Fabrique de sens
 
Accueil > Oreille attentive > Transcriptions d’émissions de France Culture > Les vendredis de la philosophie : Les matrices nationales

Les vendredis de la philosophie : Les matrices nationales

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission, 22 décembre 2006, de France Culture, « Les vendredis de la philosophie : Les matrices nationales », par François Noudelmann. Réalisation : Brigitte Mazire

Pour vos observations, critiques et corrections, vous pouvez m’écrire : tinhinane[arobase]gmail[point]com

François Noudelmann : Les nations présentent leur propre histoire sous la forme d’un grand récit, qui débute par des origines glorieuses, comme une création continuée. Il s’agit d’une mythologie et d’une généalogie blanches, moins au sens racial que par un blanchiment, une occultation des éléments hétérogènes et discontinus qui ont constitué l’entité nommée nation. La raison nationale, lorsqu’elle se présente sous une forme républicaine, efface l’imaginaire communautaire qui la nourrit et les rapports de force qui demeurent. Elle recourt cependant à des mythes idéologiques puissants pour imposer l’image d’une matrice commune à tous les citoyens : racines, ancêtres, mémoires permettent d’élire les autochtones. Ceux qui ne participent pas à ce grand récit font l’objet de pratiques et de discours sociaux, moraux et médicaux qui les marginalisent. Est-il possible d’échapper à cette mythologie et de dénationaliser la politique et l’histoire ? Et par quelle voies : La contestation ou l’imagination, la philosophie, l’anthropologie ou le comparatisme ?

Ce sont des questions que je vais poser à mes invités : Marcel Detienne, professeur à l’université Johns Hopkins, Elsa Dorlin, maître de conférences à l’université de Paris 1, et Louis-Georges Tin, maître de conférences à l’IUFM d’Orléans, porte-parole du CRAN.

Elsa Dorlin, vous venez de faire paraître, « La Matrice de la race, généalogie sexuelle et coloniale de la nation française », (La Découverte, 2006). Comment pouvez-vous définir votre projet alors que justement en France on pense que l’égalité républicaine c’est celle qui garantit une indifférence au sexe et à la race ?

Elsa Dorlin : La nation s’est constituée dans un sens moderne à partir du XVIIème-XVIIIème siècle. C’est cette généalogie que j’essaye de retracer. Cette généalogie qui va effectivement trouver dans la Révolution française un moment crucial, et en même temps un moment d’ouverture et de redéfinition à la citoyenneté et de la souveraineté nationale. Parallèlement, très vite, un moment également de fermeture sur une définition du citoyen extrêmement restrictive et exclusive : un citoyen blanc, propriétaire, mâle, qui exclut par définition un certain nombre de catégories sociales et de populations, notamment les femmes bien sûr, mais également les esclaves. Mon projet a été de faire une généalogie effectivement de cette nation française, en partant des colonies, qui me semblent être un des lieux les plus importants, les plus intéressants pour effectuer cette généalogie. Les colonies qui ont été un laboratoire politique pour constituer cette nouvelle appréhension de la nation, cette nation moderne, qui va revenir d’une certaine façon en Métropole, à la veille de la Révolution, et qui sera une définition déterminante pour les Révolutionnaires, au sein de l’Assemblée, qui ont à définir le citoyen français.

François Noudelmann : Marcel Detienne, est-ce que dans cette définition d’une citoyenneté, qui était exclusive, vous reconnaissez une construction, comme vous dites « mythe idéologique de l’autochtonie » telle que vous l’avez étudiée notamment à partir de la Grèce antique ?

Marcel Detienne : Oui, incontestablement ! C’est clair que fabriquer une histoire nationale cela relève du mythe, mais en même temps effectivement d’un certain nombre d’éléments, qui sont des analyses correctes, de parcelles du passé, tout cela enrobé dans un discours général, qui est celui de (manque un mot) et de l’origine sans tache. Le problème de la citoyenneté est plus compliqué, être citoyen dans une cité grecque ou être citoyen dans l’imaginaire ou l’utopie de la Révolution, ce ne sont pas les mêmes choses, il y a des écarts importants. La volonté d’avoir des racines et d’avoir un discours unitaire, ça c’est quelque chose de très important et très marqué.

François Noudelmann : Louis-Georges Tin, vous êtes porte-parole du CRAN, le Conseil représentatif des associations noires, vous ne faites pas simplement que lutter contre la racisme, mais beaucoup plus, vous intervenez sur la revendication d’une reconnaissance, d’une visibilité. Est-ce que dans votre travail il y a une critique de ce discours de l’autochtonie, de ce discours national, ce récit national qui occulte une partie de ceux qui l’ont constitué, ou de ceux qui ont été refoulés dans cette grande histoire ?

Louis-Georges Tin : Oui, absolument ! D’ailleurs, les mythologies nationales sont des mythologies à géométrie variable. Je vais rebondir sur ce que disait mon voisin. Au fond, toute l’Europe s’est constituée sur un mythe fondateur. Nous sommes les descendants, les héritiers de Troie. Après la prise de Troie, les princes de Troie, de la Turquie, vous le savez, seraient parties dans toute l’Europe, il y aurait eu bien sûr Énée, Francion, fondateur de la France et des Capétiens, etc., toutes les mythologies médiévales se sont fondées sur l’idée que les rois d’Europe sont des descendants de la ville de Troie, c’est-à-dire la Turquie. Donc, tout le monde descendant de la Turquie en Europe jusqu’au XVIIIème siècle. Aujourd’hui que nous dit-on ? La Turquie n’est pas dans l’Europe, elle n’a rien à voir avec notre histoire. Moi, je ne milite pas pour l’entrée de la Turquie, j’ai un certain nombre d’opinions, de réserves, mais il est intéressant de noter que la Turquie était le fondement des traditions européennes et des généalogies, aujourd’hui elle est au contraire exclue de l’Europe parce qu’on se dit que ce n’est pas du tout l’Europe. On voit par là que les mythologies nationales sont sujettes à caution, à modification et à recomposition.

Marcel Detienne : C’est un peu plus nuancé peut-être, la Troie en question parlait grec, c’était la Troie d’Homère.

Louis-Georges Tin : C’est un peu plus compliqué parce qu’il y avait toutes sortes de grecs à l’époque, de langues diverses…

Marcel Detienne : C’est évident, bien sûr.

Louis-Georges Tin : Cette géographie imaginaire est absolument variable. En Turquie on parlait mais ce n’était évidemment pas le grec d’Athènes. On en fait finalement ce que l’on veut de cette histoire.

