certains satellites vont mettre en péril d’autres satellites, même si les satellites français n’étaient pas directement affectés par Lehman. C’est un peu une boule de neige.
Marie Viennot : Personne ne sait encore donc qui sera touché par la boule de neige et qu’elle sera sa taille, ce qui est sûr, c’est qu’il ya des raisons de se faire peur car les échanges financiers entres le banques sont colossaux. Catherine Lubochinsky.
Catherine Lubochinsky : Il y a énormément d’opération interbancaires. Par exemple, il faut savoir qu’en cours des marchés de gré à gré entre banques, c’est cinq cents cinquante mille milliards de dollars. Donc, ce sont des sommes phénoménales. La finance, c’est quatre à cinq fois le PIB des pays. Donc, on comprend que cela fasse très peur.
Marie Viennot : Il faudra plusieurs mois pour liquider les biens et rembourser les dettes de Lehman Brothers. Pendant ce temps, la confiance ne reviendra pas entre les banques, l’accès aux crédits restera difficile, l’activité économique toujours ralentie. La plupart des vingt-cinq mille salariés de Lehman ont, eux, déjà perdu leur travail, les actionnaires, leurs parts dans l’entreprise. Parmi ces actionnaires, on trouve des fonds de pensions qui gèrent les dépôts des retraités américains. Ces retraités sont aussi les grands perdants de cette crise financière en cours car elle fait couler les marchés d’actions et par conséquent le montant de leur retraite à venir.
Frédéric Métézeau : Dossier signé Marie Viennot à réécouter sur franceculture.com.
Ali Baddou : Merci, Frédéric Métézeau. 7h 35 sur France Culture, place à la revue de presse internationale de Cécile de Kervasdoué. Bonjour, Cécile.
Cécile de Kervasdoué : Bonjour Ali. Bonjour à tous.
Ali Baddou : Et ce matin, dites-nous, c’est la crise financière.
Ali Baddou : Il est huit heures moins vingt sur France Culture, et la crise financière à la Une de l’émission, ce matin. Un événement qui ne se produit qu’une fois tous les cinquante ans, peut-être même une fois par siècle, voilà donc, ce que déclarait l’ancien président de la FED, Alan Greenspan. Vous l’entendiez dans la revue de presse de Cécile de Kervasdou, c’est ce qu’il annonçait après la faillite de la banque américaine, Lehman Brothers. Le siège de la banque, sur la septième avenue, à New-York, est déjà à vendre. Une banqueroute qui pose de nombreuses questions, comment répondre à la crise. Tous les plans de sauvetage, imaginés ces dernières semaines, ont échoué. Quelles conséquences aussi de cette faillite ? Analyse avec notre invité, l’économiste Élie Cohen. Bonjour à vous.
Élie Cohen : Bonjour.
Ali Baddou : Et bienvenue. Lehman Brothers, c’était une banque qui disposait, fin mai dernier, il n’y a donc pas si longtemps de six cent quarante milliards de dollars d’actifs. Comment a-t-elle pu faire faillite, hier ?
Élie Cohen : Oh, c’est très simple. Il y a à peine une semaine, lorsqu’on évaluait les engagements de l’entreprise, on estimait que sa perte potentielle était de trente milliards, le chiffre qui a été donné, tout à l’heure par Madame Lubochinsky a évolué vers quatre-vingt milliards de dollars, en une semaine. Qu’est-ce qui se passe ? Vous savez, ces banques essentiellement vendent des produits financiers et de la protection financière. À partir du moment où le doute sur leur solvabilité s’installe, tous ceux qui sont en relation d’affaire avec cette banque cherchent à dénouer, en catastrophe, leur position. Donc, des actifs qui étaient parfaitement sains, deviennent du jour au lendemain, des actifs risqués. Et lorsque la menace de la faillite se précise, des actifs risqués ne valent plus rien du tout. Quand tout le monde veut vendre et que personne ne veut acheter, le meilleur actif du monde ne vaut, soudain, plus rien. Ce qui faisait que Lehman tenait, c’était la garantie implicite que la Banque fédérale et que le gouvernement américain interviendrait. C’était le fameux syndrome de « too big to fail », trop gros pour tomber. Donc, ce qui faisait que les grandes banques d’affaires américaines, malgré tout, restaient dans les affaires, c’était cette garantie du gouvernement américain. Or, la semaine dernière, Monsieur Paulson, quand il a fait le fameux sauvetage de de Fannie Mae et Freddy Mac a dit une phrase qui a été peu entendue, il a dit : l’argent du contribuable américain n’était pas mobilisable à tous les coups. C’était un signal qui était envoyé. C’est-à-dire qu’après avoir organisé des sauvetages sous le couvert de la puissance publique américaine, le message qui a été envoyé, c’est que la prochaine fois cela serait au tour des banques de faire, elles-mêmes, leur propre travail de sauvetage. Et au fond, ce qui s’est passé ce week-end, c’est que le patron de la Banque fédérale de New-York, Tim Geithner, a réuni les principaux banquiers de la place et leur a dit : Il n’y aura pas d’argent public cette fois. Il faut que vous vous mettiez d’accord entre vous pour sauver Lehman. Ce qui s’est passé, pendant ce week-end, c’est que les dix plus grosses banques américaines ont dit : écoutez, on est prêt à mettre au pot soixante dix à cent milliards de dollars, pour dénouer les positions de Lehman, cela devrait suffire à garantir le sauvetage de Lehman, puis en même temps, Lehman devrait chercher quelqu’un pour la reprendre. Pendant le week-end un repreneur s’est manifesté, c’était Barclays. Simplement, pour que le rachat de Lehman par Barclays puisse se faire il faut, malgré tout, quelques formalités, comme par exemple consulter les actionnaires, ce n’était pas techniquement possible pendant le week-end. Donc, le gouvernement américain a pris le risque de laisser Lehman faire faillite en demandant à Wall Street de gérer elle-même cette faillite.
Ali Baddou : Est-ce que vous comprenez la réaction du gouvernement américain, Élie Cohen ? Il a sauvé Bernstein, Fannie Mae et Freddy Mac, vous le rappeliez à l’instant, des banques très importantes, puis, également, ces fonds qui gèrent les crédits immobiliers aux États-Unis, il les a placées sous tutelle du Trésor, il y a sans doute à venir aussi des actions pour sauver un certain nombre de très grandes compagnies d’assurance aux Etats-Unis, pourquoi avoir laissé s’effondrer Lehman Brothers ?
Élie Cohen : En fait, c’est la séquence qui permet de comprendre ce qui s’est passé. Lorsque Bernstein a été en difficulté, le gouvernement américain, a priori, n’avait pas à intervenir, et même la banque centrale américaine n’avait pas à intervenir. Bernstein, ce que l’on appelle un broker-dealer, c’est une banque d’investissement et il n’est pas dans la responsabilité de la Banque centrale américaine d’apporter des financements à une banque d’investissement. Donc, en gros, la Banque centrale a violé son propre mandat en se portant au secours de cette banque en difficulté. C’est ce que l’on pourrait appeler, si vous voulez, le pouvoir d’exception en économie. Donc, nous avons été tous formidablement admiratifs parce que l’on a vu que la Banque centrale américaine était capable de violer son propre mandat pour éviter, éviter quoi ? La crise systémique qui terrorise tout le monde, c’est-à-dire le fameux effet domino. Donc, le gouvernement américain au plus fort de la crise des subprimes, s’est dit, eh bien, il faut que j’envoie un message au marché qui est : même une banque d’investissement, qui n’est pas ouverte par l’autorité de la banque fédérale, peut être sauvée pour calmer le jeu. Une fois que cela a été fait, le problème vous voyez très bien comment il se dessine, c’est que si l’on sauve Bernstein qui ne relève pas de la compétence de la Banque centrale, est-ce cela veut dire que la Banque centrale va sauver toutes les banques en difficulté. Or, il faut savoir qu’au moment où l’on parle, toutes les semaines des banques font faillite au Etats-Unis. Donc, dans quel cas doit-on empêcher la faillite ? Et dans quel cas ne doit-on pas empêcher la faillite ? Après Bernstein, il y a eu l’épisode Fannie Mae et Freddy Mac. Le gouvernement américain ne voulait pas nationaliser Fannie Mae et Freddy Mac. Et tout le plan de Paulson, ça a été d’apporter toute une série de garanties : de crédits nouveaux, de garanties d’apport en capital pour qu’il n’y ait pas à nationaliser Fannie Mae et Freddy Mac, simplement, toutes les mesures prises par Paulson n’ont pas rencontré l’approbation des marchés. Donc, on s’est retrouvés confrontés à un risque simple, c’est qu’aujourd’hui, il faut le savoir, Fannie Mae et Freddy Mac garantissent un crédit immobilier sur deux au Etats-Unis, leur encours est de cinq-mille-quatre-cents milliards de dollars, c’est-à-dire un tiers du PIB américain. Là, vous comprenez bien que le gouvernement américain ne peut pas laisser faire défaut, parce que c’est le marché immobilier qui s’effondre et derrière ce sont les ménages américains qui se ruinent parce qu’ils ne peuvent plus faire face à leurs obligations. Puis surtout, plus aucun crédit immobilier nouveau ne peut être produit. Donc, là, face à l’ampleur du risque, le gouvernement américain a fait ce qui lui arrachait les tripes, c’est-à-dire nationaliser purement et simplement Fannie Mae et Freddy Mac. Puis alors, à ce moment-là, le gouvernement a dit, écoutez, la prochaine fois, il faudra que les banquiers fassent leur métier eux-mêmes, il n’est plus question de mettre de l’argent public. Donc, le paradoxe, vous avez raison, c’est que Lehman, qui à tous égards est une bien meilleure banque que Bernstein, qui est bien mieux gérée, qui a des actifs de bien meilleur qualité, est abandonnée, tout simplement parce que le soutien du gouvernement américain ne peut pas être illimité.
