Georges Charbonnier : Jean-Pierre Vernant est professeur au Collège de France. En collaboration avec monsieur Marcel Detienne, qui est sous-directeur à l’École des hautes études en sciences sociales, il a récemment publié chez Flammarion, « Les ruses de l’intelligence », avec ce sous-titre « La métis des Grecs ». Qu’est-ce que la métis ? Qu’elles sont les ruses de l’intelligence ? Pourquoi l’intelligence doit-elle ruser ?
Jean-Pierre Vernant : La métis, c’est une notion dont il nous est apparu, au cours de notre enquête, et je dois dire dans une large mesure à notre grande surprise, que c’était une notion centrale pour comprendre la pensée grecque archaïque. En quelques façons, la pensée grecque, telle qu’elle s’exprime dans la religion, dans la pratique des artisans, des pêcheurs, des chasseurs, des navigateurs, aussi des hommes politiques, et avant que cette intelligence grecque ne soit mise en forme et dans une certaine mesure modifiée par ces intellectuels spécialisés que sont les philosophes. Notion centrale et notion très complexe, puisque le mot métis est d’abord un nom commun, qui signifie non pas l’intelligence mais une forme particulière d’intelligence qui est faite de ruses, d’astuces, de stratagèmes, et même de dissimulation, voire purement et simplement de mensonges. On peut dire que le héros humain de la métis, pour les Grecs, c’est Ulysse. C’est Ulysse polymétis, l’homme de toute les ruses, de tous les tours, de toutes le feintes, le débrouillard, qui sait se tirer d’affaire, et pas toujours de façon très franche, ni loyale, comme nous dirions, en quelques circonstances, si difficiles qu’elles soient où il puisse se trouver. Mais métis c’est en même temps le nom d’une Déesse, d’une Divinité qui joue dans le Panthéon et dans la mythologie grecque une place qui nous a parue très importante. Alors, notre travail, à Detienne et à moi, c’est une sorte d’enquête qui se déplace continuellement, d’un secteur à l’autre de la pensée et de la vie sociale des Grecs, qui prend les choses au niveau de certaines techniques, les plus archaïques. Les techniques par lesquelles on combine des filets, on tresse des pièges, on ajuste des morceaux de bois pour en faire dans la charpenterie un objet nouveau et puis aussi dans le domaine de la rhétorique, avec les sophistes de la politique, avec ces hommes qui doivent avoir, comme Thémistocle, assez de flaire et d’astuce pour deviner à l’avance ce qui va se produire et, de là aussi, dans le domaine du monde animal où certaines bêtes sont en quelque sorte aux yeux des Grecs, les symboles de ce type particulier d’intelligence et spécialement deux animaux : le renard, parce que le renard c’est l’animal à métis, c’est le fourbe, le rusé fait animal comme Ulysse est le rusé fait homme, et aussi le poulpe. Le poulpe, la seiche parce que ce sont des animaux d’une souplesse incomparable, qui peuvent prendre toutes les formes, qui peuvent se modeler sur toutes les situations, prendre la couleur du rocher, se confondre avec le sable, et dans la mer, sécréter une espèce d’encre qui crée l’obscurité au sein des flots et qui leur permet d’être à la fois l’animal qui échappe à toute les prises et qui surgit à l’improviste pour s’emparer de ce qu’ils convoitent. Pour les Grecs, l’intelligence est mise à l’épreuve, elle livre un combat contre le réel. Et en ce sens il ne s’agit pas pour elle d’élaborer un modèle, qui serait comme un filet dans lequel elle pourrait prendre les choses, il s’agit véritablement, pour l’intelligence si elle veut comprendre les choses, les maîtriser, de se rendre non seulement semblables à elles mais plus souple, plus ambiguë que les choses elles-mêmes à quoi elles s’appliquent. C’est ça le point. C’est-à-dire que nous n’avons pas encore dans ce type d’opération intellectuelle, que nous avons essayées d’analyser, l’idée qu’il y ait un sujet humain qui est défini par sa subjectivité, par sa conscience, par sa raison, par ses cadres intellectuels, et en face de lui quelque chose de tout différent qui serait la réalité. En réalité, en fait plutôt, nous avons une puissance qui est la même dans le cas de l’intelligence humaine et dans le cas de ce qui en est l’adversaire, c’est-à-dire le devenir ou l’animal qu’il pêcher ou dans le cas de la mythologie, -dont je n’ai pas encore parlé mais dont je voudrais bien dire un mot parce que je crois que ça éclaire les choses- de deux puissances qui sont à la fois opposées et complices, qui sont de mêmes nature. Les Grecs pensent que seul le même peut agir sur le même. Et que seul le même peut connaître le même. Et il faut que l’intelligence se rende semblable à l’objet auquel elle s’applique et si cet objet est un objet mouvant, est un objet inquiétant, est un objet qui prend toutes les formes l’intelligence doit se faire elle-même plus polymorphe, plus souple et plus dangereuse et ambiguë que ceux qu’elle essaye de connaître. C’est ce type d’intelligence que nous avons voulu définir.
Georges Charbonnier : Nous en avons toujours besoin de ce type d’intelligence. Et on pourrait même dire que c’est le drame de la vie de l’intelligence, au cours des siècles, que ce besoin qu’ont toujours eu les hommes de devenir le même, de tacher d’être le réel qu’ils voulaient décrire et en même temps de constater qu’ils n’agissaient sur ce réel qu’on s’en détachant, qu’en le quadrillant, qu’en élaborant un modèle qui n’était pas du tout la restitution du réel, pas même une simulation quand on dit simulation j’ai envie de dire que c’est par amabilité scientifique, je n’ai pas l’impression qu’on aille beaucoup plus loin. Ça c’est un drame absolument permanent de l’intelligence. Alors une question se pose, savoir si cette seconde attitude que vous venez de caractériser, celle que retienne les Grecs, le même agissant sur le même, est-ce que cette seconde attitude aurait permis le développement de la pensée théorique que nous avons connue dès les Grecs ?
Jean-Pierre Vernant : Je crois que non. Je crois que ce qui caractérise la pensée grecque, et c’est peut-être pour cela, que le livre, de Detienne et de moi, est dans une certaine mesure nouveau. Parce qu’on peut dire que jusqu’à lui, les hellénistes, les historiens de la pensée antique ne s’étaient pas intéressés à cet aspect de l’intelligence grecque.
Georges Charbonnier : C’est bien ce qui m’a frappé en le lisant.
Jean-Pierre Vernant : Bien sûr.
Georges Charbonnier : C’est pour ça que nous en parlons.
Jean-Pierre Vernant : Je crois que c’est vrai parce qu’il se produit dans la culture grecque, à un certain moment, peut-être pas une coupure, le mot est trop fort me semble-t-il, cependant un tournant, une version, un détachement par rapport au passé. C’est, en gros à la fin du Ve, au début du VIe siècle, lorsqu’une culture qui était fondamentalement orale, et où la communication du savoir se faisait à travers des formes poétiques, qui en quelques sortes s’imposaient par le rythme, par la danse, par la musique, à la mémorisation au moment où avec l’écriture, avec les mathématiques on invente des formes de pensée qui sont nouvelles. Et alors, c’est à ce moment-là que la pensée grecque prend la forme que nous lui connaissons. Et cette forme suppose une opposition nette entre le monde des apparences, c’est-à-dire le monde sensible du devenir dans lequel nous vivons et auquel nous sommes confrontés dans nos besoins matériels, physiques et un autre monde, complètement différent qui est le monde que les Grecs appellent la vérité, ou la réalité. Et ce monde, lui, ce n’est plus un monde changeant, mouvant et que par conséquent on ne peut connaître que par les ruses de l’intelligence. C’est un monde de notions stables. C’est le monde de l’intelligible. C’est le monde de l’identité, de la permanence, de la constance. Alors, c’est sur ce plan que la science grecque va faire les progrès décisifs que nous connaissons. Elle va instituer une mathématique, va instituer une philosophie de l’être s’opposant au monde du paraître. Mais auparavant, et c’est ce que nous essayons de montrer, il n’y a pas cette opposition de l’être et du paraître. Entre l’être et le paraître il y a toute sorte de liens. Par exemple, quand Ulysse fait semblant d’être ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire quand la métis, quand la ruse consiste à pendre une apparence qui n’est pas la sienne, cette apparence n’est pas une illusion. Cette apparence, c’est un moyen bien efficace d’obtenir le résultat qui est attendu. Et en ce sens, le mensonge n’est pas du tout la même chose que l’ignorance. Le mensonge c’est la conduite de celui qui connaît la vérité mais qui connaissant la vérité a en même temps quelque chose en plus qui lui permet d’obtenir devant un adversaire un résultat que l’énonciation pure et simple de la vérité ne lui aurait pas permis d’obtenir. Le mensonge est plus que la véracité. C’est une véracité qui a su en même temps tromper l’adversaire en prenant, par la ruse de l’intelligence, une forme qui déconcerte l’adversaire et permet de le maîtriser.
Georges Charbonnier : Alors, nous sommes donc là aux sources de la pensée grecque ? Si bien qu’il est évident que la métis va être liée à toute l’élaboration mythologique grecque ?