François Noudelmann : J’aimerais revenir sur une question concrète. En philosophie, lorsqu’on aborde la question de la citoyenneté et du demos, de la démocratie. Je voudrais poser ma question à Marcel Detienne. Souvent on enseigne qu’on passe en Grèce d’un monde du genos à un monde du demos, avec l’apparition de… je sais bien que c’est simpliste mais c’est comme cela qu’on l’enseigne en philosophie pour parler de la démocratie athénienne. Comment se fait-il qu’on fasse cette séparation alors que dans la démocratie athénienne justement cette idée du genos n’a pas encore disparue puisque le citoyen doit bien être d’une généalogie qui est celle du citoyen Grec, qui doit être fils de citoyen Grec ?

Marcel Detienne : C’est une histoire longue qui commence au VIIIème siècle avant notre ère jusqu’au IV-IIIème siècle de notre ère, jusqu’à la fin on crée des cités nouvelles. Il y a à peu près 1500 cités grecques connues aujourd’hui. Cela fait beaucoup, et on en retient une, qui est Athènes, l’Athènes du IVème siècle, avec à la fois cette espèce d’âge d’or d’une démocratie et en même temps sa décadence immédiatement, par conséquent c’est une histoire un peu courte, il va de soi. Devenir citoyen cela se fabrique, cela s’invente dans d’innombrables petits villages, cités, pendant des centaines d’années. Par conséquent, la citoyenneté grecque c’est vraie qu’à Athènes, elle a pris des formes particulières, justement parce qu’elle devenait une cité qui avait la forme d’un empire, un empire commercial, un empire maritime très important, qui n’a pas duré très longtemps, où là effectivement le citoyen s’était défini par rapport à tous les autres, par l’exclusion. C’est à Athènes que l’on voit apparaître effectivement la nécessité pour un citoyen de se réclamer d’un père et d’une mère sur deux générations nées dans la cité d’Athènes. Cela frappe directement Périclès, qui est l’auteur de la loi, puisque son épouse, Aspasia, une Milésienne, femme cultivée, intelligent, qui est sa compagne, son hétaïre, comme ils disent, qui va avoir des enfants, ces enfants seront exclus de la citoyenneté athénienne, par la décision nécessaire prise par Périclès, pour fermer les privilèges, parce que c’est une cité riche et les gens pensent que pour être un citoyen il faut être propriétaire, il faut de l’argent, avoir une généalogie, etc. Cela s’invente la démocratie, tous les jours, dans des endroits que nous ne connaissons même pas, par des monnaies, par des fragments, des morceaux, etc.

François Noudelmann : Je crois qu’il faut insister sur quelque chose, que vous montrez très bien, l’autochtonie, vous dites que c’est une façon du territoire, c’est une construction à un moment donné, mais vous revenez à la formation de cette population qui va être ensuite définie comme grecque pure mais qui est le résultat de grandes migrations. Il n’y a pas eu un premier Athénien, Érichthonios, pour reprendre le mythe. C’est très important de bien rappeler que c’est une construction où à un moment donnée on fige en quelque sorte une population, pour en faire, je ne sais pas comment dire, une race pure, un peuple pur...

Marcel Detienne : Des gens autres que les autres, qui n’ont rien à voir avec les misérables métèques, tous ceux qui habitent à côté, ces étrangers, ceux qui passent, qui n’ont pas de racines.

François Noudelmann : Elsa Dorlin, vous essayez de montrer, vous, que c’est à partir d’une matrice, d’une figure de la mère que se forge l’identité française. Je voudrais que l’on revienne sur cette idée de la mère. Vous dites qu’il y a une valorisation de la mère blanche, dans l’imaginaire de la nation française. Est-ce que vous pourriez revenir là-dessus ?

Elsa Dorlin : Je vais rebondir sur la question de l’engendrement justement, du genos, si vous me le permettez, avec trois points qui me semblent importants. Dans les colonies, au XVIIIème siècle, ou à partir de la seconde moitié du XVIIème siècle, précisément la question de l’autochtonie, c’est-à-dire ce qui pourrait fonder l’imaginaire national sur la question du sol et du territoire. Dans les colonies, cette question est en crise précisément parce qu’il s’agit d’un territoire allogène, étranger, avec un climat qui est différent du climat de la France, par conséquent le territoire, le sol constitue un élément problématique pour forger, pour constituer l’unité des Européens dans les territoires coloniaux. Autrement dit, on a peur que les Français se créolisent sous l’effet du climat. Donc, la question du peuple, et du peuple français dans les colonies, va trouver un nouveau principe d’unité, et ce principe d’unité il faut aller le chercher effectivement dans cette question de l’engendrement, mais un engendrement qui n’est pas discursif, il ne s’agit pas d’un engendrement par une histoire passée, une histoire commune, un mythe fondateur, mais plutôt un engendrement corporel, matériel, biologique, et c’est le corps précisément des femmes Françaises, des femmes Européennes dans les colonies. Donc, c’est par l’intermédiaire du contrôle de la reproduction des femmes des colons dans les colonies que l’on va assurer l’unité des Français et l’identité française dans les colonies, comme une identité dominante, blanche et supérieure.

François Noudelmann : Vous remettez en cause la distinction que l’on fait entre la colonisation française, où il y a du mélange, et la colonisation anglaise.

Elsa Dorlin : Oui, c’est une distinction beaucoup trop caricaturale. Cette distinction a été opérée pour des raisons didactiques mais la France entre le modèle espagnole et le modèle anglais. Le modèle espagnole du métissage et le modèle anglais de la ségrégation absolue. La France tout au long du XVIIème et XVIIIème siècle va osciller entre les deux modèles.

François Noudelmann : Louis-Georges Tin, vous êtes d’accord avec vision de la matrice française dans cette mère blanche, ce qui s’impose biologiquement et à partir des colonies ?

Louis-Georges Tin : Oui, je crois que l’un des mérites de cet ouvrage est de repenser la question de la race, que par un coup de baguette magique on fait disparaître du vocabulaire français. On a cru qu’en faisant disparaître les mots on faisait disparaître les problèmes. C’est de la pensée magique, qui, vous le voyez, n’est pas seulement répandue en Afrique. Or, que peut-on dire de la race ? La notion après tout émerge, au Moyen-âge, sur une conception lignagère. C’est-à-dire que l’on est de race noble lorsqu’on transmet un certain capital social. Dans les temps modernes, vers le XVIIIème XIXème siècle, ce n’est plus une conception lignagère qui prévaut mais conception régionale. Par exemple, Taine parle de la race champenoise, en Bourgogne, en Occitan, c’est une autre race. Donc, c’est une conception régionale de la race qui prévaut, avant évidemment qu’au XIXème XXème siècle on arrive à une conception biologique. Je pense qu’il faut avoir la profondeur de champ qui convient pour comprendre ce que cette conception de race a introduit, pour comprendre aussi comment en France elle a été évidemment bannie, pour comprendre aussi pourquoi dans le reste de l’Europe et aux États-Unis on utilise encore ce concept, à tort ou à raison, mais il y a une directive européenne qui s’intitule « race », pour lutter contre les discriminations raciales. Et quand on dit dans la Constitution française ne distingue pas les races, est-ce que cela veut dire que les races n’existent pas ? Ou est-ce que cela veut dire que l’on ne veut pas qu’elles existent ? Ou est-ce que cela veut dire que les races sont des constructions sociales qu’il s’agit de déconstruire ?