Ali Baddou : Pourquoi est-ce que ce qui n’a pas été possible pour Lehman Brothers a été possible pour une autre très grande banque américaine, Merrill Lynch, qui a été rachetée par Bank of America ? Cela donne lieu à une des plus grandes institutions financières au monde. Elle vient de voir le jour en pleine tempête financière. Pourquoi cela a été possible pour cette banque et pas pour d’autres ?
Élie Cohen : C’est très simple, Merrill Lynch, comme vous le dites, est une très, très belle banque, qui a en particulier des activités de détail qui font que Merrill Lynch est connue de la plupart des ménages américains. La plupart des ménages américains ont des comptes et placent leur argent chez Merrill Lynch. Donc, ce qui s’est passé, c’est que John Thain, le patron de Merrill Lynch, qui est plus intelligent, plus malin apparemment que certains de ses collègues a vu la suite du scénario, c’est-à-dire qu’il a vu après la faillite de Bernstein, après la faillite de Lehman, il a vu que le prochain sur la liste, c’est Merrill Lynch et il a sans doute anticipé - lui qui connaît bien Henry Paulson, qui est Secrétaire du trésor – que le gouvernement américain ne le soutiendrait pas. Donc, ce qu’il a fait, c’est que la semaine dernière, il est allé se vendre. Il est allé voir Bank of America, qui est une grande banque universelle, de détails, qui a beaucoup de liquidités etc., et il lui a dit : je suis prêt à me vendre à vous, à un bon prix. Donc, il a anticipé sur la difficulté, il a anticipé sur la défiance des marchés, et il s’est vendu. Il s’est très bien vendu. Il s’est vendu, cinquante milliards. A posteriori, on peut considérer qu’il a fait même une très bonne affaire parce que l’entreprise vaut beaucoup moins depuis que Lehman s’est effondrée.
Ali Baddou : Le cours de la finance, c’est qu’il y a des gagnants et des perdants, propos Alan Greenspan ?
Élie Cohen : Ce qui se passe actuellement, en tout cas, c’est que le gouvernement américain accepte une consolidation forcée du système financier. Puis, les derniers propos de Paulson sont intéressants, ce qu’il dit, c’est que cette crise va durer, va durer longtemps. Elle va durer d’abord dans son volet immobilier pour que les différentes transactions financières, pour que les différents titres assis sur des crédits immobiliers se dénouent, c’est ce que l’on appelle le ( ?), c’est-à-dire que l’on est en train de démanteler toute l’architecture financière qui avait été conçue en gros pour rendre le crédit illimité. Et, plus généralement, la formidable croissance de l’industrie financière à laquelle on a assisté au cours des vingt dernières années, avec le développement de toute une série de produits financiers sophistiqués, les fameux produits dérivés etc., cette fantastique industrie financière dont le poids, par exemple, dans les bénéfices des cinq cents premières entreprises a quadruplé en vingt ans, donc cette immense industrie financière va quand même reculer. C’est-à-dire que l’on va, dans les années qui viennent, mais cela prendra peut-être dix ans, démonter progressivement un certain nombre des superstructures financières que l’on a bâti au cours des vingt dernières années. Et cela, ça va prendre du temps.
Ali Baddou : Finalement, Élie Cohen, l’image que l’on pouvait entendre, dans la revue de presse internationale, l’image du Guépard, ceux qui ont vu le film de Visconti, l’ont tous en tête, l’adieu à une époque, la fin d’un monde, c’est une image qui correspond à ce qui est en train de se dérouler sur la place financière ?
Élie Cohen : Tout à fait, je suis persuadé que l’enjeu majeur de ce que nous vivons actuellement, c’est le démantèlement d’une superstructure financière - démantèlement partiel bien entendu – que l’on a bâti au cours des vingt dernières années et qui a permis, je dirais, l’illusion du crédit illimité, l’illusion de la monétisation des actifs, - c’est-à-dire vos actifs fussent-ils immobiles sont immédiatement liquides – et l’illusion de la protection financière tous azimuts. On a cru, en gros, que l’on pouvait défier les lois de l’apesanteur en mobilisant des mathématiques financières, de l’innovation, des dispositifs financiers créatifs, et c’est tout cela qui est en crise. C’est pour cela que c’est une crise d’une exceptionnelle sévérité, mais de grâce ne me parlez pas de la crise de 29.
Ali Baddou : J’allais vous poser la question justement parce que quand on ne comprend pas ce qui se passe, on cherche forcément des références dans l’histoire, des modèles, des situations qui ont déjà eu lieu et inévitablement, depuis le début de la crise des subprimes, dès qu’il y a la faillite d’une grande institution, on évoque 29.
Élie Cohen : Alors, trois chiffres pour que vous soyez édifiés sur 29. Le premier chiffre, le nombre des chômeurs aux États-Unis, après la crise de 29, c’est-à-dire entre 1929 et 1933, a été multiplié par dix. On est passé d’un million et demi de chômeurs à quinze millions de chômeurs. Deuxième chiffre, la production industrielle, entre 1929 et 1933, a baissée de 50%. Troisième chiffre, le PIB, c’est-à-dire la richesse produite par les Américains, 1929 et 1933, a baissé de 30%. De quoi parle-t-on en France actuellement, et aux États-Unis ? Aux Etats-Unis, la catastrophe, c’est que les revenus aux Etats-Unis vont croître cette année, croître, je vous dis bien croitre, de 1,8%. Le drame national que nous vivons en France, c’est que le PIB a baissé, pour un trimestre, de 0,3%. Alors, vous pouvez me dire que le pire est à venir. Le pire est toujours possible. En tout cas, il faut garder à l’esprit ces ordres de grandeurs. Pourquoi ? Parce que précisément, nous avons appris de 1929. Et qu’est-ce que nous avons appris de 29 ? C’est que, lorsqu’il y a des risques de faillites systémiques, c’est-à-dire lorsque l’on a ces risques d’effondrement de dominos financiers, à terme il y a le crédit qui gèle, qui se paralyse et donc l’activité économique qui se bloque, donc la récession et la récession grave qui est au bout. Tout ce que je viens de vous dire, notamment sur l’intervention de la Banque centrale américaine et du Trésor américain pour sauver Fannie Mae et Freddy Mac avec leurs cinq-mille quatre cent milliards de dollars vous montre bien que face aux enjeux financiers majeurs, banques centrales et gouvernements interviennent pour empêcher justement ce type d’enchaînement. Et jusqu’à présent, nous y parvenons.
Ali Baddou : Autrement dit, les outils en matière de politique fiscale, de politique monétaire existent pour éviter la dépression.
Élie Cohen : Tout à fait. Et c’est la grande innovation keynésienne. Si vous voulez, on a appris, après la crise de 29, que l’on ne pouvait pas laisser les marchés financiers s’ajuster, que l’État et la Banque centrale sont des garants en dernier ressort de l’activité économique, on parle de prêteur en dernier ressort. Et ce que l’on voit bien, c’est cette activité de dernier que l’on voit à l’œuvre.
Ali Baddou : Du coup, l’économie réelle n’est pas touchée ? Il n’y a pas de conséquences directes à craindre de la faillite de Lehman Brothers, par exemple, et de ces troubles sur les places financières ?
Élie Cohen : Bien sûr, qu’il y a des effets. À partir du moment où les banques vivent dans un stress financier permanent, qu’est-ce qu’elles font ? Elles réduisent leurs crédits ou elles augmentent les taux. Et ça, cela a bien entendu des effets sur l’économie réelle. C’est pour cela que ce qui s’est passé sur Lehman…
Ali Baddou : Très simplement, la conséquence ou en tout cas l’un des risques qui menacent aujourd’hui les gens qui veulent s’endetter…
Élie Cohen : C’est le ralentissement du crédit.
Ali Baddou : C’est que s’endetter, cela coûtera plus cher et qu’il sera plus difficile d’obtenir un crédit auprès d’une banque ?
Élie Cohen : Exactement. À partir du moment où le crédit est plus cher et plus difficile à obtenir, les projets que vous pouviez avoir : acheter un logement, investir, développer une activité, etc., vous ne les réalisez pas et ça, cela a un impact sur l’économie réelle.
Ali Baddou : Comment expliquer, dans ce cas-là, que la FED, la Réserve fédérale américaine, devrait annoncer, la rumeur court, une baisse de ces taux, autrement dit, pouvoir permettre aux consommateurs américains de continuer à recourir au crédit, et pas la Banque centrale européenne ?
Élie Cohen : C’est cela la bonne nouvelle. Les banques centrales ont à arbitrer en permanence entre risques d’inflation et risques de récession, et la Banque centrale américaine jusqu’à présent avait clairement arbitré dans le sens d’éviter la récession mais malgré tout ces derniers temps, elle se disait que l’inflation était repartie et qu’il fallait peut-être qu’elle modifie l’orientation de sa politique monétaire. La bonne nouvelle c’est que cela ne va pas se faire et que la Banque centrale va probablement baisser ses taux, c’est-à-dire injecter de la liquidité pour stimuler l’activité économique et donc inciter les ménages et les entreprises à nouveau à s’endetter pour stimuler l’activité économique. La Banque centrale européenne était dans une autre logique, comme vous le savez, qui était de lutter d’abord et avant tout, presque exclusivement, contre l’inflation, d’où la hausse des taux de 25 points de base et d’où la hausse de taux que l’on craignait à la suite. Je crois que la Banque centrale européenne ne pourra pas non seulement augmenter ses taux mais même maintenir les taux au niveau actuel, si les États-Unis baissent leur taux. Mon anticipation, c’est que la Banque centrale européenne va avoir à reconsidérer la balance des risques à nouveau entre l’inflation et la récession. Le risque de récession devient beaucoup plus important que le risque de l’inflation, je suis certain que la Banque centrale européenne en tiendra compte.
