« La lecture a-t-elle un avenir ? »
Julie Clarini : Bonjour à tous. Aujourd’hui, en direct de Science-Po, « La lecture a-t-elle un avenir ? ». Nous sommes dans le hall du 27 rue Saint-Guillaume où se déroule, en ce moment, un colloque sur « L’avenir du livre » organisé par la Direction du livre et de la lecture et le Centre national du livre. Aujourd’hui, « Les lecteurs sont-ils une espèce en voie de disparition ? ».
La lecture, aujourd’hui, est bien devenue un « problème de société ». Les jeunes ne lisent plus, les étudiants ne lisent plus, le rapport aux livres se dégrade. Depuis une bonne vingtaine d’années, les discours alarmistes occupent les colonnes de nos journaux. Si le XXe siècle débutait dans la suspicion jetée sur les lectures populaires, XIXe siècle commence, lui, par la déploration unanime de l’insuffisance de ces lectures. Nous sommes passés de : « Ils lisent trop », « ils lisent n’importe quoi », au « Ils ne lisent pas assez ». Pourtant, nous assistons à des phénomènes nouveaux et étranges. Régulièrement, dans pratiquement tous les pays occidentaux, des cohortes nocturnes d’enfants en file indienne attendent avec impatience l’ouverture de leur librairie où ils se procureront le dernier tome d’Harry Potter. De même quand moult universitaires déplorent l’inculture livresques de leurs étudiants et témoignent de la difficulté qu’ils ont à obtenir d’eux les lectures intégrales, la plupart des sociologues s’accordent à penser que les jeunes continuent de lire beaucoup. Nous sommes bien devant des contradictions qui nous poussent à nous demander ce que nous entendons par « lire » car c’est peut-être là que naissent les confusions. Les jeunes évidemment, dans une société de l’écrit libre, lisent mais le livre est-il, lui, toujours l’objet de référence, voire de vénération qu’il est encore dans les milieux savants ? Pour reprendre le titre d’un article de Martine Burgos, ici présente, « ces lecteurs sont-ils des lecteurs ? »
Brice Couturier : Pour en parler nous avons réuni, autour de cette table, Alain Bentolila, professeur de linguistique à Paris V, Conseiller scientifique à l’Observatoire National de la Lecture et qui vient de sortir un livre sur ce sujet, qui s’appelle : « Le verbe contre la barbarie », sous-titre, « Apprendre à nos enfants à vivre ensemble », chez Odile Jacob. Olivier Donnat, sociologue, c’est lui qui est l’auteur des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, que publie régulièrement le Ministère de la culture et de la communication. Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon. Martine Burgos, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et au CRAL. Le CRAL, c’est le Centre de recherches sur les arts et le langage. Quelques-uns des ses livres : « Sociabilité du livre et communauté de lecteurs », trois études sur la sociabilité du livre, à la bibliothèque publique d’information et « L’action culturelle et lutte contre l’illettrisme », publié par l’Observatoire national des pratiques culturelles. Michèle Petit, anthropologue au CNRS, auteur, entre autres de : « Eloge de la lecture, la construction de soi », paru chez Belin, en 2002.
Julie Clarini : Alain Bentolila, on a un peu le sentiment, pour reprendre ce que je disais dans mon billet, que se tiennent sur la lecture des discours un peu parallèles. D’un côté ce discours du sociologue qui, on se souvient tous de l’ouvrage « Pourtant ils lisent » de Christian Baudelot, Marie Cartier et Catherine Detrez, qui avait un peu lancé le pavé dans la marre en disant : « arrêtons avec ces discours alarmistes », mais de l’autre côté ces discours-là continuent à tenir le haut du pavé, et pour cause, on relie souvent la crise de la lecture à la crise de la transmission, à des choses qui ont, évidemment, une légitimité, dans la France d’aujourd’hui.
Alain Bentolila : Ecoutez, moi, je crois qu’on ne peut pas se résoudre à l’outrance de ceux qui disent : « on ne lit plus, l’illettrisme est à nos portes et notre civilisation fout le camp », non plus de ceux qui disent : « Tout va bien, on ne se fait pas de soucis, la lecture intéresse tout le monde de façon égale et la plupart des jeunes Français lisent à la fois avec plaisir et efficacité ». Je pense que la vérité est très certainement entre les deux. Les chiffres qu’on a aujourd’hui sur l’illettrisme sont entre 10 et 11% de jeunes, de 17 à 19 ans, qui sont en situation de grande difficulté de lecture. Moi, ce que je voudrais vous dire, c’est la chose suivante : Il est évident que si l’on regarde ce qui s’est passé depuis le début du siècle dernier, il est absolument certain que nous sommes passés d’une situation où l’analphabétisme concernait quasiment la moitié de la population à une situation où l’on a aujourd’hui effectivement, et c’est préoccupant, un jeune sur dix qui se trouve en situation de difficulté plus ou moins importante de lecture. On ne peut pas dire que l’école a complètement raté l’alphabétisation des Français, bien entendu, non. Mais on doit aussi, si vous voulez, se poser aujourd’hui la question de ce nombre important de jeunes gens et de jeunes filles qui se trouvent en vraie difficulté de lecture, encore plus en difficulté d’écriture parce que quand on lit mal, on écrit encore plus mal. Et pour moi, linguiste, c’est important, ces difficultés de lecture et d’écriture s’accompagnent d’une vraie difficulté de porter sa pensée vers l’autre au plus juste de ses intentions, c’est-à-dire d’être capable d’articuler sa pensée, d’argumenter, d’expliquer. Pour moi, la question, si vous voulez, entre guillemets de l’illettrisme, j’utilise peu ce mot en général maintenant, concerne la langue dans toutes ses dimensions et c’est vraisemblablement cela qui m’inquiète parce que ce que j’appelle l’insécurité linguistique révèle et exacerbe les inégalités sociales. Et, c’est là-dessus, si vous voulez, que je suis particulièrement préoccupé.
Julie Clarini : Martine Burgos, je reprenais, tout à l’heure, le titre de cet article que vous aviez écrit, il y a quelques années déjà, « Ces lecteurs, sont-ils des lecteurs ? », parce qu’en effet dans le sentiment qu’on a souvent d’être pris à revers par les études des sociologues parce qu’on a le sentiment de constater autour de nous qu’en effet les jeunes lisent moins, c’est aussi parce qu’il y a un flou sur ce qu’on appelle lire, tout simplement. Parce que quand on voit quelques enquêtes sur « Est-ce que les étudiants lisent encore ? » et on met dans la lecture la lecture d’Internet, par exemple, il est évident que l’on ne parle pas de la lecture littéraire qui est souvent le référant quand les gens parlent de la lecture.