François Noudelmann : Louis-Georges Tin, une question qui est aussi un petit peu politique. La race, c’est quoi ? L’imaginaire de l’autre ? C’est une construction, on est bien d’accord ?

Louis-Georges Tin : Oui, pour moi c’est une construction sociale.

François Noudelmann : Est-ce que pour déconstruire, - déconstruire n’est peut-être pas le mot qui convient- pour détruire cette construction, il faut l’adopter ? Est-ce qu’il faut la revendiquer ?

Louis-Georges Tin : Je ne sais pas. Pour moi, il s’agit de la déconstruire. En tout cas, déconstruire, ce n’est pas détruire. Déconstruire cela veut dire partir du réel social tel qu’il est. Si par exemple on critique le nationalisme, cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille détruire l’idée de la nation ou la nation française elle-même.

François Noudelmann : Mais pour le mot de la race alors ?

Louis-Georges Tin : Il y en a qui disent par exemple que la race n’existe pas. Je crois que c’est inexact. Il faut dire que c’est une construction sociale. Effectivement, on ne trouve pas de fondement biologique à la race mais je dis qu’elle se réfère à une histoire plus longue. C’est comme si on disait que l’identité française n’existe pas parce qu’on n’a pas trouvé le gène qui lui correspond. Évidemment, il n’y a pas de gène de l’identité française, il n’y a pas de gène de la race parce que c’est une construction sociale et pas une réalité biologique. À partir de là, cela permet peut-être de repenser autrement cette notion même qui est problématique et que l’on n’a pas réussi encore en France à gérer : faut-il la détruire ? La reconstruire ? La déconstruire ?

François Noudelmann : Répondez, Louis-Georges Tin

Louis-Georges Tin : Je dis qu’il faut la déconstruire mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille négliger ce qui existe. On a beau dire dans les textes, les plus humanistes : « la race n’existe pas », cela ne veut pas dire pour autant que les discriminations raciales n’existent pas. Donc, il y a bien des gens qui se fondent sur cette construction qu’est la race pour discriminer. Donc, il ne suffit pas ex cathedra de dire : « la race n’existe pas » pour supprimer les effets qu’elle produit tous les jours.

François Noudelmann : Dans cette figure de la mère blanche que vous mettez en valeur, Elsa Dorlin, on revient aussi à l’exclusion, parce que vous liez beaucoup la discrimination de la femme à la discriminations des noirs, je voudrais revenir ici la figure de la mère, et poser la question à Marcel Detienne, dans l’autochtonie athénienne, le premier Athénien est né de la terre. Est-ce que c’est une manière de dire que la terre, c’est la mère qui engendre, on a une matrice un peu à la manière dont la décrit Elsa Dorlin ? Ou, au contraire, est-ce que c’est une exclusion des mères au profit de la terre athénienne ?

Marcel Detienne : Exclusion des mères, quand même… il y a patrice et matrice dans l’éloge funèbre que l’on fait, etc., on renvoie à la fois à la patrie, bien entendu c’est la terre des ancêtres, il va de soi, et en même temps, c’est la terre mère, la terre mère mais d’un territoire limité, qui n’est pas la terre en général, la terre mère qui engendrait les Dieux et les hommes, il va de soi. Effectivement les femmes en Grèce, dans les cités les plus avancées, on prend prendre Athènes comme celle qui va jusqu’aux limites du fabriquer du citoyen avec beaucoup de rois, il y a effectivement une image de la mère, de la mère comme le point de départ essentiel. Il y a des femmes citoyennes qui ont des positions de magistrat. Nous savons très bien que les prêtresses d’Athéna, les prêtresses d’Héra, etc., sont des femmes qui ont des droits politiques, puisque c’est elles qui fait les sacrifices pour toute la cité, qui jouent un rôle public sans discrimination, en même temps la majorité des femmes doivent attendre, comme en France, 1945 pour avoir le droit de vote.

François Noudelmann : Elsa Dorlin, je reviens sur cette question de l’exclusion de la mère et en même temps la valorisation de la mère, comme celle qui va par son tempérament biologique faire passer le tempérament national. Est-ce que vous ne négligez l’aspect religion, la culture religieuse qui fait quand même que cette figure de la mère, elle n’est pas du tout celle que développe le catholicisme ? Ce n’est pas du tout la mère nourricière, justement on distingue cette mère païenne qui donne les forces de la nature de la figure de l’immaculée conception, qui pourtant a été celle qu’ont exportée les religieux dans les colonies. Comment vous faites la part de ces deux figures ? Pour vous la mère c’es le sol natal, c’est la grande figure de la femme blanche, que vous mettez beaucoup en valeur dans votre « généalogie », comment vous faites place à cette autre figure maternelle qui est déconnectée justement de la mère nourricière ?

Elsa Dorlin : En l’occurrence, je ne vois pas de contradictions. Ici, le discours, en tout cas des médecins, au XVIIème-XVIIIème, et le discours théologique, pour aller très vite, ont plutôt été des discours qui se sont tenu la main, ils n’ont pas été…

François Noudelmann : Cette figure de la mère est radicalement différente !

Elsa Dorlin : La figure de la mère que construisent les médecins est une figure qui est : une mère saine, maternelle, qui est précisément caractérisée par sa pureté, par sa moralité, par son ignorance des choses de la sexualité. Là on retrouve l’idée selon laquelle finalement la maternité n’a plus rien à voire avec les questions sexuelles, les enfants naissent dans un engendrement qui est sans coït, d’une certaine façon, sans désir, sans érotisme. Et cette question de la mère blanche, morale, pure et en même temps forte parce que saine et parce que maternelle, correspond très bien au culte marial, qui s’oppose à une féminité débauchée, débridée, qui est la figure de la prostituée, que l’on retrouve également dans la médecine.