Jean-Pierre Vernant : Oui. Et bien entendu, si on peut mener cette enquête sur toute une série de plans en montrant, par exemple, la façon dont le renard est décrit, y compris par les philosophes et les naturalistes, c’est-à-dire qu’on raconte sur le renard des histoires qui ne tiennent pas debout du point de vue de l’observation. On raconte que le renard est un animal qui a la capacité de tromper l’adversaire en se retournant, en faisant que l’avant devienne l’arrière, c’est-à-dire en prenant une position circulaire et il existe même un poisson qui est appelé, poisson-renard dont les naturalistes nous racontent qu’il a cette capacité, lorsqu’on l’a pêché de se retourner comme un gant et c’est pour ça qu’on l’appelle renard, de faire en sorte que l’intérieur de son organisme, en se retournant, devienne l’extérieur et ainsi l’hameçon va tomber de lui-même. Alors, nous voyons très bien ici qu’il y a un modèle de l’opération rusée, qui consiste à retourner, à se retourner soi-même pour retourner contre l’adversaire l’argument ou la puissance que l’adversaire a dirigée contre vous. Et c’est au fond ce que Platon opposera aux sophistes, ce qu’Aristote définira comme l’attitude des sophistes. Il dira : « Le sophiste c’est un homme dont la ruse consiste à retourner contre l’adversaire l’argument dont il s’est servi de façon que l’argument le plus faible l’emporte sur le plus fort ». La métis c’est le moyen, pour celui qui est plus faible, de triompher, sur le terrain même de la lutte, de celui qui est plus fort. Alors, ça, c’est par exemple pour le renard et on pourrait montrer que pour le poulpe c’est une autre image de la ruse qui est symbolisée. Sur le plan du mythe, ce que nous avons été bien obligé de constater, c’est que les éléments fondamentaux de la mythologie grecque, en particulier toute la mythologie hésiodique de création de l’ordre du monde et de la victoire de Zeus pour la souveraineté ne se comprennent que si on voit l’importance centrale de Métis comme divinité. Il y a un épisode, que tout le monde connaît, au moment où Zeus est arrivé à renverser son père, Chronos, et où il va par conséquent instituer l’ordre du monde, il épouse, comme consécration de sa victoire, -et aussi au moment où va distribuer les privilèges pour chaque dieu, mettre en place chacun dans la situation qui doit être la sienne, c’est-à-dire présider à la mise en ordre du cosmos- Métis. Il épouse Métis. L’ayant épousé il apprend que les enfants qu’il aura de Métis, la rusée, la subtile, celle qui correspond à Ulysse sur le plan divin, tiendront de leur mère un type d’intelligence et de savoir qui aura comme résultat que Zeus sera chassé à son tour du trône, comme lui a chassé Chronos, et comme Chronos a chassé Ouranos. C’est-à-dire qu’au début, le monde divin est comme le monde des hommes. Un monde qui est un monde de la violence où il y a des conflits, où rien n’est stable, où les Dieux sont d’abord les maîtres et ensuite sont renversés. Et ce qu’il faut c’est expliquer pourquoi, dans le monde divin, cet état d’instabilité, de succession où chaque génération doit remplacer et chasser la génération précédente, laisse la place à un monde fixe, immuable, où tout est fixé, arrêté de façon définitive. Or, l’enfant de Métis, en raison même du caractère de sa mère, va, si je peux dire, tout remettre en mouvement. Et la royauté de Zeus, sera elle-même, comme toutes les royautés humaines, instable, fugace et temporaire. Alors, Zeus trouve un moyen radical, avant qu’elle n’accouche de sa fille Athéna, il la trompe, c’est-à-dire qu’il retourne contre la ruse faite déesse, l’astuce et la tromperie faite divinité, il retourne contre elle les armes de la ruse. Il lui raconte des mots caressants, il la séduit et il lui propose : « Puisque tu peux prendre toutes les formes, peut-être peux-tu te faire toue petite ». Elle se fait toute petite et Zeus l’avale. Il l’avale, après l’avoir tromper, et ainsi Métis est dans son ventre. Ce qui signifie que désormais toutes les ruses, toutes les possibilités de surprise, d’imprévu que le monde recèle résident à l’intérieur de Zeus. Et il n’y a pas un événement, qu’aucune intelligence ne pourra tramer contre lui, qui d’abord ne devra passer par sa propre tête. C’est-à-dire que Zeus n’est plus seulement un Dieu puissant et souverain qui s’est emparé à un moment donné du pouvoir mais ayant ingurgité la Métis, -comme au fond la philosophie grecque ingurgitera la métis pour remplacer le monde instable des apparences un monde stables des essences éternelles- Zeus ayant avalé la métis n’est pas seulement le roi, il est le destin qui fait que l’ordre cosmique ne peut jamais être remis en question.