Martine Burgos : Justement, le titre de cet article, « Ces lecteurs, sont-ils des lecteurs ? », concernait une étude que j’ai menée il y a quelques années, dans un lycée professionnel, auprès de jeunes dont même les enseignants les plus aimants à leur égard les soupçonnaient d’être dans l’incapacité quasi-totale de mener une lecture dite littéraire, je me suis aperçue, en leur soumettant un ouvrage qui ne présentait effectivement pas de difficulté majeure en terme lexical, grammatical ou même de structure narrative mais qui par ailleurs offre une richesse interprétative extrêmement grande, que ces jeunes accrochaient au livre et étaient capables de problématiser le texte, de se positionner de façon extrêmement nuancée et pertinente à l’égard de leur propre lecture et de la lecture de leurs camarades et qu’effectivement ces lecteurs, ces jeunes qu’on soupçonnait de ne pas être des lecteurs étaient des lecteurs contre toute attente. Alors, j’aime à citer, quand je parle de cette étude, le petit panneau qui avait été mis gentiment sur la petite salle, qu’on avait laissé pour mener les entretiens en tête-à-tête avec ces jeunes, sur lequel on pouvait lire : « test de lecture », alors qu’il n’était évidemment pas question de procéder à un test de lecture. Tout ça pour vous dire qu’à l’égard de la lecture on est souvent victime, dans les études qu’on mène, de représentations de la lecture, de la bonne lecture, de ce que serait un idéal de lecteur qui renvoie à un lecteur qui a été formé dans les milieux cultivés au XIXe siècle et qui était le fruit d’une école qui n’a plus grand-chose à voir avec l’école qui est la nôtre depuis quelques années. Et lorsqu’on parle de lecture, de lecteurs,…
Julie Clarini : De crise, surtout.
Martine Burgos : et de crise de la lecture, il faut peut-être effectivement prendre en compte les résultats évidemment des enquêtes quantitatives qui montrent qu’il y a effectivement une baisse quantitative, peut-être même qualitative, je ne sais pas, de la lecture dans certains milieux, ça se redistribue autrement mais prendre aussi toujours en considération le fait que nous sociologues, nous sommes des lettrés, on a été formés pour aimer lire, avoir une certaine représentation de la lecture et qu’il faut essayer d’éviter au maximum des approches, je dirais, marquées par une espèce d’élitisme et qui nous fait passer à côté des pratiques de lectures de la majorité de la population.
Julie Clarini : Olivier Donnat, vous êtes connu, comme sociologue, pour vos enquêtes sur les pratiques culturelles des Français. Comment vous faites, vous, pour échapper à cette difficulté et mesurer la lecture chez les jeunes ?
Olivier Donnat : Pour rebondir sur ce qui vient d’être dit, c’est effectivement toute la difficulté. Je pense qu’une grande partie de la confusion des débats autour de la crise de la lecture -bien que plusieurs problèmes soient mêlés, je crois- vient du fait qu’on parle de lecture mais souvent on parle de la lecture de livre. Or, entre la lecture en tant qu’activité qui peut se faire sur différente types de support et qui peut aller de la lecture la plus ordinaire, au supermarché, je lis le prix, c’est un acte de lecture, à la lecture de la littérature, je dirais qu’il y a tout un spectre d’actes qui n’ont pas grand-chose à voir et qu’on met sous l’appellation commune, au singulier, de lecture. Le sociologue, déjà au départ, est toujours un peu gêné face à ce singulier du mot lecture. Il a toujours envie d’y mettre un pluriel. La deuxième chose que je dirais, c’est que dans nos enquêtes c’est souvent –c’est pour ça que les résultats sont mal utilisés- on ne parle que de la lecture dans le cadre du temps libre, en tant qu’activité librement choisie en dehors de toutes contraintes scolaires ou professionnelles. Ce qui veut dire, très clairement, que les chiffres qui sont couramment repris sur le nombre de livres lus concernent les livres lus pendant son temps de loisir. On exclut explicitement de la question tout ce qui est lecture ordinaire et tout ce qui est lecture professionnelle, scolaire, universitaire ou para universitaire. Je pense qu’une fois qu’on a dit ça, une partie de la confusion que vous évoquiez au début ne disparaît pas mais en tout cas les choses deviennent un peu plus simples. Et moi, le constat que je serais tenté de faire c’est que, je pense, les actes de lecture se multiplient, sont plutôt plus nombreux, probablement plus qu’ils n’étaient il y a 20 ou 30 ans mais qu’il y a effectivement un problème spécifique de la lecture en tant qu’activité dans le temps libre, compte-tenu de la concurrence qu’elle subi par rapport à des tas d’autres activités, pour des tas d’autres raisons qui tiennent à la diversification des supports et notamment à l’apparition d’Internet depuis maintenant une bonne dizaine d’années.
Julie Clarini : Alors, juste une ou deux leçons qu’on peut retirer de vos enquêtes : ils lisent beaucoup mais moins que les générations précédentes et surtout ils sont de moins en moins à être de gros lecteurs. C’est ça ?
Olivier Donnat : Les enquêtes quantitatives tendent à montrer deux choses. D’abord qu’il est faux de dire que les jeunes lisent moins, qu’il y a plus de non lecteurs chez les jeunes, c’est-à-dire que globalement la proportion des 15-24 ans qui déclarent n’avoir lu aucun livre au cours des 12 derniers mois, pendant son temps libre, est relativement stable depuis le début des années 70.
Brice Couturier : A quel niveau ?
Olivier Donnat : Il y a, en gros, un quart de Français qui déclarent n’avoir pas lu de livres. Mais par contre la proportion de forts lecteurs, dans les générations, elle, a tendance à baisser et à baisser régulièrement tout au long des années 80-90, même si là, il semble sur les dernières enquêtes qu’il y a une relative stabilisation. Autrement dit, ce que l’on interprète comme la baisse de lecture est plutôt lié à un effritement de la proportion de forts lecteurs dans les jeunes générations par rapport aux jeunes générations d’auparavant que par rapport à un abandon définitif de la lecture de la part de ces jeunes générations.
Alain Bentolila : Quel est la part de monde à dire : « on n’a jamais lu un livre », dans vos enquêtes ? Parce que pour avoir travaillé notamment sur des enquêtes d’alphabétisation en Haïti, en Equateur etc. on sait très bien que le déclaratif en terme de : « savez-vous écrire ? » et évidemment : « Lisez-vous ? », est extrêmement difficile à juger. On a toujours des doutes.
