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Les années Lang : « la culture sans frontière » (1981-1993)

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, du documentaire de Martin Quenehen et Philippe Rouy, émission de France culture, du mercredi 11 avril 2007, Sur les docks, produite et coordonnée par Jacques Chevalier, « Rendre la culture au peuple : 50 ans de politique culturelle française », Les années Lang : La culture sans frontière (1981-1993), mixage Bernard Laniel, archive INA, Émelie Franceinter et Jennifer Guillot.

Résumé : Nous revisitons aujourd’hui les années Lang : La grande rupture quantitative, avec le doublement du budget de la politique culturelle, les grands travaux présidentiels (Grand Louvre, Opéra Bastille, BNF) et les grandes célébrations médiatiques et populaires (fête de la musique, défilé du bicentenaire). Années fastes, « âge d’or » de la politique culturelle, ces années sont aussi celles de la « culture sans frontières », qui englobe désormais les pratiques amateurs, le rock, la mode, la bande dessinée ou le hip hop, et qui est contestée par les adversaires du relativisme du « tout culturel ». Les années 80 sont enfin celles du triomphe politique des industries culturelles et d’une certaine culture de la rentabilité...

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Transcrire un documentaire radiophonique n’est pas chose aisée. Un point d’interrogation entre parenthèses signale un doute sur l’orthographe d’un nom, d’un mot, ou un groupe de mots…

Texte initialement publié sur mon blog Tinhinane, le samedi 4 août 2007 à 16 h 58. L’oralité est respectée dans toutes les transcriptions disponibles sur ce site. Je remercie par avance tout lecteur qui me signalera les probables imperfections.

Introduction : Bonjour, « Sur les docks », l’heure du documentaire sur France culture. Aujourd’hui, troisième volet de la série « Rendre la culture au peuple : 50 ans de politique culturelle française ». Élu président de la Ve République, François Mitterrand se rend au Panthéon avec une rose rouge, le 21 mai 1981, jour de sa prise de fonction. Il s’incline devant les tombes de Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schœlcher. Pierre Mauroy est premier ministre, Laurent Fabius lui succède. En 85, c’est la première cohabitation gauche-droite, François Mitterrand-Jacques Chirac. En 88, François Mitterrand est réélu président de la République. Jack Lang, ministre de la culture, irrigue de son action toutes ces années. C’est l’époque des grands travaux présidentiels : Grand Louvre, Opéra Bastille, Bibliothèque nationale, des fêtes populaires, défilé du bicentenaire de la Révolution, fête de la musique transgenre et sans frontière. Tout de suite, un documentaire de Martin Quenehen et Philippe Rouy intitulé : Les années Lang, la culture sans frontière.

Rendre la culture au peuple : 50 ans de politique culturelle française, 3ème volet, Les années Lang : la culture sans frontière (1981-1993).

François Mitterrand : « Au nom de la France, je lance un appel solennel à tous les créateurs et à tous les chercheurs, à tous ceux qui dans les entreprises exercent leur part de création, il ne peut y avoir de développement sans invention, sans risque, sans intelligence. J’invite les hommes, les femmes de culture à venir partager leur savoir, à s’associer plus que jamais à la vie de la communauté. La Cité toute entière en sera changée, et peut-être même le sens profond de la politique. »

Reporter : Les années 80 sont celles d’un développement tous azimuts de la politique culturelle portée par la personnalité de Jack Lang, la complicité de François Mitterrand, l’engouement des artistes et le doublement du budget du ministère de la culture. Le décret du 10 mai 82 témoigne d’une rupture idéologique profonde avec l’héritage de Malraux. Le ministère de la culture a pour mission de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité, d’inventer et de créer ; d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine naturel national, régional, ou de divers groupes sociaux, pour le profit commun de la collectivité toute entière ; de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit et de leur donner la plus vaste audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre dialogue des cultures du monde.

Jacques Ralite, ministre de la santé : Jacques Lang, je l’ai connu au moment du Festival de Nancy, pas seulement au moment des rencontres d’Avignon. Je sais qu’il était remarquablement entouré. Moi, j’ai découvert Bob Wilson à Nancy, Pina Bausch, Kantor - c’est inoubliable, « La classe morte » - à Nancy, j’ai découvert le ( ?) à Nancy… C’était donc quelqu’un qui était sensible à ces questions-là, non ? C’est une belle partie. Une grande, grande, et même magnifique partie de l’histoire théâtrale française. Donc, il arrive au ministère, je dirais, presque naturellement, alors je sais bien qu’à cette époque là il y avait un peu l’idée : pourquoi ce n’est pas Ralite ? Pourquoi c’est Lang ? Parce que j’étais depuis 1973 député et l’essentiel de mon activité était sur la culture. Donc, la question se posait. Alors, c’est amusant, pendant le conseil des ministres Lang exposait ses projets et Mitterrand invariablement disait : « Qu’est-ce qu’en pense Monsieur le ministre de la santé » ?

Philippe Urfalino, sociologue : Jack Lang est chargé de mener, de moderniser le personnage de Mitterrand qui était, un petit peu, ringardisé, depuis 78. Peu à peu adoubé par Mitterrand, -qui quand même dès 1977 le met dans la campagne électorale pour la Ville de Paris- il aura de plus en plus de responsabilités. Il s’agit notamment de le faire ami d’un certain nombre d’artistes. A ce moment-là, un certain nombre d’artistes qui étaient au PC, grâce à Jack Lang, et par l’évolution un peu, vont passer au PS en soutenant Mitterrand. Jack Lang est chargé de faire en sorte qu’un certain nombre d’artistes rencontrent Mitterrand. Il a un rôle important à ce moment-là. Mitterrand gagne, il nomme Lang à la culture, ce n’était pas nécessaire, il s’est trouvé qu’il a penché pour Lang, bon.

Daniel Buren, plasticien : Est-ce qu’un bon ministre de la culture, ça suffit ? Je ne le pense pas. Je pense qu’un bon ministre de la culture qui n’a pas -dans notre système, qui n’est pas non plus immuable- l’aval du président de la République est déjà à 50% incapable de faire son programme. Donc, là, il y avait une espèce de corrélation assez idéale d’un président de la République qui pensait, de façon toute à fait générale, que la culture c’est plutôt ce qui entrainerait tout le reste et qu’il valait mieux que ce soit vivant, vif, marchant, donnant les moyens aux gens de s’exprimer et un ministre de la culture qui a évidemment relayé ça de façon assez extraordinaire parce qu’il s’y est mis à 150%.