Ali Baddou : Quelles sont les prochaines étapes ? Très difficiles à prévoir dans un secteur aussi mouvant, on voit la difficulté à anticiper sur les marchés financiers. D’après vous, quelles sont les prochaines étapes après la faillite de Lehman Brothers ?
Élie Cohen : La prochaine étape est déjà là, sous nos yeux. C’est le risque de faillite d’AIG, qui est l’une des plus grandes compagnies d’assurance américaines, qui a notamment développé au cours des dernières années, ce que l’on appelle en terme technique, les CDS, c’est-à-dire les garanties de risques de défauts, qu’elle a formidablement développés notamment sur les marchés obligataires. Donc, AIG, aujourd’hui est soumis à une pression formidable. C’est-à-dire que tous ceux à qui elle a vendu de la protection veulent retirer leurs billes. AIG a un besoin urgent, au moment où je vous parle, de quarante milliards de dollars. Elle cherche désespérément à trouver ces fonds pour éviter d’être elle-même en difficulté.
Ali Baddou : Pourquoi, est-ce que les assureurs seraient menacés ? On comprend que les banques le soient…
Élie Cohen : Parce que tout simplement les assureurs se sont mis à faire le métier de banquiers. C’est cela la grande transformation de la finance. Lorsque vous vendez de la protection financière, vous vendez de la protection mais vous vendez de la protection financière, c’est-à-dire que vous êtes à la fois un assureur et un banquier. Et AIG qui a eu par le passé des profits exceptionnels, parce qu’elle a beaucoup innovédans cette technique de protection financière, est aujourd’hui dans l’œil du cyclone.
Ali Baddou : On se retrouve dans un instant, Élie Cohen, on continue à explorer la crise financière avec vous, dans un instant. Il est 7h 56, sur France Culture, Alain-Gérard Slama est en ligne et il nous parle d’un tout autre sujet - Bonjour Alain-Gérard – la télévision publique. Vous étiez, hier, pour la rencontre du Châtelet, comme on l’appelle.
Ali Baddou : C’était la chronique d’Alain-Gérard. Notre invité, ce matin est Élie Cohen, il nous aide à comprendre la crise financière. Transition hasardeuse avant les informations, Élie Cohen, on a le plus grand mal à comprendre ce qui se passe sur les places financières, est-ce qu’il y a un défaut de pédagogie ou tout simplement ? Ou, comprendre l’économie financière aujourd’hui, c’est très difficile, voire impossible, pour les non spécialistes ?
Élie Cohen : Comprendre l’économie financière est très, très difficile. Il faut bien voir que la production de nos grandes écoles scientifiques au cours des dernières années a abouti non pas à former des ingénieurs qui font des fusées mais à produire des ingénieurs qui font des modèles mathématiques pour prévoir le profil de risques d’un investissement particulier. Et les techniques physiques les plus sophistiquées, les techniques de la mécanique des fluides etc. sont utilisées pour simuler l’évolution des marchés. Donc, c’est horriblement compliqué, et il est normal que les profanes ne comprennent pas, je dirais même qu’il arrive que les dirigeants de banques eux-mêmes ne comprennent pas ce que font leurs propres services financiers.
Ali Baddou : Je ne sais pas si c’est rassurant, on vous retrouve après les informations. Il est 8h. Le journal de Frédéric Métezeau.
Le premier sommet européen jamais consacré aux Roms se tient aujourd’hui, à Bruxelles. En Italie, ils vivent plutôt bien leur fichage par le gouvernement Berlusconi.
À deux mois du congrès de Reims, Ségolène Royal ajuste sa tactique,. Elle ne fait plus de sa candidature, à la tète du parti, un préalable pour former une alliance. Décryptage d’Hubert Huertas.
Quelle capitale européenne de la culture en 2013 : Lyon, Marseille, Bordeaux et Toulouse sont en lice, verdict du jury franco-européen, en fin d’après-midi.
C’est donc un vent de folie qui souffle, depuis vingt quatre heures, sur les marchés et dans les salles des banques d’affaires. En quelques heures, la finance mondiale a enregistré la plus grosse faillite de l’histoire des États-Unis, celle de Lehman Brothers, la naissance de la plus grande banque mondiale alliant courtage et détail avec le rachat de Merrill Lynch par Bank of America et cette très mauvaise nouvelle à propos du premier assureur américain AIG, il pourrait se retrouver à court de liquidité et son action a perdu 61%. Hier soir la Bourse de Wall Street a perdu 4,42%, Paris, Londres, Francfort, Zurich, Milan, Amsterdam, Madrid, ont perdu de 2,7 à 4,5 %. Les réactions du monde politique sont habituelles. Comme d’habitude la ministre de l’économie, Christine Lagarde s’est voulue rassurante : « On a mis en place les mécanismes pour que es marchés ne soient pas désordonnés », fin de citation. Dominique Strauss-Kahn, estime, lui, que ce n’est pas encore terminé. Georges Bush craint des ajustements douloureux à court terme mais il se sent plus confiant à long terme. Quant aux deux candidats à la Maison-Blanche, ils ont fait de cette crise un argument de campagne. Bertrand Vannier.
Bertrand Vannier : Avec l’économie désormais solidement ancrée au premier rang des préoccupations des Américains et donc des électeurs, Obama et Mc Cain ne pouvaient pas ignorer la crise de Wall Street d’autant plus que le vainqueur des élections présidentielles sait qu’il héritera des effets de cette crise venue de l’immobilier pour déstabiliser aujourd’hui les banques et le système financier et demain toute l’économie. D’accord un instant pour approuver la décision du ministre des finances de ne pas sauver Lehman Brothers avec l’argent du contribuable, les deux candidats ont très vite repris leurs chemins séparés. Mc Cain, pour reprendre, en Floride, sa croisade contre Washington, le gouvernement et les institutions : « Les fondamentaux de l’économie sont menacés parce que certains ont, à Wall Street, cru qu’ils étaient au casino. On va régler ça. On va s’attaquer à l’intérêt personnel, l’avidité, l’irresponsabilité et la corruption à Washington et à Wall Street, Maintenant, ça suffit ! » Barack Obama s’est pris une nouvelle fois à la politique du laisser faire de Georges Bush : « Il y avait beaucoup trop de gens à Washington et à Wall Street qui ne s’occupaient pas de boutique, depuis huit ans, ils ont mis en pièce la protection des consommateurs, desserré le contrôle de la régulation, autorisé d’énormes bonus aux directeurs en ignorant la classe moyenne américaine. » Obama est aujourd’hui dans le Colorado et en Californie. Mc Cain en Floride et dans l’Ohio, la crise, elle, est toujours à Wall Street.
Frédéric Métezeau : Et après la fermeture de Wall Street, Hewlett-Packard a annoncé la suppression de vingt quatre-mille six cent emplois dans le monde. Nous sommes maintenant en direct de Tokyo, avec Frédéric Charles. Décalage horaire oblige, c’est la première séance des bourses asiatiques, depuis l’annonce de cette succession de crises. Frédéric, comment les bourses asiatiques ont réagi à ces nouvelles ?
Frédéric Charles : Eh bien, Tokyo cède 5% de sa valeur aujourd’hui. Hong-Kong, 6,5%. Séoul, 5,5%. Shanghai un peu plus de 3% mais se retrouve sous le seuil psychologique des deux mille points. Selon les Crédits suisses à Tokyo la crainte des marchés est que personne ne sait ce que la liquidation de Lehman Brothers signifie. La banque doit se délester des positions dangereuses sur le marché des produits dérivés, de les vendre à perte, ce qui va entraîner de nouvelles dépréciations d’actifs en Asie et ailleurs dans le monde. Crestwood de la banque CLSA, à Hong-Kong, estime qu’il y a encore mille milliards de dollars d’actifs toxiques à déprécier dans le monde. On n’est donc pas au bout de cette crise financière qui a commencé il n’y a qu’un an, mais les économies d’Asie ne devraient pas en ressentir trop méchamment les effets. Aujourd’hui, la Banque asiatique de développement dit qu’elle mise sur une croissance de 7,5%, cette année, en Asie, et de 7,2% l’an prochain.
Frédéric Métezeau : Cela veut dire en réalité, Frédéric Charles, que l’Asie est mieux armée globalement pour faire face à cette crise, le Japon notamment ?
Frédéric Charles : Le Japon, oui. En tout cas ses banques, en particulier. Mais l’humeur des investisseurs aujourd’hui est tournée vers le noir. Prenez le Nikkei, la bible des milieux d’affaires japonais, Financial Times puissance dix, eh bien il distribue dans les rues de Tokyo une édition spéciale avec à la Une ce titre écrit en gros idéogrammes noirs « Krak boursier planétaire ». La bourse de Tokyo baisse, les banques japonaises cèdent 10% de leur valeur en moyenne et pourtant elles n’ont pas cédé à la tentation des subprimes, les crédits hypothécaires à risques et les montants des créances qu’elles détiennent sur Lehman Brothers ne dépassent pas le milliard de dollars mais cela n’empêche pas Mitsuo, Mitsubishi UFJ, d’emboîter le pas à Wall Street et de perdre presque autant de points qu’en Europe et aux États-Unis. La Banque du Japon injecte ce matin dix milliards d’euros dans le marché bancaire et elle devrait laisser son loyer de l’argent inchangé à 0,5%.
Frédéric Métezeau : Frédéric Charles, en direct de Tokyo. J’ajoute que la Fed, la Banque fédérale américaine tient une réunion cet après-midi et pourrait annoncer une baisse des taux d’intérêt.
Après les théories, la mise en pratiques. Les vingt sept ministres des affaires étrangères de l’Union européenne étaient réunis à Bruxelles, hier, pour décider de la mise en place de l’accord conclu entre l’UE et la Russie, une semaine plus tôt. Les vingt-sept vont donc débloquer cinq-cent-millions d’euros pour la reconstruction du pays et envoyer deux cents observateurs en Géorgie. Pierre Benazet.