Olivier Donnat : C’est le deuxième point que j’allais aborder. Je pense que la baisse mise en évidence par les enquêtes, sans avoir les moyens de le prouver totalement, est supérieure à la réalité. Dans la mesure où, je pense, que cette baisse renvoie effectivement à l’effritement des forts lecteurs et en même temps à ce qu’on peut appeler une « délégitimation » du livre. C’est-à-dire qu’on a moins honte, on hésite moins à avouer qu’on lit peu de livres, voire qu’on ne lit pas du tout, par rapport aux années 70. Autrement dit, la baisse des livres chez les forts lecteurs qui m’apparaît un phénomène objectif est amplifiée, d’une certaine manière, par une moindre surdéclaration des pratiques, en situation d’enquête.
Julie Clarini : Michèle Petit, quand on voit de moins en moins de lecture pour soi -puisque c’est ça que vient de nous expliquer Olivier Donnat, c’est ça qu’il essaye de mesurer-, de moins en moins de grosse lecture, en fait ça nous amène de la lecture à la lecture des livres, première précision, et puis finalement à ce qu’on essaye de mesurer, c’est le goût de la lecture. C’est la question centrale ?
Michèle Petit : De moins en moins de lecture pour soi, ça je n’en suis pas tout à fait sûre, en ce qui me concerne. Ce n’est d’ailleurs pas contradictoire avec ce que disait Olivier Donnat. Quand on fait des entretiens avec des gens de différents milieux sociaux, notamment là où lire n’est pas donné, et en particulier auprès d’adolescents qui quelquefois cachent qu’ils lisent, parce qu’on a l’effet inverse de ce qui a été expliqué il y a peu de temps là,
Julie Clarini : Pourquoi ils cachent ?
Michèle Petit : Ils cachent qu’ils sont lecteurs, pour certains, parce qu’ils ont peur d’être mis au banc par leurs camarades, notamment les garçons. C’est compliqué, la question de la légitimation. Mais quand ils vous expliquent un petit peu ce qu’ils cherchent dans les livres, ou se qu’ils trouvent dans les livres, c’est justement quelque chose, très fréquemment, qui a à voir avec la découverte ou la construction de soi, avec trouver hors de soi des échos de ce qu’on ressent de façon confuse en soi et qui permettent d’éclaircir son expérience. Et cette dimension-là, dans des temps de crise, il me semble que c’est une dimension qui n’est pas tellement menacée. On sait bien, on a souvent observé que dans les époques de crise individuelle, ou collective, il y avait une augmentation des pratiques de lecture. C’est encore valable assez récemment, ça c’était vu juste après septembre 2001.
Julie Clarini : Après le 11 septembre 2001 ?
Michèle Petit : Oui. Les seuls commerces qui ne connaissaient pas de diminution à New-York, c’étaient les librairies. Et ça c’est observé aussi à Paris pendant quelques temps. Les gens cherchaient du sens. Moi, je vais souvent en Amérique Latine dans des contextes de crises, il y a beaucoup d’opérations qui sont faites avec la lecture et ça marche parce qu’il y a une quête de sens. Il faut reconstruire du sens et comme on ne sait pas très bien ce que sera l’avenir de la lecture mais on sait en revanche qu’il y a de fortes chances pour qu’on continue à être un monde en crise. Moi, je pense que cette lecture-là pour soi, comme vous dites, mais qu’on ne peut pas distinguer d’une lecture qui met en rapport avec les autres, qui commence souvent par des actes des situations d’intersubjectivités, vous disiez comment vient le goût de lire ? le goût de lire vient souvent dans des intersubjectivités gratifiantes, la plupart du temps au sein de la famille, et on rejoint la question de la détermination sociale, familiale et quand ça ne s’est pas joué là, quelquefois à l’extérieur de la famille par un professeur, ou par un bibliothécaire, par exemple, ou par un autre passeur qui vous transmet le goût de lire. Ça s’apprend pas le goût de lire, je crois que ça se transmet. Mais, en revanche, ça suppose d’apprendre à déchiffrer, bien entendu.
Julie Clarini : Patrick Bazin, vous êtes le directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon. Je vous voyais un petit peu sceptique au début du discours de Michèle Petit. Vous aviez l’air de ne pas être très sûr que les adolescents qui venaient dans vos bibliothèques cherchaient vraiment du sens ou qu’en tout cas c’est là qu’ils allaient chercher quand ils cherchaient quelque chose ?
Patrick Bazin : Je n’ai pas dis que
Julie Clarini : Vous n’avez rien dit, je vous ai juste vu.
Patrick Bazin : Je n’ai pas pensé que lorsqu’un adolescent vient en bibliothèque ce n’est pas pour chercher du sens, pour chercher du sens c’est évident. Mais, à l’évidence, il y a de moins en moins d’adolescents qui viennent actuellement en bibliothèque pour chercher du sens dans les livres. De tous temps, les adolescents ont relativement peu pratiqué les bibliothèques, à la différence des enfants, les moins de 12 ans amenés par les parents, par la pression de l’école, et aujourd’hui ça concerne les tout-petits, les moins de 6 ans, soit dit en passant. La Bibliothèque municipale de Lyon a réalisé des scores, si je peux m’exprimer ainsi, en volume de prêt extrêmement importants depuis 4 ou 5 ans parce qu’elle a créé dans chaque bibliothèque du réseau des espaces de la petite enfance, où l’on apprend aux enfants à manipuler des ouvrages, commencer à les lire. Donc, autant les enfants sont de gros lecteurs sinon des usagers importants des bibliothèques, autant les adolescents, de plus en plus, désertent les bibliothèques. Concernant la problématique du début de l’émission, sur la lecture, « Y-a-t-il crise ou non de la lecture ? » Lorsqu’on regarde l’évolution des pratiques, dans les bibliothèques, depuis les années 80, on constate à l’évidence -ça a été dit et je ne peux que corroborer ce qui a été dit- que les gros lecteurs diminuent. Ils ont, je dirais, quasi disparu. Ce n’est pas lié à Internet. C’est un mouvement qui s’est amorcé à la fin des années 70. Je dirais que les professionnels de la lecture, attachés à un certain modèle de la lecture, c’est-à-dire au fond à un certain rapport de rapport aux livres, à la page, à l’espace de l’intériorité que permet de développer la lecture d’un livre, ces lecteurs professionnels tendent à disparaître aujourd’hui. Mais simultanément les bibliothèques –et je pense que c’est vrai des librairies et d’autres espaces- accueillent de plus en plus de publics, des publics différents. Aujourd’hui, pratiquement 50% de la population d’une grande ville, comme Lyon, 45% pour être plus précis, adulte, au-delà de 16 ans, dit être venue dans l’une des bibliothèques municipales de la ville en question -c’est valable pour Grenoble, pour Lyon, pour Paris, je crois parce qu’une enquête a été faite sur Paris récemment- durant les 6 derniers mois. Donc, élargissement de l’éventail des emprunteurs, des fréquenteurs des bibliothèques mais diminution très, très forte des professionnels du livre. Et je me permettrais d’ajouter -ça c’est une intuition de ma part, je n’ai aucune preuve sociologique- que la crise du rapport aux livres qui touche incontestablement les adolescents, et qui à mon avis va toucher progressivement les générations futur, va pousser à mesure que les gens de ma génération, qui sont encore de gros lecteurs, vont disparaître, ces adolescents vont devenir des adultes, de grands adultes et ainsi de suite, et je pense que le rapport traditionnel, professionnel à la lecture va quand même progressivement s’amenuiser très, très fortement.