François Noudelmann : Louis-Georges Tin, est-ce que vous n’êtes pas frappé parce que l’on appelle en France aujourd’hui une sorte de névrose des origines, avec le fait que chacun se cherche sa propre mère, sa propre mère blanche, sa propre noire ? On est frappé par les expressions employées d’un côté comme de l’autre : du côté de ceux qui veulent à tout prix marquer une origine pure blanche, une origine pure noire, etc. Prenons l’exemple d’une dernière déclaration, on ne va pas revenir encore sur les débats qu’elle a suscités, celle de Raphaël Confiant, on apprend qu’il est métisse, on s’en fiche complètement mais c’est en jeu dans son texte, qui jouant sur la concurrence des mémoires, soutient Dieudonné, opposition : Noir –Juif, parle de sa double origine et dit : d’un côté qu’il y a son origine gauloise. Je suis frappé par ça. On ne va pas faire la psychanalyse de Raphaël Confiant pour savoir comment c’est difficile évidemment deux sangs qui ne sont pas mélangés, parce qu’on a l’impression que c’est des corps où les sangs ne sont pas mélangés, donc il y a une partie de lui qui est gauloise. Mais c’est surtout pour le terme, c’est un mot qu’on entend de plus en plus aujourd’hui, quand on est blanc, on est un Gaulois. Comment vous analysez cette manière de référer de plus en plus - avec l’injure aussi d’être bâtard, « bâtard de ta race » - en France l’irruption très, très forte de ce langage généalogique de référence à la pureté des mères ?

Louis-Georges Tin : Il y a beaucoup de choses dans ce que vous dites…

François Noudelmann : Oui, Pardon !

Louis-Georges Tin : Très rapidement sur Raphaël Confiant, effectivement je crois qu’on ne peut qu’être navré par ses propos, il parle des Juifs comme étant des innommables, je crois que cela se passe de commentaires. Au-delà de ça, moi je ne parlais pas de névrose des origines, il y a peut-être un retour du refoulé. Il est vrai que cette histoire nationale a été constamment refoulée, et même jusqu’à aujourd’hui, en particulier depuis la décolonisation. Au fond, jusqu’à la fin de la colonisation, c’est-à-dire jusqu’aux années 50, on parlait assez volontiers de la colonisation puisqu’en pouvait s’en glorifier, on parlait de la plus grande France, de l’Empire, de la gloire de la France rayonnant dans le monde entier. À partir du moment où l’on a perdu cet Empire, évidemment on n’a pas envie de revenir sur ses échecs et on a oublié évidemment finalement une colonisation qui ne commence pas au XIXème siècle, comme je l’entends très souvent, mais qui commence au XVIIème siècle, car l’esclavage est évidemment un des éléments fondateurs de la colonisation. Il faut savoir qu’il y a quand même plus de sujets dans les colonies qu’il y en a dans l’hexagone. On ne dit pas à l’époque l’hexagone justement. Donc au fond, l’histoire de la France, à partir du XVIIème siècle, se joue notamment en dehors de la France, si j’ose dire, en tout cas en dehors de l’hexagone. Et on oublie cela parce que la décolonisation a fait naître des frustrations symboliques que l’on n’arrive pas à gérer. Donc, ce n’est pas une névrose, en tout cas c’est une nécessité, pourquoi ? Parce qu’on ne peu pas faire dans un monde mondialisé l’économie de l’altérité. Voilà pourquoi aujourd’hui on essaye de repenser ces questions anciennes mais qui sont très présentes.

François Noudelmann : Marcel Detienne, vous, vous vivez beaucoup aux États-Unis, un blanc, c’est un Caucasien, n’est-ce pas ?

Marcel Detienne : On ne pas donné d’explications. On dit, c’est comme ça, on dit Caucasien. Cela vient d’une officine quelque part,

François Noudelmann : Pourtant c’est un langage politiquement correct justement de dire ça ?

Marcel Detienne : Tout à fait ! Ils ne savent où c’est le Caucase, alors que cela a joué un rôle fondamental dans toute la tradition du XIXème siècle pour définir où étaient les Indo-européens et qui étaient les Indo-européens. C’est quand même très lourd comme héritage, mais c’est gommé, parce que c’est vrai que c’est rempli de choses que l’on n’a jamais regardées. Pour revenir à France, parce que l’Amérique n’a pas tellement d’histoire unitaire, elle en a une, bien sûr, il y a des gens qui vendent à cinq cent mille exemplaires un manuel d’histoire qui apprend ce qu’il faut retenir, ce qu’il faut connaître, mais en même temps c’est beaucoup plus ouvert, c’est en Europe que les histoires nationales se construisent très tôt. Moi, je pense que Lavis est le grand coupable et responsable d’une histoire nationale qui exclut tout ce qui n’est pas typiquement Français ou reconnu comme Français, défini comme Français, alors que c’est un choix incroyable pour un historien d’exclure, on ne peut pas faire une histoire de la France en 1870 uniquement dans la France ! Parce que la France est une création récente, chacun sait ça. L’Île-de-France, c’est un tout petit machin de rien du tout, progressivement cela s’agrandit avec toutes sortes de conquêtes. Grosso mode, une histoire nationale ne prend forme qu’avec précisément l’agression de l’Allemagne et la réponse de la France. Agression de l’Allemagne, en tout cas cette guerre de 1870, l’humiliation, la nécessité de construire une identité forte. C’est évidemment Lavis qui est le grand maître de cette histoire que les Français vont apprendre jusqu’au temps de Jospin.

François Noudelmann : Jusqu’à Braudel ?

Marcel Detienne : Braudel est encore quelqu’un qui résonne, quand il est tout seul, je suis entré chez lui dans son village, de notre histoire à nous, celle que nous pouvons écrire sur notre sol à nous, le sol de nos ancêtres, ce qui était étonnant de la part d’un homme qui a beaucoup voyagé, qui avait ouvert la Méditerranée jusqu’à l’Atlantique, mais à la fin de sa vie se repli sur les « valeurs », « les vrais valeurs », « être Français ».

François Noudelmann : Je reviens encore une fois sur le mot autochtonie. Aujourd’hui il y a une revendication d’un droit à l’autochtonie, précisément chez les peuples d’Amérique du Nord ou bien chez le Kanaks, qu’est-ce que ça signifie ce droit à l’autochtonie, qui est là non pas celui d’un peuple dominateur mais de revendication de peuples dominés ?

Marcel Detienne : Effectivement il y a un grand nombre de ces minorités en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, qui ont fait converger leur demande d’identité. Effectivement il y a des autochtones un peu partout, on leur a pris leur terre, on leur a pris leurs traditions, on leur a pris tout, il reste de petits groupes isolés, ils se sont rassemblés. On voit ça très bien en Amérique du Nord, au Québec, dans cette partie du monde qui est très importante, du côté du Mexique aussi où il y a d’innombrables communautés qui ont fait des révolutions progressives et qui se sont rassemblés autour de quelque chose comme l’autochtonie, parce qu’ils sont là, on les a oubliés, ils étaient là avant. C’st donc une définition très générale parce que cela englobe pas mal de choses, ça englobe des débris, ça englobe des gens qui ont besoin de parler leur langue, de faire connaître ce qu’ils sont, d’avoir une place au soleil. Il y a actuellement aux Nations-Unies, un groupe de travail qui élabore le droit des autochtones, qui fait une chose intéressante, peut-être délicate mais il faut poser des jalons dans le champ juridique incontestablement, pour définir les droits ethniques avant les droits de la personne, les droits humains. On apprend là comment être autochtone. Cela m’a beaucoup intéressé d’aller écouter dans un colloque récent ces gens qui sont au travail pour cela en sachant qu’il faut jouer avec beaucoup de choses, complexes, c’est importants.