Jack Lang, ministre de la culture : Dans l’été qui a suivi 1981, le ministère a été transformé en une sorte de ruche. Nous avons, sur chacun des grands thèmes, des grandes disciplines, organisé des confrontations d’idées avec des créateurs, des intellectuels, des chercheurs, sur le cinéma, la musique, le théâtre, les arts plastiques, pour tenter à la fois de radiographier la situation et d’imaginer des politiques nouvelles. Puis, à partir de septembre, nous avons mis au point toute une stratégie de politiques. Ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir réussi à donner le « La » dès le début.

Extrait, Jack Lang : « Il y a aujourd’hui, 5 millions de Français qui pratiquent la musique en amateurs ou en professionnels. 5 millions de Français, c’est beaucoup. Et, si le temps est avec nous, je crois que lundi soir, la démonstration sera faite que notre pays est un peuple de musicien. »

Marc Bélit, directeur de scène nationale : L’intelligence de Lang arrivant au ministère, en 81, a été de commander des rapports à peu près à tous les gens qui ont accompagné, pendant les 10 ou 20 ans auparavant, des recherches, des mutations, des réflexions sur ce que doit être la politique culturelle. Lang va disposer d’une boîte-à-outils extraordinaire à ce moment-là dans laquelle il va puiser pour le livre, pour le cinéma, pour les industries culturelles elles-mêmes, pour la musique, pour le théâtre etc. Donc, au tournant des années 80, on va lever une deuxième hypothèque : Désormais le changement social s’est opéré, eh bien mettons à l’œuvre une politique réellement socialiste.

Extrait, Jack Lang : « …en pleine saison d’été, de montrer aussi que la France qui veut renaître économiquement, croit en elle-même, a confiance dans ses forces, a confiance dans l’avenir. »

Philippe Urfalino : Lang et son cabinet, Lang et ses conseillers proches, des hommes qui montent des coups médiatiques, qui ont compris que la société était devenue une société médiatique et que la démocratie d’opinion allait marcher à fond. Ils vont faire rayonner, sur le plan médiatique, les initiatives du ministre. Et, là, on peut dire qu’on a eu affaire à des orfèvres, et en Lang, un artiste de la communication dont il a montré ses multiples talents tout au long des années qui ont suivi et jusqu’aujourd’hui. Je ne suis pas en train de dire que ce cabinet fût un cabinet de la mise-en-scène, mais ça l’était largement. On y travaillait réellement mais on avait compris ce qu’était, bon… Et les initiatives de Lang court-circuitaient régulièrement son administration. Ça, c’est la caractéristique principale. C’est un des ministres les plus dynamiques, les plus exposés, les plus surexposés médiatiquement et qui bénéficiant du soutien du président de la République pouvait se permettre à la fois d’exposer le président de la République, de le surexposer, de l’accompagner, et de faire un grand tapage, une politique publique, dont le point d’orgue sera peut-être le défilé du Champ Élysée de Jean-Paul Goude. On est là, sur une théâtralisation formidable de la politique de la culture dont peut-être Lang, parce qu’il avait été directeur d’un festival, connaissait les ressorts, il savait les administrer et les accompagner comme il fallait.

Daniel Buren : Comment expliquer que la chorégraphie en France est devenue d’un seul coup l’une des deux, des trois si l’on veut être très, très ouverts, meilleure du monde ? Avant ça, on ne savait même pas que cela existait. Comment expliquer que le design est devenu d’un seul coup quelque chose qui intéressait les Français, et il y a eu des designers de premier plan reconnus, pas seulement chez nous dans l’hexagone mais aussi dans le monde entier ? Vous faites ça, et vous multiplier. D’un seul coup, les architectes, grâce à 3-4 leaders peut-être, - un leader n’est jamais tout seul c’est bien parce qu’il y a quelque chose derrière, sinon il est malheureusement perdu - ont pu développer leurs capacités et sont reconnus à peu près partout ?

Philippe Urfalino : Je crois qu’il y a un énorme problème, profond, qui se produit à ce moment-là. C’est-à-dire que toutes ces fameuses forces de gauche, dont je parlais tout à l’heure, disent : « Voilà, on a enfin la société qu’on souhaite, l’État qu’on souhaite et on va changer le monde ». La déception, ça sera pour après. Mais dans ce moment précis des années 81, pour les raisons que j’ai dites, Lang va avoir un clavier de piano. Il va jouer sur toutes les touches. Il va jouer sur la culture traditionnelle, la culture des œuvres, la culture des grands artistes, -Dieu sait qu’il va les célébrer, se faire photographier avec, nouer des liens d’amitié,…- mais aussi la culture des banlieues, la culture des jeunes, voilà. C’est le moment de l’éclatement culturel.

Extrait, Jack Lang : « Le rap, pour moi, c’est d’abord, je dirais, un art de la rue. Un art de la rue comme avait pu l’être l’art des comédiens Italiens, des jongleurs du Moyen-âge, qui au XVe, XVIe, XVIIe siècle ont fait naître le théâtre contemporain. Molière, notre grand Molière a été nourri par le théâtre de rue. C’est un genre, c’est un genre artistique. Et, en même temps que c’est un genre artistique, c’est l’expression d’une protestation, ou d’une volonté de vivre et de se battre. »

Un jeune interviewé : « Il est venu. OK, il est venu dans le musée, mais il a passé plus de temps à parler devant les caméras qu’à regarder les graphes en bas, voilà, c’est clair. »

Philippe Urfalino : Qui est Jack Lang ? C’est un organisateur de festival, ami de nombreux artistes, et c’est quelqu’un qui a le savoir-faire et l’art de le faire-savoir. C’est quelqu’un qui sait travailler avec les journalistes, et qui a, chevillée au corps, la volonté de mouvement. Il faut que ça bouge. C’est quelqu’un qui a besoin que ça bouge. Et là, c’est l’habilité de Lang. Lang a vraiment énormément travaillé. En été, en s’appuyant sur le fait qu’effectivement Mitterrand avait une prétention culturelle, voulait donner une image de lui-même, qui était en partie conforme à la réalité, s’intéressant à la culture, eh bien, il ne suffisait pas de dire : Monsieur Mitterrand donnez-moi le budget, il a fallu se battre, il a fallu travailler et alors que les autres pouvaient partir en vacances, lui est resté et avec un certain nombre d’individus, qui connaissaient bien l’administration, qui étaient de la maison, qui ont pu fabriquer un budget remarquable. Un budget qui doublait le budget précédent.

