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Littérature et médecine : un entretien avec Jérôme Garcin

« Avec ou sans rendez-vous », « Littérature et médecine : un entretien avec Jérôme Garcin », émission de France Culture du 29 décembre 2009, transcription réalisée par Maryse Legrand, psychologue clinicienne.

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Présentation de l’émission sur le site de France Culture : Progrès technologiques et thérapeutiques, souffrance, douleur, vieillissement, autant de mots dont l’évocation explique que la médecine soit à la fois fascinante et angoissante. Chacun se sent concerné.

Olivier Lyon-Caen, Professeur à l’université Paris VI et chef du Service de Neurologie à l’hôpital de la Salpetrière, aborde les grands problèmes médicaux de notre temps, en présente les enjeux et leurs conséquences individuelles et sociétales.

Il montre les liens étroits qui unissent la Recherche et le progrès médical et insiste sur la dimension universelle de la Médecine et sur l’indispensable partage des savoirs

Olivier Lyon-Caen : Bonjour, « Avec ou sans rendez-vous », traite aujourd’hui de littérature et médecine. Médecine et littérature, littérature et médecine, ces deux mots s’accolent bien l’un à l’autre et de façon diverse au fil du temps. Longtemps on a pu dire que la médecine n’était que littérature, comme on peut avancer aujourd’hui, que la médecine dans sa dimension scientifique et éthique s’est tournée vers la littérature, ne serait-ce que pour permettre la divulgation de la connaissance. Pour traiter de ce sujet notre invité est Jérôme Garcin, écrivain, directeur des pages culturelles du Nouvel Observateur, Jérôme Garcin est aussi connu comme producteur du « Masque et la plume » sur France Inter. Jérôme Garcin, bonjour.

Jérôme Garcin : Bonjour.

Olivier Lyon-Caen : Ce n’est pas l’habitude dans cette émission mais je voudrais dire, pour commencer, pourquoi vous, Jérôme Garcin, êtes là aujourd’hui. Écrivain, critique littéraire, votre père était éditeur, mais vous êtes issu d’une famille médicale prestigieuse aussi bien du côté de votre père que du côté de votre mère. Du côté paternel, votre grand-père était le professeur Raymond Garcin. Du côté maternel, votre grand-père était le professeur Clément Launay. Vous êtes en quelque sorte, vous Jérôme Garcin, le témoin vivant de la célèbre endogamie du milieu médical d’une certaine époque. Raymond Garcin pour ceux qui ne le savent pas, demeure une des plus illustres figures de la neurologie française. Titulaire de la chaire de clinique neurologique à l’hôpital de la Salpêtrière, Raymond Garcin, doué d’une mémoire prodigieuse, était à la fois un grand érudit, un grand clinicien et un homme aux qualités humaines exceptionnelles. Clément Launay, votre grand-père maternel était lui aussi professeur. Pédiatre, il s’est beaucoup intéressé d’un côté à la pédiatrie sociale et d’un autre côté aux troubles du langage de l’enfant. Et puis on peut encore remonter à la génération précédente puisque votre arrière grand-père paternel, le beau-père de Raymond Garcin, était le professeur Georges Guillain, lui-même neurologue, très célèbre, titulaire de la chaire de clinique des maladies du système nerveux à la Salpêtrière. Alors, Jérôme Garcin, redoutable héritage. Est-ce que vous l’assumez ?

Jérôme Garcin : J’assume surtout d’avoir brisé cette chaîne prestigieuse, dont vous venez de parler et dont vous ne savez pas tout. J’ai apporté pour votre émission un document assez étonnant, que je découvre presque en même temps que vous. C’est un arbre généalogique médical qui vient de l’Académie de médecine. Vous rappeliez que du côté paternel mon grand-père était le neurologue Raymond Garcin, vous avez rappelé qu’il avait épousé la fille de son maître, le professeur Guillain mais ça n’est que le début de l’endogamie, dont vous parlez, parce que cet arbre-là, montre que mon arrière-grand-père Guillain avait épousé la fille du professeur Chauffard, qui lui-même avait épousé la fille de Bucquoy, Jules Bucquoy, c’était aussi l’Académie de médecine, qui lui-même avait épousé la fille de Daniau ( ?) [Daniot ( ?)] et puis on remonte encore à Roux et pour finir à monsieur Alexis Boyer, donc mon aïeul, 1757-1833, chirurgien, il avait la chaire de chirurgie externe, il était médecin à l’Hôtel Dieu et à la Charité. Donc, ce qui est absolument incroyable, c’est que de manière presque naturelle, chaque fois l’un de mes aïeux a épousé la fille de son professeur, de son maître et qu’on remonte comme ça. Du côté maternel c’est moins prestigieux mais mon grand-père Launay était le fils d’un médecin et on remonte aussi… Il y a quelque chose qui est très troublant dans cet héritage. Donc, pour répondre à votre question, c’est vrai qu’il y a de ma part un sentiment troublant, c’est qu’évidemment depuis mon père qui dirigeait les Presses Universitaires de France on a rompu ce pacte avec l’histoire médicale, de manière forcément un peu brutale et peut-être douloureuse. Moi, j’ai rêvé un peu d’être médecin autrefois, en même temps, j’ai le sentiment que d’une certaine manière, mon père, en devenant l’homme de livres extraordinaire qu’il a été a aussi hérité de son père, le neurologue Raymond Garcin, tout simplement parce que – et c’est vrai des deux côtés de ma famille, paternelle et maternelle – j’ai découvert, je l’ai su parce que je les ai bien connus, que la médecine qu’ils pratiquaient, qu’ils exerçaient, était une science évidemment mais était également une forme d’humanisme qui se nourrissait incroyablement, non seulement de littérature mais de philosophie. J’ai plus parlé avec mon grand-père Garcin de Montaigne et de Montesquieu que des découvertes ou des secrets médicaux sur lesquels il travaillait. J’ai plus parlé des romans de François Mauriac avec mon grand-père Launay que je n’ai parlé de ce qu’était sa spécialité, c’est-à-dire la pédiatrie et la neuropédiatrie. Donc je pense que c’est d’une certaine manière à travers cette histoire un peu ronflante disons-le, de ces hommes en blanc qui se succèdent les uns aux autres, aussi une histoire de, je dirais de la philosophie médicale, pas la littérature mais de la philosophie médicale avec tout ce que ça a comme morale, comme déontologie, comme devoir mais aussi comme pensée. L’essentiel, et on y reviendra, c’est… voilà Qu’est-ce qu’il faut penser devant la mort ? Comment atténuer la souffrance ? Ce sont des questions qui, évidemment sont des questions médicales mais qui sont d’abord, peut-être des questions morales.