François Noudelmann : Louis-Georges Tin, vous souhaitez réagir ?

Louis-Georges Tin : Je crois qu’il y a une recherche d’autochtonie en France mais ce qui est paradoxal c’est qu’on entend de plus en plus l’expression des Gaulois. Mais que je sache il y avait des Gallo-romains en France, plutôt que des Gaulois, et probablement plus de Romains que de Gaulois. Il y a peut-être un effet Obélix et Astérix à cet égard. Aux Antilles la question est aussi problématique puisqu’au fond les esclaves sont arrivés après les colons qui les ont apportés. Donc, il y avait les Aborigènes qui ont été exterminés, ensuite les autochtones finalement ce sont les colons, et Noirs sont arrivés par les colons, donc ce ne sont pas des autochtones, bien qu’évidemment leurs descendants revendiquent une indépendance qui est un combat légitime par ailleurs. On voit les problèmes aujourd’hui en Calédonie où il s’agit de geler en gros la population locale et les électeurs pour décider finalement du sort. La nouvelle Calédonie mais aussi le sort de l’autochtonie est une question politique majeure pour savoir qui vote, qui décide et qui tranche ? Le mot Occidentaux par exemple, est un mot qui moi m’étonne toujours. Les Occidentaux cela inclut finalement les États-Unis, l’Australie, et moi qui suit en Martinique, je suis plus occidentale que celui qui est en Allemagne. Là, on ne voit pas exactement à quoi cela fait référence : est-ce qu’on veut parler des Européens ? Ce n’est pas le cas des États-Unis et de l’Australie. Est-ce qu’on veut parler des Blancs ? Alors il faut faire du multiculturalisme. Il y a je crois un débat terminologique qu’il faut avoir sur des mots comme Gaulois, Occidentaux, autochtones. C’est ce que nous faisons ici mais c’est ce qu’il faut faire au niveau national, en France.

Chanson de Serge Gainsbourg Aux armes et cætera »

Allons enfants de la patrie
Le jour de gloire est arrivé
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé
 
Aux armes et cætera aux armes et cætera
Aux armes et cætera aux armes et cætera
 
Entendez-vous dans les campagnes
Mugir ces féroces soldats
Ils viennent jusque dans nos bras
Égorger nos fils nos compagnes
 
Aux armes et cætera aux armes et cætera
Aux armes et cætera aux armes et cætera
 
Amour sacré de la patrie
Conduis soutiens nos bras vengeurs
Liberté, liberté chérie
Combats avec tes défenseurs
 
Aux armes et cætera aux armes et cætera
Aux armes et cætera aux armes et cætera
 
Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus
 
Aux armes et cætera aux armes et cætera
Aux armes et cætera aux armes et cætera

François Noudelmann : Elsa Dorlin, vous montrez dans votre livre que l’exclusion, la marginalisation des femmes, c’est le modèle de l’exclusion des Noirs. Pourriez-vous nous montrer comment vous faites ce lien ? Est-ce que c’est un lien généalogique ? Est-ce que toutes les exclusions sont les mêmes ? Est-ce qu’elles se modélisent ? Est-ce que vous pourriez nous expliquer cela, parce que c’est quand même une thèse forte de votre livre, la définition de la femme, sa médicalisation, sa pathologisation, et vous montrez ensuite que ce sont les mêmes schémas, notamment à travers les discours médicaux, que l’on applique ensuite aux Noirs ? Pourriez-vous nous expliquer cela ?

Elsa Dorlin : Je ne pars pas des modèles d’exclusion des femmes pour penser le modèle d’exclusion des Noirs, ce n’est pas en ces termes, c’est la question de la production des catégories de dominations que sont le sexe et la race, et en matière de sexe, qui ne concerne donc pas seulement les femmes mais également la définition des hommes, de la même façon que la catégorie de race e concerne pas seulement les Noirs mais précisément la définition des Blancs. La thèse que je défends dans mon ouvrage est l’idée selon laquelle à partir du XVIIème siècle et du XVIIIème siècle, un modèle de pensée nosologique, nosopolitique, qui a utilisé les catégories du sain et du malsain pour penser les hiérarchies sociales, a été utilisé pour marginaliser, inférioriser et poser en nature l’imperfection des femmes - de certaines femmes, comme je l’ai dit tout à l’heure les femmes blanches bourgeoises vont petit à petit trouver un statut beaucoup plus valorisé - ont été appliqué dans une certaine mesure comme un schème mais adapté à la question esclavagiste et plantocratique aux Antilles. L’idée est la suivante : le corps des femmes est considéré comme un corps pathogène, un corps malade, ce qui justifie leur infériorité naturelle. De la même façon, on retrouve dans la plupart des classifications anthropologiques du XVIIIème siècle, mais aussi dans les écrits des médecins en colonies ou des administrateurs, l’idée selon laquelle les Africains sont par nature inférieurs, parce que ce sont des corps débiles, malades et faibles. Seul l’esclavage d’une certaine façon peut palier cette débilité corporelle et peut amener une certaine forme de santé.

François Noudelmann : On voit bien qu’il peut y avoir une analogie des schèmes mais est-ce qu’il n’y a pas un risque dans cette démarche généalogique à confondre les exclusions ? Les exclusions peuvent répondre à des logiques parfois analogues mais elles ne sont pas toujours les mêmes. Si elles se ressemblent est-ce qu’on peut les confondre du point de vue de l’analyse ? Marcel Détienne, vous avez écrit « Comment être autochtone », vous reprenez cette question du pur et de l’impur, Elsa Dorlin vient de parler du couple « sain-malsain », et vous montrez qu’il y a plusieurs traitements en anthropologie, vous l’analysez, notamment en Grèce, de la souillure, de l’impur, et qu’il y a une très grande variété dans la manière de biologiser, de territorialiser la question de l’impur. La question que je voudrais vous poser à tous est : est-ce qu’il ne faut pas distinguer et se méfier de confondre, même s’il y a des liens évidemment, toutes les formes d’exclusion ?