Extrait, Jack Lang : « Il faut expliquer que nous partons de très bas. Vous connaissez ce mot d’André Malraux, essayant de convaincre les parlementaires d’augmenter un petit peu le budget de la culture et obtenant un doublement, il disait : « Après tout, 3 sous multipliés par 2, cela ne fait jamais que 6 sous. » Et on cite aussi ce mot d’un de mes prédécesseurs, Jacques Duhamel, qui fut un bon ministre de la culture, vous vous souvenez qu’avant d’être dans la culture, il était dans l’agriculture, et il disait : « Arrivant de l’agriculture et venant à la culture, ce sont les mêmes chiffres, sauf que les uns sont en anciens francs et les autres en nouveaux francs. » La tradition est que dans notre pays, le budget de la culture est un budget faible et les besoins sont immenses. Alors vous comprenez que le président de la République, l’ensemble du gouvernement, aient voulu que ce septennat s’inaugure par une grande politique pour la culture. »

Reporteur : Les années Lang, ces fantastiques années frics, sont le résultat sinon d’un coup d’État, du moins d’un assaut permanent de la boîte-aux-lettres du chef de l’État. Elles bénéficient d’abord aux arts et aux artistes et en particulier à ceux habituellement négligés, tels les danseurs et les musiciens de jazz.

Mathilde Monnier, danseuse et chorégraphe : Jack Lang, ça a été, pour moi, l’âge d’or. Il faut le dire. Ça serait assez facile de comparer, n’importe qui pourrait le faire, ce qu’est la situation aujourd’hui, même avec des chiffres, avec des choses très, très simples : les budgets des coproductions et à l’époque ce qu’on avait. Qu’on prenne n’importe quel niveau on se rendrait compte qu’effectivement les années 80, et je dirais jusqu’à 92, ça a été cet âge d’or où il y avait de l’argent, une reconnaissance, une envie, une certaine liberté. Alors, bien sûr ça tient à des gens comme Jack Lang, Michel Guy, à des gens, pour la danse, comme Brigitte Lefèvre, des gens comme Gérard Violet, directeur du théâtre de la ville à Paris, c’était toute une mouvance je dirais de personnalités qui avaient tout à inventer, en tout cas sur la danse, peut-être aussi sur l’art contemporain, et qui avaient une sorte de grandeur d’esprit, une espèce d’utopie sur la culture, pensant que finalement la culture avait encore sa place dans la société, une place primordiale. On considère ça, aujourd’hui, comme une utopie mais à l’époque c’était quelque chose à laquelle on croyait. Il y avait une sorte de croyance, tout le monde croyant ça. Moi, j’ai eu beaucoup de chance, je dirais presque, de naître, parce que c’est une sorte de naissance artistique, à ce moment-là. Parce que je pense que je ne serais jamais là où je suis, ce n’est pas prétentieux de dire ça comme ça, en tout cas dans la situation d’aujourd’hui si je n’avais pas vécu cette époque-là. C’est beaucoup plus difficile pour les gens qui arrivent maintenant sur le marché. Non pas qu’il n’y ait pas de possibilité, mais je dirais que les moyens sont complètement coupés en 2 voire en 4.

Martial Solal, musicien de jazz : C’est vrai qu’à cette époque, le jazz a commencé à être pris en considération. Ce que je demandais toujours aux pouvoirs publics, quels qu’ils soient, ce n’était pas tellement des subventions mais le fait que ça devienne un art reconnu à part entière et auquel on accorde une véritable importance culturelle. Oui, je crois que c’est à cette époque-là, c’était Jack Lang, qui était ministre de la culture, qui a effectivement –il avait dans son entourage, il faut bien le dire Alain Brunet, qui était son chef de cabinet qui était lui-même musicien de jazz et ça a beaucoup joué, je crois, pour le jazz- l’ONJ (l’orchestre national de jazz) a été créé et un certain nombre de festivals ont émergé. C’est évident qu’à partir de ce moment-là, les choses sont allées mieux. Après Jack Lang, il y a eu François Léotard qui a essayé de continuer, il avait d’ailleurs réuni les musiciens de jazz pour un dîner, ce qui était assez rare. Jack Lang l’avait fait avant lui, ce sont les deux seuls avec qui nous avons eu le plaisir de prendre un repas. C’était un très bon signe, pas le repas en lui-même mais ce que ça signifiait. Puis, par la suite, je n’ai plus aperçu aucun des ministres de la culture. Je sais qu’il y en a eu plusieurs, mais peut-être ont-ils organisé des dîners sans moi.

Bernard Faivre d’Arcier, directeur du Festival d’Avignon : Alors, évidemment les artistes sont d’abord et avant tout des personnalités, et on les a beaucoup mis en avant, notamment à partir des années 80. Jack Lang a été un peu le ministre des artistes encore plus que le ministre des publics. Et Jack Lang tenait à cette relation avec les artistes, il a eu raison, mais lui-même s’est un peu comporté comme un artiste – et pour cause, il a été le fondateur du Festival de Nancy. Dès lors, la combinaison de la puissance médiatique en marche et de la personnalisation justement qui accompagnait justement cette médiatisation, la personnalisation de l’artiste, la mise en valeur du créateur, comme on dit, a pu un peu agacer et faire passer un peu au second rang des préoccupations des communes, par exemple, des collectivités territoriales, qui étaient de construire des équipements de quartier, de faire des choses qui paraissaient plus modestes mais pas moins fondamentales, comme l’éducation artistique à l’école et qui ne faisaient pas l’objet d’une médiatisation parce que la médiatisation s’organise plus facilement autour de la personnalité de quelqu’un.

Reporter : Malgré son style vestimentaire et son vocabulaire fleuri, dont on parle tant, le ministre musicien renoue avec les collectivités territoriales dans une certaine discrétion. Il signe avec elles une centaine de conventions chaque année. En même temps, la politique culturelle entend rayonner à l’échelle internationale avec en point d’orgue ses réalisations, les grands travaux.

Jack Lang : « J’ai convaincu François Mitterrand de décider que la totalité du Palais du Louvre serait affecté au musée du Louvre. Donc, là encore, l’idée de déménager le ministère des finances, qui se considérait comme le premier des ministères de France, dominant toute administration, était en soi emblématique aussi. Tout à coup ils n’étaient plus les maîtres. D’ailleurs c’était tellement vrai que lorsque Mitterrand a annoncé une telle nouvelle, beaucoup se sont dit : « Cause toujours, ça ne se fera jamais, les fonctionnaires vont résister, les ministres vont résister, jamais, jamais le ministère des finances ne quittera la rue de Rivoli. » Eh bien on s’est entêté, on s’est battu, François Mitterrand le premier, et finalement nous avons obtenu gain de cause. »

Françoise Benhamou, économiste : Il y a eu une culture de saupoudrage qui est rentrée dans les mœurs, qui s’est conjuguée, et c’est là que les années Lang sont très ambiguës, avec la montée des grands travaux, qui eux ne sont pas du saupoudrage mais de la concentration de dépenses sur quelques grands établissements. Donc, on a eu les deux phénomènes, c’est pour ça que la culture s’est retrouvée ensuite littéralement étouffée, c’est-à-dire avec très peu de possibilité de se développer dans des conditions où l’on ait un degré de liberté pour inventer des nouvelles idées, une nouvelle politique culturelle.