Brice Couturier : On espère que ça ne va pas disparaître. Vous vous accordez sur le fait que les gros lecteurs disparaissent et vous le datez de la fin des années 70 et ça me paraît assez révélateur. Tout d’abord je vous fais observer que c’est les gros lecteurs qui font vivre les libraires puisque finalement les petits lecteurs consomment les bestsellers qu’ils achètent dans les grandes surfaces. Donc, c’est une très mauvaise nouvelle pour les libraires. Et je voudrais faire observer que peut-être, c’est justement à la fin des années 70, au début des années 80 que s’est opérée une espèce de mutation dans les esprits qui a poussé une sorte d’utilitarisme à l’égard de la culture. Beaucoup de mes amis professeurs me disent que dans l’université les étudiants lisent essentiellement les manuels et qu’on a beaucoup de mal à leur faire avaler des choses comme les « reading list », les listes de lectures qui seraient utiles pour ouvrir leur horizon intellectuel en fonction même du thème des études qu’ils ont choisies. J’observe qu’un certain nombre de sondages montrent que même les étudiants de sciences humaines et de lettres lisent extrêmement peu de livres aujourd’hui, ils préfèrent, encore une fois, les manuels et je me demande si ça ne coïncide pas, là encore, avec, disons, une moindre productivité des sciences humaines. Je veux dire tout simplement, que l’activité intellectuelle intense qui était telle que nous l’avions connue dans les années 70, Martine Burgos -nous étions collègues à l’Ecole des hautes études en sciences sociales- je me demande où sont les Roland Barthes, les François Furet, les Claude Levy-Strauss qui faisaient qu’on avait,…
Martine Burgos : Ils sont dans les livres précisément !
Brice Couturier : Eh ! oui mais je veux dire que ça n’a pas été rénové par des générations nouvelles de chercheurs en sciences sociales qui pourraient produire le même besoin d’investissement massif et de renouvellement des cadres de pensée que ceux que nous avons connus dans notre folle jeunesse.
Patrick Bazin : Ce que je voulais ajouter, après avoir parlé des adolescents, c’est qu’il y a un autre phénomène à mon avis, dont j’ai l’intuition en tant que bibliothécaire -mais que je ne peux pas démontrer, là encore- sur le plan sociologique et c’est plus inquiétant, que ce qu’on peut appeler l’élite, alors c’est à la fois l’élite du pouvoir, l’élite économique, ou couches supérieures de la société qui ont le pouvoir, mais c’est aussi l’élite intellectuelle, les élites ne lisent plus.
Brice Couturier : Forcément, l’ENA a remplacé Normal Sup !
Patrick Bazin : Enfin, ne lisent plus, ne lisent plus des livres. Parce que, je ne veux pas trop, trop monopoliser la parole, mais je rejoins totalement ce qui a été dit par les autres intervenants concernant la crise de la lecture, je ne pense pas qu’il y ait de crise de la lecture dans l’absolu. D’ailleurs ça a été développé longuement durant ce colloque, il faut bien distinguer la lecture des livres, la question du livre qui est effectivement une question importante qui pointe une crise, il y a une crise du rapport au livre incontestablement, en tout cas c’est mon analyse, par contre on n’a jamais effectivement autant lu, et même je dirais écrit, on n’a jamais autant textualiser -vous parliez de Roland Barthes- aujourd’hui, du fait d’Internet et du fait également d’autres vecteurs.
Alain Bentolila : Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites mais j’aimerais aller un tout petit peu plus loin. Il me semble, et c’est l’expérience que j’ai aussi bien dans les écoles qu’avec les jeunes en situation de difficulté dont nous nous occupons d’une façon extrêmement régulière, qu’il y a à la prise d’un livre une anxiété, une angoisse considérable, qui est due au fait que quand vous ouvrez un livre, -quelqu’il soit mais un livre, pas un truc à lire- les premières pages vous posent cette question, vous impose plutôt cette infirmation, vous ne savez pas encore ce que vous allez comprendre. Et cette question est épouvantable, pour un certain nombre de ceux qui ont été nourris à la télévision depuis 30 ans. La télévision vous dit exactement le contraire. La télévision vous dit : « Restez avec moi puisque vous savez déjà ce que vous allez voir ». Je ne parle pas d’Arte, évidemment, que tout le monde regarde, bien entendu. Je parle du reste. Le reste c’est la prévisibilité qui est le principe même, sémiologique de la proposition. Ce qui fait que quand vous ouvrez un livre vous êtes dans une situation absolument contraire, il faut gagner votre prévisibilité à la sueur de votre front. C’est-à-dire que vous devez découvrir petit à petit et difficilement, « où on est ? », « qui sont-ils ? », « quand se passe cette action ? », etc.
Brice Couturier : Vous parlez du nouveau roman, là ?
Alain Bentolila : Non, non, pas du tout ! Je parle du roman policier le plus simple. Toute narration suppose que vous donniez du vôtre. Vous êtes trop bon lecteur. Moi, je fréquente des jeunes qui ont avec la lecture un rapport difficile, qui ont l’habitude que le sens leur vient sans même aller le chercher. Le fait d’aller chercher le sens dans un livre est quelque chose d’extrêmement difficile. Le principe de prévisibilité auquel ils sont habitués les dissuade d’aller se battre. Parce qu’on se bat toujours avec un livre même le plus simple.
Julie Clarini : Olivier Donnat, est-ce que c’est de là que vient ce que vous appelez aujourd’hui le déficit d’image du livre ? Parce que c’est vrai que dans cette jeunesse dont on dit qu’elle est plus conformiste que celle d’avant, d’après justement les travaux de vos collègues sociologues, est-ce que c’est lié à l’irruption de la télévision, le fait que le livre ait effectivement cet aspect incroyablement imprévisible et presque inquiétant ? Est-ce que ce n’est pas lié aussi au fait que c’est une image un peu poussiéreuse maintenant, une image qu’on peut textualiser, comme disait Patrick Bazin, avec Internet, son portable etc. ?
Patrick Bazin : Plutôt que de surenchérir sur les médias, je voudrais revenir sur la question de l’école. Parce que la lecture a quand même une pratique culturelle particulière de ce point de vue-là parce qu’on apprend tous à lire à l’école. Donc, c’est une pratique culturelle qui entretient un rapport privilégié avec le monde scolaire et avec son propre rapport à l’institution scolaire. Je crois que pour comprendre ce qui se passe en matière de lecture, il faut prendre en compte les mutations radicales à bien des égards qu’a connues le système scolaire au cours des 30 dernières années. On a parlé des élites, tout à l’heure, mais si on compare les conditions de production des élites aujourd’hui par rapport à ce qu’elles étaient, dans les années 60, la part des humanités et de la littérature, notamment, et d’un certain rapport à la littérature a complètement, non pas disparu, marginalisé. Les élites aujourd’hui passent toutes par les filières scientifiques et par des formations de nature plutôt économico techniques où la place de la littérature est tout à fait secondaire, marginale, voire nulle. Quand on parle de délégitimation du livre ça renvoie aussi à toutes ces transformations extrêmement profondes qui font que le livre, objectivement, je pense, n’a pas le même prestige qu’il avait il y a un demi siècle, ou même quelques décennies.
Julie Clarini : Mais alors avec des contradictions à notre époque puisqu’on a vu aussi la disparition maintenant dans des librairies et des bibliothèques, je crois quasiment partout, des versions expurgées qui ont permis à des générations d’élèves de nouer un lien avec Balzac, « Les misérables » d’Hugo, parce qu’on ne leur disait pas c’est trois fois 600 pages ou rien, comme c’est aujourd’hui en livre de Poche. Est-ce que ça, aussi, ce n’est pas parmi les contradictions de notre époque ? Est-ce qu’il ne faudrait pas peut-être, après tout, les remettre sur le marché, ces versions expurgées ? Je sais que ça a très mauvaise presse mais finalement, là, on est encore dans la question… Personne n’a d’idée sur la question ? Alain Bentolila ?
Alain Bentolila : Ce n’est pas tellement expurgé ou pas expurgé. Il y a une vraie question de niveau de lisibilité par rapport à un certain nombre de lecteurs. On sait très bien que, par exemple, le lexique utilisé, s’il est vraiment très au-dessus des capacités du vocabulaire de tel ou tel enfant, va entraîner un arrêt de la lecture assez rapide. Au-dessus d’un certain taux de mots inconnus il est très difficile d’afférer le sens des mots qu’on ne connaît pas parce qu’on n’a plus de repères. Or, à l’heure actuelle on ne prête pas attention à cela. Et la littérature jeunesse qui se fait des clins d’œil entre auteurs adultes. Je déteste ce côté de la littérature jeunesse qui est en fait une connivence avec les adultes sur le dos des enfants. Ça, c’est absolument épouvantable. Cette littérature-là ne tient pas compte du fait que quand on n’a pas les mots pour lire, on ne peut pas lire. Il faut proposer à ces enfants non pas des versions expurgées mais des livres qui leur permettent effectivement d’avoir une capacité de compréhension aisée, faute de quoi, ça les décourage définitivement.
Julie Clarini : Il y a aussi la longueur des ouvrages. Parce qu’on voit régulièrement des professeurs d’université en littérature qui racontent que leurs étudiants viennent les voir et disent : « mais, madame, ça fait 500 pages on ne va pas le lire pour la semaine prochaine. » [Annonce, pour les auditeurs, pour rappeler le contexte de l’émission]
Brice Couturier : Je voudrais poser une question pour rebondir sur ce que disait Patrick Bazin. Il nous disait : étonnamment, les enfants lisent beaucoup. C’est vrai que la littérature pour jeunesse se développe à une grande vitesse et a un certain succès de librairie. Par contre, on nous disait également, -c’était du côté d’Olivier Donnat, confirmé aussi par Patrick Bazin - que du côté des adolescents il y a vraiment une rupture. Ça veut dire, quelque part, que ces habitudes de lecture qu’on tente de construire chez l’enfant ne survivent pas au passage à l’adolescence. C’est quand même un problème de fond. Ça amènera ensuite les étudiants à avoir ce rapport que je dénonçais comme utilitariste à la culture qui fait qu’aujourd’hui, effectivement, l’édition de sciences humaines en particulier est extrêmement malade dans notre pays. Je voudrais demander à Michèle Petit comment elle explique ce mauvais passage de témoin de l’enfant à l’adolescence ? Qu’est-ce qui se passe pour qu’un enfant qui collectionne les livres illustrés, forcément, donne cet adolescent qui lui ne s’intéresse qu’à Internet et aux séries télévisés ? Qu’est-ce qui se passe ?
Michèle Petit : Question complexe. Je voudrais rajouter un petit mot, si vous permettez, à ce que disais Alain Bentolila au sujet des mots incompréhensibles. C’est vrai que trop de mots incompréhensibles ça peut dissuader de lire, en revanche, un peu de mots incompréhensibles ça peut être ça qui fait qu’au contraire on va avoir envie d’aller plus loin. Parce qu’au cœur de toute lecture il y a, je crois, la quête d’un secret, la quête d’une intrigue, et ça à tous les âges.
Brice Couturier : On peut conseiller, Martin Heidegger, alors !
Michèle Petit : Il ne s’agit bien évidemment pas de niveler par le niveau de langage le plus simple. Pour revenir aux adolescents, qu’est-ce qui se passe ? Il me semble, je parle sous le contrôle d’Olivier Donnat pour ce qui concerne les chiffres, que le décrochage est plus le fait des garçons. C’est vrai en France, c’est vrai, je crois, aux Etats-Unis mais ce n’est pas vrai partout. Il y a un moment effectivement où un certain nombre de garçons rejettent les livres comme ils s’arracheraient aux jupes de leur mère.
Julie Clarini : Pourquoi ?
Michèle Petit : Pourquoi ? On pourrait tenter différentes explications, même spéculer du côté psychanalytique, est-ce que lire ce n’est pas accueillir en soi une voix ? Est-ce que ça ne suppose pas une certaine capacité de réceptivité qui serait plus facile, accessible aux femmes ? Ceci dit, on peut aussi faire valoir le fait que dans notre pays, comme dans beaucoup d’autres, un grand nombre de médiateurs, des passeurs des livres sont des femmes, soit au sein de la famille c’est souvent par la mère que ça se passe, soit par les professeurs ou les bibliothécaires qui sont souvent des femmes. Ceci dit, ça ne semble pas totalement impossible à une femme de passer des livres à un garçon. Donc, les choses sont très compliquées. Je ne sais pas. Je crois qu’il y a aussi l’effet groupe qui se passe pour les garçons, notamment en milieu populaire mais pas uniquement, qui fait que souvent à partir d’un certain âge un garçon va avoir honte de continuer à lire et va se sentir tenu de rejeter, pour un temps x, les livres parce que ce n’est pas viril, ça ne va pas avec l’image que l’on a de la masculinité. Sauf si, par exemple, le père est autodidacte, dans les familles populaires, quelquefois le fils va se sentir plus de légitimé à continuer à lire, ou en milieu intellectuel.
Brice Couturier : Il semble que la culture soit présentée comme une conquête et pas comme un héritage.
Alain Bentolila : Vous connaissez cette expression de Pennac : « La tribalisation de l’échec » ? Je trouve que c’est une expression qui veut bien dire ce qu’elle veut dire. C’est-à-dire qu’en fait les attributs de l’échec sont, deviennent et signent l’appartenance à la tribu. Il disait qu’en interrogeant ses élèves, bien souvent, sur les livres etc. les réponses étaient : « lire, c’est un truc de pédés ». De la même façon que dans une classe, il n’y a pas très longtemps, en CP, la maîtresse était en train d’apprendre le mot succulent à ses élèves, elle essaye, elle fait tout son possible etc. et, à un moment donné, il y a un gamin qui lui dit : « maitresse, maitresse, « susse », succulent, ça c’est un mot pour les filles ». Je sais, comme vous, toutes les enquêtes qu’on mène actuellement montrent un écart considérable. Sur l’illettrisme, par exemple, les gens les plus en difficulté, les jeunes les plus en difficulté, on est à 84% de garçons pour 16% de filles. Ce qui est considérable. Ça se retourne contre les filles évidemment. Parce qu’elles sont dénoncées, comme je l’ai vu dans une enquête récente, comme collaboratrices.
Julie Clarini : Ça correspond aussi, Olivier Donnat, à l’époque aussi où les filles -c’est investi aussi par des études de sociologues- sont meilleures à l’école ? Elles sont moins rebelles par rapport à l’institution scolaire. C’est peut-être la question de l’école, aussi, qu’il faut poser ?
Olivier Donnat : Pour compléter ce qui vient d’être dit -auquel je souscris- deux éléments de réflexion : le premier c’est qu’effectivement par rapport à il y a 30 ou 40 ans les filles réussissent mieux scolairement. Elles sont d’ailleurs plus nombreuses à être étudiantes aujourd’hui. Elles sont plus nombreuses dans les filières littéraires. Etre bon élève quand on est un garçon condamne pratiquement à aller en « S » alors que pour les filles, ça Baudelot et Tablot l’ont montré, c’est moins net. Il y a cet aspect-là du rapport à l’école. Il y a aussi probablement la question de la transgression. Moi, ça me frappe beaucoup quand on reprend les témoignages de gros lecteurs, on retrouve toujours cette question de la transgression : « Mes parents m’interdisaient de lire le soir » mais en fait on avait l’anecdote de la petite lampe sous la couverture etc. ou « j’ai découvert Sade dans la bibliothèque de mon père, je l’ai lu » etc. mais aujourd’hui, la pression et l’injonction à lire est tellement forte de la part des parents que la place pour la transgression n’est plus possible. On peut dire peut-être que la question de la transgression est plus importante pour les garçons que pour les filles donc du même coup on aurait là un élément d’explication. Le deuxième élément que je voulais indiquer c’était qu’on constate quand même que depuis les années 70, tout ce qui s’est développé autour de la culture jeune que ce soit la musique rock, les jeux vidéo, le sport, la bande dessinée, ce sont toutes, elles, des activités investies par les garçons.
Julie Clarini : La bande dessinée, ça relève de la lecture, quand même.
Olivier Donnat : Oui, (manque une phrase) mais si on met les jeux vidéos et même si on regarde sur les internautes qui ont vraiment des pratiques extrêmement intensives ça présente un caractère masculin très prononcé. Donc, toutes ces activités qui viennent concurrencer ne serait-ce qu’en terme d’emploi du temps le temps consacré à la lecture, eh ben c’est plutôt des activités investies par les garçons plus que par les filles.
Julie Clarini : Je voudrais apporter encore, au débat, deux petites affirmations que j’ai trouvées justement sous la plume de sociologues, parce que ça pose la question de ce que doit faire l’école par rapport à la lecture, si l’école est une activité clandestine, plus les élèves vont à l’école, Martine Burgos, et moins ils lisent à titre personnel. Ça c’est quand même relativement inquiétant. Plus le poids des lectures prescrites est fort il y a une diminution progressive des lectures personnelles qui lui correspond. Et puis il existe, c’est aussi attesté par vos collègues, des jeunes qui sont bons en français mais qui sont petit lecteurs. En revanche on a des cas de figure de jeunes qui sont mauvais en français mais qui sont de très gros lecteurs, ça présente même 26% d’une cohorte. C’est quand même des chiffres qui sont très intéressants.
Martine Burgos : Oui, ça remet évidemment en question le rôle de l’école dans, pas l’apprentissage de lecture, mais en tout cas dans la transmission du goût de lire et ça rend compte également, l’enquête d’Establet le montre assez bien, qu’il y a des lectures qui sont des lectures reconnues par l’école, qui ont une certaine utilité pour la réussite scolaire et d’autres qui sont totalement dénuées de valeur en termes de réussite scolaire. Donc, encore une fois, là, il faut faire la part de ce qui relève du quantitatif et ce qui relève du qualitatif. Il y a de grands lecteurs, de gros lecteurs qui ne savent pas bien choisir leur lecture en terme de réussite scolaire, de rentabilité scolaire et d’autres,…
Julie Clarini : C’est sûr que si on lit Harry Potter ce n’est pas forcément très rentable scolairement.
Martine Burgos : Et encore, Harry Potter ce n’est pas la pire des lectures et en plus c’est dans un âge où les discriminations sont moins fortes qu’au moment de rentrer au lycée. Je voudrais reprendre des termes qui ont été employés, autour de cette table, notamment l’idée qu’il y a une part d’inquiétude dans l’approche du livre. Je dirais même que parfois pour un certain nombre de lecteurs très, très peu assurés d’eux-mêmes, il peut y avoir une part de souffrance très grande, ce que j’ai pu constater dans les différentes enquêtes que j’ai menées. La possibilité qu’a un lecteur qui se sent très peu sûr de lui-même, très peu autorisé à la lecture, qui a pu faire des expériences de lecture qui les ont conduits à des échecs, c’est-à-dire ne pas aller au-delà de la dixième page, être incapable de poursuivre une lecture, ne jamais accrocher à un livre etc. et bien un des moyens pour l’arracher à cette situation d’échec et de souffrance c’est peut-être au sein de l’école et ailleurs, dans les lieux dédiés aux livres et à la lecture de favoriser les sociabilités autour du livre et de la lecture et de faire jouer les médiations non pas entre ceux qui savent, ceux qui enseignent, comme disait Michèle Petit : le goût de la lecture ne s’enseigne pas mais se transmet, et favoriser les sociabilités de groupe puisque les adolescents on sait qu’ils aiment vivre en groupe, qu’ils privilégient les relations de sociabilité horizontale et donc faire jouer cette sociabilité pour soutenir des entreprises de lecturisation auprès des adolescents et des jeunes. Il y a toutes sortes de manifestions, d’expériences qui ont été faites au cours de ces années, je citerai pour mémoire celles qui sont les plus connues : le Goncourt des lycéens, tout ce qui se passe autour du roman, à Chambéry, qui touche l’ensemble d’une ville et au-delà, et qui se déroule dans beaucoup d’établissements scolaires, des comités de lecteurs qui se sont développés dans les écoles, les collèges, les lycées, les bibliothèques et qui, me semble-t-il, sont aussi un moyen d’arracher le lecteur à sa solitude qui peut engendrer, lorsque cette solitude n’est pas souhaitée, n’est pas un moment de reprise de soi, des souffrances qui vont détourner presque définitivement le jeune de la lecture.
Julie Clarini : Alain Bentolila, on peut quand même se poser la question, est-ce que l’école, une fois qu’elle a finalement transmis la technique de la lecture est-ce qu’elle ne devrait pas tout simplement arrêter et que ça se passe ailleurs, autrement en tout cas peut-être pas avec des lectures prescrites. Vous, vous faites des rapports nombreux au ministre peut-être pourriez-vous lui dire : on arrête totalement les lectures prescrites à l’école.
Alain Bentolila : Vous savez, mon problème n’est pas celui des lectures prescrites ou pas. Je pense qu’à l’école aujourd’hui nous avons non seulement le devoir de donner les capacités de lire de façon précise, c’est-à-dire d’identifier un mot parce que c’est ce mot et pas parce qu’il ressemble à un autre, mais surtout nous avons, une fois acquis les mécanismes de la lecture, à accompagner la majorité des enfants dans la conquête du sens et on doit leur apprendre à comprendre. Et cette question d’apprendre à comprendre est une question absolument fondamentale. Parce que quand vous lisez, il y a deux choses fondamentales que vous devez équilibrer. La première c’est de respecter les directives de l’auteur. Il y a un homme, il y a une femme qui a choisi des mots, qui les a mis dans un certain ordre…, ces directives-là, vous devez y obéir sous peine d’effacer la mémoire même de l’auteur. Puis, d’un autre côté -à équilibrer avec cela- vous avez à mettre tout ce que vous êtes, c’est-à-dire le plus intime de vous-même. La grande question c’est d’équilibrer les deux. Et ça ne se fait pas comme ça. Nous, lecteurs, nous le faisons naturellement. Mais pour beaucoup d’enfants ce n’est pas aussi naturel que ça. Donc, il va falloir que l’école apprenne aux enfants à la fois à avoir d’audace de faire fonctionner ce qu’on appelle la fonction imageante, c’est-à-dire de se faire un film, d’oser le film, il faut oser le film, il y a des enfants qui n’osent pas le film et d’un autre côté de dire attention la mise en scène je ne peux pas l’inventer n’importe où. Il faut que cette mise en scène le texte nous la donne avec toute la rigueur nécessaire. Et je pense que le ratage en lecture, bien souvent, il est ou d’un côté trop d’obéissance, trop de servilité, « j’ose pas », soit j’ose tellement que finalement le texte n’est plus qu’un prétexte et ça je pense que les médiateurs des bibliothèques, les instituteurs, etc. sont là pour le faire, y compris par une lecture aux néo lecteurs. En lisant une histoire, un texte, etc. et ensuite en demandant : « qu’est-ce que tu as vu dans ta tête ? » Et en comparant ce qu’il a vu dans la tête à ce que le texte dit en lui disant, parfois : « écoute, tu n’as pas le droit. Tu n’as pas le droit. »
Brice Couturier : Ça, ça présuppose ce qu’on appelle le contrat de lecture. Mais le contrat de lecture est-il acceptable pour une génération qui a été élevée selon une idéologie subjectiviste, selon laquelle on ne doit accepter aucune forme de contrainte et on doit exprimer son désir ? Et ça m’amène à une question que je voulais poser à Michèle Petit, qui est la suivante : jusqu’aux années 50, en gros, il y a avait effectivement une tradition. La culture, l’accès à la littérature se faisait sous la forme d’une transgression comme on nous l’a dit, à deux reprises, déjà, ici, « lire sous les draps », « lire en cachette ». C’est vrai que pour des générations entières qui avaient été élevées avec Bosse et Bossuet, Rimbaud et Baudelaire sentaient le souffre et ils n’étaient pas d’ailleurs enseignés dans les écoles, c’était quelque chose qui faisait partie d’une culture très personnelle qu’on développait en marge de la culture scolaire. Donc, je me demande si là, encore, la volonté de l’école de s’ouvrir au monde comme on a voulu le faire depuis 25 ans, qui a correspondu avec cette démocratisation qu’on a tenté de faire, qui a fait qu’on a reconnu comme étant de nature scolaire au nom de l’ouverture des activités culturelles comme la bande dessinée, la science fiction, la littérature policière etc. Finalement, on acceptant tout on a empêché les élèves de se rebeller en s’emparant d’une forme de littérature subversive qui est devenue la littérature consensuelle parce qu’aujourd’hui Baudelaire c’est archi classique, Rimbaud n’en parlons pas, et finalement on n’a pas cet investissement en terme de révolte qui consistait de s’emparer de ces auteurs maudits, que les adolescents pouvaient faire leurs d’autant plus qu’ils leur parlaient très personnellement. Est-ce que vous ne pensez pas que là, il y a une dimension que l’école, je ne veux pas demander qu’on rétablisse plus tard Gosse et Bossuet pour embêter les gosses et ainsi ils puissent se tourner d’autant plus vers Baudelaire et Rimbaud, ça serait un peu abusif, est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose de cet ordre-là que l’école aurait manqué dans son esprit d’ouverture ?