Marcel Detienne : Effectivement. Mais permettez-moi de poser une question à Elsa Dorlin. Vous dites que le corps d’une femme blanche est valorisé d’une part et d’autre part cela devient un élément pathogène qui va déteindre sur le reste, est-ce que ces travaux, celle réflexion médicale, cette réflexion philosophique n’a eu aucune influence sur les innombrables débats du début de la Révolution française, 89-93, où là précisément on remet tout à plat, avec beaucoup de difficultés parce que remettre tout à plat c’est impensable ? On fait table rase et en même temps on reprend tout à partir de zéro, grosso modo. La question des votes des femmes se pose, la femme est un homme comme un autre, mais elle sera tout de suite arrêtée parce que les conséquences sont extrêmement dangereuses. Cette image glorifiante du corps féminin, de cette matrice blanche dans les colonies, je ne la connaissais pas bien, vous me la faite découvrir, je vais la connaître davantage grâce à vous, comment a-t-elle échappée, comment n’est-elle pas entrée dans le circuit des débats et des échanges qui ont lieu en 89 ?

Elsa Dorlin : Il y a un modèle qui fonctionne extrêmement bien, c’est l’équation toutes les femmes sont malades, par conséquent toutes les femmes sont inférieures.

Marcel Detienne : C’est aristotélicien, ça.

Elsa Dorlin : Tout à fait ! Aristotélicien et galénique, qui fonctionne jusqu’à la fin du XVIIème siècle. À la fin du XVIIème siècle, il y a un gros problème, il est impossible de tenir cette équation en la combinant avec la question de la couleur, il est impensable qu’une femme blanche soit inférieure par nature à un homme noir. Donc, il va falloir modifier ce schéma, c’est-à-dire extraire d’un groupe social des femmes un groupe valorisé, qui va être la figure de la mère, blanche effectivement, et qui va, elle, être considérée comme saine parce que mère. Ce débat se constitue tout au long du XVIIIème siècle. Une figure de la femme saine qui est la mère, la mère de la nation, on va le retrouver effectivement au moment de la Révolution, on peut rappeler les propos exemplaires de Condorcet, qui disait : vous excluez les femmes de la nation et de la citoyenneté en arguant qu’elles sont sans cesse soumises aux maladies, liées à la maternité et à l’accouchement, et vous ne faites jamais référence aux hommes qui sous prétexte qu’ils ont un rhume devrait être également exclus de la citoyenneté. Condorcet reprend ce topos du sain et du malsain, ce qu’il essaye de montrer ici c’est que toute la rhétorique sur le corps souffrant, c’est-à-dire l’idée selon laquelle parce que j’ai un corps souffrant, mon corps est sans cesse présent, mon corps me détermine et m’empêche d’une certaine façon d’user de ma raison dans l’espace public, alors je suis exclue. Et c’est sur ce modèle là que sont exclus in fini les femmes et les esclaves, avec une distinction que je voudrais quand même faire entre la nation et la république, c’est-à-dire qu’autant les femmes sont ultra valorisées par rapport à la question nationale, l’engendrement national, autant elles sont exclues de la Res Publica, c’est-à-dire de la république en tant que telle pour y faire usage de leur raison.

François Noudelmann : Je reviens à ma question, je la pose à Louis-Georges Tin. Dans cette manière de cibler ce qui a été considéré dans l’histoire nationale comme malsain ou impur, n’y a-t-il pas un danger, un contre modèle, de saisir cet impur comme réunissant toutes les formes d’impuretés, tous les impurs ? Pour dire les choses plus concrètement, est-ce que la misogynie, le racisme, l’antisémitisme relèvent des mêmes figures de l’impureté ? C’est la question que j’aimerais quand même que l’on traite, la manière d’exclure un certain nombre de catégories.

Louis-Georges Tin : Toutes ces formes de dominations sont très diverses, je crois que chacun en est persuadé. Ce qui manque peut-être en France, c’est une perspective justement transversale. Évidement, c’est à la fois pareil et différent. On n’a pas suffisamment analysé de quel point de vue, de quelle manière, c’est quand même un peu la même chose. Quand j’avais publié le dictionnaire de l’homophobie, par exemple, un ami me disait : mais c’est incroyable, chaque fois que le mot homosexuel apparaissait dans cet ouvrage, je pouvais le remplacer par le mot Juif. Il avait raison. Je crois qu’il faut saisir la transversalité des sujets, entre homosexuel et Juif, entre Juif et Noir, par exemple, on oublie que l’article premier du Code noir, qui institue l’esclavage, qui régit la vie des Noirs, commence par l’exclusion des Juifs [1] qui ne sont pas sensés avoir de propriété dans les colonies. Donc, le Code Noir est d’abord antisémite, cela commence comme ça. La coordination entre racisme et antisémitisme, entre racisme et sexisme, ce dont Elsa Dorlin nous parle très bien. Aujourd’hui, l’image fantasmé du Noir, est celle de la sur virilité, évidemment animale. On oublie qu’autrefois, et cela va ensemble, le Noir est un sous-homme, donc un animal, était aussi une femme, qu’est-ce que c’est un homme si ce n’est une femme ? On disait la même chose pour les Juifs, qu’est-ce que c’est qu’un Juif si ce n’est un sous-homme, par conséquent une femme ? Voilà pourquoi les caricatures de Léon Blum sont en général des caricatures de Léon Blum avec des robes, des bijoux, etc. Le Noir aussi a des robes, pourquoi ? Parce qu’il est efféminé, il est alangui, il ne fait rien, il est inutile, paresseux, assisté, comme dirait Monsieur Finkielkraut, etc. Je crois qu’une des figures qui fait le mieux peut-être la jonction entre la question du sexisme et la question du racisme, c’est Olympe de Gouges, Elsa Dorlin qui en parlera beaucoup mieux que moi, parce que voilà une femme illustre pour son combat féministe, un peu moins illustre mais elle le mériterait, mais aussi pour son combat contre l’esclavage.

François Noudelmann : Je crois qu’au fond vous ne voulez pas répondre à ma question, vous ne la trouvez pas pertinente. Est-ce qu’il n’y a pas une tentation, moi je la sens cette tentation, d’ériger un contre modèle de l’impur, du malsain, et en quelque sorte d’uniformiser toutes les formes d’exclusion ?

Louis-Georges Tin : Je crois avoir répondu. Ce qui est important, c’est de trouver les points communs faute de quoi on ne peut pas penser la transversalité des causes, qui permet je pense de fonder un nouveau pacte social.

François Noudelmann : Bien sûr, ce que vous dites est très important sur la transversalité des causes, mais je voudrais poser la question de l’articulation entre ces exclusions. Comment les penser en admettant qu’elles ne relèvent pas toutes du même schéma, de la même histoire ? Ces formes d’exclusion, pour arriver à les saisir à les contester, il faut aussi penser que tous les génocides ne sont pas les mêmes, etc., Parce qu’il y a des mots comme ça qui arrivent : impur, génocides, etc., qui amènent aujourd’hui je crois à une très grande confusion, qui nécessitent à la fois qu’on analyse transversalement, comme vous le dites très bien, les régimes, les procédures d’exclusion, mais que l’on respecte aussi la singularité des exclusions, la singularité des mémoires, ce qui fait que quand on fait, par exemple, la généalogie du racisme contre les Noirs, on ne la repli pas strictement sur ce qu’a été l’antisémitisme, même si évidemment il y a des points communs.