Extrait, Jack Lang : « Nous avons lancé quelques grands projets qui sont déjà en chantier, par exemple, ceux que le président de la république a annoncés : la préparation d’une grande exposition universelle, en 1989, La Villette, la Défense, la création d’une Cité de la musique, d’autres réformes encore, plus techniques dont je ne vous parlerais pas, la décision d’ouvrir gratuitement au public les musées nationaux le mercredi, et chaque jour gratuitement à l’ensemble des enfants des écoles etc., etc. Nous avons en chantier la réforme du cinéma, la réforme du livre, et je crois que dans quelques semaines nous serons prêts pour imaginer d’autres réformes et d’autres changements. »

Émile Biasini, secrétaire d’État aux grands travaux : Lang est un garçon qui a beaucoup d’idées, beaucoup d’audace. On a l’impression que le fait d’annoncer qu’une chose existait, il fallait qu’elle existe, mais il fallait la faire. Il n’y a pas de deuxième salle à la Bastille, c’est ma faute, parce qu’il n’y avait pas d’argent. Lang avait lancé la Cité de la Musique sans argent et là, Mitterrand m’a chargé de…, bref, j’ai réussi, c’est tout. On a pu faire le 14 juillet à la Bastille mais ce n’était pas fini. Pour moi, les grands travaux c’est un exercice de style administratif, c’est tout.

Extrait, Jacques Chirac : « Nous ne pensons pas qu’il est utile ou justifié de poursuivre l’implantation d’un opéra, à la Bastille. En revanche, il est évident que Paris manque, et manquait d’une grande salle, d’un auditorium dont la présence à Bastille est tout à fait justifiée. »

( ?) Aujourd’hui, cet auditorium, coûterait, en gros, 1,3 milliard. Si vous construisez un bel auditorium, fait pour cela, un grand auditorium de 3000 places, sur un terrain, n’importe où, et en partant de rien, il vous coûtera 300 millions. Ça veut dire qu’aujourd’hui, si on faisait un auditorium, ici, il coûtera 4 fois ce que coûterait un auditorium ex nihilo.

Patrick Bouchain, architecte : A la Bastille, comme ça nous arrangeait de ne pas construire tout le programme, on a dit : eh bien, là, on suspend le programme. Et ce n’est pas un mal, parce que je pense que c’est déjà trop dense, cet endroit, il aurait pu être autre. D’ailleurs quand on revoit les premiers textes de Jacques Attali, car c’est lui qui a eu cette idée de construire un opéra, les premières notes de Jacques Attali à François Mitterrand, ce n’est pas du tout l’opéra Bastille tel qu’on l’a construit. C’était fait pour construire un opéra mais pas sur le côté 4 fois moins cher que l’opéra Garnier. C’est le même prix, mais il y a un peu plus de place, l’acoustique est bonne mais ça n’a rien réglé. Je pense que la commande républicaine, la commande démocratique est devenue une commande de la contrainte, elle n’est pas une commande du désir. Alors, vous êtes un élu démocrate, vous entendez la plainte et vous entendez donc en gros le mécontent. C’est le mécontent tout le temps qui s’expriment. Ce mécontent s’exprime toujours par le négatif. Il réclame toujours quelque chose qu’il n’a pas. Il est consommateur, et il veut ce que l’autre a. Il est gourmand, vous voyez. Il est capricieux. Et quand vous faites un programme, vous mettez tout ce que vous n’avez pas. Vous empilez, vous empilez et au bout d’un certain temps il y a une contradiction. L’empilement ne produit pas le bonheur. Ce n’est pas parce que je vous achète une montre, une paire de chaussures et que je vous emmène au restaurant que je vais vous rendre heureux. Il est possible que simplement le restaurant suffise, vous pouvez y aller pieds nus. Donc, du coup, l’empilement, comme il n’est pas nettoyé, on empile, on empile et l’empilement bloque. L’empilement bloque financièrement, structurellement, artistiquement, psychologiquement,… Il bloque parce qu’il y en a trop.

Émile Biasini : Ça a été, pour moi, une des choses les plus faciles que j’ai faites, les grands travaux. Parce qu’il n’y a pas eu de partie conceptuelle, hormis des projets. Et ce en quoi je pense avoir réussi, ce qui m’a été confié, c’est que j’ai réussi à faire les grands travaux alors que tout le poids de l’administration et de la tradition politique empêchait d’aller au bout. Et mon chef-d’œuvre de fonctionnaire, ça a été la Bibliothèque de France qui a été faite en 7 ans, car je me suis donné comme objectif 7 ans, conception comprise. Et je l’ai faite inaugurer, pas inaugurer mais visiter -par André Malraux, pardonnez-moi, je radote- par Mitterrand avant la veille de son départ du gouvernement. En 7 ans, j’ai fait une bibliothèque. Elle existe. Il y a un monde fou qui vient. Ça sert. Si j’avais cédé aux critiques de tous poils, je le l’aurais jamais faite.

Diverses prises de paroles publiques : (1) On aurait pu consacrer l’argent à des choses beaucoup plus utiles. (2) Mais c’est un parking qui devait être fait. Alors je crois qu’entre un parking et… (3) Je suis hostile au parking mais personne n’est pour les parkings, Monsieur. (4) Monsieur Lang est un massacreur. Ça ne va pas avec le restant. Qu’il fasse ça en banlieue, ça ne gêne personne. (5) Moi je trouve scandaleux, quand même je viens de l’écouter, que le projet soit arrêté alors qu’il y avait des chances qu’il soit terminé…

Jardin du Palais royal, 1986 : (1) Je trouve ça lamentable, de faire un truc comme ça. (2) C’est lamentable. (1’) C’est un des plus beaux paysages historique de Paris, je ne comprends pas qu’on lui ait collé ces colonnes noir et blanc désordonnées qui ne ressemblent à rien. (2’) On ne le sait pas, mais avant c’était un parking.

Je tiens tout d’abord à remercier la revue « Globe » pour son soutien à mon travail et plus particulièrement, ici, aujourd’hui, la présence des personnalités qui ont bien voulu se déplacer, parmi lesquelles je reconnais : Roland Castro, Pierre Restany, le groupe Indochine, Daniel Templon, ( ?) et je m’excuse auprès de ceux que je n’ai pas reconnus. Tenant compte par ailleurs du moment particulier, qui est la désignation d’un nouveau gouvernement, et afin que cette initiative pour la défense du droit moral due à tous les créateurs ne puisse pas être récupérée ou interprétée de façon fallacieuse, je demande aux personnes de bien vouloir comprendre que l’objectif unique de leur présence ici est de me permettre de terminer mon travail.