Michele Petit : Je ne sais pas si on peut affirmer que l’école a manqué, en général, dans son esprit d’ouverture mais il est certain que si l’école investit beaucoup les BD, les enfants vont chercher les Mangas. Et demain l’école s’intéressera aux Mangas et ils iront chercher du « trash » ou autre chose. C’est vrai qu’il y a une espèce de contradiction un petit peu irrémédiable. Je voulais revenir sur ce que vous disiez : « qu’est-ce que tu as vu dans ta tête ? », je ne sais pas si c’est à l’école de demander « qu’est-ce que tu as vu dans ta tête ? ». Ça me semble un petit peu intrusif. Et il y a aussi une espèce de contradiction irrémédiable entre une exégèse ou une lecture très respectueuse du texte qui a son sens et puis la lecture telle qu’elle s’effectue de façon, justement, un peu toujours transgressive en dérobant le texte, en détournant le texte. Moi, il me semble, quand j’écoute parler des lecteurs, qu’il y a une espèce de part de détournement absolument inévitable, intrinsèque à la lecture. Je me fais mon film. Je pique une phrase… vous citiez Rimbaud, Rimbaud lisait sans même découper les pages. Il sautait des paquets de pages. Il cherchait certainement à être toucher par une phrase, un mot qui relançait sa pensée, qui relançait sa rêverie, qui relançait son activité psychique. Il me semble que cet aspect-là, cette relance de l’activité psychique par la lecture, par des mots qui à un moment vous touchent, c’est quelque chose de fondamental et c’est très difficile que ça continue à fonctionner quand la lecture est contrôlée. Ça ne veut pas dire que l’école ne doit pas faire ceci ou cela. Il y a peut-être une part de contradiction irrémédiable avec laquelle il faut faire. Et puis ensuite on a quand même une petite porte de sortie c’est qu’on sait bien que quand on écoute des gens parler de leur trajet de lecture, ils disent souvent beaucoup de mal de l’école. Mais ils disent à un moment toujours : « oui, mais en revanche une année j’ai eu un prof, alors lui… », de temps en temps, assez souvent on tombe sur un professeur qui par sa propre passion et son aptitude à passer sa passion a au contraire réussi à passer des textes, y compris des textes quelquefois très difficiles. Donc, ce n’est pas perdu et l’école n’est pas maudite à tout crin.
Julie Clarini : Patrick Bazin, vous êtes bibliothécaire, est-ce que justement parce qu’on ne peut pas trop demander à des professeurs ou des instituteurs de le faire, est-ce que les bibliothécaires ne pourraient pas justement jouer cette carte-là : « vous avez le droit de lire une page sur quatre, une page sur cinq, de rêver avec le livre ? Je rappelle qu’est paru il y a un mois ou deux un livre de Pierre Bayard sur « Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? », qui nous rappelle que nous aussi, dans les milieux savants, nous avons des lectures très hétérogènes, partielles, que nous ne respectons pas toujours l’intégralité, l’intégrité du texte et qu’il ne faudrait peut-être pas transmettre à nos enfants ce que nous ne faisons pas, nous tout le temps. C’est-à-dire leur donner l’idée que le livre est un objet sacré qui s’ouvre à la première page, se termine avec un mot de conclusion et qu’on peut avoir d’autres pratiques du livre ?
Patrick Bazin : Le discours des bibliothécaires est bien connu. Il est précisement de dire ce qui vient d’être dit. A savoir qu’il ne faut surtout pas avoir une approche purement pédagogique et même pas du tout pédagogique du rapport à la lecture. C’est ça la force des bibliothèques. Le rôle des bibliothécaires ce n’est pas tellement de monter des dispositifs très compliqués, très sophistiqués pour piéger le lecteur, l’enfant en l’occurrence ou l’adolescent afin qu’il lise tel ou tel ouvrage, c’est tout simplement de mettre à sa disposition de la façon la plus libre, la plus libérale possibles les livres et de créer un environnement extrêmement libre donnant envie à l’enfant, seul dans son coin, ou aux jeunes, ou à n’importe quel lecteur d’explorer les rayons de la bibliothèque et d’explorer les livres. Effectivement, moi, je crois que l’injonction que l’école, depuis des années et des années, développe autour de la lecture a été effectivement contre performante. Mais il y a un autre élément qui semble important c’est la question de l’expérience. La lecture est une expérience. Pendant longtemps, c’était pour les jeunes et ensuite pour les adultes un des rares terrains d’expérience enivrante possible. L’expérience du texte était une expérience en soi. Ce n’est plus vrai aujourd’hui dans la mesure ou d’autres formes de textualité, comme je disais tout à l’heure, existent à travers internet et permettent à la fois de s’exprimer, d’explorer, de rencontrer les autres. Et puis il y a d’autres pratiques culturelles. Donc l’adolescent aujourd’hui et ensuite l’adulte a une telle possibilité d’expériences, d’expériences au sens le plus fort du terme, que du coup l’expérience du texte apparaît relativement faible.
Julie Clarini : Merci Patrick Bazin, je rappelle que vous êtes directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon. Etaient également avec nous, dans le hall de Sciences-Po, en marge du colloque sur « L’avenir du livre aujourd’hui », Alain Bentolila qui est professeur de linguistique à Paris V. Son dernier ouvrage, « Le verbe contre la barbarie : apprendre à nos enfants à vivre ensemble », c’est paru chez Odile Jacob le mois dernier. Olivier Donnat, bien connu pour ses enquêtes sur les enquêtes culturelles des Français, qui est sociologue et au Département des études et de la prospective du Ministère de la culture et de la communication. Martine Burgos qui est sociologue à l’EHESS, au CRAL, au centre de recherche sur les arts et le langage. Et Michèle Petit qui est anthropologue dont le dernier livre s’intitule, « Eloge de la lecture : la construction de soi », c’est paru chez Belin. Merci à tous.