Olivier Lyon-Caen : Et ce qui est tout à fait remarquable, d’abord quand on lit - moi je n’ai pas connu Raymond Garcin - tout ce qu’on lit sur lui c’est qu’il avait des qualités humaines, une empathie avec ses patients qui étaient tout à fait extraordinaires. Ce n’était pas seulement un homme en blanc comme vous le dites, c’était aussi un philosophe, un humaniste, un homme, j’ai envie de dire un homme de livres aussi et il s’était forgé une personnalité et une philosophie qui étaient imprégnées certainement très… de manière très importante par ses lectures.

Jérôme Garcin : Absolument, d’ailleurs c’est la raison pour laquelle, je ne vous l’ai pas dit, mais un jour j’écrirai l’histoire mais en écrivain, j‘écrirai l’histoire de cette famille et de cet homme-là en particulier…

Olivier Lyon-Caen : Qui venait de loin…

Jérôme Garcin : Et tout s’explique par sa propre histoire. Raymond Garcin est né à la Martinique dans une famille très nombreuse et plutôt pauvre. Il a fui avec sa famille en charrette à bras au moment de l’éruption de la montagne Pelée pour aller se réfugier à Fort de France et là, il a réussi à obtenir une bourse, au lycée Schœlcher, pour aller étudier la médecine à Paris. Il a été très vite et très jeune un exilé. C’était un enfant de la Martinique, Raymond Garcin, et tout d’un coup, il a travaillé d’arrache-pied, ce qui explique aussi ensuite, la relation qu’il a eue, je pense et j’en suis convaincu, avec ses élèves. L’un de ses élèves est d’ailleurs devenu écrivain, c’est Jean Métellus qui, lui aussi, venait des Caraïbes. Métellus a écrit un très beau roman, un peu codé, chez Gallimard, dont le personnage principal est mon grand-père et je crois que dans sa manière qu’avait Raymond Garcin de… avec une très grande dignité de s’occuper de ses malades avec une pudeur qui était presque…

Olivier Lyon-Caen : Pathologique.

Jérôme Garcin : Presque pathologique… de les écouter…

Olivier Lyon-Caen : Mais assez unique pour l’époque.

Jérôme Garcin : Alors ça, je ne m’en rends pas forcément compte mais y avait quelque chose qui…

Olivier Lyon-Caen : Un respect…

Jérôme Garcin : Que Métellus raconte dans ce roman, qui est très beau. C’est par exemple ce rituel de la visite quotidienne aux patients entourés des élèves…

Olivier Lyon-Caen : De la cohorte…

Jérôme Garcin : De la cohorte d’élèves et précédée, à l’époque même, d’une cloche, d’une clochette. C’est vrai que cette histoire-là, je pense, - propre à mon grand-père, c’est-à-dire qui tient à ses origines, qui tient à son histoire et à la manière dont il ensuite voulu appliquer, exercer la médecine -, que c’est lié profondément à l’exil et c’est lié aussi à une forme d’humanisme qu’il a trouvée, qu’il m’a toujours dit avoir trouvée dans les grands livres de littérature et de philosophie avant de les trouver dans les manuels, les manuels qu’on lui imposait de travailler. De la même manière que mon grand-père Launay, le pédopsychiatre avait été très, très frappé – il m’en avait parlé à la fin de sa vie avec, un peu… un peu comme on vit une trahison, il avait vécu le moment où arrivait une nouvelle génération d’élèves qui, non seulement ne savaient pas qui était Montaigne ou Mauriac et qui s’en foutaient bien mais qui, avec le même cynisme que celui de Sarkozy crachant sur « La princesse de Clèves », considéraient que l’entreprise médicale, que le destin médical n’avait pas à s’encombrer de choses inutiles à commencer par les livres et Clément Launay, mon grand-père Launay en a souffert, je vous dis presque comme d’une trahison, pensant profondément qu’on ne peut véritablement devenir un grand médecin que si on a pratiqué ce qu’on appelait jadis, je dis bien jadis…

Olivier Lyon-Caen : Les humanités.

Jérôme Garcin : les humanités.

Olivier Lyon-Caen : On en reparlera. Mais Jérôme Garcin, vous ne croyez pas que c’est finalement quand on parle de vos grands-parents, on pourrait parler de cette génération…

Jérôme Garcin : Bien sûr.

Olivier Lyon-Caen : D’une manière générale parce que finalement la médecine de l’époque était une médecine qui était assez contemplative et que tout le problème aujourd’hui, c’est de mettre sur un pied d’égalité à la fois la connaissance technique qui doit être toujours plus forte, toujours à la pointe, et d’un autre côté, le respect de la personne humaine, et c’est ça qui fait un peu aujourd’hui la grandeur du métier de médecin, c’est-à-dire de savoir ne pas privilégier l’un par rapport à l’autre ou que l’un ne masque pas l’autre. Alors, juste un dernier mot sur votre famille parce que l’émission n’est pas consacrée à la famille Garcin, mais juste un mot parce que ça illustrera peut-être aussi vos propos plus tard. Vos grands-pères fréquentaient des écrivains, des créateurs, est-ce qu’ils vivaient dans un milieu, par exemple je pense à… en disant ça à Robert Debré et à son amitié avec Péguy…

Jérôme Garcin : Ou Jean-Bernard, y a beaucoup de…

Olivier Lyon-Caen : Est-ce que… ?

Jérôme Garcin : Pas du tout, c’est-à-dire que c’étaient d’abord, dans les deux cas, des travailleurs comme je ne peux même pas l’imaginer c’est-à-dire qu’ils travaillaient du matin jusqu’au soir.