Daniel Buren : On a tout fait, en 10-11 mois, ce qui est extrêmement rapide pour un truc de cette envergure. Ça a été fait assez vite. Ça a été fait avec beaucoup de naïveté, même de la part des autorités. Ce qui pour moi aurait pu s’avérer catastrophique, alors que quand j’ai été sélectionné pour faire ça, je me sentais complètement protégé par le fait que c’était une commande de l’État. Ça ne m’était jamais arrivé, mais je pensais qu’une commande d’État, on ne peut pas faire plus solide, et plus protégée, quitte même à avoir eu des critiques là-dessus : Ah ! oui, c’est officiel, Bla-bla-bla … Or, en fait, je me suis aperçu, peut-être parce que c’était le début, dans cette mise en place, etc., l’État était presque aussi naïf que moi, que l’État existait très peu au niveau de la protection, que cette polémique a bousculé tous les rapports entre la protection de l’État, sa défense de l’art, l’artiste qui se trouvait au milieu etc., que tout ça a été mis, plus ou moins, en question. Enfin, la seule chose qui je pense a été une erreur, nous n’avions fait strictement aucune information. Donc, vous avez tout ça en même temps et on peut dire effectivement que ça a ouvert, mais ça j’en suis plutôt fier, un vrai débat sur l’art contemporain.

Daniel Templon, galeriste : Je ne suis pas persuadé que les colonnes aient apporté grand chose à sa cote. Je dirais plutôt que ça l’a desservi. C’est une commande d’État. Donc, c’est aussi perçu comme une affaire de relation, copinage, d’influence, ça a été difficile à obtenir, ça c’est passé sous 3 ministères, Jack Lang, François Léotard, Jacques Toubon. Ça n’a pas joué sur la cote de Daniel Buren. Bien évidemment qu’il faut des commandes publiques, bien évidemment que Buren méritait qu’on lui passe une commande publique, mais je me demande aujourd’hui si c’était bien le lieu pour la réalisation d’une œuvre importante comme celle-ci. Je pense que dans cette cour, il n’y avait rien à faire que de recouvrir le sol de marbre et de poser éventuellement dessus un César, un Raymour, un Mayol (ou Maillol), ou quelque chose qui soit mobile. Une chose qu’on puisse déplacer si un jour on s’aperçoit que ce n’est pas la bonne œuvre au bon endroit.

Reporter : La politique culturelle des années Lang suscite le débat non seulement en raison d’artistes contemporains trop intempestifs mais également en raison de la promotion des formes d’expression jusqu’à alors considérées comme extérieures au domaine de l’art, telle que la mode, la cuisine, le design, ou la création industrielle. Cet élargissement de la politique culturelle, cette culture sans frontière, selon l’expression du ministre, est dénoncé par Célestin Deliège, comme le signe de la dégénérescence de l’art en culture, et par Alain Finkielkraut, comme le signe d’une défaite de la pensée. Pour le grand public, elle sonne plutôt comme une invite démocratique et un appel à participation.

Marc Bélit : Quel est l’artiste finalement emblématique, on peut se tromper, en choisir plusieurs qui sont emblématiques à ce moment-là ? Je dirais que c’est Buren. Buren apparaît à ce moment-là, il est reconnu, il existe évidemment avant, mais il est reconnu à ce moment-là. Rappelez-vous l’épisode des colonnes de Buren. C’est la fin du ministère Lang quand Léotard arrive. Cette querelle-là se pose au bon endroit. Aujourd’hui encore, Buren est au centre du jeu. C’est un de nos artistes internationaux le plus connu, le plus identifié. On ne peut pas dire que Lang soit passé à côté de quelque grand artiste que ce soit. Au contraire on va aider tout le monde mais en même temps on va avoir des pseudos artistes, on va avoir surtout cette idée terrible que la multiplication de l’appel à la création artistique va amener sur le marché une quantité considérable de gens qui vont s’autoproclamer artistes et qui vont nourrir la demande sociale, la faire éclater dans toutes les directions et, elle va être administrée au niveau de l’État. C’est-à-dire qu’on va, au niveau de l’État, encourager la constitution, la multiplication à l’infini des compagnies de théâtres, de musique etc. C’est la culture dans tous ses états.

Gérard Wacjman, psychanalyste et écrivain : Il y a de plus en plus de jeunes gens dont l’ambition est de devenir artiste, qui à l’occasion se nomment même jeunes artistes. J’aime beaucoup cette formule, enfin ça me fait un peu rire, il faut bien le dire. Dire, « Je suis un jeune artiste », ça me fait un peu rire. En principe c’est l’autre qui dit que vous êtes un artiste. Se le dire soi-même, c’est tout de même assez incertain. Qu’est-ce que c’est que cette pente à vouloir être artiste aujourd’hui ? Une des manières d’envisager ça, c’est de référer plutôt à Freud et de dire que les artistes aujourd’hui sont les seuls, -aujourd’hui comme auparavant à certains égards- à pouvoir rejaillir dans la réalité avec leurs fantasmes. Les fantasmes, on a raison de penser que c’est quelque chose qui vous éloigne de la réalité. Or, l’artiste, lui, au lieu de perdre de l’argent à ses fantasmes il est supposé pouvoir en gagner. Donc, il fabrique avec son fantasme des objets et puis avec ses objets il va peut-être gagner un peu de fric, ce qui ne me paraît pas une mauvaise chose. Dans la société, aujourd’hui, régie par une pensée utilitariste, le règne du marché, la valeur attachée aux objets comme une valeur marchande, il est évident que la position de l’artiste est une position assez favorable. Enfin, du moins on comprend qu’elle puisse constituer une sorte d’idéal pour beaucoup.

( ?) Avec beaucoup d’intelligence, Lang est ses collaborateurs vont élargir le périmètre de la notion de culture et on va progressivement passer à une vision plus anthropologique. Il va y avoir tout d’un coup un génitif qui va s’introduire à côté d’un substantif, on ne fait plus de la « culture », mais on fait la « culture de », la culture du sport, la culture de la cuisine, la culture des fêtes publiques,… Cet élargissement, cette anthropologisation du sens de culture dérive vers ce que j’appelle, moi, « la culture du culturel ». En élargissant le périmètre, en sortant du comptage du public du théâtre, de l’opéra mais en les évaluant dans le cadre de fêtes multiples, d’événements qui secouent la société en profondeur, à ce moment-là, on change en quelque sorte l’approche de la culture mais est-ce qu’il s’agit toujours de la même culture ?