Pierre Benazet : Policiers, spécialistes des Droits de l’homme et experts militaires, les observateurs de l’Union européenne seront surtout Français, Allemand, Polonais et Italiens. Leur nombre est limité à deux cents. Selon les termes de l’accord passé entre les Européens et le Président russe, Dimitri Medvedev, lors de la tournée emmenée par Nicolas Sarkozy, le 8 septembre. Ils auraient cependant pu être plus nombreux encore tant les propositions en hommes faites par les États membres ont abondé. On sait déjà que le budget de cette mission s’élèvera à trente et un millions d’euros, sur un an, même si l’on ignore encore la date de son déploiement. Ce que l’on ignore aussi, c’est l’ampleur géographique de cette mission même si les Européens estiment qu’elle a vocation à se déployer, à terme, en Abkhazie et en Ossétie du Sud, cette mission d’observation sera d’abord installée dans la zone tampon autour des deux territoires séparatistes. Au début, les hommes de la mission européenne auront d’abord pour tâche de vérifier le départ, de ces zones tampon, de toutes les forces russes. Départ promis par Moscou pour le 10 octobre. Plusieurs États membres regrettent cependant cet état de fait. Certains, comme la Belgique, vont même jusqu’a estimer que par sa présence, autour des limites des territoires séparatistes, la mission contribue à sécuriser et donc à légitimer des frontières que l’Union européenne ne reconnaît pas.
Frédéric Métezeau : Pour la première fois, cette même Union européenne organise un sommet, à vingt sept, consacré à la situation des Roms dans les vingt-sept pays membres. José Manuel Barroso ouvrira la séance. Les associations des Droits de l’homme dénoncent la situation des Roms : campements indignes, sous scolarisation, violences racistes même dans certains pays, qu’ils soient Sintis, Manouches ou Gitans, les Roms seraient entre quatre et douze millions et soumis à autant de législations nationales qu’il y a d’États dans l’Union européenne. En Italie, par exemple, Silvio Berlusconi a d’abord proposé de prendre les empreintes des Roms, puis il s’est finalement limité à un fichage. Comment les Roms ont-ils perçu cette mesure ? Marie Duhamel, s’est rendue dans l’un des neuf camps officiels de Roms près de l’aéroport de Ciampino.
Marie Duhamel : Deux ans de vie, dans un camp dit temporaire, sans eau chaude ni traitement des déchets, les quelques quatre-cent nomades de la Barbuta n’ont pas encore été recensés, une procédure qui en soi ne dérange personne. Samia a dix-sept ans : « La procédure de recensement, les gens peuvent savoir qui on est où l’on habite. Les empreintes, au contraire, c’est du racisme, de la méchanceté ». Ils ont beau vivre en marge, le regard que portent sur eux les médias italiens, ces derniers mois, ne leur est pas indifférent, ce qu’explique Graziano, le président de l’association Romanos( ?) : « C’est comme si les Roms étaient des délinquants, qu’ils avaient un ADN de délinquant. Pour nous, ils ont créé un désastre ». Aujourd’hui, la plupart d’entre eux acceptent de se dévoiler sans crainte pour rétablir la vérité même si quelques peurs résistent. Chefco ( ?) a cinquante-cinq ans : « C’est juste que l’on ne sait pas ce qui va arriver ensuite, avec cette nouvelle loi, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Nous, on n’est que des étrangers même si on est là depuis cinquante ans. » Ce qu’ils redoutent le plus, c’est d’être expulsés d’Italie. Ce qu’ils voudraient, être comme tous les autres. « Les enfants Roms, à l’école, sont discriminés parce qu’ils sont sales, leurs vêtements aussi. Si seulement la mairie nous apportait de l’eau, tu as une douche, tu te laves, tu n’en a pas, tu ne te laves pas. » A Barbuta, Sonia n’est pas la seule à le dire, si seulement la commune les aidait à reconquérir un peu de dignité.
Ali Baddou : France Culture, 8h 9, la suite du journal, Frédéric Métezeau.
Six jeunes gens ont été arrêtés après l’agression de trois jeunes gens juifs, dans le dix-neuvième arrondissement de Paris, il y a dix jours. Les suspects habitent le même quartier que leurs victimes. L’un de ces suspects est juif.
Ségolène Royal a crée la surprise à deux mois du congrès du PS. Hier soir sur TF1, la présidente de Poitou-Charentes a déclaré que sa candidature au poste de premier secrétaire n’était plus un préalable à une alliance avec ses concurrents. Les concurrents à qui elle demande de mettre au Frigidaire la question du poste de premier secrétaire. Comme toujours au PS, les querelles sont byzantines. Hubert Huertas, aidez-nous alors à y voir plus clair.
Hubert Huertas : Au PS, par les temps qui courent, il arrive que la vérité de 11h ne soit pas celle de midi mais il semble bien quand même que le revirement de Ségolène Royal, pour nuancé qu’il reste, soit une inflexion majeure. Depuis l’avant présidentielle, la présidente de la région Poitou-Charentes menait soigneusement la course en solitaire, quasiment hors du parti. Cette solitude, elle en avait fait sa marque. Elle disait aux autres dirigeants : battez-vous entre vous, moi, je représente les militants. De fait, elle avait remporté l’investiture pour la présidentielle, contre l’appareil du parti. Mais, le lien avec la base s’est effrité. Hier, elle s’est rendu à l’évidence, elle est rentrée au paddock. Elle parle désormais à chacun, elle, la candidate par excellence, voilà qu’elle recommande de mettre au Frigidaire, comme vous l’avez dit, les questions de candidature, parce que, dit-elle, c’est une façon de faire qui dégrade les choses. Sa candidature évidente hier, dans le cadre de sa chevauchée solitaire, n’est plus un préalable. Le souci de Madame Royal est désormais collectif et c’est nouveau sous son soleil.
Frédéric Métezeau : C’est désormais Martine Aubry qui est prise en tenailles au PS.
Hubert Huertas : En tout cas cela y ressemble. Ségolène Royal prépare deux hypothèses. L’une qui est haute, son appel la remettrait au centre du jeu, l’autre hypothèse est basse, elle fait mine d’agir sur ce qu’elle subit et elle s’apprête à se rallier. Elle lance un appel à Pierre Moscovici. Moscovici est soutenu par les maires des grandes villes et l’un de ses soutiens essentiels, le président du Conseil général des Bouches-du-Rhône, Jean-Noël Guérini, ne penche pas, mais alors pas du tout, vers le Nord associé à Fabius. Donc, Ségolène Royal pourrait dériver vers le pôle central que François Hollande appelait encore de ses vœux ce week-end, dans une interview au journal La Voix du Nord. Ce pôle central, qu’on le veille ou non, joue contre Martine Aubry. À peine sorti du TSS, tout sauf Ségolène, on passerait donc au TSM, tout sauf Martine.
Frédéric Métezeau : Hubert Huertas, merci. Votre invité, ce soir à 18h 20 ?
Hubert Huertas : On va parler encore du PS mais loin, très loin des batailles d’éléphants. Notre invité ce soir, c’est Geneviève Couraud, une élue marseillaise de base. Elle est porte-parole de la contribution des Égales, des femmes en colère qui réclament la parité dans leur parti. Le PS, c’est le balcon du Kremlin pendant la Guerre froide, dit souvent notre invité.
Frédéric Métezeau : Hubert Huertas, on entendra cette invitée à 18h20, « En toute franchise », sur France Culture. Bordeaux, Marseille, Lyon ou Toulouse, on saura aujourd’hui laquelle de ces villes sera désignée capitale européenne de la culture pour 2013. Le jury s’est déjà déplacé dans les villes candidates. Il auditionne depuis hier les maires et leurs équipes. Verdict aujourd’hui aux alentours de 17h. Tara Schlegel.
Tara Schlegel : À Toulouse, on voit déjà le viaduc de Millau emballé par Christo. À Lyon, plus discrètement, la mairie mise sur le brassage historique, intellectuel qui a de tout temps fait de la capitale des Gaules un carrefour européen. Mais, ces deux cités ont un handicap proprement politique murmure-t-on, elles sont toutes les deux de gauche. Et si en 2004 Jacques Chirac distinguait la ville de Martine Aubry, nul ne sait si l’Élysée prônera aujourd’hui l’ouverture. Car face aux socialistes, Lyon et Toulouse, se trouvent Bordeaux et Marseille. Bordeaux, la ville d’Alain Jupé qui promet un budget modeste mais un enthousiasme populaire sans faille et puis bien sûr Marseille où Jean-Claude Gaudin souligne que sa cité est déjà au cœur de l’union pour la Méditerranée, si chère à Nicolas Sarkozy. Chaque métropole, quoi qu’il en soit, rêve du succès de Lille 2004, que nous rappelle son directeur de l’époque, Didier Fusiller : « On avait vendu trois millions de billets à l’époque, c’est-à-dire plus qu’une coupe du monde de football. C’était aussi l’occasion pour beaucoup d’étrangers, notamment des Anglais, vous savez que Lille n’est qu’à une heure vingt-cinq de Londres, trente minutes de Bruxelles. C’est devenu une ville qui a changée d’image. Le Financial Times avait d’ailleurs dit que Lille avait gagné, avec cette opération de 2004, dix ans de notoriété. C’est vrai que c’était une ville, la grande ville du nord, qu’on imagine sous la pluie, où il froid, la mine, etc., puis la ville était devenue « sexy » à ce moment-là, c’était devenu un label, quelque chose d’extrêmement vibrant que beaucoup d’ailleurs de Français ont pu découvrir à ce moment-là. » Lille a aussi engrangé deux millions d’euros de bénéfices nets, de quoi alimenter encore le rêve européen des candidates du jour.
Frédéric Métezeau : Il a rejoint la face sombre de la lune, Richard Wright. Le claviériste co-fondateur des Pink Floyd, est mort, hier, à soixante-trois ans. Très investi dans la composition des morceaux des Floyd, il avait notamment signé « The Great Gig in the Sky », que l’on entend, c’était en 1973, sur « Dark Side of the Moon ».
Le temps, tout en douceur, comme Pink Floyd. Calme et frais, sur la majorité du pays. Le ciel sera bien dégagé, sauf sur Nice et la Corse, avec quelques averses. Les températures : 17°, en Normandie et en Bourgogne, 18° à 20°, dans la moitié nord, 22° à 24° sur le sud.
Ali Baddou : C’était le journal de Frédéric Métezeau. Il est huit heures et quart sur France Culture, on attend, ici, au studio 1967 de la Maison de la radio, Alexandre Adler, coincé dans les embouteillages et qui ne devrait pas tarder. Vous parliez, à l’instant, de musique Frédéric Métezeau, à lire ce matin, je vous recommande ce matin ce dossier consacré à l’industrie musicale qui réinvente ses métiers avec de nouveaux modes de consommation de musique. Il n’est plus question de vinyl, comme à l’époque des Pink Floyd, mais on consomme de la musique sur Internet, sur téléphone portable. On contraint les acteurs traditionnels à se repositionner, à recruter de nouveau profils, on appelle cela le webmarketing. Voilà. Coût social des bouleversements. Puis évidemment à lire de nouvelles manières de consommer la musique en ligne avec de nombreuses opportunités pour les start-ups, voilà pour le volet économique, c’est à lire dans Les Échos, ce matin. Un petit mot des programmes des France Culture aujourd’hui […, séquence non transcrite]. Il est huit heures bientôt dix sept minutes sur France culture. Tout vient à point à qui sait attendre. Bonjour Alexandre Adler.
Alexandre Adler : Bonjour Ali.
Alexandre Adler : Je dois avouer que cette idée n’est pas originale. Elle est même venue de la couverture de l’hebdomadaire américain, Newsweek, qui considère que la gauche européenne dans son ensemble est en état de boitillement, elle est plus ou moins en difficulté un peu partout et la tentation est grande de faire un panorama à peu près exhaustif de la situation.
Ali Baddou : Le titre de Newsweek, c’est : « The lame left », petit essai de traduction, Alexandre.
Alexandre Adler : La gauche boiteuse. En française cela ne dit pas grand-chose. En tout cas l’idée est bien celle-là. Alors, laissons de côté tout de suite, Monsieur Zapatero parce que lui n’est pas contesté à la tête du gouvernement espagnol. C’est probablement la gauche qui aura des difficultés à passer la prochaine fois mais pas nécessairement, il est beaucoup trop tôt pour le dire. Donc, de l’avoir associé aux autres est une petite injustice. En revanche, on va de l’état d’aboulie français, on ne voit aucun leader se dégager en dehors de François Bayrou, à la gravité de la situation de Gordon Brown qui pourrait bien, de manière expéditive, être obligé de démissionner, à la Thatcher, après la réunion du groupe parlementaire afin de permettre à un nouveau leader de s’affirmer dans l’année qui reste avant l’élection législative. Et la situation la plus catastrophique, pour l’instant, qui est celle de Frank-Walter Steinmeier, le ministre des affaires étrangères allemand, qui, d’une manière parfaitement légale et sans disputes particulières, a été désigné comme candidat à la chancellerie mais qui voit dans les sondages l’écart se creuser avec Angela Merkel, bien que l’image du parti social-démocrate soit bien meilleur que celle de ses leaders. Alors, c’est cela, je crois, la première remarque commune à l’ensemble de ces grands partis socio-démocrates européens. Je n’ai pas mentionné l’Italie dont le parti démocrate de gauche n’est plus tout à fait social-démocrate mais où par contre l’absence totale de leader, depuis le retrait de Romano Prodi, est encore plus spectaculaire. Alors, la situation commune est la suivante : nous sommes à un moment de changement de génération. Et la génération actuelle, pour reprendre le mot du vieux dirigeant communiste, Karl Radek, est marquée par le fait qu’elle n’a participé à aucun combat essentiel. Elle a été le produit, disons, d’un appareil, lequel n’a pas nécessairement d’ailleurs été particulièrement arbitraire. Radek disait : « L’humanité est passée par trois stades : le matriarcat, le patriarcat et le secrétariat. » En effet, Steinmeier est l’expression même d’un homme qui a fait toute sa carrière avec Gerhard Schröder et qui a abouti à la fin à être candidat à la chancellerie. Gordon Brown, a, lui aussi, été un homme d’appareil. Bref, nous avons là une panne par rapport aux mouvements sociaux, aux grands mouvements politiques qui ont été incarnés précédemment. Songeons qu’il y a seulement vingt-cinq ans, François Mitterrand et Willy Brandt étaient encore de ce monde. Le second constat, plus sociologique, l’aire d’influence de la social-démocratie a tendu à se restreindre dans la phase actuelle du développement économique de l’Europe. Je veux dire par là que ceux qu’aujourd’hui, - partis socialistes, et ici des deux côtés du Rhin et de l’autre côté des Alpes, c’est bien la même chose – ont tendance à représenter cette partie du salariat plutôt qualifiée et plutôt protégée. Dans ces conditions, l’aire d’instabilité de la jeunesse, par rapport à la protection sociale, augmente de même que les aspirations à sortir d’un certain nombre de protections pour des salariés plutôt dynamiques et plutôt concurrentiels. Dans ces conditions, l’omelette a été coupée par les deux bouts. Il faut, d’une manière ou d’une autre, la récupérer. Il n’est pas si simple que cela de poser le problème en termes d’alliances politiques. En tout cas, ce qui est intéressant, c’est qu’une fois de plus, nous avons le témoignage qu’il existe bel et bien une vie politique européenne et que si les grandes tendances sont atténuées, par des considérations de chaque État, pour l’essentiel, on retrouve souvent des problèmes structurellement équivalents.
Ali Baddou : C’était la chronique d’Alexandre Adler. 8h 21 mn, suite « Les Matins » de France Culture. Notre invité, jusqu’à 9h, est l’économiste Élie Cohen. Vous nous aider, ce matin à comprendre les conséquences de la faillite de la banque américaine, Lehmen Brothers. On a vu l’inquiétude sur les différentes places financières mondiales, comment entendez-vous les propos, très rassurants, de la ministre de l’économie, Christine Lagarde ?
Élie Cohen : Je crois que nos gouvernants sont plus dans le commentaire que dans l’action. Il est très frappant de constater combien après chaque vague de crise financière, - puisque l’on est maintenant à la troisième vague de cette crise - on voit des gouvernants qui viennent nous expliquer que la France ne sera pas atteinte, que la France maintiendra sa performance et que d’ailleurs la France fait mieux que les voisins, ce qui est inexact. Vous vous rappelez, par exemple, qu’au premier trimestre, on avait eu la divine surprise de chiffres économiques qui avaient été bons et le gouvernement en avait rapidement tiré la conclusion que ces bons chiffres étaient la manifestation de l’excellence de la politique qui avait été menée, depuis l’arrivée du nouveau président, et en même temps de la solidité des institutions financières qui résistaient à tous les chocs. Puis, le trimestre d’après, la croissance est soudain devenue négative, on a fait le -0,3 au deuxième trimestre, et l’explication, c’est que bien entendu la crise financière frappait à notre porte. Ce qui me frappe c’est que non seulement le gouvernement français est dans le commentaire, ce qui ne serait pas très gênant à la limite, compte tenu de l’ampleur des enjeux, mais que l’Europe elle-même, les 27 sont aussi dans le commentaire. J’ai été particulièrement affligé de constater qu’au fameux sommet économique de Nice…
Ali Baddou : Qui réunissait les ministres de l’économie et des finances des vingt-sept.
Élie Cohen : Absolument. Qui devait définir une forme de réponse de l’Union européenne à la crise financière, on a vu que c’était une crise financière très sérieuse, eh bien, les vingt-sept ont déclaré simplement qu’ils allaient se préoccuper de l’enregistrement des agences de notation et qu’ils allaient demander à la Banque européenne d’investissement de mettre au point un financement spécifique pour les PME. Quand on pense à ce que sont les risques systémiques de la crise actuelle, quand on pense en particulier que la crise américaine a révélé l’importance d’un État - appuyé sur des contribuables - pour régler la crise, c’est cela le grand enseignement, qu’est-ce qui fait que nous ne sommes pas dans une crise majeure aujourd’hui aux Etats-Unis, de type 29 ? Eh bien, c’est que le gouvernement américain mobilise l’immense réservoir du contribuable américain pour venir au secours des institutions financières en difficulté. Qu’est-ce qui peut se passer en Europe si demain une grande institution financière, présente dans plusieurs pays, venait à faire défaut ? On n’a pas le moyen de régler le problème parce que dans les règles actuelles c’est l’autorité de régulation du pays dans lequel la banque a son siège social qui intervient. Cela voudrait dire quoi ? Cela voudrait dire que si Unicredito, par exemple, fait faillite en Italie, comme elle est très implantée dans les pays de l’Europe centrale et orientale, cela serait la Banque centrale italienne qui viendrait au secours de la Pologne, la Hongrie etc. Cela n’est pas envisageable. Donc, ce que l’on est en train de faire aujourd’hui en Italie, c’est d’organiser ce que l’on appelle le burden-sharing, c’est-à-dire le partage du fardeau. On est en train de mettre en place des structures de coordination des régulateurs nationaux pour se partager la charge éventuelle d’une défection si elle venait à intervenir dans le paysage européen. Vous voyez bien que le manque d’un État et le manque d’une capacité fiscale au niveau européen nous fragilise considérablement. Du coup l’Europe est spectatrice dans cet immense bouleversement financier mondial.
Ali Baddou : Mais c’est un aveuglement ou de l’impuissance ?
Élie Cohen : C’est de l’impuissance institutionnelle. C’est aussi simple que cela. Lorsqu’on a crée la Banque centrale européenne et qu’on lui a confié le pouvoir en matière de politique monétaire, on a refusé de confier à la Banque centrale européenne le pouvoir de supervision financière. On a laissé le pouvoir de supervision aux autorités nationales. Les motifs à l’époque étaient tout à fait légitimes, cela consistait à dire que le pouvoir de supervision peut engager le contribuable de chaque pays. Or, les matières fiscales sont du ressort de chacun des pays, mais on voit bien que face à une crise financière majeure, cette solution d’une fédération de vingt-sept régulateur nationaux n’est pas à la hauteur du problème.
Ali Baddou : Mais à quoi cela sert un ministre de l’économie en France, un ministre de l’économie nationale ?
Élie Cohen : Eh bien, le ministre de l’économie dans la crise actuelle se contente d’apprécier les marges de manœuvres nationales qu’il a en matière budgétaire pour voir éventuellement s’il peut agir pour stimuler l’activité, et vous savez que de ce point de vue là les situations sont très contrastées en Europe. Vous savez par exemple que l’Espagne, ayant cumulé des excédants budgétaires, fait aujourd’hui de la relance budgétaire en distribuant des chèques pour que les ménages espagnols et les consommateurs espagnoles continuent à consommer. Vous savez qu’en Allemagne on est en équilibre budgétaire, donc même s’il n’y a pas de projets de relance cela ferait sens compte, tenu du ralentissement très marqué de l’activité économique. Donc, il reste ce pouvoir budgétaire aux différents États, mais ce pouvoir budgétaire est encadré, je viens de le dire. Puis à côté de ce pouvoir budgétaire, il y a ce qui fait maintenant l’ordinaire des gouvernants en matière économique, c’est la réforme structurelle. Au fond, c’est comment faire en sorte que le pays soit équipé pour connaître de plus haut niveau de croissance et pour être plus résistant en phase récessive.
Ali Baddou : L’objectif de Nicolas Sarkozy pendant la campagne électorale, on s’en souvient, c’était de chercher le point de croissance qui manque, cet objectif là aujourd’hui est complètement oublié, passé à la trappe ? La priorité est ailleurs ?
Élie Cohen : Ah oui, ce que l’on appelle le taux de croissance potentiel, c’est-à-dire en gros ce qui se passe quand un pays fonctionne normalement, sans accident conjoncturel majeur. Le taux de croissance d’un pays comme la France, c’est 2%. Avec 2%, on va au-devant de difficultés majeurs dans l’avenir parce qu’avec 2% de croissance on n’est pas capable d’assurer la politique de distribution française qui est très généreuse notamment en matière de retraite, de santé etc. D’où l’idée que si l’on veut à la fois assurer des gains de pouvoir d’achat pour les ménages et assurer les systèmes de protection sociale il faut viser un taux de croissance de 3%. Ce que l’on va faire cette année, c’est 1%. Ce que l’on va faire l’année prochaine, c’est probablement 1%. Donc, on est très loin du compte.
Ali Baddou : Donc, la question, c’est : Le modèle social français peut-il résister ?
Élie Cohen : Si le ralentissement économique n’est que de un ou deux ans, bien entendu le modèle social français pourra résister. Par contre, si l’on s’installe durablement en-dessous de 1%, alors oui, il y aura des problèmes qui se poseront à l’horizon 2010-2012. D’ailleurs on le voit, lorsque l’on fait des projections par exemple des dépenses de santé. La projection des dépenses de santé, avec le vieillissement, fait qu’en 2020 il faudrait prévoir 4 à 5 points de PIB supplémentaires consacrés à la santé et très clairement, on ne peut pas le faire dans le cadre actuel sauf à estimer ou à convaincre les Français qu’il faut qu’ils consacrent une part grandissante de leurs revenus à la santé parce qu’après tout des gains d’espérance de vie valent bien qu’on investisse davantage en dépenses de santé. Mais tant que l’on n’aura pas réussi à opérer ce basculement, tant que l’on considéra la dépense sociale et notamment la dépense de santé comme une dépenses, eh bien on considérera comme une catastrophe la progression des dépense de santé parce qu’ultimement la dépense de santé est très, très largement socialisée en France.
Ali Baddou : Revenons aux Etats-Unis, Élie Cohen. Faillite de la banque Lehman Brothers, risque de faillite pour une très, très vénérable et vieille institution, c’est General Motors. General Motors, le constructeur automobile américain qui fête son centenaire aujourd’hui, qui était le premier constructeur américain au monde, pardon, depuis de très, très nombreuses années, aujourd’hui, il est menacé de faillite. Comment expliquer qu’une entreprise pareil puisse se retrouver dans une situation au bord du gouffre ?
Élie Cohen : C’est la conjonction de trois phénomènes parfaitement identifiés depuis très longtemps. Le premier phénomène, est que General Motors a été incapable d’anticiper sur les évolutions du marché. En gros, quand il investissait dans les 4x4, il fallait en fait investir dans des véhicules économes en énergie. Donc, il a une gamme qui est aujourd’hui totalement inadaptée. Deuxième explication, comme vous le savez, General Motors est une vieille institution sociale aux Etats-Unis. C’est General Motors qui paye l’assurance de ses salariés, notamment les assurances santé. Il faut savoir que le coût de l’assurance santé pour General Motors est le poste de dépense le plus important dans la production d’un véhicule. C’est là que vous voyez les bénéfices d’un système social, comme le français, où la protection sociale ne repose pas exclusivement sur les entreprises et où la protection des individus ne dépend pas de l’entreprise individuelle dans laquelle il travaille. Ça, c’est le deuxième facteur. Le troisième facteur, c’est la concurrence et la compétition internationale, il faut savoir que des usines japonaises, coréennes, ou allemandes installées aux Etats-Unis sont maintenant particulièrement productives et particulièrement compétitives parce qu’elles ne sont pas justement obligées d’accorder ces assurances maladies et qu’elles sont dans des États qui sont désyndiqués, ces entreprises étrangères importées aux États-Unis ont paradoxalement un avantage compétitif par rapport aux entreprises américaines installées aux États-Unis. C’est la conjonction de ces trois phénomènes qui fait la crise de General Motors.
Ali Baddou : À tout de suite, Élie Cohen, on va ouvrir la discussion et le débat, dans un instant, avec l’équipe « Les Matins ». Il est 8h 30 sur France Culture. La chronique d’Olivier Duhamel. Bonjour Olivier, ce matin, « Trois oppositions ».
Ali Baddou : C’était la chronique d’Olivier Duhamel. 8h 34, dernière partie « Des matins » de France Culture. On ouvre le débat en compagnie de notre invité, l’économiste Élie Cohen. Marc Kravetz nous a rejoints. Bonjour Marc.
Marc Kravetz : Bonjour Ali, bonjour à tous.
Ali Baddou : Caroline Élliacheff et Olivier Duhamel sont à mes côtés pour vous interroger Élie Cohen. On va donc discuter de la crise financière. Question, est-ce que c’est la capitalisme qui est en crise, comme on peut l’entendre dans un certain nombre de commentaires, particulièrement de commentaires politiques venus de la gauche, en France ?
Élie Cohen : Ce qui est en crise très clairement, c’est une variété particulière de capitalisme qui était devenue hégémonique. C’est-à-dire la variété anglo-américaine qui était basée sur la prééminence des marchés financiers. Il faut bien comprendre que nous avions, après la Deuxième guerre mondiale, plusieurs variétés de capitalisme. Il y avait ce que l’on appelait le capitalisme rhénan, qui était un capitalisme très fortement intermédié, dans lequel les banques jouaient un rôle central, elles avaient des relations institutionnelles avec les grandes entreprise industrielles, il y avait une longue durée entre les banques et l’industrie, on parlait de capital passion. C’était également un capitalisme régulé, le rôle de l’État était important dans l’organisation économique. Et c’était également un capitalisme dans lequel les partenaires sociaux jouaient un rôle important. Il y avait toute la pratique de la négociation sociale, de compromis social. On parlait même, dans le cas de l’Allemagne, d’un modèle néo-corporatiste pour signaler l’importance des syndicats dans l’élaboration des compromis politiques. Il y avait le capitalisme à la française, le capitalisme colbertiste, où là non seulement l’État jouait un rôle important dans la régulation économique, mais où l’État était directement un producteur à travers la nationalisation de pans entiers de l’économie, où il y avait la planification indicative, les syndicats institutionnalisés, participaient dans différentes instances. Puis, progressivement, le capitalisme américain l’a emporté. Or, le capitalisme américain a des traits radicalement différents de ceux que je viens de présenter. Premier trait, la banque ne joue pas le rôle central dans l’organisation économique. Ce sont les marchés financiers qui jouent ce rôle central. Donc, on passe d’un capitalisme intermédié à un capitalisme désintermédié. Deuxième élément, dans le capitalisme américain, ce qui est important, le rôle essentiel de l’entreprise c’est, comme on dit, de « maximiser the shareholders values », c’est-à-dire de maximiser le retour pour l’actionnaire. Dans la conception française l’entreprise doit chercher un équilibre entre les actionnaires, les clients et les salariés. Là, c’est l’opposition aussi entre ce que l’on appelle le « shareholders capitalisme », c’est-à-dire un capitalisme d’actionnaires et un capitalisme de « stockholders », c’est-à-dire de porteurs d’enjeux. Deuxième différence majeur, puis troisième différence majeure, au cours des vingt dernières années, les Etats-Unis ont procédé à une déréglementation systématique dans nombre de secteurs d’activité. Je m’explique, le secteur financier aux États-Unis, on ne le sait pas assez, était très fortement régulé, très fortement organisé après la crise de 29. Il y avait notamment ce que appelle le « Glass-Steagall act », qui faisait par exemple qu’une banque de dépôt ne pouvait pas être présente dans plus de deux États, une banque de dépôt de ne pouvait pas faire une banque d’affaires, une banque dépôt ne pouvait pas faire de banque de brokerage, du courtage. Il y avait une segmentation, une spécialisation qui faisait qu’on limitait les risques parce que les Américains avaient été traumatisés par la crise de 29. Or, au cours des vingt dernières années, on a démantelé progressivement toutes ces protections et on est allé vers un modèle de marchés financiers, de marchés financiers intégrés et de marchés financiers qui en plus ont inventé toute une série de techniques pour rendre, comme je le disais tout à l’heure, le crédit illimité, la monétisation des actifs sans limites et la protection financière sans limites. Et c’est ce modèle là qui est aujourd’hui en crise majeure. Simplement, le problème c’est que ce modèle qui avait été élaboré aux États-Unis, nous l’avons progressivement importé en Europe et nous l’avons également apporté au Japon et ailleurs. C’est-à-dire que ce capitalisme qui n’était qu’une variété parmi d’autres est devenu la variété hégémonique au cours des vingt dernières années, et c’est pour cela que la crise du capitalisme américain actuelle c’est la crise de l’ensemble de l’économie mondiale.
Ali Baddou : Est-ce que l’on peut imaginer une régulation à l’échelle internationale ? On se souvient que quand Dominique Strauss-Kahn a été nommé à la tête du FMI, il y est allé en disant, on va changer les choses, mettre en place de nouvelles institutions qui permettront non seulement de mieux réguler ce capitalisme que vous décrivez, Élie Cohen, et éventuellement le rendre plus soucieux de la réduction des inégalités, éviter de trop grands écarts de richesses, en tout cas être plus soucieux des plus démunis sur la planète.
Élie Cohen : Alors, là aussi, c’est tout le problème de la période actuelle, c’est que les institutions de régulation mondiale que l’on a créées après la Deuxième guerre mondiale, ce que l’on appelle « les institutions de Bretton Woods », c’est-à-dire le Fond monétaire international et la Banque mondiale, le Fond monétaire international qui était chargé d’assurer la liberté de la convertibilité et donc la relation fixe entre les différentes monnaies mondiales, l’édifice de Bretton Woods a sauté en éclats parce que d’une part la stabilité monétaire n’a plus pu être garantie à partir de 1971, c’est-à-dire quand on est sorti des régimes de convertibilité or du dollar et quand on est sorti, plus généralement, des systèmes de convertibilité à taux fixes et que l’on est entré dans des taux variables. De l’autre côté la Banque mondiale a essayé de développer toute une série de politiques d’aide aux pays les moins favorisés. Mais ce à quoi on a assisté, au cours des dix dernières années, c’est une perte de vocation à la fois du FMI et de la Banque mondiale. C’est-à-dire que le FMI s’est mis à faire le travail de la Banque mondiale avec les plans de restructuration des pays en difficultés, la Banque mondiale a commencé à élargir sa perspective, et au fond tout ce que je viens de vous expliquer sur le développement de la crise financière, eh bien, n’a absolument pas concerné le fond monétaire international qui n’a rien eu à dire, rien eu à faire. Et là, c’est une perte de mission, une perte de vocation du fond monétaire international. Et ce que dit Dominique Strauss-Kahn, c’est qu’au fond il va falloir inventer une nouvelle mission pour le Fond monétaire international. Vous savez que le Fond monétaire international vivait des plans de restructuration qu’il faisait aux pays en difficultés, or, les pays en difficultés n’ont plus besoin du Fond monétaire international. Ils font appel à la Chine, à la Russie. Regardez l’Afrique par exemple, elle ne se tourne plus du tout vers le Fond monétaire international, l’Amérique latine non plus. Le Fond monétaire international a perdu sa vocation, il devrait se donner une vocation dans la prévention et le traitement des crises financières. Simplement, en attendant, d’autres institutions sont nées. Vous savez qu’il y a le groupe de Bâle des gouverneurs des Banques centrales qui est compétent en matière de régulation financière. Ce groupe de Bâle s’est donné une mission en matière de stabilité financière. Le forum de stabilité financière qui lie le groupe de Bâle au FMI a pris le devant aujourd’hui en matière de régulation financière internationale et en matière de développement de propositions pour assurer la stabilité financière internationale, donc le FMI ne sait plus où il habite.
Ali Baddou : Question de Caroline Élliacheff, puis d’Olivier Duhamel.
Caroline Élliacheff : Quand on écoute des personnes comme vous et d’autres économistes, moi qui suis de l’extérieur qui n’ai pas de compétences particulières, d’abord j’ai l’impression de vous comprendre, donc c’est très agréable et j’ai surtout l’impression, souvent d’entendre des gens particulièrement intelligents à la fois sur l’analyse de la situation et même éventuellement la prospective. Donc, je suis surprise qu’au finish, on arrive à des situations que tout le monde a prévu mais que personne n’a pu empêcher d’une part et d’autre part à des mouvements qui sont totalement incontrôlés et qui, par rapport à la crise de 29, vous expliquez très bien que ce n’est pas la même chose, que les dimensions ne sont pas les mêmes etc., parce qu’un certain nombre de choses ont été mises en place, mais sur la réaction des personnes on a l’impression vraiment que rien n’a bougé, que c’est exactement… On parle de ( ?), on parle en termes de psychologie de base, comme si cela n’entrait tellement pas dans vos modes de réflexion que finalement c’est cela qui vous « pète à la gueule », j’ai envie de dire.
Élie Cohen : Écoutez, l’explication est en fait assez simple. Je vous l’ai dit, depuis vingt ans, il y a un projet délibéré, aux États-Unis, de déréglementation et de libéralisation des marchés. On a ôté, si vous voulez, progressivement les bandelettes qui permettaient la maîtrise de ces enfants particulièrement turbulents que sont les marchés. L’argument qui a été utilisé aux Etats-Unis a été de dire, d’une part, que les marchés sont spontanément efficaces, c’est-à-dire que lorsqu’un déséquilibre intervient les marchés retrouvent une situation d’équilibre, ça, si vous voulez c’est un choix théorique et idéologique. Puis, on a également avancé l’idée que de toute manière, les matières financières étaient très complexes et étaient tellement complexes que les régulateurs, l’État ne pouvaient pas en avoir la parfaite connaissance et la parfaite maîtrise. D’où l’idée qui s’est installée au cours des dernières années que seule l’autorégulation par les professionnels était possible. Et là, je vous laisse imaginer la situation. Si vous confiez la régulation des marchés financiers à ceux dont l’activité essentielle et la richesse est indexée sur la prospérité et le développement de ces marchés, comme on est dans des systèmes très décentralisés où chacun poursuit ses propres stratégies, ses propres besoins et éventuellement animé de désirs d’enrichissement, de pulsions diverses, de cupidité, et autres, si vous êtes dans une situation où vous dites que vous confiez la gestion du système à ces gens-là, il ne faut pas être surpris de constater, de temps en temps, des comportements de traders fous, comme on dit, des comportements de prise de risques excessifs etc. Ça, c’est le premier élément. L’idée qui s’est installée, c’est que seule l’autorégulation permettait de contrôler des systèmes d’une difficulté de ce type. Puis, deuxième élément, en pratique, les banques centrales et notamment la Banque centrale au cours des vingt dernières années a dit : je ne peux pas contrôler la formation de bulles. C’est-à-dire l’idée que des mécanismes de marché puissent sortir d’un modèle d’équilibre, connaître l’instabilité puis voir des bulles d’actifs se former se former, cette situation là, c’est notamment Greenspan qui a théorisé cela. Il a théorisé le fait que les banques centrales ne pouvaient pas prévenir les formations des bulles, ne pouvaient pas agir pour l’éclatement ordonnées des bulles. La conclusion de ce que je viens de dire, c’est qu’au cours des vingt dernières années, de propos délibérés, on a libéralisé, déréglementé, organisé le retrait de l’État et de la banque centrale dans le contrôle de ses mouvements, parce qu’on a fait le pari que les marchés pouvaient eux-mêmes se gérer, que la régulation pouvait être le fait des professionnels, puis parce que les bénéfices tirés de la déréglementation étaient considérés comme bien supérieur au coût de cette déréglementation. Ce qu’il ne faut quand même pas oublier, j’ai oublié de vous le dire depuis le début, c’est que derrière tout cela, il y a une formidable expansion du crédit. Derrière cette formidable expansion du crédit, il y a la croissance économique. Derrière cela, il y a le fait, par exemple qu’aux États-Unis, trois ménages sur quatre sont propriétaires de leur logement. Il ne faut quand même pas oublier tout cet aspect. Mais on a décidé de vivre dans un monde de plus en plus risqué, de moins en moins encadré, de plus en plus régulé par les professionnels eux-mêmes.
Olivier Duhamel : Est-ce que c’est fini ? Est-ce que devant le caractère plus grave de cette crise, par exemple toutes les faillites évoquées ces jours derniers, et d’autres à venir, ce modèle du capitalisme anglo-saxon financier, que vous nous avez fort bien décrit, est mort ? Va être obligé de céder la place avec de nouvelles régulations, etc., etc. ? Ou est-ce que pas du tout puisque finalement ce n’est pas catastrophique, parce qu’évidemment les gens pleurent parce qu’ils perdent 10%, 15% mais que cela n’a rien à voir avec être ruiné et sauter par la fenêtre, des millions de chômeurs ? Il y a eu la bulle Internet, il y a cette bulle là, il y a la crise, cela ne va pas bien, puis dans deux, trois ans « terminatos », c’est repris, reparti pour 5%, 10%, 15% jusqu’à la prochaine et que donc, rien de changer sous le soleil ?
Élie Cohen : C’est la bonne question parce que face à la crise actuelle vous avez effectivement deux attitudes. Un excellent économiste, qui s’appelle Schiller, dit que c’est une crise de maturité du système financier, qu’au fond les instruments que l’on avait mobilisés étaient des instruments assez frustres, notamment les instruments de modélisation financière et de calcul de risque, que l’on va avoir maintenant des modèles encore plus sophistiqués, plus développés. Puis, surtout, Schiller développe une autre thèse qui est que la crise actuelle naît de l’insuffisante protection des ménages contre les risques financiers. Je m’explique. Il dit : comment expliquer que des ménages fassent l’investissement le plus important de leur vie en achetant un logement par exemple et ne s’assurent pas contre les risques liés à ce crédit-là ? Et qu’ils ne s’assurent pas eux-mêmes contre les risques biographiques, c’est-à-dire les risques qui peuvent survenir : divorce etc. ?
Ali Baddou : Comment ça s’explique justement ?
Olivier Duhamel : Maintenant, ils vont y palier !
Élie Cohen : Ce que propose Schiller, c’est de développer toute une nouvelle instrumentation financière avec notamment des produits dérivés, qui seraient commercialisés pour tous les ménages, pour que ceux-ci puissent se couvrir. Je donne juste cet exemple pour vous montrer que même dans des situations de ce type, il y a toute une école de pensée qui consiste à dire : il faut au contraire raffiner et développer les modèles et les instruments financiers que nous avons conçus jusqu’à présent pour éviter la crise prochaine. Ceci dit,…
Ali Baddou : On nous disait qu’ils étaient justement aujourd’hui trop sophistiqués, donc trop opaques et que même les traders mathématiciens géniaux qui travaillent à Londres ou à New York ne comprennent plus ce qu’ils utilisent comme instruments ?
Élie Cohen : La thèse de Schiller, il faut démocratiser ces outils.
Olivier Duhamel : Et la thèse contraire ?
Élie Cohen : La thèse contraire dit que nous sommes arrivés aux limites de l’innovation financière en matière de crédit puisqu’en gros on a totalement déconnecté le crédit de ce que l’on appelle la base monétaire, c’est-à-dire couramment, ce que vous avez appris à l’école, les dépôts qui permettent de faire des crédits etc., etc. Donc, on ne peut pas garder ce système-là, il a montré ses limites. Là nous étions au bord du précipice, la crise prochaine cela sera la crise terminale du système. Donc, ces gens-là disent qu’il faut en fait démonter une partie de cette infrastructure financière que l’on a montée au cours des vingt dernières années, il faut faire ce que l’on appelle du debuilding ( ?), je ne sais pas comment traduire cela en français…
Caroline Élliacheff : Déconstruction.
Élie Cohen : De la déconstruction financière, et en particulier diminuer considérablement la part de la dette dans le financement du crédit. Vous avez vu que les niveaux d’endettement des ménages ont littéralement explosé aux États-Unis, en Angleterre en particulier. Donc, il faut réduire les niveaux d’endettement. Il faut retracer le risque, c’est-à-dire trouver une meilleure appréciation du prix du risque et du coût du risque et transférer ce coût du risque dans les produits financiers qui sont vendus. Puis surtout, il va falloir rendre publique toute une série d’opérations qui aujourd’hui sont des opérations de gré-à-gré. Le danger majeur de la crise actuelle, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, c’est les dérivés de crédit. Or, les dérivés de crédit ce sont des opérations de gré-à-gré entre institutions financières, donc il n’y a aucune publicité, aucune connaissance. C’est pour cela que les banques découvrent au fur et à mesure leur degré d’exposition. C’est quand on voit la difficulté qui frappe une banque que l’on évalue son risque.
Ali Baddou : Aujourd’hui, en ouvrant les livres de comptes chez Lehman Brothers on voit les titres pourris qui n’apparaissaient pas…
Élie Cohen : Voilà, exactement. C’est chez tous les contrepartistes de Lehman que l’on est en train de découvrir l’ampleur des emballements. C’est pour cela qu’hier après-midi vous avez vu les différentes banques françaises vous dire : nous sommes exposés à hauteur pour l’un de cinq cent millions d’euros, pour l’autre, de deux cent millions d’euros. Donc, là, il y a les risques potentiels de pertes liés à cette relation de contrepartiste avec Lehman.
Olivier Duhamel : On va plutôt vers la thèse régulatrice ? Plutôt vers la deuxième thèse ? Chez les gouvernants, on a l’impression que l’on va plutôt vers ça, surtout aux Etats-Unis.
Élie Cohen : Aux Etats-Unis, Paulson, qui est le patron du Trésor américain, a tout fait pour jusqu’à présent pour éviter d’aller dans cette direction. Ceci étant, je pense que la banque centrale américaine en particulier va aller plus loin dans la régulation. Au moment où je vous parle, ce qui est tout à fait exceptionnel, il y a des inspecteurs de la Banque centrale américaine dans chacune des banques pour surveiller ces opérations de gré-à-gré dont je vous parlais tout à l’heure.
Ali Baddou : Un mot avant de donner la parole à Marc Kravetz. On a vu que le patron de Lehman Brothers avait refusé de vendre sa banque, récemment, à une société coréenne. Il a refusé également de la vendre à des fonds souverains du Golf. Ceux qui sont aujourd’hui en crise ce sont essentiellement de grandes institutions financières qui sont américaines, britanniques, est-ce que, tout simplement, le centre de gravité de la finance mondiale n’est en train de se déplacer, d’aller ailleurs, en Asie du sud-est éventuellement, sur d’autres places, comme Dubaï ?
Élie Cohen : Deux choses : d’abord les fameux fonds souverains dont on parle beaucoup ont beaucoup investi dans ces banques en difficultés. Le premier résultat c’est qu’ils perdent énormément d’argent aujourd’hui. Le deuxième résultat, c’est qu’ils ne veulent pas remettre de l’argent dans ces banques en difficultés. C’est la raison pour laquelle il y a eu ces sauvetages plus ou moins organisés par la puissance publique américaine, et c’est la raison pour laquelle la Barclays-Lehman n’a pas pu se faire. Au fond, le gouvernement américain ne voulait pas garantir, par de l’argent du contribuable américain, le rachat de Lehman par Barclays. Parce qu’il se trouve que Barclays est une banque anglaise.
Olivier Duhamel : On comprend quand même. Ils ne peuvent pas se gaver pendant des années et attendre dès qu’il y a de la perte qu’on vienne tout nationaliser, socialiser et payer à leur place. Le problème est qu’il faut le faire pour éviter la crise mais on ne peut pas le faire pour tout le monde.
Élie Cohen : Le problème est qu’il faut arbitrer entre deux risques, effectivement ce risque d’engagement du contribuable et le risque systémique. On a quand même plongé dans l’inconnu, hier, avec la faillite de Lehman et avec les difficultés d’AIG.
Marc Kravetz : À l’origine de la crise, vous en parliez dans une autre conversation mais je voudrais qu’on y revienne un peu, dans ces fameux prêts immobiliers ou prêts de cours, on apprend des tas de choses en ce moment en lisant les journaux surtout quand on n’y connaît rien, le titres NINJA, on appelle ça, « No Income, No Job and No Assets », ceux qui consiste à prêter de l’argent à des gens qui n’ont ni revenus, ni argent, ni foyer, ni actif, c’est tout de même formidable ! Est-ce que c’est plus anecdotique que ce dont nous avons parlé ? Ou est-ce qu’il y a réellement des comportements là en l’occurrence qui sont parfaitement délinquants des banques, des courtiers, des offreurs d’emprunts ?
Élie Cohen : Il y a deux choses importantes à savoir : l’un des héritages du New Deal et de Roosevelt, c’est qu’il fallait aider les ménages américains à devenir propriétaires. Donc, qu’ils aient un accès particulièrement facilité au crédit immobilier. C’est une des raisons d’ailleurs pour laquelle on a créé ces fonds de financements hypothécaires que sont Fannie Mae et Freddy Mac, qui font de la titrisation du crédit immobilier. L’idée était qu’il fallait diffuser au maximum la propriété immobilière. Alors, les fameux prêts NINJA, c’est quoi ? C’est le fait que des gens qui ne sont pas solvables ont pu accéder à du crédit immobilier, en gros en ne produisant aucun document prouvant de leur solvabilité. Mais vous pouvez voir cette action de deux manières : vous pouvez dire d’un côté que c’est une forme de politique sociale aux Etats-Unis puisque l’accès à la propriété passe par des conditions de crédits particulièrement avantageuses. Je rappelle que trois quarts des ménages américains sont propriétaires de leur logement. Ou, vous pouvez dire que ce sont des banquiers sans scrupules qui ont vendu des crédits à des gens dont ils savaient parfaitement qu’ils n’étaient pas solvables. Eh bien, c’est les deux à la fois. Je vais vous en donner une illustration. Lorsqu’on a voulu réglementer les crédits subprimes, qui a protesté ? Ce sont les mouvements qui défendaient les Hispaniques, les Portoricains, les Noirs parce qu’ils disaient : c’est l’un des moyens d’accès à la propriété immobilière. Vous voyez, ce n’est pas si simple.
Marc Kravetz : Ils pouvaient la perdre aussi ?
Élie Cohen : Oui, je le sais bien, mais quand même au cours des dix dernières années, vous avez des tas de ménages qui ont pu devenir propriétaires de leur logement et qui ont sécurisé leur propriété. Ce ne sont que les subprimes de 2006-2007 qui sont en train d’entrer massivement en défaut.
Ali Baddou : Merci Élie Cohen de nous avoir rendu visite. C’est, comme à chaque fois, beaucoup plus clair. Je vous souhaite une excellente journée. Il est neuf heures moins cinq. On aura évidemment l’occasion de revenir sur ces questions économiques et financières, nous serons notamment en compagnie, jeudi prochain, de Georges Soros qui, lui, est un acteur de cette scène financière mondiale. Le portrait du jour, Marc Kravetz ce matin vous nous parlez de Troy Davis.
Marc Kravetz : [Il manque cette partie]