Olivier Lyon-Caen : Jusqu’à la nuit…

Jérôme Garcin : Mon grand-père Garcin ne s’octroyait l’été en Normandie que quelques toutes petites récréations et la récréation consistait pour lui à se placer en haut de la pointe du Hoc, sur la falaise dominant la mer, pour peindre, dans un costume trois pièces avec un nœud papillon, un chapeau antillais sur la tête, de très jolies aquarelles qui me bouleversaient parce que je l’accompagnais souvent. Il mettait son trépied dans un champ à vaches et il peignait cette mer. La mer que je voyais avec lui, la Manche, en général la Manche l’été, même l’été la Manche n’est jamais très rieuse, elle est rarement bleu lagon, eh bien il la peignait de telle manière que cette Manche-là lui rappelle la mer de la Martinique. C’était la seule récréation, pour le reste c’était un travailleur acharné, acharné, je dirais presque, presque maladif. Et il ne quittait finalement, comme mon grand-père Launay, la Salpêtrière ou son bureau de la rue de Bourgogne que pour aller à l’étranger. Et là, j’ai un souvenir incroyable de voyages où il partait, Raymond Garcin, pour Moscou, pour soigner je ne sais quel dignitaire ou mon grand-père Launay pour Téhéran pour s’occuper des enfants du Chah. Tout ça c’était une vie qui ne laissait pas place, si vous voulez, tellement à la compagnie des écrivains. En revanche, par je ne sais quel miracle, le commerce avec les livres n’a jamais cessé, c’est-à-dire qu’il y avait toujours sur la table de nuit, dans leur bureau, à la campagne comme à Paris, c’est incroyable d’ailleurs, mais des romans, des récits, des journaux intimes. Donc ils pratiquaient vraiment, passionnément, la littérature mais ils ne fréquentaient pas les écrivains. C’est avec mon père qu’a commencé ce petit changement de comportement.

Olivier Lyon-Caen : Bon, on voit bien que finalement vous vivez bien avec votre histoire, hein ?

Jérôme Garcin : Ben parce qu’elle est magnifique. Je vous dis, je n’ai plus qu’une envie maintenant c’est de la raconter. La vraie question va être, pour moi, de savoir, mais là peut-être que je ferai appel au professeur Lyon-Caen : comment expliquer, au-delà de l’histoire de Launay ou de Garcin, ce qu’est le syndrome Garcin, dont je porte le nom. J’ai un nom de double syndrome, hein ? Je suis à la fois le syndrome Garcin, le syndrome Guillain-Barré dont on parle beaucoup pour l’instant, depuis le début de la grippe A. Donc tous les jours on me renvoie à mes syndromes. Je ne suis pas forcément apte à les traduire, à les expliquer. Donc, il faudra que l’histoire de cette famille passe quand même peut-être par un apprentissage que vous me réserverez pour que je puisse…

Olivier Lyon-Caen : Avec plaisir.

Jérôme Garcin : Ne pas écrire de bêtises.

Olivier Lyon-Caen : Avec plaisir Jérôme Garcin. Alors, arrivons maintenant à votre propre vie et à votre propre réflexion. Vous êtes écrivain, vous êtes aussi directeur des pages culturelles du Nouvel Observateur. Vous avez eu aussi une vie antérieure, dans d’autres journaux, je n’y reviens pas, mais vous avez rencontré au cours de votre vie beaucoup d’écrivains, des médecins aussi qui écrivaient. Est-ce que y a un souvenir particulièrement fort d’un homme médecin dont vous avez le souvenir ?

Jérôme Garcin : Oui, j’ai rencontré beaucoup de grands médecins, dont certains ont siégé à l’Académie française, mais la figure qui m’a le plus marqué, qui me marque d’ailleurs toujours, et que je crois très symbolique de ce qu’est un peu l’histoire de l’émission d’aujourd’hui Littérature et médecine, c’est une figure très simple, très humble, qui est celle d’un petit médecin de campagne qui s’appelait - puisqu’il est mort -, qui s’appelait Jacques Chauviré, dont, je suis convaincu, que certains auditeurs de France Culture connaissent les livres qui ont été réédités notamment aux éditions du Dilettante. Et ce Jacques Chauviré, je l’avais lu, j’avais lu ses romans qui sont toujours habités par un personnage magnifique qui s’appelle le docteur Desportes, un médecin à l’image de ce qu’était Jacques Chauviré, c’est-à-dire médecin des pauvres, médecin de quartier, médecin des gens démunis, des déshérités, tout ça dans une très belle prose mais très simple, une prose qui ne se vante pas, pas une prose compliquée et de très belles histoires. Puis, j’ai découvert qui était cet homme c’est-à-dire né en 1915, exerçant donc la médecine à Neuville-sur-Saône, écrivant ses premiers textes sous l’impulsion d’Albert Camus, à qui il s’était un jour adressé, mais je vous en reparlerai peut-être après. Bref, il a un jour cessé d’écrire, il disait toujours « Je ne suis pas un écrivain qui soigne, je suis un médecin qui écrit ». Un jour il a, en cessant d’exercer la médecine à Neuville-sur-Saône, du même coup cessé d’écrire. Et les années ont passé, les années ont passé puis un jour je reçois un petit livre, au début des années 2000, qui s’appelle Élisa, très court récit, paru dans mon souvenir aux éditions Le temps qu’il fait. C’est une histoire bouleversante, en tout cas, qui m’a bouleversé. Je l’ai aussitôt d’ailleurs écrit dans l’Observateur. C’est un petit livre où il raconte, un texte autobiographique, à l’époque âgé de quatre-vingts ans, un souvenir d’enfance. C’est un enfant de la guerre, de la Première Guerre mondiale, il a une nounou qu’il adore, qui s’appelle Élisa, et lui est tout petit, il est tout petit, c’est l’après Première Guerre mondiale, il y a plus d’hommes dans les campagnes. Il se prend de passion amoureuse, alors qu’il a huit ans, neuf ans, pour cette Élisa, cette nounou qui finira par partir. Et puis, devenu, - en tout cas, je parle du personnage du roman -, gériatre à la fin de sa vie dans un hospice, il tombe sur une vieille dame et simplement au regard, aux yeux, il reconnaît l’Élisa de son enfance, la nounou de son enfance. Et c’est un tout petit texte, mais je vous dis magnifique et bouleversant, qui est devenu un succès de librairie, parce qu’on a été certains à applaudir au retour de Jacques Chauviré dans les librairies. Et c’est là que j’ai choisi de le rencontrer, de le voir. Je suis tombé sur un homme d’une telle modestie qu’on ne peut même pas la raconter et que j’ai eu envie de le voir, de lui parler. On a la toute fin de sa vie. Il avait quatre-vingt dix ans. J’ai choisi de faire des entretiens avec lui pour France Culture, dans la série « À voix nue ». Sa fille m’a appelé avant en me disant : « Venez vite parce qu’il vous attend, il vous attend à Neuville-sur-Saône ». J’arrive à Neuville-sur-Saône un matin et effectivement il était dans l’entrée, assis, cravaté, et malheureusement terriblement fatigué, un peu tremblant. On a, pendant toute la journée, enregistré cinq entretiens d’une demi-heure et puis on s’est embrassé, on s’est serré les mains avant que je quitte Neuville-sur-Saône, puis je suis rentré à Paris. Deux jours après j’ai reçu un message de sa fille pour me dire : « Il vient de mourir. Il vous a attendu pendant une semaine dans l’entrée, cravaté pour se confier une dernière fois, - il se trouve que c’était à la radio, donc ça a été une chance - et il vient de mourir et voilà, on l’a enterré avec la cravate qu’il portait pour vous recevoir. » Évidemment, ça m’a beaucoup ému et ça explique aussi pourquoi les entretiens qu’on a réalisés – qui sont encore une fois de souvenirs, plein de mémoire et d’émotion, sont des entretiens aussi où la voix court un peu après ce qu’elle a été, comme on court après sa mémoire.

Olivier Lyon-Caen : C’est cette voix qui court aussi après son souffle que nous allons entendre maintenant.

Extrait de l’entretien Jérôme Garcin – Jacques Chauviré
Jérôme Garcin : Pour comprendre ce qu’a été votre vie, il faut lire un livre extraordinaire qui est votre « Journal d’un médecin de campagne », où vous racontez avec des notes prises, trop rarement selon moi, ce qu’est votre métier. Il y a un moment très fort dans ce livre, c’est le jour où se noie un enfant par hydrocution parce que ça aura un rôle très important aussi dans l’écrivain que vous allez devenir. Est-ce que vous pouvez me raconter ou nous raconter plutôt, ce bref épisode ?

Jacques Chauviré : Oh ce bref épisode qui m’a beaucoup frappé était… a été assez simple. J’avais des clients qui étaient des amis et la mère d’un des garçons - il devait avoir à ce moment-là, onze ou douze ans -, avait une scoliose qui s’amorçait. Ils sont venus me voir un jour, ils m’ont raconté, la mère s’inquiétait etc. Je leur ai dit : « Commencez donc par leur faire faire, par lui faire faire de la natation. » En face de chez moi, de l’autre côté de la rivière, il y avait un espèce de… un ponton nautique où il y avait quand même un surveillant qui surveillait les gosses qui venaient jouer. Et ce garçon, le dimanche suivant, est parti se baigner avec son père mais dans un endroit qu’ils ne connaissaient pas. C’était un endroit où il n’y avait presque pas de fond et où on ne pouvait pas penser qu’il y avait un risque quelconque. Ce gosse est rentré dans l’eau et il est mort, pile à côté de son père qui ne s’en est pas aperçu tout de suite, qui a regardé autour de lui et il a pas du tout vu. Alors, c’était un dimanche, y a eu toute une période dans l’après-midi de recherches, de ce corps qu’on ne trouvait pas, enfin c’était affreux.

Jérôme Garcin : Et vous écrivez Jacques Chauviré « J’ai eu le sentiment d’être trahi par la rivière » et vous ajoutez, « En proie au cafard, à l’échec, à l’idée que j‘étais voué à illustrer le mythe de Sisyphe, j’ai écrit à Albert Camus, je pensais en effet que lui seul, pouvait comprendre. »

Jacques Chauviré : Je pense qu’il avait compris…

Jérôme Garcin : Et finalement, je pense que s’il y a une constante dans ce « Journal d’un médecin de campagne » que vous avez rédigé, - et d’ailleurs c’est ce qui… c’est peut-être ce qui m’a le plus surpris dans ce livre - c’est que pas un moment, en quarante ans, vous ne vous êtes habitué, non seulement à la mort mais aussi à la souffrance. Jamais vous n’êtes devenu un professionnel je dirais de la médecine au point d’y devenir indifférent. C’est un choc chez vous perpétuel.

Jacques Chauviré : Oui, j’ai toujours éprouvé cette… c’est une révolte, rien d’autre je pense, la mort et la souffrance.

Fin de l’extrait

Olivier Lyon-Caen : Alors c’est homme qui parle de l’événement tragique auquel il assiste et dont finalement il se sent un peu responsable, c’est bien ça hein ?

Jérôme Garcin : Il se sent responsable parce que évidemment il avait préconisé la natation pour ce garçon, mais surtout il se pose d’emblée la question de la fonction de la médecine : si on ne peut pas sauver, si on peut soigner mais qu’on ne peut pas sauver, à quoi on sert ? C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, je le rappelais, c’est le moment où, devant ce qu’il croit être l’absurde essentiel, ontologique, il s’adresse à Albert Camus qu’il ne connaissait pas, mais en se disant « l’auteur de La peste, forcément a une réponse à cette question que je me pose », et c’est comme ça qu’il a écrit à Camus, que Camus l’a d’ailleurs poussé à écrire, sans doute parce qu’il avait la conviction qu’il serait un jour un écrivain mais aussi parce qu’il avait la certitude qu’écrire était une manière pour Chauviré aussi, de soulager ses propres souffrances, ses inquiétudes. C’est comme ça que Chauviré a commencé à écrire ce « Journal d’un médecin de campagne » qu’on trouve en librairie et qui est une merveille d’écriture. Il y a une phrase que j’ai notée qui montre exactement ce qu’était l’écrivain et le médecin Chauviré, c’est « Je vais, l’hiver, de maison en maison pour me réchauffer les oreilles à la poitrine d’enfants fiévreux. » Voilà, ça c’est tout Chauviré. Je crois que là, Camus a joué un rôle évidemment cardinal dans la vie de Chauviré puisqu’il a commencé à le publier. Le premier livre de Chauviré a paru chez Gallimard, je le disais, sous l’impulsion de Camus, mais je crois que ce dialogue entre le grand écrivain Camus, - qui, lui, il faut le rappeler rêvait d’être médecin, aurait voulu être médecin -, et le médecin Chauviré, qui ne se savait pas encore écrivain, qui avait besoin sans doute d’être encouragé à le devenir. Il y a une relation que leurs lettres d’ailleurs, traduisent et qui est magnifique.

Olivier Lyon-Caen : Vous écoutez « Avec ou sans rendez-vous », une émission médicale de France Culture qui traite aujourd’hui de la littérature et de la médecine, et notre invité est Jérôme Garcin, écrivain, directeur des pages culturelles du Nouvel Observateur et producteur du « Masque et la plume » sur France Inter. Jérôme Garcin a finalement en lui un patrimoine génétique dirais-je, qui est extraordinairement riche et complexe à la fois, puisqu’il nous a dit qu’il était aujourd’hui le produit vivant d’une extraordinaire endogamie médicale, qui lui a permis de remonter finalement, au moins jusqu’au milieu du 18ème siècle. On voit quel est le lourd héritage qu’il porte, mais d’un autre côté - et il l’indiquait aussi -, ce… ce cercle infernal a été rompu par son père qui était un des grands éditeurs français et qui certainement, - il ne l’a pas dit -, mais a exercé une influence importante sur les choix qui ont été ceux de Jérôme Garcin par la suite. Jérôme Garcin nous a dit aussi et c’est un peu le point maintenant que je voudrais aborder, c’est finalement, que ces hommes, ces grands-parents qu’il a eu la chance de connaître, étaient à la fois des grands médecins mais, aussi, - et je dirais et aussi parce que rien ne s’opposait à l’époque, à cela - des hommes de culture et des grands humanistes. Alors, j’ai envie de vous dire, Jérôme Garcin, ce n’était pas trop difficile sans doute à l’époque parce que la formation médicale était une formation qui se réduisait finalement à la transmission d’un savoir qui était à la fois faible, modeste, et jusqu’au début du 20ème siècle, très empirique finalement. Est-ce que ça, ça n’a pas favorisé l’éclosion d’une certaine génération ou d’un certain type d’écrivains qui ont eu une formation médicale, mais dans laquelle aujourd’hui, on ne se reconnaîtrait pas ?

Jérôme Garcin : Ça j’en suis absolument, absolument convaincu. Il se trouve qu’on appartient tous à des générations qui ont vécu la séparation aussi forte que celle de l’Église et de l’État, des littéraires et des scientifiques pour aller vite hein. On en est aujourd’hui à supprimer l’histoire géo des classes scientifiques, c’est dire où on en arrive. On peut maintenant devenir un grand scientifique sans savoir où se trouvent les capitales des pays européens. Je pense que cette formation qui a accompagné toute l’histoire de l’humanité, de Rabelais à Céline, explique profondément pourquoi d’abord, certains écrivains se sont mis tard à la médecine, - je parlais à l’instant de Céline, mais il a fait ses études médicales relativement tard, on en reparlera peut-être un peu -, mais surtout y avait ce tronc commun, - ce tronc commun au sens propre du terme -, qui faisait que en se destinant un jour à la médecine, on avait d’abord été formé à la littérature…

Olivier Lyon-Caen : Aux humanités.

Jérôme Garcin : À la philosophie, aux humanités, etc. On savait par exemple écrire, au sens le plus simple du terme. Je ne dis pas qu’on ne sait plus écrire aujourd’hui si on est un scientifique mais, enfin, on n’en est pas loin dans certains cas, j’en suis convaincu.

Olivier Lyon-Caen : Un mot là-dessus parce que ça me fait penser à votre grand-père Garcin qui était certainement une des personnalités les plus importantes dans le monde médical mais… - et qui a été un esprit créateur - on dit, vous me direz si c’est vrai, qu’il était handicapé par une chose c’est qu’il ne parlait pas l’anglais et que son travail est resté confiné pendant très longtemps à la France, parce que il n’écrivait pas en anglais. Ça, ça fait partie aussi de la culture ?

Jérôme Garcin : Absolument, en l’occurrence, l’histoire est vraie et il a été traduit ensuite…

Olivier Lyon-Caen : Oui, oui, bien sûr…

Jérôme Garcin :…. très probablement mais c’est vrai, c’est absolument vrai. Mais, pour en revenir à ce que vous disiez je crois que, si aujourd’hui, d’ailleurs, il faut être tout à fait clair, s’il y a peu d’écrivains médecins – on dira un mot quand même de…

Olivier Lyon-Caen : La nouvelle génération…

Jérôme Garcin : De Martin Winckler, de Jean-Christophe Rufin, par rapport à autrefois, c’est pour cette simple raison-là. Je suis convaincu qu’il y a une manière de se former à la médecine, qui est identique à la manière de se former tout simplement à la pensée. Ça j’en suis absolument convaincu, ça a nourri des générations évidemment d’écrivains médecins, qui eux-mêmes d’ailleurs, - mais c’est un débat un peu long -, sont devenus, je crois aussi, de grands écrivains parce qu’ils avaient su capter dans la médecine des facultés d’analyse, d’écoute, qu’ils ont appliquées admirablement dans certains cas, à leurs romans, à leurs pièces de théâtre, à leurs œuvres de fiction et ça je crois que c’est un point très important, ce qui fait d’ailleurs que si vous dites aujourd’hui au micro, ou vous rappelez plutôt, que Conan Doyle était un médecin, c’est à peine si on vous croirait. Si on rappelle que Boulgakov ou Tchekhov étaient d’abord des médecins, les gens pourraient en douter. Eh bien pourtant, ça a été le cas, ça a été le cas, et je crois que cette histoire elle est magnifique hein. Elle remonte à Rabelais qui était le premier médecin écrivain, en tout cas de langue française, pour moi, y en a eu d’autres, mais le grand écrivain, d’ailleurs, on parle toujours de la crudité, de la paillardise des textes de Rabelais, mais il suffit de se rappeler qu’il a d’abord été médecin pour comprendre aussi pourquoi il fouille les entrailles et qu’il dit des choses qu’on n’oserait pas dire je pense – à l’époque on n’aurait pas osé dire si on n’avait pas été un médecin. Et après, l’histoire elle est très longue, on peut en dire deux mots mais y a Boulgakov. Ce qui est intéressant avec Boulgakov, comme ça a été le cas avec Duhamel, Georges Duhamel et d’autres, c’est que ce sont des médecins qui ont exercé beaucoup pendant la Première Guerre mondiale 14-18, d’où ils ont tiré évidemment à la fois des expériences tragiques, des visions d’horreur, « La vie des martyrs » de Duhamel est un très grand livre, pour moi c’est presque l’équivalent du « Feu » de Barbusse, et quand ils n’ont pas été des médecins de la Première Guerre mondiale ils ont toujours, ils ont quasiment toujours été des médecins des pauvres, des médecins de quartier. Il y a peu de cas de grands spécialistes de médecine qui soient devenus des grands créateurs littéraires, c’est assez troublant comme histoire.

Olivier Lyon-Caen : Pour justement illustrer vos propos, voyons ce que dit Jacques Chauviré qui est un peu notre guide à propos de sa carrière de médecin de campagne.

Extrait de l’entretien Jérôme Garcin – Jacques Chauviré
Jérôme Garcin : Et est-ce que vous avez le souvenir de ce moment alors, qui est peut-être beaucoup plus tardif où vous avez eu tout d’un coup la vocation qu’est celle de soigner les autres ?

Jacques Chauviré : La réponse est un peu différente en ce sens que dans ma famille le médecin était quelqu’un qui comptait énormément, je veux dire chez mes grands-parents, chez mes parents, on avait quoi que ce soit, on allait voir le médecin parce que le médecin conseillait, le médecin, on en avait l’habitude, très souvent la conscience et que le médecin était un personnage très important. Il y avait une autre raison qui était une raison secrète c’était que s’il y avait la guerre, médecin tu serais moins exposé que ton père. Et ça, je suis certain que ça a déterminé des orientations de ma mère ou des choses comme ça.Et puis il y avait une sorte d’attrait pour ce qui avait été déterminé en 1918. Je me souviens qu’on nous emmenait, ma mère nous emmenait par la main, tous les onze novembre à la Revue qui se passait sur la place Bellecour à Lyon. On était là comme. On nous appelait d’ailleurs les fils des tués, on avait un parking particulier et c’était resté dans les mœurs comme une chose très importante.

Jérôme Garcin : Vous dites ça très bien dans Élisa, en une phrase : « En 1920, dans la campagne française, tout enfant était encore quelque peu militaire. »

Jacques Chauviré : Oui.

Fin de l’extrait

Olivier Lyon-Caen : C’est à la fois extraordinairement simple et dit avec une sérénité, moi qui me touche. Il y a deux mots là dedans que je retiens : une génération finalement marquée par la souffrance, est-ce que la souffrance est source de création ? Et deuxièmement une génération marquée par la confiance. Il y a la place du médecin dans la société et on voit bien qu’aujourd’hui elle a profondément changé. Quelles sont vos réflexions là-dessus, Jérôme Garcin ?

Jérôme Garcin : Alors, ça je les puise vraiment chez Chauviré c’est-à-dire qu’il appartient à l’époque où le médecin, il y avait le médecin, le curé, je rappelle que Chauviré était très, très catholique. Il y avait le curé, le médecin et l’instituteur. Il y avait une fonction sociale au-delà de la fonction thérapeutique du médecin qui était primordiale et pour autant ça n’a pas rendu Chauviré fier ou vantard mais je crois qu’évidemment il rappelle une époque qui, à cet égard a totalement disparu. Alors, il faut dire en plus que devenir médecin après cette hécatombe de 14-18, évidemment ça prenait encore plus de sens parce que le médecin ce n’était pas simplement celui qui soignait, c’était aussi le père de substitution, c’était celui qui, évidemment, s’occupait de tous ceux qui avaient perdu les leurs dans la grande guerre.

Olivier Lyon-Caen : Alors, on a aussi une autre impression, vous faisiez allusion à cela tout à l’heure, c’est que vous avez cité des grands écrivains qui étaient initialement ou au départ des médecins et des médecins généralistes, des médecins de famille, préoccupés par la médecine au quotidien, préoccupés aussi par la Santé publique finalement. Moi je pense en disant ça à Céline et à sa thèse sur Semmelweis. D’ailleurs c’était très intéressant cette thèse qui est consacrée à un homme qui est exclu de la faculté parce que il défend des thèses qui sont à l’époque totalement iconoclastes, qui veut qu’on se lave les mains avant d’accoucher une femme, bon, et il a été exclu de la Faculté parce que il défendait cette thèse.

Jérôme Garcin : Il faut rappeler que Céline, Céline qui avait été blessé en 14, je le disais, s’est mis à faire relativement tard ses études de médecine et que ses premiers textes sont des textes médicaux. Il y a un texte sur la kinine en thérapeutique, qui est, paraît-il, un texte tout à fait de référence et un autre, à mon avis beaucoup plus discutable, qui est un article que j’ai retrouvé dans la presse médicale, que Céline avait écrit où il proposait de créer, je sais pas si vous le saviez… une…

Olivier Lyon-Caen : Non, non…

Jérôme Garcin : … des médecins policiers d’entreprises…

Olivier Lyon-Caen : Oui…

Jérôme Garcin : Je le cite « Vaste police médicale et sanitaire chargée de convaincre les ouvriers que la plupart des malades peuvent travailler. » Vous imaginez ce que ça ferait comme scandale aujourd’hui. Il a commencé par, - il a mal tourné - par des textes qui étaient des textes de médecin, je pense aussi, sans faire de psychanalyse, que s’il a fait le choix de la médecine, c’est parce que c’était un rescapé, un miraculé de 14-18. Après, il a écrit les livres qu’on sait. On sait moins que après la Libération et sa propre fuite en Allemagne et puis au Danemark et quand il est revenu en France il a voulu exercer à nouveau la médecine, il s’était installé à Meudon, il a été amnistié, il a demandé à être réintégré dans l’Ordre des médecins, il a eu une plaque. En fait, il n’a pas eu de patients, il n’a pas eu de malades. Ils ne voulaient pas venir chez lui, c’est la raison pour laquelle il n’a jamais ensuite pu retrouver l’exercice de son métier. À propos de patients d’ailleurs, il faut savoir que si on prend un cas magnifique qui est celui de Conan Doyle, il faut rappeler quand même que le père de Sherlock Holmes qui était un médecin de marine, - il a beaucoup, beaucoup bourlingué dans le monde -, a choisi un jour d’ouvrir son cabinet, retour en Angleterre, d’ouvrir son cabinet à Portsmouth, qu’il a ouvert, effectivement. Simplement, au début, personne ne venait et c’est parce qu’il s’embêtait à attendre les malades qui ne venaient pas qu’il a commencé à écrire Sherlock Holmes. On ne dira jamais assez la chance qu’on doit finalement aux malades qui ne venaient pas chez Conan Doyle. C’est grâce à ça qu’il a commencé à écrire la prodigieuse série de ses romans policiers.

Olivier Lyon-Caen : Alors ça c’est une première, je veux dire, famille, ce sont les médecins qui sont devenus ou sont aujourd’hui connus comme étant d’abord des écrivains.

Jérôme Garcin : Et de grands écrivains. On pourrait encore citer un des très grands, un autre… j’y pense parce que je parlais des médecins de marine, mais Victor Segalen qui était un extraordinaire médecin de marine, qui a soigné je ne sais combien d’épidémies en Mandchourie et ailleurs, a fini par s’installer en Chine et a écrit ces textes sublimes de « Stèles ». Il y a un moment dans la vie de ces médecins où évidemment, l’œuvre littéraire prend le dessus, la vocation littéraire prend le dessus, pour autant ils n’ont pas démérité dans l’exercice de la médecine. Ou ce médecin portugais, pour lequel j’ai une immense admiration, qui s’appelle Miguel Torga qui a écrit un des plus beaux journaux intimes qu’on puisse lire. Donc il y a vraiment. On n’a pas le temps mais l’histoire des médecins, souvent, encore une fois, humbles, ou voyageurs, devenus de très grands écrivains est une histoire magnifique et qui s’est écrite, je dirais siècle après siècle dans tous les pays, ça n’est pas l’apanage de la France, et qui laisse de Rabelais à Segalen, des œuvres, des œuvres admirables.

Olivier Lyon-Caen : Alors, il faut s’arrêter là parce que sinon on ne va pas parler des autres familles et il y en a d’autres. L’autre famille à laquelle on peut se référer, ce sont des médecins, qui, à un moment donné, peut-être que ça vaut la peine d’y réfléchir, ont écrit sur la médecine, leur métier, ont médité sur ce qu’était leur engagement professionnel et aujourd’hui on peut se dire, heureusement qu’ils l’ont fait.

Jérôme Garcin : C’est très important parce qu‘évidemment les écrivains qu’on évoquait, aussi bons médecins soient-ils, n’ont jamais été des découvreurs, des inventeurs, ni de grands thérapeutes. En revanche, c’est vrai que, Dieu merci, Freud ou Jung pour commencer par ces grandes figures-là, ont eu, si j’ose dire, la bonne idée de mettre sur le papier ce qu’étaient non seulement leurs études mais aussi leurs découvertes et là, et là évidemment on entre dans un domaine qui est très, très vaste mais qui est primordial parce que non seulement ils laissent une trace de ce qu’ils ont fait, trouvé, crée, mais en plus, et ça c’est très important, ils ont rendu intelligible ce qu’était leur propre science. C’est… lisez un texte encore une fois, de Freud…

Olivier Lyon-Caen : Bien sûr…

Jérôme Garcin : Ou de Jung… Il est d’une remarquable clarté. C’est-à-dire qu’ils ne passent pas forcément par un jargon scientifique pour rendre audible et lisible leurs découvertes et ça on le retrouve avec d’autres…

Olivier Lyon-Caen : Mais est-ce que ça leur a pas permis aussi de théoriser leur pratique ? C’est-à-dire qu’à travers l’écriture, ils ont pu…

Jérôme Garcin : Absolument. Je pense que c’est l’écriture qui a rendu possible les théories dont ils n’avaient pas forcément conscience d’être les découvreurs et ça c’est primordial. Alors c’est vrai pour ceux qu’on a cités, il y a d’autres cas plus complexes, et encore, mais ça c’est presque à vous de me le dire, mais prenez un neurologue comme Oliver Sachs par exemple…

Olivier Lyon-Caen : Oui.

Jérôme Garcin : qui a transformé certaines des histoires dont il était le.. .

Olivier Lyon-Caen : L’acteur…

Jérôme Garcin : Le témoin, l’acteur, voire le…

Olivier Lyon-Caen : Le thérapeute…

Jérôme Garcin : Le thérapeute…

Olivier Lyon-Caen : Bien sûr…

Jérôme Garcin : En faire, je pense à « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau » ou à « L’éveil » qui décrit vous savez le cas de cette patiente…

Olivier Lyon-Caen : Qui est mise sous…

Jérôme Garcin : Atteinte de…

Olivier Lyon-Caen : De L-Dopa

Jérôme Garcin : Là, pour répondre à votre question, il y a sans doute le fait être de mettre une théorie sur le papier mais en même temps, je dirais que la littérature ou l’écriture leur permet aussi de donner corps, - donc c’est le contraire de la théorie -, à ce qui est une aventure purement intellectuelle et scientifique et là encore, en rendant, dans le cas de Sachs par exemple, la neurologie ou l’exercice de la neurologie compréhensible à tous. Donc c’est très, très important. Il y a des cas évidemment comme Jacob, comme Monod… un des cas les plus récents - on est dans le domaine de la science avec la génétique - c’est Axel Khan. Axel Khan est un très grand généticien qui est passé par le filtre de l’écriture, évidemment pour mettre sur le papier ce qu’étaient ses découvertes et ses théories, mais aussi pour poser des questions morales, des questions philosophiques, des questions éthiques qui sont inséparables du métier de…

Olivier Lyon-Caen : Mais vous avez raison, il y a des noms là, qui sont présents à l’esprit, évidemment dès qu’on cite des noms on va en oublier donc on va se faire engueuler mais je pense…

Jérôme Garcin : Jean Delay aussi…

Olivier Lyon-Caen : A Jean Delay, à Jean Bernard…

Jérôme Garcin : Jean Bernard bien sûr !

Olivier Lyon-Caen : Jean Hamburger, clinicien, mais aussi à des chercheurs, Jean-Pierre Changeux, réfléchissant sur le cerveau, l’esprit, l’organisation, « L’homme neuronal », c’est un grand livre, et donc on voit bien que y a un moment donné probablement où l’homme, médecin, chercheur a besoin de passer à une étape différente de celle qui était sa pratique. Jean Bernard, à ma connaissance n’a pas écrit, sur le… - en dehors de livres d’hématologie très, très savants -, n’a pas écrit sur ses réflexions sur l’éthique, sur la médecine, avant la deuxième partie de sa vie. Jean Hamburger non plus. Donc, je pense que le médecin qui écrit et qui parle de son métier, c’est d’abord une expérience et une réflexion qui trouve son aboutissement dans l’écriture.

Jérôme Garcin : Moi, je ne veux évidemment faire parler les morts, à commencer par les miens, mais je suis convaincu, secrètement convaincu que c’est ce qu’aurait aimé faire Raymond Garcin par exemple. Je suis convaincu qu’il m’a laissé sa bibliothèque, ce sont toutes les études qu’il publiait de neurologie et qu’il reliait mais je suis convaincu que cette étape-là primordiale, parce qu’elle n’est pas simplement littéraire, vous l’avez dit, elle est morale. Cette étape-là, je pense qu’il aurait voulu la franchir et c’est la raison pour laquelle j’ai toujours pensé, ça n’était pas non plus par hasard, que mon père, que son fils, était devenu éditeur. Je pense qu’évidemment c’est ce qui a manqué à son histoire, à sa carrière et je pense qu’aujourd’hui, de grands médecins, quand ils font le choix d’écrire, s’engagent beaucoup plus qu’on ne le croit. Ce n’est pas la recherche forcément de la notoriété ou de l’Académie française, mais je pense que ce sont des témoignages cardinaux et évidemment, qui, dans certains cas de spécialités assez complexes, encore une fois, rendent les choses claires et intelligibles…

Olivier Lyon-Caen : Je pense qu’on a un vrai besoin de cette écriture-là dans le monde d’aujourd’hui.

Jérôme Garcin : Alors là on en vient à la question primordiale aussi, c’est que comme on a de moins en moins formé les écrivains à savoir ou à pouvoir ou à vouloir écrire…

Olivier Lyon-Caen : Alors on arrive justement…

Jérôme Garcin : On va se trouver devant un problème parce qu’on cite Delay, on cite Jacob, on cite Monod mais c’est la génération dont on parlait au début de l’émission. Celle qui avait été aussi élevée dans le culte de l’écriture. Est-ce que aujourd’hui … est-ce que aujourd’hui…

Olivier Lyon-Caen : Ils sont peut-être à l’aube de la période où ils se sentent en situation d’écrire…

Jérôme Garcin : Dieu vous entende !

Olivier Lyon-Caen : Mais alors, justement, on arrive à cette troisième famille qui est celle, on va dire, des grands écrivains d’aujourd’hui, qui sont médecins et qui sont des écrivains.

Jérôme Garcin : Juste avant, un mot quand même, on a laissé passer une famille, dont forcément vos auditeurs vont vous parler dans des lettres, c’est les grands vulgarisateurs, qui existent quand même, qu’on n’a pas du tout évoqués, mais de Cronin… Moi, je ne sais pas pourquoi, j’ai passé mon enfance à lire des Cronin, jusqu’à Soubiran. Il y a eu…

Olivier Lyon-Caen : C’est pour ça que vous vouliez qu’on en parle…

Jérôme Garcin : Non, non mais il y a eu quand même des… si je les cite c’est parce que je pense qu’aujourd’hui, la passion folle des téléspectateurs pour des séries comme « Docteur House » ou comme « Urgence » est née des mêmes raisons pour lesquelles on se jetait sur un Soubiran ou sur un Cronin. Alors…

Olivier Lyon-Caen : Un mot sur les écrivains d’aujourd’hui médecins…

Jérôme Garcin : Il y en a deux principalement en France, pour moi, c’est Martin Winckler, très intéressant parce que c’est vraiment le cas du médecin de campagne, là encore, du médecin de quartier plutôt, qui a, dans certains de ses livres, - je pense évidemment à « La maladie de Sachs » mais aussi au dernier, « Le chœur des femmes » -, formidablement traduit ce qu’est le rapport entre le patient et son malade et puis il y a Jean-Christophe Ruffin, cas encore plus exemplaire, si j’ose dire, c’est le médecin des grands horizons…

Olivier Lyon-Caen : Humanitaire…

Jérôme Garcin : Humanitaire, qui, lui, a traduit dans ses romans comme « L’Abyssin » ou comme « Rouge Brésil », le prix Goncourt, qui a traduit les impressions, davantage les impressions qui étaient les siennes en parcourant le monde, qu’il n’a souhaité dans ses livres traduire son expérience de médecin. Donc c’est plutôt ce que ses voyages humanitaires lui ont… les images incroyables que ses voyages lui ont apportées qu’il a voulu traduire dans ses livres, que sa propre expérience de thérapeute.

Olivier Lyon-Caen : En tout cas, Jérôme Garcin, j’espère après cette émission que nos auditeurs seront convaincus que il n’y avait qu’une personne pour parler de médecine et de littérature aussi bien, c’était vous. Merci Jérôme.

Jérôme Garcin : C’est moi qui vous remercie.



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