Louis-Georges Tin : Je pense qu’e France, on pèche plus d’un côté que de l’autre. On serait aux États-Unis, je dirais autre chose.

François Noudelmann : C’est vrai !

Louis-Georges Tin : En France, il faut détordre le bâton dans l’autre sens. Au lieu de montrer la singularité de chaque histoire, ce que l’on toujours fait en France, on ne sait faire que cela, montrer au contraire leur convergence, un peu des deux. Mais en France, à mon avis, on s’est contenté d’isoler les combats ou les histoires, il s’agit aujourd’hui de faire un peu l’inverse, comme vous le faites.

François Noudelmann : Quand Georges Frêche, par exemple, président socialiste de Région, dit : dans l’équipe nationale de football, il y a trop de Noirs. Il y a la question de la visibilité. À propos des Juifs, sous Vichy, on regrettait qu’ils ne soient pas bleus, parce qu’évidemment on ne sait pas comment c’est un Juif, etc. Il y a des différences phénoménologiques sur la manière d’appréhender la différence de l’autre. Ça, c’est aussi une nécessité de respecter ces singularités d’exclusion.

Elsa Dorlin : Il y a deux écueils. C’est à la fois une pense de la domination qui appréhenderait les différents rapports des dominations de façon arithmétique, c’est-à-dire qu’il y aurait : le sexisme plus le racisme, plus l’homophobie, la lesbophobie, plus les questions de discrimination sociale, etc. Il faudrait alors d’abord lutter contre le racisme, puis ensuite lutter contre le sexisme, etc. Ça, c’est quand même extrêmement problématique puisque qu’on ne comprend pas comment il y a la production d’une intrication dans ces rapports de pouvoir et que lorsqu’on parle de la question des femmes, par exemple, ou du rapport de genre, ce qui m’intéresse ici, on ne peut pas l’isoler du rapport de classe et de la question du racisme. C’est impossible même d’un point de vue théorique sinon on manque notre objet. L’autre écueil, serait la question de mettre dans un grand récit de la domination, l’ensemble de ces rapports de pouvoirs, vous avez tout à fait raison de rappeler qu’il faut être attentif à la singularité de ces rapports de pouvoir. Pour autant, ce qui me semble intéressant de voir, c’est la façon dont vous avez une même matrice pour le coup dominante…

François Noudelmann : Vous voyez !

Elsa Dorlin : Laissez-moi finir, vous serez intéressé peut-être par la réponse. Une même matrice pour le coup dominante qui produit des sujets anthropologilisés, et nous luttons dans un monde où il y a une racialisation, une sexuation des catégories de la domination.

François Noudelmann : Je vous demandais simplement que vous repreniez le mot matrice d’un point de vue méthodologique, celui-là même que vous étiez en train d’analyser pour le contester dans cette généalogie, mais cela nous entrainerait loin. Je voudrais juste poser une dernière question : peut-on échapper à ce grand récit national ? Est-ce qu’une nation peut échapper à ce récit uniforme ? Est-ce qu’on peut dénationaliser l’histoire ? Comment ? Est-ce que c’est souhaitable ?

Marcel Detienne : On a créé la nation, on a fabriqué des histoires nationales, on peut donc très bien se demander comment cela a été fabriqué. La première démarche, c’est de mettre en perspective les différentes histoires nationales. Il est très facile de voir par exemple que l’Allemagne s’est donné une histoire unitaire à partir de la Prusse en s’inventant un passé tout aussi glorieux que celui des héritiers de Troie. Dans différentes nations cela s’est fait de la même façon. Donc, il suffit que des historiens se mettent au travail pour déconstruire effectivement, démanteler souvent, bien sûr, et analyser la manière dont cela s’est fabriqué et surtout la manière dont cela circule aujourd’hui. Parce que l’Europe des nations est encore une Europe lourde de toutes ces histoires nationales. Je pense depuis longtemps qu’effectivement il faut dénationaliser les histoires nationales en Europe pour penser que l’Europe a un avenir. Parce qu’évidemment, si elle continue à parler franco-allemand et à faire des manuels d’histoire qui sont élaborés entre les Allemands et les Français comme en en 1970, cette fois avec convergence, je me demande ce que l’Europe peut devenir. Par conséquent, dénationaliser l’histoire nationale, c’est extrêmement simple, il suffit de se mettre en perspective, et ne pas être un historien national pour commencer. C’est les autres qui doivent le faire avec vous. Je crois qu’effectivement le travail des historiens et des anthropologues, ensemble, est fondamental. L’anthropologue a l’habitude de regarder les choses de l’extérieur, et il voit des tas de choses que l’historien qui est enfoncé dans l’Europe, pas seulement d’une nation, ne voit pas et ne peut pas voir, s’il n’est pas passé de l’autre côté, s’il n’a pas été faire un tour ailleurs dans le monde et s’il n’est pas revenu pour essayer de voir ce qui se passe là où il habite, il ne comprendra toujours pas pourquoi effectivement on continue à voter pour Le Pen, avec Plus ou moins 20% prochainement, sans doute, parce que ce sont les valeurs auxquelles les Français sont attachées. Ils y sont attachés pourquoi ? Parce qu’ils ont appris cette histoire là et que cette histoire fait partie du bagage commun. On leur répète tous les jours, tous les jours quand ils sont Gaulois, quand ils sont autochtones, pour eux c’est tellement glorifiant ! On les a glorifiés pendant un siècle, comment voulez-vous qu’ils changent du jour au lendemain ? Les historiens doivent travailler pour leur expliquer que cela a été fabriqué. On n’a pas besoin d’une histoire nationale en Europe. L’histoire de la France est riche effectivement d’un certain nombre de choses mais elle est une part de l’histoire européenne, et il faut en faire une lecture critique. La lecture critique c’est très important parce que c’est le travail de l’historien, s’il n’est pas critique à l’égard de ses sources et de ce qu’il raconte, eh bien il n’est pas un historien. Et un anthropologue peut aussi être critique. Effectivement la convergence des deux peut permettre des dénationaliser les histoires nationales. Parce que l’Italie, l’Espagne n’aiment pas beaucoup entendre parler de leur histoire nationale mais ils en ont encore, ils en ont plein les bottes, on ne peut pas évacuer quatre ou cinq siècles du jour au lendemain.

François Noudelmann : Louis-Georges Tin, faut-il, peut-on dénationaliser l’histoire nationale ? Est-ce que ce n’est pas vraiment quelque chose d’impensable, de contradictoire ? Comment rendre compte d’une pluri nationalité, une communauté de citoyens nés sur plusieurs sols, avec plusieurs mémoires ? Est-ce possible ?