Pierre Boulez, compositeur et chef d’orchestre : On m’a souvent posé la question : Qu’est-ce que vous pensez des musiciens rock, etc. ? Parce que j’ai travaillé avec Franck Zappa, à un moment donné. J’ai dit, ce qui me gêne beaucoup, c’est que l’on considère leur musique sur le même plan que d’autres musiques qui sont plus évoluées, plus élaborées. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment ils cherchent à s’exprimer, à travers un langage malgré tout assez simpliste, parce qu’on ne leur donne pas les moyens d’élever, de rendre leurs pensées plus intéressantes, plus provocantes même. Si vous écoutez de la musique rock ou si vous écoutez « Le sacre du printemps » de Stravinsky eh bien le « Le sacre du printemps » de Stravinsky reste rythmiquement, même simplement au niveau de l’impact rythmique est beaucoup plus fort que ces musiques plus récentes. Et « Le sacre du printemps » n’est pas de la dernière nouveauté. Créé en 1913, ça approche les 100 ans. Et quand on pense le retard justement qu’un certain vocabulaire dit populaire a sur le vocabulaire, disons, plus savant, plus élaboré. Moi, c’est ça qui me gêne beaucoup. J’aimerais, au contraire, qu’on prenne ces gens qui veulent s’exprimer et qu’on leur donne les moyens de s’exprimer d’une façon plus intéressante et je dis, et je le répète, plus provocante même. C’est comme si vous aviez un sorte de fastfood et que vous disiez que le fastfood c’est merveilleux pour eux. Ça implique, excusez-moi, ça implique un certain mépris, je dois dire. Et c’est ça que moi, je n’admets pas. Je voudrais au contraire que l’éducation s’occupe beaucoup plus sérieusement de ces gens qui ont quelque chose à exprimer, qui ont leur colère à exprimer, ou leur aventure mais qui le font d’une façon tellement sommaire que ça passe dans les saisons, et c’est absorbé immédiatement par le côté mercantile tout simplement.

Pierrick Sorin, vidéaste : Je me souviens avoir fait une installation qui s’intitulait, « Un spectacle de qualité ». On voyait un personnage sortir d’un téléviseur et faire de petits spectacles, faisant un peu de danse, un peu de musique concrète, un peu de ceci ou de cela, et il finissait toujours par plonger dans une baignoire dans laquelle le spectateur qui regardait l’œuvre se voyait lui-même, par le jeu de caméras cachées. Ça se voulait critiquer effectivement une attitude où l’on va regrouper dans un même endroit des jeunes cuisiniers, etc. et crée un événement. C’est sympathique mais est-ce que c’est vraiment valide intellectuellement sur ce genre de chose ? J’avais un peu des doutes, donc, je me suis amusé à faire ça. Mais, en même temps, a contrario, je considère qu’une manifestation artistique est poly formes et je trouve qu’il y a une logique à mélanger plein de choses. Moi, un jour je peux avoir envie d’écrire, un jour faire de la photo,… Mais fondamentalement ces mélanges ne sont pas toujours très heureux.

Extrait d’une émission avec Jack Lang : « Vous râpez vos pommes-de-terre, ce n’est pas un travail si facile, vous les essorez, vous les pressurez plutôt, pardon, dans un linge, pour faire partir l’amidon et l’eau, puis vous ajoutez 1 à 3 œufs, à vous de calculer, au bon jugement [Éclats de rire dans l’assistance], puis un peu de persil, un peu d’oignon, et puis voilà. [oui, répond l’animatrice] Et puis l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est [dans la préparation suggère l’animatrice], dans un fait-tout, dans une grande poêle assez haute, de faire chauffer l’huile, assez chaudement pour qu’aussitôt l’ensemble soit saisi [oui, ponctue l’animatrice]. Puis, une demi heure s’écoule [Éclats de rire soutenus de l’assistance], [L’animatrice demande : Vous êtes sûr qu’une demi heure, ça ne brule pas ?] Non. [L’animatrice : Non ? Là, il faut baisser. Il y a un problème] Là, il faut baisser, j’ai oublié de préciser, très bien. [L’animatrice : Ah ! eh bien alors !] Nous travaillerons ensemble à l’avenir. [Sur fond d’éclats de rire du public, l’animatrice ajoute, très bien. Et alors ?] Si tout se passe bien, vous avez un gâteau de pomme-de-terre à la fois friant, craquant… [L’animatrice : merci beaucoup, vous nous mettez l’eau à la bouche]. Applaudissements. [L’animatrice : Mais vous allez même plus loin avec la cuisine puisque vous voulez exporter des cuisiniers.] Non, ce n’est pas tout à fait ça. Nous nous sommes dit, avec Jean Ferniot, à qui j’avais confié une mission, que peut-être nous pouvions utiliser mieux économiquement notre génie national. Nous sommes partis de l’observation suivante : Dans beaucoup de pays, les chefs, les patrons d’hôtels sont formés en Suisse, en Allemagne. Conséquences : Ces maisons achètent plus volontiers des produits allemands ou suisses. Et si on voulait développer d’avantage le commerce extérieur, assurer une meilleure présence des produits français sur les marchés internationaux, il est indispensable de former un plus grand nombre de chefs français de haut niveau, d’où l’idée de créer une sorte d’ENA de la cuisine : École nationale d’art culinaire, dont les portes s’ouvriront en janvier prochain. [L’animatrice : C’est la quatrième voie de l’ENA, ça alors, autrement dit.] Mais c’est la voie royale. [L’animatrice : La voie royale, mais oui.]

Gérard Wacjman : Il y a cet effet d’esthétisation généralisé. Ça, évidemment, ça me laisse assez ahuri. Dieu sait si je valorise beaucoup la cuisine, par exemple, et me dire qu’un grand cuisinier, même s’il est grand en effet, en parler comme s’il était un artiste j’y résiste assez fortement, pas pour des raisons vulgaires, grossières, de dire il ne mérite pas, etc. Il faut s’entendre sur ce que c’est une œuvre. Si on me démontrait que ça répond de quelque chose qu’on pourrait définir comme étant la fonction d’œuvre d’art en général, chose toujours assez difficile à dire, mais cette vertu que je voyais moi dans cette fonction divisante, justement, et monstrative que les artistes sont capables de faire dans une œuvre, de nous montrer quelque chose à quoi nous n’avions pas été confronté auparavant, en tout cas il est vrai que les cuisiniers, ou les designers etc. ne me paraissent pas rentrer dans cette catégorie, ça ne diminue en rien leur fonction. Tout ça est tout à fait admirable mais tout n’est pas art. C’est pourquoi je pense à cette idée de généralisation de l’esthétisation qui fait que le problème de l’art doit aujourd’hui tenir compte de ça, d’une certaine manière.

Jack Lang : Vous savez, il y a beaucoup de mauvaise foi dans ce type de polémiques et parfois aussi de la bonne foi. C’est vrai que l’art n’est pas la culture et la culture n’est pas l’art. Et puis, le mot culture en français est un mot ambigu. Quelles sont en effet ses frontières ? J’ai souvent essayé de distinguer, sans être satisfait de cette distinction, entre la culture artistique et la culture comme art de vivre, ou comme système de civilisation. D’une certaine manière, c’est vrai qu’un ministre e la culture, pas seulement lui, devrait être à la fois un ministre de l’art et un ministre de l’art de vivre, ou de la civilisation. Bon, alors, je n’ai pas tout confondu. Ça, c’est un procès d’intention complètement absurde. En même temps, comme il était surprenant que je demande que l’on reconnaisse pleinement la bande dessinée, la musique nouvelle, le jazz qui pourtant est une musique ultra classique, et d’autres formes d’expression, on disait : Lang confond le jazz et Mozart. C’est ridicule. C’est évidemment de la polémique. D’autres, à l’inverse, ont dit : Lang, c’est le ministre des arts et des artistes, il se contrefiche du reste. Admettez que c’est contradictoire. Mais il faut être à la fois ministre des arts, ministre de la création, ministre de la civilisation, et surtout ministre qui se pose des questions.

Reporteur : Remise en question par la conjoncture économique, l’illusion lyrique de mai 81 laisse bientôt place à la rigueur budgétaire. Et si le ministère Lang bataille pour conserver ses moyens financiers, son discours évolue et emprunte désormais au vocabulaire de l’entreprise. Le ministère et les artistes, se font davantage gestionnaires et les industries culturelles apparaissent alors comme le nerf de la guerre.

Bernard Faivre d’Arcier : Disons qu’à partir de 1980, on s’aperçoit surtout qu’à côté des politiques culturelles publiques, existe tout un secteur qui se développe, celui des industries culturelles. Celles-ci sont faites de groupements privés, de sociétés d’ailleurs de plus importantes on le voit, et cela concerne tout un pan de l’activité artistique du pays. C’est le cinéma, c’est la musique, c’est l’édition, etc. Donc, comment se comporter vis-à-vis de ce secteur des industries culturelles ? C’est-à-dire, comment, par exemple, pour le cinéma, les industries de programmes de la télévision, à la fois soutenir, je dirais, le caractère sélectif d’un certain nombre de projets, puis tenir compte des contraintes commerciales qu’apportent ces propres industries culturelles qui ont besoin de rentabiliser leurs investissement ? Puis, en même temps, on réfléchit, c’est vrai, à l’impact en termes d’emploi de tout le secteur culturel en cherchant à se développer. C’est le moment où se développent d’ailleurs des formations de haut niveau à l’administration culturelle et des études économiques sur l’emploi. D’ailleurs, ça a d’autant mieux fonctionné que le secteur des services culturels n’a cessé de croitre au point que, par exemple, la situation spéciale des intermittents, le régime des intermittents est une conséquence directe de cette espèce d’appel d’air vers des jeunes qui veulent connaître cette vie, qui veulent faire ces métiers. Donc, il y a eu cette préoccupation, qui nous a d’ailleurs servie à défendre un peu mieux le budget public de la culture. Il fallait parfois faire la justification économique des crédits publics affectés à la culture. On s’apercevait d’ailleurs, à commencer par les festivals, comme le festival d’Avignon, que finalement ces grands événements culturels avaient des conséquences très importantes en termes d’emploi, ou de retombées économiques. Au festival d’Avignon, pour une subvention relativement modeste, la ville d’Avignon entretient une poule aux œufs d’or. On l’a bien vu en 2003, quand le festival a été annulé, personne n’a trop pleuré d’ailleurs, je le regrette, sur les pertes artistiques, le fait que 40 spectacles ne pouvaient pas être montrés, mais c’est surtout les commerçants d’Avignon qui tout d’un coup comprenaient que leur chiffre d’affaire était menacé et on a cessé à ce moment-là de parler du festival en termes justement économiques.

Philipe Urfalino : Jack Lang qui est aussi un idéologue au sens où c’est quelqu’un qui est fort dans la bataille idéologique, va être aussi un de ceux qui vont mettre en musique ce changement. C’est le fameux discours de Mexico. Un discours antiaméricains, mais qui permet, très curieusement, de dire : économie, culture même combat. Alors, c’est quoi l’idée ? C’est que la supériorité économique des États-Unis, permet une supériorité culturelle. Il faut se battre contre cette supériorité culturelle. Comment est-ce possible ? Par l’économie au service de la culture. Donc, on peut parler d’économie, très grossièrement. Ce n’est pas indécent de parler d’économie même si c’est au service d’une autre société. Je me souviens avoir fait des interviews, en 1981, de membres de troupes de théâtre, semi-amateurs, semi-professionnelles, qui me disaient : c’est un scandale on est obligé de s’auto-exploiter, et 4 ans plus tard, à peu près les mêmes, le même type en tout cas, me disaient : Oui, on a été obligé de ne pas salarier les acteurs parce que la courbe des salaires dépassait la courbe des subventions. Il y avait donc un discours gestionnaire qui apparaissait. Il y a un aspect idéologique mais derrière il y a autre chose. Je pense que comme on a donné plus d’argent, l’État peut être plus exigeant. Derrière il y a aussi une professionnalisation.

Jack Ralite : Jack Lang a fait beaucoup de choses. Je crois quand même que ça a été un grand ministre de la culture. Mais à partir d’un moment, (est-ce Mitterrand, est-ce lui ?) les grandes affaires sont arrivées. Le premier phénomène, ça ne se passe pas dans le théâtre, ça se passe à la télévision, c’est la création de la 5. Quand on y pense aujourd’hui, avoir créé cette chaine de télévision par amitié politique, parce que c’était un conseil d’un dirigeant socialiste italien, et voilà Berlusconi qui arrive. Il y a eu beaucoup d’émotion dans les milieux artistiques. Jack m’a dit : je suis contre. Oui, d’accord, il était contre mais c’est passé. C’était vraiment une action de Mitterrand, là. Je crois qu’il essayait (je ne l’excuse pas mais j’essaye de me l’expliquer) de créer une sorte d’économie mixte. Parce que c’était un peu son idée. Il y aura bien sûr les grandes industries culturelles qui commençaient à pointer mais peut-être qu’on peut s’entendre avec elle, on peut faire des choses, vous voyez ? L’exemple le plus typique c’est Canal+ Et là, on ne peut pas dire qu’il ait fait une chose moche, ça existe toujours d’ailleurs. Mais la 5, ça a crée un choc !

Françoise Benhamou : Aujourd’hui, nous vivons dans une culture de résultat, une culture économique qui a pris de plus en plus d’importance. Je me rappelle des toutes premières années 80 lorsque Jack Lang évoquait le fait que la culture crée des emplois, et même François Mitterrand qui ne connaissait pas grand-chose à l’économie, avait dit : « Tout franc dépensé dans la culture est un franc dépensé dans l’économie. » On voit bien que va naître progressivement l’idée que la dimension économique de la culture doit prévaloir. Alors, qu’elle doive être prise en compte, pour moi, c’est une évidence, en revanche je crois qu’elle ne doit jamais prévaloir. Et c’est là l’erreur, qui se fait aussi aujourd’hui en matière, par exemple, de politique patrimoniale.

Bernard Stiegler, philosophe : Jack Lang a lancé cette politique parce qu’il a compris à la fin des années 70, début des années 80, que les industries culturelles s’étaient développées et que les pratiques culturelles, la vie culturelle des Français, pas simplement des Français mais du monde entier, étaient surdéterminées par ces industries culturelles et qu’il fallait essayer d’avoir une politique industrielle de la culture. Je pense qu’il ne l’a jamais dit comme cela, mais quand, par exemple, il a soutenu Augustin Gérard pour développer de la culture, une réflexion sur l’économie culture, etc. Il y avait quelque chose qui procédait de cela, qui s’est combinée malheureusement avec une politique de François Mitterrand, de l’audiovisuel. Je dis bien qui s’est combinée malheureusement avec, sachant que ce ministère de la culture et devenu ministère de la culture et de la communication, et la politique que Jack Lang portait s’est articulée avec celle qu’impulsait Mitterrand avec d’autres personnes sur la création de Canal+ mais aussi la création de la chaine confiée à Berlusconi, et d’une façon plus générale à une politique des radios libres qui sont devenues des radios privées, politique menée d’une manière totalement irresponsable. Sous prétexte que ces radios, dites pirates, voulaient être libéralisées et qu’il fallait que le parti socialiste et la gauche arrivent en libérateurs, de quoi ? Une part du général de Gaulle, de sa télévision, de sa radio et de son audiovisuel public qui étaient la voix du général, comme on disait à l’époque, qui étaient quand même une bonne radio, une bonne télé. C’est sûr que le général monopolisait beaucoup de choses, qu’il surveillait tout et que Monsieur Peyrefitte, ministre de l’information, était un censeur, mais les programmes c’était quand même quelque chose. On a libéralisé tout ça, dans le sillage de ce que Giscard d’Estaing n’avait pas osé faire. Il voulait mais il n’avait pas osé faire et finalement on a ouvert la voix à une privatisation qui s’est faite dans des conditions catastrophiques.

Jack Ralite : Quand Léotard est devenu ministre de la culture, tout d’abord il était très respectueux du pluralisme mais il fait la loi de 86. C’est la « 1 » qui devient TF1. Le mouvement était encore plus puissant. Je me suis dit ce n’est pas possible ! J’ai lancé un petit texte qui s’appelait « La culture française se porte bien pourvu qu’on la sauve. » J’ai fait signer, je crois que j’ai eu 347 signatures. Et quand vous aviez fait le total, vous voyiez qu’ils avaient tous la même espérance et tous les mêmes obstacles. Les grandes affaires arrivaient et le pouvoir tait complice des grandes affaires.

Bernard Stiegler : La culture est devenue en réalité, une fonction économique. À quoi est-ce qu’elle sert ? À vous faire adopter, à travers le design, la publicité, et toute une esthétique industrielle, des comportements. Donc, elle fait de vous non plus des amoureux de la culture mais des consommateurs culturels, ça n’a pas grand chose à voir avec ces pratiques dont je parle. Le consommateur culturel, c’est à la fois quelqu’un qui va dans un grand centre commercial où tout se mélange, le design etc. c’est quelqu’un qui éventuellement va venir au Centre Pompidou, au musée du Louvre pour passer 42 secondes devant chaque œuvre, un chiffre qui vient du musée du Louvre, conditions telles que le rapport est impossible avec l’œuvre. Je ne méprise absolument pas les foules de gens qui viennent dans les musées, je trouve ça formidable mais on pourrait se demander pourquoi ces gens viennent dans ces musées ? Qu’est-ce qu’ils viennent chercher dans des conditions pas très, très évidentes ? Quand on débarque de je ne sais où et qu’on vient visiter le Sacré-Cœur, le Louvre et le Centre Georges Pompidou, et qu’on va passer 30 secondes devant le piano de Beuys qui est là, qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce qui peut se passer entre cette personne et Beuys ? À mon avis, pas grand-chose. Mais qu’est-ce que vient chercher cette personne du côté de Boysse, et que là je crains qu’elle ne puise pas trouver dans de telles conditions ? Ça, c’est une question intéressante. Elle vient chercher une consistance.

Jack Ralite : Quand il y a eu les États Généraux du théâtre de Paris, alors, là, ça dégorgeait de partout. On a lancé un appel, qui existe toujours, qui s’appelle, « La déclaration des droits de la culture », qui résume bien : « Quand un peuple abandonne son imaginaire aux grandes affaires, il se condamne à des libertés précaires. Il est donc temps d’inventer une nouvelle responsabilité publique, valable pour le secteur privé et pour le secteur public. » Il y a là des pistes, ce n’est pas un programme cousu main, comme le Programme commun. Quand Michaux dit : « La pensée avant d’être des trajets, c’est des programmes de trajets. ». Le premier c’était l’audace de la création. Je me rappellerais toujours de la phrase, « Le créateur est le premier, les marchands viennent ensuite, quand ils viennent. », vous voyez. Le deuxième c’était l’éloge du pluralisme, la société est plurielle, l’art aussi. Le troisième, c’était la nécessité de la production, à quoi bon reconnaître le pluralisme et la liberté de création si l’on ne contribue pas à la production ? Le quatrième, c’était la garantie de la distribution. Après l’atout d’un large public, question fondamentale, et là on la mettait au cœur. Et après, la nécessité de la coopération internationale. Quand vous regardez ça, c’est toujours valable aujourd’hui, toujours. Traduit en 14 langues, en japonais, en chinois, en arabe,… Et on a fait des assises à Berlin, à Prague, au Chili, sous Pinochet, sous Pinochet, Théâtre Baquédano, il y avait 4000 personnes dans la rue. Et pendant que nous on faisait ça, il y avait le quartier le plus populaire de Santiago qui manifestait dans la rue et qui se faisait asperger d’eau et d’autres choses, qui manifestait pour la faim. Moi, j’ai été aux deux d’ailleurs. Je suis arrivé en retard à l’ouverture des États Généraux. Enfin, c’était beau. Il y avait un mouvement international et français.



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