Louis-Georges Tin : Je crois qu’on peut, il le faut, en faisant quoi ? En faisant une histoire des historiens. Cela s’appelle d’ailleurs l’historiographie, ce que l’on fait assez rarement en France, dans un cours d’histoire en devrait commencer par cela. Il ne s’agit pas de remplacer une histoire nationale par une contre histoire nationale ou une histoire contre nationale. Par exemple la colonisation, n’est pas quelque chose qui commence en 1850 et qui se termine en 1950, c’est quatre siècles d’histoire mondiale, puisqu’il n’y a pas un seul pays du monde pratiquement qui ait échappé à cette histoire, qui a été colonisé ou colonisateur ou les deux à la fois. L’histoire des femmes, cela ne devrait pas être un petit département de l’histoire en général, ce n’est pas possible, c’est la majorité. Toutes ces histoires sont des histoires majeures, par conséquent quand je dis qu’il faut que les historiens fassent l’histoire de leur histoire, c’est un travail de déconstruction de réflexivité, qui nécessite par conséquent une vision plus large, quelle soit philosophique ou anthropologique. En tout cas, un cours d’histoire, je ne parle pas forcément du cours préparatoire, mais à un certain niveau, ne devrait pas faire l’économie de sa propre identité. À défaut de proposer une alternative, qui reste peut être encore à reconstruire, encore faut-il revenir à soi, comprendre ce que l’on fait, ce qui a été fait et ce qui reste à faire.

François Noudelmann : Elsa Dorlin, est-ce que l’idée d’une citoyenneté qui ne soit pas prise dans cette généalogie de la race, ou cette matrice de la race, il y a presque la nécessité d’en finir avec la notion même de matrice, matrice raciale mais aussi matrice nationale ? D’en finir avec l’idée aussi du récit partant d’une naissance commune, est-ce que c’est possible ? Est-ce que c’est souhaitable ?

Elsa Dorlin : C’est tout à fait souhaitable et possible, mais peut-être que c’est possible si on en revient au discours de résistance, au discours des luttes, à la mémoire aussi des luttes, des mouvements politiques, des mouvements sociaux, des soulèvements, des révolutions qui font partie de notre histoire nationale, que ce soient effectivement les mouvements des femmes, les révoltent d’esclaves. Je crois que c’est en allant rechercher et en ressaisissant cette histoire des luttes, cette mémoire des luttes, qui est importante, que l’on pourra refaire, réécrire, continuer à produire un récit national, qui sera un récit beaucoup plus…

François Noudelmann : Ultime question, est-ce qu’on peut se passer de mythologie pour parler de la nation ?

Marcel Detienne : On n’est pas obligé de parler de la nation. Nous vivons en Europe, l’Europe n’est pas une nation. Les États-Unis d’Amérique ont commencé par treize petites colonies qui se sont dites, contre les Anglais qui nous imposaient des taxes épouvantables, on va faire quelque chose ensemble, ensuite cela a cheminé. Treize petites colonies au départ ! Par conséquent, l’Europe c’est l’avenir de la France. La France c’est une province.

François Noudelmann : Louis-Georges Tin rappelait tout à l’heure que cette Europe essaye de se trouver des espèces de racines, chrétiennes ou pas. Il a parlé au départ de la question de la Turquie, on voit bien sur la Turquie que l’on retrouve complètement un imaginaire mythologique des racines religieuses, racines aussi même ethniques, c’est quand même frappant, cette Europe elle se construit comme ça en ce moment. Quand vous dites : l’Europe c’est un moyen de dépasser l’histoire nationale, est-ce tout d’un coup on ne la pense pas à nouveau comme l’autochtonie européenne ?

Marcel Detienne : C’est un danger effectivement de vouloir créer une autochtonie européenne et une mythologie unitaire de l’Europe. L’Europe est un espace ouvert ! Un espace ouvert qui va se définir par rapport aux États-Unis, par rapport aux marchés économiques, comme celui de la Chine et de l’Inde…

François Noudelmann : Et alors, elle inclut la Méditerranée ?

Marcel Detienne : Pour l’identité européenne on n’a pas besoin de fermer ! Pourquoi diable ! Elle est tellement riche ! Nous pouvons choisir dans cette culture, dans ces moments d’inventions culturelles un nombre considérable d’issues, de possibilités, de cheminements, de pauses, de lieux où l’on s’arrête, où l’on part, c’est cela qu’il faut faire, cette richesse en commun.

François Noudelmann : Elle inclut la Méditerranée, alors ?

Marcel Detienne : La Méditerranée, pourquoi pas ! Pourquoi pas l’inclure ? La Méditerranée, on peut s’y promener. Les limites géographiques, pourquoi poser cette question-là ? Il n’y a plus de limites géographiques aujourd’hui. Il y a des limites économiques simplement, c’est tout. Donc, les gens doivent se penser comme appartenant à une Europe avec ce que cela comporte de bien ou de mal, ils peuvent choisir d’aller aux États-Unis ou d’aller en Chine. C’est tout de même très important, ça aujourd’hui. On dispose de tout cela, et en même temps c’est très lourd.

François Noudelmann : Marcel Detienne, comment vous vous sentez ? Nomade ? Cosmopolite ? Traversant les États-Unis, la Belgique, la France ? Vous êtes forain, dites vous dans un de vos livres.

Marcel Detienne : Je le suis, je le suis devenu parce qu’effectivement quand j’ai quitté la France j’ai pu voir aux États-Unis comment on regardait la France. Et regarder la France depuis les États-Unis, c’est très intéressant, parce qu’effectivement on voit des tas de choses que l’on ne voyait pas avant. C’est fondamental. Et voyager dans les pays de l’Europe, c’est essentiel, aller à La Réunion, etc., savoir ce que c’est.

François Noudelmann : Voyageons ! Merci beaucoup. Je renvois vos ouvrages, que vous trouverez aussi sur le site de l’émission : Marcel Detienne, vient de reparaître en Poche, « Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque », Livre de poche 2006. Je rappelle aussi dans votre immense bibliographie, « Les Grecs et nous, anthropologie comparée de la Grèce ancienne », chez Perrin, en 2005, et « Comment être autochtone, du pur Athénien au Français enraciné », au Seuil, en 2003. Elsa Dorlin, on vient d’en parler, « La Matrice de la race, généalogie sexuelle et coloniale de la nation française », à La Découverte, 2006. Je rappelle aussi, « L’Évidence de l’égalité des sexes, une philosophie oubliée du XVIIe siècle »< :em>, chez L’Harmattan, en 2001. Louis-Georges Tin, je renvoie au « Dictionnaire de l’homophobie », PUF 2003.

notes bas page

[1Le code Noir de Colbert 1685, Article 1 : Voulons que l’Édit du feu roi de glorieuse mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles ; se faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les Juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens.